À la fin des années 1960, les paysans japonais de la préfecture de Chiba, à la périphérie de Tokyo, annoncèrent clairement leur intention de ne pas laisser leurs terres devenir ce qui constitue aujourd’hui le site de l’aéroport de Narita. Le choix de cet emplacement par le gouvernement, sur la plaine de Kanto, à plus de 60 kilomètres de Tokyo, s’est avéré calamiteux. Le pays était alors dirigé par ce qu’on appelait le « triangle de fer » : une alliance entre l’administration publique, les grands groupes industriels réunis dans le Keidanren et les politiciens conservateurs du Parti démocrate libéral (un parti qui n’était ni libéral ni démocrate)1. Après avoir fait ce mauvais choix de Narita, notamment parce que des terres appartenant à la famille impériale pouvaient être facilement récupérées, le puissant ministère des Transports a exigé que des paysans de la région cèdent également leurs terres pour laisser la place aux cinq pistes d’atterrissage envisagées dans la vision grandiose du projet.
La résistance locale à ce que les paysans ont appelé la construction d’une « passerelle vers le vide » s’est organisée à partir de 1966, marquant le début d’une décennie de combats meurtriers entre l’État et les paysans qui refusaient d’abandonner leurs terres, prestement soutenus par les militants d’extrême gauche de la Zengakuren (la Fédération des associations d’autogestion étudiante)2. Ce sont ces combats parfaitement exemplaires, homériques même, immortalisés dans les films de Shinsuke Ogawa et du documentariste breton Yann Le Masson, qui, aux dires de nombreux militants français de l’époque, ont inspiré leurs propres affrontements directs avec la police dans les rues de Paris et d’autres villes de France en 19683. Cette lutte, connue sous le nom de Sanrizuka, était devenue un monde qui échappait au moins en partie à la juridiction de l’État.
« Au moment où les paysans japonais ont commencé à se battre contre l’expropriation de leurs terres, le gouvernement français choisissait un morceau de terre agricole en périphérie de Nantes comme site d’un nouvel aéroport international. »
Les confrontations les plus violentes ont eu lieu en septembre 1971, lorsque trois policiers ont été tués dans une bataille mettant aux prises des milliers de combattants dans les deux camps. Narita aurait dû ouvrir l’année suivante mais le premier avion ne s’est posé qu’en 1978 sur la seule piste finalement construite (la deuxième n’a été achevée qu’en 2002). Du point de vue logistique, Narita, qui a coûté des dizaines de milliards de dollars, est un échec — l’aéroport est fermé la nuit, trop loin de Tokyo, trop cher pour de nombreuses compagnies aériennes, accessible uniquement par des autoroutes saturées.
À peu près au moment où les paysans japonais ont commencé à se battre contre l’expropriation de leurs terres, le gouvernement français choisissait un morceau de terre agricole en périphérie de Nantes comme site d’un nouvel aéroport international. Les justifications pour cet aéroport (tout comme ses soutiens) ont changé fréquemment au cours des nombreuses années qui ont suivi. Mais le projet trouve son origine dans les rêves et la pensée magique d’une bourgeoisie régionale, créole même, grisée par l’explosion de la rhétorique développementaliste au plus fort des « Trente Glorieuses ». À un moment, il était prévu que l’aéroport soit le point de départ et d’atterrissage du Concorde pour soulager Paris de l’énorme pollution sonore. Par la suite, il a été annoncé comme le troisième aéroport du Grand Paris. Dans les dernières années enfin, il s’était donné le nom de « Grand Aéroport de l’Ouest » — il s’agissait alors pour Nantes de tenter de prendre l’avantage sur les autres grandes villes de la région dans le cadre d’une concurrence touristique et commerciale féroce. Le montant dépensé en « études » destinées à donner un vernis scientifique au projet a largement dépassé le prix de l’achat des terrains nécessaires à sa réalisation — une zone que les responsables politiques décrivaient régulièrement comme étant « presque un désert ». Cette référence au désert fait nécessairement écho au trope colonialiste mobilisé […] par Michel Debré au sujet des paysans du Larzac, où la prétendue rareté de la population permet de justifier l’invasion. Car l’emplacement choisi pour l’aéroport n’était pas un désert — il était d’ailleurs constitué pour une grande part, non sans une certaine ironie, de zones humides — une catégorie pratiquement inconnue ou méconnue dans les années 1970. Et il était habité par des paysans en activité.
