La fabrique des réfugié·es — une discussion avec Karen Akoka


Entretien inédit | Ballast

Depuis 1945, en France, une loi sur l’im­mi­gra­tion est votée en moyenne tous les deux ans. L’année 2024 pour­rait bien être celle d’une nou­velle accé­lé­ra­tion. À peine nom­mé ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau a annon­cé la pré­pa­ra­tion d’un nou­veau texte — quelques mois seule­ment après le pré­cé­dent, lar­ge­ment cen­su­ré par le Conseil d’État — appe­lant à rendre plus com­pli­quées encore les condi­tions d’ac­cueil des exilé·es. Pendant ce temps, les fron­tières conti­nuent à tuer et les morts en Méditerranée comme dans la Manche s’ac­cu­mulent. Pour jus­ti­fier le refus d’ac­cueillir les per­sonnes qui frappent à leurs portes, les États créent des caté­go­ries visant à sépa­rer celles et ceux dont l’exil serait « jus­ti­fié » des autres, dont les rai­sons de par­tir ne seraient qu’é­co­no­miques. Dans cet entre­tien, la socio­logue Karen Akoka, autrice d’un ouvrage de réfé­rence sur le sujet, revient sur l’his­toire des poli­tiques d’a­sile en France et leur sombre actualité.


Vous pro­po­sez de dépla­cer le regard des moda­li­tés de l’exil vers les moda­li­tés de l’accueil, de la demande vers l’offre d’asile. Pourquoi ?

J’étais de plus en plus mal à l’aise avec ces tra­vaux qui disent essayer de « com­prendre » les migrants et les réfu­giés : pour­quoi partent-ils ? quelles sont leurs moti­va­tions ? Au lieu, pour ain­si dire, de « dis­sé­quer » les indi­vi­dus — sachant qu’il y a deux manières de le faire, l’une aca­dé­mique et l’autre, qui est la pire, celle de l’institution —, j’avais envie d’inverser le regard. Mais mes recherches sont peut-être nées avant tout en réac­tion au tra­vail que j’ai fait comme jeune pro­fes­sion­nelle. J’avais moi-même tra­vaillé dans une ins­ti­tu­tion, l’Agence des Nations unies pour les réfu­giés (UNHCR) qui dis­sé­quait les indi­vi­dus : je réa­li­sais des entre­tiens avec les deman­deurs et devais enquê­ter pour abou­tir à une pro­po­si­tion qui éta­blis­sait s’ils étaient des réfu­giés ou des migrants1. J’ai vou­lu faire une thèse, pré­ci­sé­ment pour retour­ner l’acte de « dis­sec­tion » sur l’ins­ti­tu­tion, et essayer de voir, au fond — c’est là ma thèse prin­ci­pale — com­ment le sta­tut de réfu­gié en dit beau­coup plus sur ceux qui dési­gnent que sur ceux qui sont dési­gnés. Je vou­lais donc enquê­ter sur ceux qui dési­gnent, en ins­cri­vant leur his­toire, leurs tra­jec­toires, leurs moti­va­tions éco­no­miques ou poli­tiques dans le temps long. C’était une manière de sor­tir à la fois d’une sorte de fas­ci­na­tion que peut sus­ci­ter le migrant, et de l’évaluation bureau­cra­tique froide qu’incarne l’institution, tout en conti­nuant de par­ler des ques­tions d’im­mi­gra­tion et d’asile.

La dis­tinc­tion entre migrants et réfu­giés serait donc, selon vous, une fausse évi­dence. Était-ce le point de départ de votre travail ?

Mon inten­tion pre­mière était de ques­tion­ner le fonc­tion­ne­ment de l’institution. Ce n’est qu’au cours de mes recherches que je suis par­ve­nue à la décons­truire. Lorsque je tra­vaillais au HCR, je croyais à cette dis­tinc­tion. C’était mon bou­lot, je pen­sais que je fai­sais quelque chose de juste, que j’ai­dais des gens. Et je croyais non seule­ment à la vali­di­té de ces caté­go­ries, mais aus­si à une cer­taine hié­rar­chie entre elles, au fait qu’un réfu­gié avait un peu plus besoin d’aide, de droits, que les migrants. Lorsque j’ai com­men­cé à tra­vailler au HCR, en dépit du fait que j’étais jeune — comme beau­coup de gens qui tra­vaillent dans ces ins­ti­tu­tions, c’é­tait un de mes pre­miers bou­lots — et poli­ti­que­ment peu struc­tu­rée, je sen­tais mal­gré tout qu’il y avait un pro­blème, mais je n’ar­ri­vais pas à le nom­mer. C’est cet incon­fort qui, au fond, et sans que je le sache véri­ta­ble­ment au début, a moti­vé toute ma recherche. Je vou­lais trou­ver des réponses aux ques­tions qui me déran­geaient, qui me sem­blaient les plus com­plexes, et aux­quelles per­sonne ne répon­dait vraiment.

« Le sta­tut de réfu­gié en dit beau­coup plus sur ceux qui dési­gnent que sur ceux qui sont désignés. »

Ce qui m’intéresse, ce ne sont donc pas les ques­tions pro­fes­sion­nelles clas­siques que beau­coup de gens se posent dans ce genre d’institutions, telles que : a‑t-on assez de moyens pour réus­sir à trou­ver la véri­té, savoir si on affaire à des migrants ou à des réfu­giés2 ? a‑t-on assez d’autonomie ? de for­ma­tion ? C’est une ques­tion plus fon­da­men­tale et sur laquelle j’ai eu du mal à mettre des mots : quel est le sens de cette dis­tinc­tion et de cette hié­rar­chi­sa­tion entre réfu­giés et migrants, qui fait des pre­miers des étran­gers plus légi­times que les seconds ? Il faut dire qu’il y a quinze ans, quand j’ai com­men­cé mes recherches, ce n’é­tait pas facile de ques­tion­ner ces deux caté­go­ries. Régnait alors l’idée qu’il ne fal­lait sur­tout pas tou­cher à la caté­go­rie de réfu­gié parce qu’elle per­met­tait de sau­ver des gens.

Vous n’êtes pas his­to­rienne mais reven­di­quez une démarche socio­his­to­rique. À quel moment de votre recherche ce détour par l’histoire vous a‑t-il paru nécessaire ?

Il m’est appa­ru que la manière la plus effi­cace de décons­truire ces caté­go­ries consis­tait à obser­ver leur évo­lu­tion dans le temps, de les his­to­ri­ci­ser en somme. C’est le moyen le plus sûr de prendre de la dis­tance vis-à-vis des évi­dences d’au­jourd’­hui. C’est donc un double-mou­ve­ment qui est au point de départ de mon tra­vail : à la fois pas­ser par l’histoire et dépla­cer le regard vers l’institution.

Vous pro­po­sez ain­si une « his­toire par le bas » en ana­ly­sant « les pro­prié­tés sociales et les tra­jec­toires des agents » de l’Office fran­çais de pro­tec­tion des réfu­giés et apa­trides (Ofpra). Quelles trans­for­ma­tions et quelles conti­nui­tés cette atten­tion aux agents de l’administration per­met-elle de repérer ?

« Dans les années 1920, la plus grande crainte de la Société des Nations était la dif­fu­sion de la révo­lu­tion bolchévique. »

Vous met­tez là le doigt sur un troi­sième pilier de ma réflexion : l’analyse par le bas des pra­tiques et des pro­fils des acteurs dans la longue durée. De la même manière qu’il est impor­tant de com­prendre que la caté­go­rie de réfu­gié hier et avant-hier n’a­vait pas le même conte­nu, ni la même défi­ni­tion, il faut voir que les agents de l’Ofpra ne font plus du tout le même tra­vail aujourd’­hui. Le métier et les pra­tiques ont chan­gé. Cela per­met de prendre davan­tage de dis­tance vis-à-vis de cet acte d’é­ti­que­tage qu’est la déter­mi­na­tion du sta­tut de réfu­gié. Sur ce point, je m’ap­puie sur l’idée bour­dieu­sienne de l’illu­sion de la constance du nomi­nal3 : l’im­pres­sion fausse qu’une ins­ti­tu­tion demeure la même parce qu’elle conserve le même nom. Ce constat s’applique à mer­veille à l’Ofpra : la caté­go­rie de réfu­gié d’il y a 50 ans n’a plus rien à voir avec celle d’aujourd’hui. L’institution est com­plè­te­ment dif­fé­rente de celle des années 1950–1980 : l’activité des agents n’est plus du tout la même, leur pro­fil est com­plè­te­ment différent.

Pour sai­sir cela, il faut reve­nir sur le contexte de créa­tion de l’Ofpra. Avant la Convention de Genève de 1951, qui défi­nit le réfu­gié par la per­sé­cu­tion, dans l’entre-deux guerres, le réfu­gié ne ren­voyait pas à une per­sonne indi­vi­duelle mais à des groupes natio­naux. C’était la Société des Nations (SDN) qui dési­gnait col­lec­ti­ve­ment des groupes comme réfu­giés. La per­sé­cu­tion indi­vi­duelle n’était alors pas du tout un cri­tère. Il suf­fi­sait d’appartenir à l’un de ces groupes natio­naux ou eth­niques pré­dé­fi­nis pour l’obtenir. En France, il a été accor­dé aux Arméniens, aux Assyro-Chaldéens, aux Géorgiens, aux Espagnols, etc. Mais le groupe emblé­ma­tique, celui pour lequel a été mise en place cette caté­go­rie de réfu­gié dans le droit inter­na­tio­nal, c’est celui des Russes apa­trides qui fuyaient la révo­lu­tion bol­ché­vique, les plus impor­tants sym­bo­li­que­ment et numé­ri­que­ment. Qu’ils aient été les pre­miers à se voir attri­buer un tel sta­tut n’est pas dû au hasard : dans les années 1920, la plus grande crainte de la SDN était la dif­fu­sion de la révo­lu­tion bol­ché­vique. Les dési­gner comme réfu­giés était donc avant tout un moyen de dénon­cer le com­mu­nisme et de mon­trer la supé­rio­ri­té des démo­cra­ties libérales.

[Claire Le Gal]

Qui attri­buait donc ce sta­tut de réfugié ?

Des gens qui étaient deve­nus réfu­giés après avoir eux-mêmes fui leur pays à la suite d’un chan­ge­ment de régime. Ils avaient géné­ra­le­ment occu­pé des posi­tions de pou­voir ou de repré­sen­ta­tion dans les anciens régimes de leur pays — comme de nom­breux diplo­mates de pays de l’Est —, ou encore com­bat­tu contre le nou­veau régime — je pense aux Espagnols anti­fran­quistes. C’étaient en quelque sorte les repré­sen­tants de pays ou de régimes qui n’existaient plus, pour la plu­part du fait des inva­sions sovié­tiques de l’entre-deux-guerres (Géorgie, Ukraine et Arménie) ou des prises de pou­voir com­mu­nistes de l’immédiat après-guerre (Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie etc.). Il s’a­gis­sait au fond de repré­sen­ter en France, des régimes qui avaient été déchus. Il ne s’a­gis­sait nul­le­ment de poser des ques­tions indi­vi­duelles sur les moti­va­tions des gens. Des repré­sen­tants de régimes dis­pa­rus don­naient un sta­tut à ceux qui fuyaient le nou­veau pou­voir en place, qui les avait eux-mêmes fait partir.