Une zone de près de 1 600 hectares, sur laquelle se trouvaient plusieurs dizaines de fermes, a donc été désignée en 1974, en tant que site du futur aéroport, comme une ZAD, ou « zone d’aménagement différé ». Ce statut administratif laissait du temps à l’État pour commencer à acheter des terres aux paysans disposés à les vendre ou, quand l’un d’eux mourait, à ses enfants s’ils ne souhaitaient pas reprendre la ferme, selon le motif familier de l’exode rural. Toutefois, tandis que ce lent processus d’expropriation se poursuivait, la crise énergétique a fait sombrer l’ensemble du projet dans l’un des longs sommeils intermittents qui ont marqué son histoire. Celui-ci a duré tout au long des années 1980 et 1990 — l’aéroport a été oublié, pas tout à fait mort mais pas tout à fait vivant non plus. Mais entre-temps, la zone a pu profiter de ce qu’on doit bien appeler un bénéfice secondaire de cette maladie que constituait le fait d’être destiné à être un jour recouvert de béton : un peu comme l’île de Cuba pendant la Période spéciale, qui n’avait plus de quoi se payer les engrais chimiques fournis jusque-là par les Russes, elle avait de fait été transformée par mégarde en zone agricole protégée, un bocage avec ses haies, ses bois et ses champs de toutes sortes intacts, divers et complexes.
Quiconque a parcouru ces dernières années ces vastes étendues de la campagne française livrées à la monoculture sait combien le vieux paysage médiéval du bocage est devenu inhabituel. Il aura été témoin, sans le savoir peut-être, des forces qui ont détruit le bocage : une sorte de processus de réification rurale et de « redécoupage » agressif familière aux urbanistes qu’on appelle « remembrement » à la campagne. Déployé dans toute son intensité tout au long des années 1980 et 1990, le remembrement a lieu lorsqu’un territoire qui permettait jusque-là la subsistance est réorienté vers la maximisation des profits. Avec l’arrivée des grandes machines agricoles, les haies et les autres obstacles naturels ont été rasés pour créer de vastes parcelles individuelles destinées à la monoculture, en particulier en Bretagne. Arracher les haies et noyer les champs sous les produits chimiques permet d’obtenir des rendements plus élevés et des aliments moins chers mais tout cela se paye au prix fort : celui de l’épuisement des terres. Dès le XIXe siècle, Marx avait parfaitement conscience que ce qui passait pour le « progrès » à la campagne était aussi la cause de la dégradation des sols :
Tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité4.
« Plus les écosystèmes cultivés sont simplifiés et aplatis en surfaces horizontales gigantesques, plus les technologies employées pour les travailler se complexifient et se déshumanisent. »
Le remembrement fait de la monoculture une obligation absolue en imposant ses techniques et ses technologies. Et plus les écosystèmes cultivés sont simplifiés et aplatis en surfaces horizontales gigantesques, plus les technologies employées pour les travailler se complexifient et se déshumanisent5. En modifiant l’aspect de la surface des terres en même temps que leur usage, le remembrement efface également la mémoire organique de la région. Ironie de l’histoire, c’est à tout cela que Notre-Dame-des-Landes a de fait échappé en étant désigné comme site du futur aéroport. Les promoteurs hésitaient à y construire et personne ne voulait habiter à côté d’un aéroport, si bien qu’outre le remembrement, Notre-Dame-des-Landes a aussi échappé à l’étalement urbain qui a touché une grande partie de la périphérie de Nantes. Le paysage médiéval du bocage est devenu une sorte de vestige féodal, un pli du temps conservé dans le présent.
Tandis que l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes commençait à se dessiner sur les tableaux de programmation, à l’autre bout du monde, le gouvernement canadien décidait de construire à la périphérie de Montréal, en prévision des Jeux olympiques d’hiver de 1976, ce qui devait devenir pour un temps le plus vaste aéroport jamais imaginé. Le projet a donné lieu à la plus grande opération d’expropriation foncière de toute l’histoire du Canada, le gouvernement devant s’emparer de 40 000 hectares sur le territoire de seize villes, villages et paroisses. Soixante-quinze pour cent des terrains saisis étaient des terres agricoles, pour la plupart de grande qualité ; des forêts et des fermes qui existaient depuis plusieurs générations ont été rasées et des communautés et des villages entiers démolis.
Comme en France, la rhétorique développementaliste tonitruante de la phase déclinante du boom de l’après-guerre est mobilisée pour susciter du consentement, sinon de l’enthousiasme pour le projet d’aéroport. Et contrairement à ce qui se passe au Japon, l’opposition à l’expropriation chez les paysans québécois met du temps à se mettre en place. Quelque 300 familles de paysans ont refusé de vendre leurs terres pendant des années. « Ce sont les terres de ma famille. Je suis né là, j’ai grandi là et c’est ma ferme depuis vingt et un ans. Je connais cette terre et je sais ce qu’elle peut faire et il m’a fallu beaucoup de temps pour l’apprendre6 ». Mais la très grande majorité des paysans acceptent les offres du gouvernement, qui se sont révélées par la suite très inférieures à la valeur marchande des terres. En mars 1969, quelque 12 000 personnes avaient perdu leurs terres. Une fois les paysans expulsés et leurs terres expropriées avec succès, l’aéroport de Mirabel a en effet été construit et il a ouvert en octobre 1975. Mais il semble qu’il ait été construit un tout petit peu trop loin de la ville et, comme Narita, c’est du point de vue logistique un échec. Les passagers préféraient utiliser l’aéroport existant, plus proche de la ville, et ils évitaient le nouveau, souvent qualifié d’« éléphant blanc », qui a dû être réaffecté par la suite au seul transport de fret et de marchandises. Mais là non plus, ça ne s’est pas avéré très rentable. Pendant plusieurs années, l’aéroport a surtout servi de décor pour des films. Son immense aérogare a été démolie à grands frais en 2014.
Plus tard, quand le gouvernement a tenté de faire revenir des paysans dans la région, il n’a pas eu beaucoup de succès. « Entre 1972 et 1985, les paysans expropriés et expulsés n’avaient souvent pas assez d’argent pour se réinstaller sur des terres comparables. La plupart du temps, ils ont dû acheter une parcelle plus petite ou ils n’ont simplement rien racheté. Certains d’entre eux se sont installés dans les zones urbaines voisines et ont quitté l’agriculture pour de bon. […] La priorité a été donnée aux anciens habitants au moment du rachat mais ceux qui étaient partis en ville ne sont pas revenus du tout, si bien que certaines familles ont décidé de profiter de l’occasion pour acheter les terres de leurs anciens voisins, ce qui a fait le lit de l’agriculture industrielle dans la région7. » Dans le sillage de la dépossession massive qu’il a provoquée, l’interlude catastrophique de Mirabel a eu pour effet de transformer un territoire voué à l’agriculture de subsistance en vastes parcelles agro-industrielles détenues par des grands propriétaires. Même sans aéroport, la « vision Mirabel » a fini par servir le monde aérien intensif à venir.
« Depuis les années 1960, l’aéroport, ou, plus exactement, l’aéroport international, s’est révélé être le grand symbole partout dans le monde des projets d’infrastructure pharaoniques imposés par l’État. »
Ce qui ressort de ces trois exemples — d’Europe, d’Asie et d’Amérique —, c’est que depuis les années 1960, l’aéroport, ou, plus exactement, l’aéroport international, s’est révélé être le grand symbole partout dans le monde de ces projets d’infrastructure pharaoniques imposés par l’État. Il s’agit de méga-projets fondés sur l’endettement contracté au nom du public pour financer des profits privés ; invariablement, ils se caractérisent par des dépassements de coûts importants et des défaillances généralisées au cours de la construction. Et invariablement, ils provoquent d’énormes destructions dans l’environnement naturel et matériel de leur lieu d’implantation. Pour ne prendre qu’un exemple, pensez à ce qu’il a fallu pour rendre les terres arables québécoises réceptives à l’atterrissage des jets : la première piste d’atterrissage a nécessité à elle seule 209 488 mètres cubes de béton, 308 millions de kilos de gravier, 662 millions de kilos de sable et 38,5 millions de kilos d’asphalte8. Sur les trois aéroports imaginés, seul Narita est encore en fonction — unique monument de l’obstination bureaucratique à l’origine des trois projets. L’un des aspects les plus étranges de ces trois projets de développement aéroportuaire était leur superfluité : à chaque fois, à Montréal, Nantes et Tokyo, il y avait déjà un aéroport international pleinement opérationnel à proximité. Narita avait pour