Cela s’apparente qua­si­ment à un sys­tème de consulats !

Oui, de consu­lats de régimes dis­pa­rus, de pays qui n’existent plus. Mais pas de tous les régimes dis­pa­rus : seule­ment ceux pour les­quels la France accepte qu’il y ait un sta­tut de réfu­gié et une forme de repré­sen­ta­tion. En géné­ral les régimes ren­ver­sés par un nou­veau pou­voir qu’ils ne sou­tiennent pas.

Cela change-t-il avec la créa­tion de l’Ofpra ?

« Des repré­sen­tants de régimes dis­pa­rus don­naient un sta­tut à ceux qui fuyaient le nou­veau pou­voir en place. »

Au moment de la créa­tion de l’Ofpra en 1952, un an après la signa­ture de la Convention de Genève, et dans les années qui suivent, on constate une cer­taine iner­tie des pra­tiques. Ce n’est pas parce que la défi­ni­tion du réfu­gié a chan­gé que les pra­tiques changent aus­si. Il est inté­res­sant de voir que même une déci­sion de droit inter­na­tio­nal, prise au sein d’une telle ins­ti­tu­tion, ne fait pas tant chan­ger les choses. On conti­nue avec le même per­son­nel, les agents sont tou­jours d’anciens diplo­mates ou offi­ciels russes, ukrai­niens, polo­nais, etc., qui font le même tra­vail qu’au­pa­ra­vant, c’est-à-dire qu’ils donnent le sta­tut de réfu­gié sur la base de l’ap­par­te­nance natio­nale des per­sonnes qui viennent des mêmes pays qu’eux. Quand ils partent à la retraite ils sont bien sou­vent rem­pla­cés par la géné­ra­tion sui­vante, par des enfants de réfugiés.

Lorsque j’ai com­men­cé mon enquête, j’ai par­lé avec des agents qui avaient soit connu ou enten­du par­ler de cette époque. Et une chose m’avait inter­pe­lée : ils me racon­taient tous qu’avant eux, à l’Ofpra, parce que les agents étaient réfu­giés ou enfants de réfu­giés, ce n’é­tait pas sérieux. C’était per­çu comme un manque de pro­fes­sion­na­lisme. Comme si l’his­toire de l’Ofpra était celle d’une ins­ti­tu­tion un peu folk­lo­rique deve­nue sérieuse. J’ai essayé de mon­trer qu’il ne s’a­gis­sait pas du tout d’un manque de pro­fes­sion­na­li­sa­tion, mais que cela s’ex­pli­quait par l’intérêt poli­tique à ce les choses fonc­tionnent ain­si. De même que les chan­ge­ments sur­ve­nus par la suite, iden­ti­fiés comme une « pro­fes­sion­na­li­sa­tion », sont liés à d’autres logiques, d’autres inté­rêts, mais tout aus­si politiques.

À l’é­poque, un inté­rêt diplo­ma­tique, comme vous le dites dans votre livre.

« L’Ofpra ne fait que mettre en appli­ca­tion la logique idéo­lo­gique de la poli­tique d’a­sile française. »

Oui. Durant les années 1950–1970, l’Ofpra est consti­tué de plu­sieurs sec­tions géo­gra­phiques (russe, géor­gienne, tché­co­slo­vaque, espa­gnole, etc.) et on trouve deux grands cas de figure. À toutes les per­sonnes qui fuient des pays sous domi­na­tion sovié­tique, tous les pays de l’Est à l’exclusion la Yougoslavie, parce qu’elle est en rup­ture avec Staline et entre­tient des bons rap­ports diplo­ma­tiques avec la France, le sta­tut de réfu­gié est accor­dé qua­si­ment auto­ma­ti­que­ment, sui­vant en cela la logique d’a­vant 1951. A l’époque, dans un pays au gou­ver­ne­ment anti­com­mu­niste, il y a un inté­rêt poli­tique et idéo­lo­gique fort à don­ner le sta­tut de réfu­gié à des gens qui fuient les pays sous domi­na­tion sovié­tique (comme plus tard, à ceux qui quit­te­ront le Laos, le Cambodge ou le Vietnam). L’Ofpra ne fait que mettre en appli­ca­tion la logique idéo­lo­gique de la poli­tique d’a­sile française.

Les choses sont en revanche beau­coup plus com­pli­quées pour ceux — moins nom­breux — à qui la France n’a pas inté­rêt à don­ner ce sta­tut de réfu­gié, parce qu’ils fuient des pays avec les­quels elle entre­tient de bonnes rela­tions diplo­ma­tiques : l’Espagne, le Portugal, la Grèce et la Yougoslavie. Dans les archives du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de l’Ofpra, dans lequel inter­viennent plu­sieurs minis­tères dont celui des Affaires étran­gères, on trouve sou­vent évo­qué le fait que don­ner le sta­tut de réfu­giés à des res­sor­tis­sants de pays amis de la France pour­rait créer des pro­blèmes diplo­ma­tiques. En revanche, étant don­né qu’à cette époque-là il est facile, sur­tout pour ces natio­na­li­tés, d’être régu­la­ri­sé par les pro­cé­dures d’immigration, il n’y a pas besoin de les reje­ter fron­ta­le­ment, en les dési­gnant comme « faux » réfu­giés, comme on le fait aujourd’hui. On ne les rejette pas, on les détourne vers les pro­cé­dures d’immigration au titre du tra­vail. La régu­la­ri­sa­tion par le tra­vail est alors lar­ge­ment ouverte. Il est donc très facile pour les Espagnols et les Portugais, par exemple, d’obtenir des titres de séjour et de tra­vail, même s’ils rentrent clan­des­ti­ne­ment en France. À ceux qui déposent quand même une demande l’a­sile, on rétorque que ce n’est pas pos­sible… mais on les oriente vers les gui­chets de l’immigration. Seuls ceux qui insistent et déposent une demande d’asile se voient oppo­ser un refus, mais cela concerne un nombre rela­ti­ve­ment res­treint d’in­di­vi­dus. À cette période, la dis­tinc­tion migrants/réfugiés se fait ain­si lar­ge­ment en amont des his­toires indi­vi­duelles des per­sonnes. C’est davan­tage un juge­ment qui se fonde sur les nationalités.

[Claire Le Gal]

Il y a eu depuis un ren­ver­se­ment. Aujourd’hui, le juge­ment porte sur l’histoire indi­vi­duelle. C’est désor­mais en fouillant dans les entrailles des gens, en leur posant toute une série de ques­tions pour com­prendre leurs moti­va­tion pro­fondes (pour­quoi ils sont par­tis, s’ils étaient vrai­ment obli­gés ou non, si les rai­sons de leur départ n’é­taient pas plus éco­no­miques que poli­tiques, etc), qu’on va cher­cher à décou­vrir la « véri­té » de leur état — réfu­gié ou migrant. C’est cette « véri­té » que je j’es­sayais de trou­ver lorsque je tra­vaillais moi-même au HCR. Et que le tra­vail scien­ti­fique m’a per­mis de déconstruire.

Quand situez-vous cette transformation ?

Au tour­nant des années 1980. En par­tie parce qu’on a sus­pen­du puis réduit l’im­mi­gra­tion par le tra­vail et qu’il n’est donc désor­mais plus pos­sible de détour­ner les natio­na­li­tés dont on ne veut pas comme réfu­giés vers ce type de pro­cé­dure. De sorte qu’on retourne le pro­blème, voire la faute, contre ces per­sonnes, en disant que ce sont elles qui, par leur his­toire indi­vi­duelle, ne cor­res­pondent pas aux cri­tères du « réfu­gié ». Ce qui est nou­veau par rap­port aux années 1950–1970, c’est que l’i­dée de per­sé­cu­tion indi­vi­duelle devient cen­trale. Tout le monde est per­sua­dé que la Convention de Genève en 1951 marque l’en­trée dans l’ère des qua­li­fi­ca­tions indi­vi­duelles, or ce n’est qu’à par­tir des années 1980 qu’on va cher­cher à voir de manière sys­té­ma­tique si la per­sonne est indi­vi­duel­le­ment en dan­ger ou per­sé­cu­tée. C’est là le point de bas­cule décisif.

« C’est en fouillant dans les entrailles des gens, en leur posant toute une série de ques­tions pour com­prendre leurs moti­va­tion pro­fondes, qu’on va cher­cher à décou­vrir la véri­té de leur état. »

Le sys­tème en place des années 1950 jusqu’au début des années 1980, je l’ai appe­lé « régime des réfu­giés ». Les gens sont consi­dé­rés en amont et col­lec­ti­ve­ment comme réfu­giés, ce sont des réfu­giés eux-mêmes qui s’oc­cupent de trai­ter les demandes et on observe une poro­si­té entre les caté­go­ries de « réfu­gié » et de « migrant ». En lisant les archives, on se perd d’ailleurs par­fois parce que le terme de « réfu­giés » est uti­li­sé pour dési­gner les deman­deurs d’a­sile : c’est que le mot n’existe même pas, c’est quand même quelque chose d’incroyable ! Au sein de ce régime, le poids de la poli­tique étran­gère est très fort. 

À par­tir des années 1980, on bas­cule dans ce que j’appelle le « régime des deman­deurs d’a­sile ». C’est à ce moment-là que le terme appa­raît. Ce régime est prin­ci­pa­le­ment subor­don­né à la logique de réduc­tion des flux migra­toires, à la dif­fé­rence du « régime des réfu­giés » qui était davan­tage subor­don­né aux poli­tiques diplo­ma­tiques. Dans le cadre de ce nou­veau régime, il faut désor­mais, pour obte­nir l’a­sile, prou­ver qu’on est indi­vi­duel­le­ment per­sé­cu­té. Les agents ne sont plus issus des mêmes groupes natio­naux, mieux, on veille à cela au nom du prin­cipe selon lequel le juge­ment sur le par­cours indi­vi­duel néces­site une cer­taine distanciation.

Vous mon­trez que tout au long des années 1980, avant que ce régime des deman­deurs d’a­sile ne devienne la norme, les deux logiques coexistent.

Les choses ne changent pas du jour au len­de­main en effet, on observe là encore une iner­tie des pra­tiques. Dans ces années-là, les gens qui fuient le Laos, le Cambodge et le Vietnam sont sélec­tion­nés dans des camps de réfu­giés en Thaïlande par l’armée et les ins­ti­tu­tions fran­çaises, selon des cri­tères qui n’ont rien à voir avec la conven­tion de Genève – parlent-ils fran­çais ? ont-ils ren­du des ser­vices à la France ? etc. — et ache­mi­nés en France. Chaque mois pen­dant presque dix ans, ce sont 1 000 per­sonnes qui arrivent. Et on les pousse vers la demande d’a­sile. À l’in­verse des Portugais et des Espagnols qui n’étaient pas dési­rables comme réfu­giés pour des consi­dé­ra­tions diplo­ma­tiques, mais l’é­taient comme tra­vailleurs immi­grés — parce qu’Européens, parce que consi­dé­rés comme assi­mi­lables, etc —, ces popu­la­tions ne sont pas dési­rables comme tra­vailleurs immi­grés, mais seule­ment comme réfugiés.