mission de projeter une image plus internationale du Japon que Haneda, et Mirabel, comme on l’a vu, a été conçu en vue des Jeux olympiques de 1976 mais aussi pour incarner ce que Pierre Elliott Trudeau, le Premier ministre de l’époque, appelait modestement « un projet pour le XXIe siècle ». Les partisans de Mirabel, qui venaient plutôt d’Ottawa que du Québec, étaient convaincus que l’aéroport changerait l’image « arriérée » du Canada francophone et permettrait au public en dehors du Canada d’associer davantage « Montréal et ses habitants à la modernité et au reste du monde9 ». Il devait contribuer par ailleurs à discipliner une province rebelle qui avait contesté la taille et l’emplacement de l’aéroport et prouver au Québec que c’était bien le gouvernement fédéral qui commandait. Quant à l’aéroport près de Nantes, au tournant des années 1960 et 1970, quand le projet a été imaginé, des hommes d’affaires nantais avaient décidé que le destin industriel de leur région ne tarderait pas à faire trembler les Allemands et les Japonais : pour créer le prochain « Rotterdam aérien de l’Europe10 », il suffisait de déplacer l’aéroport existant, qui se trouvait alors aux portes de la ville à une vingtaine de kilomètres de là.
Le fait que la réponse à l’essor de la concurrence internationale et au début de ralentissement du boom économique de l’après-guerre ait pris la forme d’une expropriation de terres travaillées par des cultivateurs pour y construire de nouveaux aéroports internationaux en Asie, en Europe et en Amérique démontre avec force combien la logique du « monde aérien » et le commerce international qui l’alimente étaient devenus omniprésents11. Il y avait désormais un accord mondial sur le fait que le commerce international des produits de luxe — l’acheminement rapide des roses péruviennes, des iPad et du saumon fumé, autant de choses transportées par avion, comme la très grande majorité des produits de luxe — était le moteur de la croissance économique. Il y avait un accord mondial sur le fait que la croissance économique était bel et bien désormais, et en dernière instance, ce qui comptait vraiment. Les aéroports internationaux offraient et offrent encore un intérêt supplémentaire par leur double fonction dans le commerce des produits de luxe — en tant qu’extensions de la « culture du mall », ils offrent aussi une vitrine de premier choix pour présenter des produits haut de gamme dans des boutiques sans air à des passagers piégés de plus en plus longtemps sur place par les procédures de sécurité en attendant leur vol.
La qualité la plus prisée dans le monde aérien est l’absence de frottement : la capacité de transporter les personnes et les biens dans le monde entier aussi vite et aussi fluidement que possible. Le monde aérien est un monde où la valeur de tout élément de la vie terrestre est calculée en fonction du service qu’il rend au capital. Arrachées à leurs intrications vivantes, les personnes et les choses sont libérées pour devenir des investissements mobiles, et rien de plus, dans un monde où la fongibilité de l’espace — contrairement au temps — passe pour aller de soi. Et dans la mesure où, malgré les preuves toujours plus nombreuses du contraire, tout progrès est toujours considéré comme linéaire, inévitable et bénéfique, mettre un frein à cette folie, à l’expansion de ce « monde aérien », c’est forcément vouloir retomber dans le monde des cavernes de nos ancêtres. Ou retomber dans le bocage, pourrait-on dire à présent, avec toutes les connotations de passéisme, d’étroitesse, d’arriération et d’obscurantisme qu’on peut encore trouver dans des expressions populaires comme : « Il faut qu’il sorte de son bocage, celui-là ! »
Pour parvenir à cette absence de frottement quasi totale qu’exigent le monde aérien et sa logique, il faut que toutes les technologies soient intégrées dans le même système — une sorte de modernisation intégrale de la vie quotidienne. Dans les années 1970, dans les pays du Nord, la transition vers un espace-temps de ce type, entièrement administré et interconnecté, était pratiquement achevée. Et l’un des principaux critères pour mesurer l’état d’achèvement de cette modernisation capitaliste dans les pays du Nord était la disparition de la paysannerie et d’autres « vestiges du passé » embarrassants, avec leur économie et leur rythme de vie différents.