« Ces popu­la­tions, parce qu’elles sont per­çues comme dociles, éloi­gnées des syn­di­cats, appa­raissent comme une main-d’œuvre idéale. »

Pourquoi accor­der l’asile à autant de per­sonnes de ces pays-là ? D’abord, encore une fois, pour décré­di­bi­li­ser les régimes com­mu­nistes, mais aus­si parce que quelques années avant, en 1974, le gou­ver­ne­ment a sus­pen­du l’im­mi­gra­tion de tra­vail, alors qu’il y a encore un fort besoin de main‑d’œuvre, sur­tout dans les usines auto­mo­biles. Et ces popu­la­tions, parce qu’elles sont per­çues comme dociles, éloi­gnées des syn­di­cats, appa­raissent comme une main-d’œuvre idéale, qui per­met de répondre à ce besoin et rem­pla­cer les tra­vailleurs d’Afrique du Nord qui sont vus comme trop agi­tés, trop politisés.

Au même moment, il y a une aug­men­ta­tion du nombre de demandes d’a­sile de res­sor­tis­sants du Zaïre. Et eux vont être consi­dé­rés comme indé­si­rables, tant comme réfu­giés que comme tra­vailleurs immi­grés. On leur demande de mon­trer qu’ils ont été indi­vi­duel­le­ment per­sé­cu­tés, et de pro­duire des preuves. Et le moindre soup­çon de moti­va­tions éco­no­miques se retourne contre eux. Leurs demandes sont ain­si qua­si sys­té­ma­ti­que­ment refu­sées. Pourquoi ? D’abord parce que les pro­cé­dures d’im­mi­gra­tion sont offi­ciel­le­ment fer­mées ; aus­si parce que l’ancien Zaïre est un pays fran­co­phone avec lequel la France essaie de main­te­nir de bonnes rela­tions — on retrouve donc la logique typique de la Françafrique, de main­tien d’une influence poli­tique et éco­no­mique après la déco­lo­ni­sa­tion ; mais sans doute éga­le­ment parce qu’ils sont Africains, parce qu’ils sont Noirs. C’est dif­fi­cile à démon­trer clai­re­ment mais plu­sieurs indices montrent un trai­te­ment dis­cri­mi­na­toire des deman­deurs d’asile noirs africains.

[Claire Le Gal]

C’est ce que j’appelle l’a­sile à deux vitesses. Les Vietnamiens, les Laotiens et les Cambodgiens sont les der­niers héri­tiers du « régime des réfu­giés ». Après eux, le régime des deman­deurs d’a­sile va s’ap­pli­quer à toutes les popu­la­tions. La recherche d’une per­sé­cu­tion indi­vi­duelle, d’un arché­type qui ne cor­res­pond à rien de ce qui a jamais exis­té — une espèce de dis­si­dent poli­tique pur — ain­si que les demandes de preuves tou­jours plus dif­fi­ciles à ras­sem­bler, font que les deman­deurs adaptent de plus en plus leurs récits à ces exi­gences. Ce qui pro­duit en retour une sur­en­chère d’injonctions, qui à leur tour ne laissent d’autres choix aux deman­deurs que de s’y confor­mer. C’est le cercle vicieux dans lequel on se trouve aujourd’hui.

On voit aus­si, au même moment, un chan­ge­ment dans les pro­fils des agents de l’Ofpra.

Il s’agit en effet de plus en plus d’agents fran­çais, qui n’ont aucune ori­gine com­mune ni aucun lien avec les deman­deurs d’asile. C’est assez incroyable quand on se sou­vient que ceux qui tra­vaillaient à l’Ofpra dans les années 1950 étaient non seule­ment des réfu­giés, mais n’avaient même pas la natio­na­li­té fran­çaise ! On par­lait en russe, en espa­gnol, en ukrai­nien, etc. On écri­vait aux deman­deurs d’a­sile dans leur langue. Dans la phase de tran­si­tion des années 1980, les agents étaient fran­çais mais avaient soit des ori­gines com­munes, soit des affi­ni­tés poli­tiques fortes avec les per­sonnes dont ils s’oc­cu­paient. Par exemple, les chefs de divi­sion qui s’occupaient des deman­deurs d’asile d’Amérique latine, et plus par­ti­cu­liè­re­ment du Chili, étaient eux-mêmes des grands mili­tants de la cause chi­lienne. Aujourd’hui, des entre­tiens sont menés avec les agents pour s’assurer qu’ils n’ont pas d’o­ri­gines com­munes avec les deman­deurs d’asile dont ils s’occupent et cor­res­pondent à la figure du bureau­crate webé­rien, neutre et dis­tan­cié. Et au lieu que ce soient des notables, de grandes per­son­na­li­tés, ce sont le plus sou­vent des gens très jeunes, qui sortent de l’u­ni­ver­si­té. Ils peuvent plus faci­le­ment croire aux mythes de l’institution, se sou­mettre aux injonc­tions et s’at­te­ler à cette mis­sion impos­sible dont j’ai déjà par­lé, qui les rend par ailleurs mal­heu­reux. Le tur­no­ver est très impor­tant à l’Ofpra.

Ils étaient d’ailleurs en grève il y a quelques mois.

« Les choses sont struc­tu­rel­le­ment orga­ni­sées pour que les rejets soient la norme. »

Oui. Ils sont régu­liè­re­ment en grève, et tou­jours pour la même rai­son : parce qu’on leur impose un nombre de dos­siers à trai­ter quo­ti­dien­ne­ment trop impor­tant. Cette pres­sion s’ex­plique en par­tie par le fait qu’on sait que plus les gens attendent long­temps d’avoir leur sta­tut, plus ils ont de temps pour s’insérer par d’autres moyens. Le nombre de déci­sions à rendre chaque jour par les agents est ain­si ins­crit dans un contrat d’ob­jec­tifs et de moyens — injonc­tion très repré­sen­ta­tive de l’ère du New Public Management. Pour les pous­ser à « faire leur chiffre », l’Ofpra a déve­lop­pé un sys­tème de primes et de sanc­tions. Cette logique pro­duc­ti­viste pousse à davan­tage de rejet car cela demande moins d’argumentation et de tra­vail qu’un accord. Jusque dans les années 1970 c’é­tait l’inverse : les accords étaient la norme et les rejets l’exception. J’étais ain­si tom­bée sur une note du direc­teur de l’Ofpra datant des années 1960 qui rap­pe­lait aux offi­ciers de pro­tec­tion qu’il fal­lait deman­der son auto­ri­sa­tion avant de déci­der un refus. Aujourd’hui, il n’y a aucun pro­blème pour reje­ter un dos­sier mais, pour abou­tir à un accord, il faut que l’agent plaide auprès de ses supé­rieurs hié­rar­chiques. Il faut qu’il effec­tue des recherches com­plé­men­taires, argu­mente à par­tir de cri­tères à la fois géo­po­li­tiques et juri­diques. Cela prend beau­coup de temps et d’énergie. L’injonction pro­duc­ti­viste et l’é­va­lua­tion des agents — tout comme la recherche de la per­sé­cu­tion indi­vi­duelle pour chaque demande — les poussent à faire des rejets. Les choses sont donc struc­tu­rel­le­ment orga­ni­sées pour que les rejets soient la norme sans qu’il ne soit besoin de mettre de quota.

Vous mon­trez que l’Ofpra a même été un labo­ra­toire de ce New Public Management.

Le New Public Management, qui consiste à appli­quer les méthodes du sec­teur pri­vé au sec­teur public — injonc­tion à la pro­duc­ti­vi­té, éva­lua­tion quan­ti­ta­tive, stan­dar­di­sa­tion, etc.—, vient du monde anglo-saxon. Il a com­men­cé à se déployer dans les ins­ti­tu­tions fran­çaises à par­tir des années 1990 et le mou­ve­ment s’est accé­lé­ré dans les années 2000. L’idée était qu’il fal­lait réfor­mer en pro­fon­deur un État décrit comme lourd, dépen­sier, en crise, en intro­dui­sant des méthodes mana­gé­riales « effi­caces ». La recherche d’ef­fi­ca­ci­té est cen­trale dans le New Public Management. Cela passe par un recours mas­sif aux cabi­nets pri­vés, à des audits qui pré­co­nisent tou­jours plus de restruc­tu­ra­tions et de contrôle. Et j’ai été éton­née de consta­ter que l’Ofpra avait en effet été l’une des pre­mières ins­ti­tu­tions dans les­quelles ces méthodes, qu’on voit désor­mais appli­quées par­tout, ont été mises en œuvre.

Pour quelles rai­sons selon vous ?

« L’Ofpra a été l’une des pre­mières ins­ti­tu­tions dans les­quelles les méthodes du New Public Management ont été mises en œuvre. »

La pre­mière à mon sens est que c’est sou­vent dans le trai­te­ment des étran­gers que l’on teste les inno­va­tions répres­sives. L’instauration de la carte d’i­den­ti­té au début du XXe siècle en est un par­fait exemple. La seconde est que l’Ofpra était une ins­ti­tu­tion faible, péri­phé­rique, où tra­vaillaient encore dans les années 1980–1990 beau­coup de vieux agents étran­gers. Il faut dire aus­si que la ques­tion de l’a­sile n’é­tait pas encore au centre des dis­cus­sions publiques. Elle consti­tuait donc un bon labo­ra­toire pour tes­ter ces méthodes. D’abord, c’est à l’ins­ti­tu­tion qu’on a deman­dé de rendre des comptes, de quan­ti­fier le nombre de dos­siers trai­tés quo­ti­dien­ne­ment. Puis la mesure de la pro­duc­ti­vi­té s’est pro­gres­si­ve­ment indi­vi­dua­li­sée : ce n’est plus l’Ofpra mais chaque agent qui a été éva­lué, avec des sanc­tions pour ceux qui n’atteignaient pas leurs objec­tifs et des primes pour ceux qui les rem­plis­saient. Tout cet arse­nal mana­gé­rial per­met aujourd’­hui de faire de la poli­tique sans avoir l’air, au sens où on peut mettre en œuvre la poli­tique de réduc­tion des flux migra­toires sans qu’il y ait besoin de don­ner des orien­ta­tions claires.

Le pro­fil des agents n’a donc plus rien à voir ?

Non. Ce qu’on leur demande de faire, ce qu’ils font, et la caté­go­rie de « réfu­gié » qu’ils mani­pulent ont pro­fon­dé­ment chan­gé. Pourtant, on entend tout le temps et par­tout que ce qui a chan­gé, c’est le pro­fil des deman­deurs d’asile. Pour cer­tains ils étaient clai­re­ment des « vrais » réfu­giés hier et sont désor­mais aujourd’hui plus sou­vent des « faux ». Pour d’autres les pro­fils étaient plus clairs hier et sont deve­nus plus flous et dif­fi­cile à cer­ner aujourd’hui. En tout cas l’idée que les pro­fils des deman­deurs d’asile a chan­gé ne fait aujourd’hui presque plus débat. Alors que, dans les faits, ce qui a chan­gé, c’est tout le reste.