« La vraie guerre du capital, c’est celle qu’il mène contre la subsistance. »
Ce que le conte des trois aéroports nous permet de soutenir également, c’est que depuis les « longues années 1960 », peut-être que la vraie bataille entre les travailleurs et les travailleuses et le capital n’a plus pour terrain les villes autour des revendications salariales des syndicats et des salariés, du problème du chômage ou du niveau de production de survaleur. Il est bien possible que la bataille la plus conséquente soit la guerre menée contre la paysannerie dans le monde entier, l’accumulation primitive ou l’accaparement ininterrompu qui non seulement prive les gens de leurs terres — et beaucoup de gens diraient aujourd’hui que c’est là ce qui compte le plus — mais aussi les dépossède de leurs moyens de production et de leur capacité à subvenir à leurs besoins, de leur autonomie. La terre et la façon dont on la travaille sont le facteur primordial à la base de toute société écologique alternative. La vraie guerre du capital, c’est celle qu’il mène contre la subsistance car la subsistance, c’est une économie qualitativement différente, ce sont des gens qui vivent en effet différemment, en suivant une idée différente de ce qui constitue la richesse et de ce qui constitue la privation. La subsistance est orientée vers la valeur intrinsèque et l’intérêt des petits producteurs, artisans et paysans. Elle entraîne la création progressive d’un tissu de solidarités vécues et d’une vie sociale bâtie sur des échanges de services, des coopératives informelles, la coopération et l’association. Elle cherche à étendre les sphères d’activité qui échappent au règne de la rationalité économique. La subsistance, c’est une vie qui n’est pas modelée et façonnée par le marché mondial, une vie vécue à la lisière du monde organisé par l’État et la finance. Ce sont là les grands traits de la forme-Commune.
Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen nous rappellent que le passage à une économie d’accumulation généralisée à la campagne est assez récent dans des régions comme l’Europe — la transition s’est produite essentiellement dans les années 1960 et 1970. S’il est important de le souligner, selon elles, c’est que cela signifie que la perspective de la subsistance peut se relier organiquement à un temps et à une histoire dont beaucoup d’entre nous pouvons encore avoir le souvenir, voire une expérience personnelle. De ce point de vue, la zad de Notre-Dame-des Landes n’était pas un exercice volontariste créé de toutes pièces par des militants anarchistes. L’intelligence politique de la zad résidait dans sa capacité à se relier à la longue histoire et aux désirs de l’insurrection paysanne dans la région tout comme elle ranimait la mémoire vive de la lutte du Larzac et des autres batailles pour les terres plus récentes. La possibilité de vivre différemment était d’autant plus imaginable que certaines personnes pouvaient se souvenir d’un temps où la vie était vécue différemment. « Un autre monde est possible » était l’un des slogans du Larzac, le mouvement dont Bernard Lambert prédisait qu’il deviendrait « le laboratoire foncier de la France12 ». Un autre monde est possible parce qu’un autre monde a été possible — assez récemment encore.
Je veux dire par là que l’existence de la zad, de même que les autres luttes pour les terres d’aujourd’hui, transforme ce qu’on peut percevoir du passé récent, et en particulier notre représentation des années 1960 et 1970. Les mouvements contemporains transforment et reconfigurent ce qu’on peut voir de ces temps pas si lointains et donnent de nouveaux noms à ce qu’on peut à présent reconnaître et se remémorer. Grâce à la forme qu’ont prise les occupations et les batailles écologiques contemporaines, le Larzac et Sanrizuka (Narita) peuvent désormais apparaître comme deux des combats les plus caractéristiques des années 196013.