[Claire Le Gal]

Si on regarde les archives, on constate qu’au milieu de tous les chan­ge­ments qu’a connus l’institution, il y a une constante : le dis­cours sur le chan­ge­ment de pro­fil des deman­deurs. On a pas ces­sé au fil des décen­nies de décla­rer que les pro­fils avaient chan­gés. Lorsque la figure idéal­ty­pique du réfu­gié était le Russe deve­nu apa­tride parce qu’il avait quit­té la Russie et que sont arri­vés des deman­deurs qui fuyaient les démo­cra­ties popu­laires comme la Tchécoslovaquie ou la Pologne, on les a appe­lés « néo-réfu­giés » parce qu’ils n’a­vaient plus rien à voir avec les Russes et notam­ment n’é­taient pas apa­trides. Quand sont arri­vés les Cambodgiens et les Vietnamiens, on a dit à nou­veau que leur pro­fil mar­quait une rup­ture avec le pas­sé. C’était une nou­velle figure, celle de la vic­time pure, qui aurait rem­pla­cée celle du dis­si­dent. Quand sont arri­vés les Yougoslaves dans les années 1990, on a encore dit que cela créait de nou­veaux défis parce qu’ils fuyaient des guerres civiles. Je me suis amu­sée à réper­to­rier cela : la constance du dis­cours du chan­ge­ment de pro­fil et l’a­veu­gle­ment sur le fait que ce qui en réa­li­té change, ce sont les cri­tères d’at­tri­bu­tion, l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail et les pro­fils des agents.

Vous dites qu’il ne peut y avoir de poli­tique d’a­sile ouverte sans un contexte d’im­mi­gra­tion ouverte.

Aujourd’hui, l’a­sile est deve­nu la cau­tion huma­niste de poli­tiques d’im­mi­gra­tion res­tric­tives : le fait d’en sau­ver quelques-uns auto­rise à reje­ter mas­si­ve­ment tous les autres. Fermeté d’un côté et, de l’autre, un peu d’hu­ma­ni­té, envers ceux qui en auraient « vrai­ment besoin ». Mais qu’est-ce c’est que ce « vrai­ment besoin » ? Que signi­fie des per­sonnes qui le « méri­te­raient » ? La dis­tinc­tion réfu­giés-migrants ne reflète en rien la vie des gens. Ce ne sont pas des caté­go­ries socio­lo­giques, ce sont des caté­go­ries admi­nis­tra­tives construites pour ordon­ner le monde, lui don­ner un sens poli­tique. Les gens ne cor­res­pondent pas à l’une ou l’autre, parce que la réa­li­té sociale est poreuse. À mesure que l’im­mi­gra­tion de tra­vail a été délé­gi­ti­mée, l’a­sile s’est enno­bli, le sta­tut de réfu­gié a été mis sur un pié­des­tal. C’est un piège parce que presque plus per­sonne ne peut y accé­der. Brandir l’a­sile comme une valeur fon­da­men­tale est, au fond, la condi­tion même de sa fer­me­ture. Cela devient quelque chose qui se mérite et qu’on ne donne qu’à quelques rares privilégiés.

Vous tra­vaillez actuel­le­ment sur le sta­tut des réfu­giés en Israël, qu’en est-il des poli­tiques d’asile ?

« La dis­tinc­tion réfu­giés-migrants ne reflète en rien la vie des gens. Ce sont des caté­go­ries admi­nis­tra­tives construites pour ordon­ner le monde. »

On compte aujourd’­hui envi­ron 35 000 deman­deurs d’a­sile. Ils sont dans la grande majo­ri­té soit éry­thréens, soit sou­da­nais — deux des natio­na­li­tés qui obtiennent le plus faci­le­ment le sta­tut de réfu­gié dans tous les grands pays occi­den­taux —, et sont entrés en Israël entre les années 2005 et 2012 par le Sinaï, la fron­tière avec l’Égypte. Depuis 2012 et l’a­chè­ve­ment de la construc­tion d’une bar­rière entre les deux pays, pra­ti­que­ment plus per­sonne ne peut pas­ser par là. Donc, le nombre de deman­deurs d’a­sile n’aug­mente plus. Ils ont été jus­qu’à 80 000, mais beau­coup ont été ren­voyés ou sont par­tis tant les condi­tions étaient dif­fi­ciles. Ceux qui sont res­tés sont donc là depuis long­temps, sou­vent 15 ou 20 ans. Ils tra­vaillent, se sont mariés, ont des enfants qui vont à l’é­cole et ne parlent qu’­hé­breu, mais vivent sous un sta­tut extrê­me­ment pré­caire et tem­po­raire qu’ils doivent renou­ve­ler tous les trois ou six mois et risquent à tout moment de perdre. L’État n’examine même pas leurs demandes d’a­sile. On ne les rejette pas, car Israël veut appa­raitre comme fai­sant par­tie des démo­cra­ties libé­rales – qui per­çoivent ces natio­na­li­tés comme très légi­times —, mais, parce qu’on veut les voir par­tir, on les laisse dans des limbes admi­nis­tra­tives et on leur impose des condi­tions d’exis­tence extrê­me­ment difficiles.

Un arse­nal très violent et com­plexe a été mis en place à par­tir du milieu des années 2000 pour pous­ser les gens dehors, qui n’a ces­sé d’être modi­fié et affi­né — mais aus­si contes­té par les orga­ni­sa­tions de défense des réfu­giés. À cer­taines périodes ils ont per­du le droit de tra­vailler ; à d’autres ils étaient inter­dits de tra­vailler dans cer­tains sec­teurs — ceux pré­ci­sé­ment dans les­quels ils étaient employés, comme l’hô­tel­le­rie ou la res­tau­ra­tion ; à d’autres encore on leur a inter­dit de tra­vailler dans les sept plus grandes villes du pays, celles dans les­quelles la majo­ri­té d’entre eux vivaient. Ils ont aus­si régu­liè­re­ment été expul­sés ou déte­nus. En 2014, par exemple, plus de mille deman­deurs d’asile sou­da­nais et Erythréen ont été envoyés en Ouganda et au Rwanda. En 2015, un règle­ment du minis­tère de l’in­té­rieur a éta­bli que toute per­sonne n’ac­cep­tant pas de par­tir « volon­tai­re­ment » vers un pays tiers serait empri­son­née indé­fi­ni­ment. Cette déci­sion a été cas­sée quelques années plus tard par la Cour suprême, mais cela avait conduit des mil­liers de per­sonnes en prison.

Les ten­ta­tives pour contraindre les gens au départ ont été nom­breuses et ont pris des formes très diver­si­fiées. Cela a par­tiel­le­ment réus­si, puisque plus de la moi­tié des deman­deurs d’a­sile a quit­té le pays. Mais cer­taines d’entre elles n’ont pas abou­ti, grâce à la vita­li­té du réseau asso­cia­tif de défense des étran­gers en Israël. Des asso­cia­tions ont sai­si la Cour suprême — cette fameuse Cour suprême qu’au­jourd’­hui on essaie de déman­te­ler — qui, dans cer­tains cas, a fait tom­ber des pro­po­si­tions de loi ou de règle­ment. Israël n’en reste pas moins, avec l’Australie, un des pays qui a les poli­tiques d’a­sile les plus dures dans le monde dit occidental.

Pourquoi ?

« Le réfu­gié en Israël, c’est à la fois la figure repous­soir du Palestinien, et celle qui devrait être réser­vée aux Juifs. Dans ces condi­tions les autres n’ont pas leur place. »

C’est pour moi inti­me­ment lié à la manière dont est inter­pré­tée l’idée d’État juif. Aujourd’hui, en Israël, n’être pas juif est une ano­ma­lie. Pourtant, la place des mino­ri­tés, leur droit à l’égalité, la liber­té de culte et à la liber­té poli­tique étaient pro­té­gés dans les lois fon­da­men­tales dont Israël s’est doté lors de sa créa­tion comme État juif. Mais dans la pra­tique l’idée d’État juif a été de plus en plus inter­pré­tée et appli­quée au sens de l’État des Juifs, comme pro­prié­té des Juifs. Le paroxysme de ce pro­ces­sus qui s’est accé­lé­ré en 1967 avec la conquête de Gaza et sur­tout de la Cisjordanie — consi­dé­rée comme terre biblique des hébreux — a été le vote d’une loi fon­da­men­tale en 2018, trans­for­mant L’État défi­nit comme « juif et démo­cra­tique » en « l’État-Nation du peuple juif » dans lequel « le droit à l’au­to­dé­ter­mi­na­tion natio­nale est unique au peuple juif ». Les mino­ri­tés non juives ont été clai­re­ment exclues de cette nou­velle défi­ni­tion de la nation, qui a fait dis­pa­raître les mots « démo­cra­tie » et « éga­li­té » des textes fon­da­men­taux, désor­mais pétris de l’idée de supré­ma­tie juive. Cette loi vient enté­ri­ner un long mou­ve­ment au cours duquel les mino­ri­tés non-juives sont deve­nues des ano­ma­lies, des indé­si­rables. C’est cela qui explique aus­si la situa­tion des deman­deurs d’a­sile. Il est impos­sible pour les auto­ri­tés israé­liennes de don­ner à des non-juifs, qu’ils soient Soudanais ou des Érythréens, le droit de rester.

C’est assez ver­ti­gi­neux quand on sait que les Juifs ont sym­bo­li­sé si long­temps ce sta­tut d’a­pa­trides, de réfugiés.

C’est une autre expli­ca­tion au fait qu’il est si dif­fi­cile à l’État d’Israël d’ac­cor­der le sta­tut de réfu­gié. C’est une caté­go­rie sur-satu­rée. Elle est char­gée de trop d’his­toires : celle des Juifs qui ont fui l’Europe et l’ex­ter­mi­na­tion, celle des Palestiniens qui ont été chas­sés ou qui ont fui leurs terres et leurs mai­sons en 1948 et qui reven­diquent cette iden­ti­té qu’Israël leur dénie. Le réfu­gié, c’est donc à la fois la figure repous­soir du Palestinien, et celle qui devrait être réser­vée aux Juifs. Dans ces condi­tions les « autres » n’ont pas leur place.


Illustrations de vignette et de ban­nière : Claire Le Gal


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  1. Ici, le terme de « réfu­gié » n’est pas uti­li­sé dans son accep­ta­tion au regard de la loi fran­çaise, c’est-à-dire pour dési­gner une per­sonne ayant obte­nu cette qua­li­fi­ca­tion suite à une pro­cé­dure au sein de l’Ofpra [ndlr].[]
  2. Les agents de l’Ofpra sont char­gés d’é­ta­blir la véra­ci­té des rai­sons expo­sées par les migrants pour deman­der le sta­tut de réfu­gié, et de véri­fier qu’elles rentrent dans les cri­tères ins­tau­rés par l’État [ndlr].[]
  3. Notion déve­lop­pée dans l’ar­ticle de Pierre Bourdieu, « L’illusion bio­gra­phique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62–63, 1982.[]

REBONDS

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