Car elles ont en effet reconfiguré les axes de conflictualité d’une époque. Autrement dit, les années 1960, outre tout ce qu’elles ont pu être, sont un autre nom du moment où des gens dans le monde entier ont commencé à comprendre que la tension entre la logique du développement et celle des bases écologiques de la vie était devenue la contradiction primordiale au cœur de leurs vies. On pourrait en parler comme d’un moment d’éveil, ou sans doute plus exactement de réveil, d’un inconscient communal. Dorénavant, semble-t‑il, tout effort pour remédier à l’inégalité sociale devait se conjuguer à un autre impératif – celui de préserver le vivant. Il ne pouvait plus y avoir de politique sans politique écologique : aucune décision ne pourrait plus jamais être prise sans prendre en compte les conditions nécessaires au maintien de la vie : la composition de l’atmosphère, la qualité et la quantité des terres arables, l’accès à l’eau, le niveau de pollution. Ce que ces mouvements ont fait apparaître, et ce que confirme la zad, c’est que défendre les conditions de la vie sur la planète est devenu le nouvel horizon incontestable de toute lutte politique. Ce faisant, ils ont rendu visibles les contours d’une nouvelle lecture politique du quotidien et d’une certaine manière de prendre en main les affaires communes. Tout cela a accompagné l’apparition d’une nouvelle manière de s’organiser, une nouvelle/ancienne manière plus exactement, fondée sur la notion de territoire comme praxis produite par les rapports spatiaux, ce que nous appelons la forme-Commune.
Illustration de vignette : extrait de la couverture de Kristin Ross, La Forme-Commune, La Fabrique, 2023
Photographie de bannière : extrait du documentaire de Shinsuke Ogawa, Front de libération du Japon — L’Été à Sanrizuka (1968)
- Philippe Riès fait cette remarque dans son article, bref mais instructif, « De Narita à Notre-Dame-des-Landes : chronique de l’obstination bureaucratique », Mediapart, 18 novembre 2012.[↩]
- Shima, cité dans Shadojin, Kaishi-suru Fukei/A Dying Landscape : The Words and Lives of the Sanrizuka Peasants, Soshisha, [1976], 2005, p. 13.[↩]
- Voir le cycle de documentaires de Shinsuke Ogawa, Front de libération du Japon — L’Été à Sanrizuka (1968), Sanrizuka — Les Paysans de la deuxième forteresse (1971), Sanrizuka — Le Village de Heta (1973) et Sanrizuka — Le Ciel de mai, la route du village (1977). Voir également Yann Le Masson, Kashima Paradise (1973).[↩]
- Karl Marx, Capital, vol. 1, Londres, Penguin, 1976, p. 637–638 [éd. en français : Le Capital, Critique de l’économie politique, Livre 1, trad. collective de 1983 réalisée par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 2016, p. 485.[↩]
- Comme le montre brillamment le collectif paysan militant L’Atelier paysan dans Reprendre la terre aux machines, Paris, Seuil, 2021, p. 128.[↩]
- Fernand Ladoucer, cité dans Paul Waters, « Progress Spells Doom for Family Farms », Montreal Gazette, 15 décembre 1972, p. 10.[↩]
- Éric Gagnon Poulin, « Mirabel Airport : In the Name of Development, Modernity, and Canadian Unity », Economic Anthropology, avril 2022, p. 7.[↩]
- Bret Edwards, « Breaking New Ground : Montreal’s Mirabel International Airport, Mass Aerobility, and Megaproject Development in 1960s and 70s Canada », The Journal of Canadian Studies, 50, n° 1, 2016, p. 25.[↩]
- Ibid., p. 21.[↩]
- Jean de Legge et Roger Le Guen, Dégage ! on aménage : dossier, Les Sables-d’Olonne, Éditions le Cercle d’or, 1976.[↩]
- Voir John Kasarda et Greg Lindsey, Aerotropolis : The Way we Live, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011. Voir également la recension du livre par Will Self dans la London Review of Books, 28 avril 2011, p. 10–11.[↩]
- Bernard Lambert, cité par José Bové dans Chavagne, Bernard Lambert : 30 ans de combat paysan, Quimperlé, La Digitale, 1988, p. 179.[↩]
- Pour se faire une idée des formes que le combat contre le monde aérien peut prendre aujourd’hui, voir antiaero.org.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Sylvaine Bulle et Alessandro Stella : « Construire l’autonomie », janvier 2022
☰ Lire notre entretien avec Kristin Ross : « Le passé est imprévisible », novembre 2020
☰ Lire les bonnes feuilles de L’Hypothèse autonome, Julien Allavena, septembre 2020
☰ Lire notre reportage « Vendée : une ZAD contre un port de plaisance », Roméo Bondon et Léon Mazas, octobre 2019
☰ Lire notre entretien avec Alessandro Pignocchi : « Un contre-pouvoir ancré sur un territoire », septembre 2018
☰ Lire notre article « N’être pas gouvernés », Roméo Bondon, mai 2018