Entretien paru dans le n° 8 de la revue papier Ballast (automne 2019)
Juin 1973. Des travailleurs de l’usine horlogère Lip de Besançon découvrent, dans la serviette d’un administrateur, que la direction entend « dégager » près de cinq cents salariés. C’est donc sans tarder que l’usine est occupée, et la production — des milliers de montres — réquisitionnée par celles et ceux qui les fabriquent. L’assemblée générale se prononce en faveur de la reprise de l’activité, mais sous la forme de l’autogestion ouvrière : « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». Le soutien populaire est massif et un certain Valérie Giscard d’Estaing lâchera : « Les Lip vont véroler tout le corps social. Il faut les punir. Qu’ils soient chômeurs et qu’ils le restent ! » En sa qualité de dirigeant syndical CFDT, Charles Piaget est alors l’un des principaux visages de la lutte. Il est né en 1928. Nous le retrouvons à Besançon ; sa mémoire des événements est intacte. Trois heures durant, il nous parle avec enthousiasme et humilité de la désormais fameuse « affaire Lip » — pour mieux poursuivre : une société socialiste, oui, c’est encore « possible ».
Rien ne prédisposait le jeune Charles Piaget à devenir délégué syndical. Vous dites même que vous êtes entré dans le syndicalisme de manière accidentelle !
Quand je me suis retrouvé orphelin, à 14 ans, j’ai été recueilli par une famille d’immigrés italiens qui m’a donné la chance d’éviter l’Assistance publique et de terminer l’école technique. J’avais donc en tête d’aller travailler le plus vite possible pour les soulager financièrement et commencer à me débrouiller. Or j’ai bien compris en écoutant à droite et à gauche que faire du syndicalisme gênerait ma carrière professionnelle. Le gendre de cette famille était syndicaliste CFTC [Confédération française des travailleurs chrétiens], et je connaissais ses difficultés ; quand je l’écoutais, je me disais : « C’est pas pour moi, si je rentre là-dedans j’aurais des problèmes. » Et puis c’était la période de l’après-guerre : les patrons s’étaient adaptés à la puissance de la Résistance, à la présence du syndicalisme et au contrôle du capitalisme par l’État. Quand je suis rentré à Lip, en 1946, on avait un chef du personnel très social. Il avait imposé qu’un après-midi par semaine soit consacré au sport, il y avait un journal d’entreprise, huit jours de congés payés à la montagne… Je ne voyais pas l’intérêt du syndicat.
« Au bout de trois jours, le directeur demande à rencontrer deux porte-parole des grévistes, dont je suis ; et la prime est rétablie. »
Mais en 1949, quand je suis revenu du service militaire, la situation avait bien changé : le chef du personnel avait été licencié et le patron s’était débarrassé des délégués issus de la Résistance. J’ai été affecté dans l’atelier de fabrication des outillages qui permettent de découper les pièces de montres. À l’époque, il y avait des machines mais le travail restait difficile et comportait encore une partie manuelle importante de limage de précision. On était un groupe de dix jeunes, et quand on a vu ça, on a pris peur ! On attendait des anciens qu’ils nous aident et nous conseillent. Mais ils refusaient catégoriquement : ils avaient obtenu de hauts salaires à cause de la rareté des professionnels qualifiés dans l’après-guerre, et nous considéraient comme de futurs concurrents. Moi qui rêvais de faire une carrière, c’était très compromis ! (rires) Alors l’un d’entre nous a proposé que chacun prenne un carnet et écrive comment il avait fait pour l’usinage de cette pièce-là, pourquoi il avait échoué ou réussi. Ainsi, chacun d’entre nous bénéficierait de l’expérience des autres. J’étais admiratif. Ça a été une formidable émulation : on avait tous à cœur d’apporter quelque chose aux autres, et on avançait plus vite. On avait réinventé la force du collectif sans le savoir.
Un jour, en 1951, le directeur de production nous a demandé de continuer de faire nos heures supplémentaires au-delà des quarante-huit heures hebdomadaires (on faisait environ cinquante-sept heures de travail par semaine), mais sans les majorations légales ; sans quoi, toutes les heures supplémentaires seraient supprimées. Il y a eu un grand débat et un vote dans l’atelier : moi, j’étais encore de ceux qui auraient accepté, tellement j’avais besoin d’un salaire, mais d’autres disaient que c’était inimaginable, et le refus de déroger à la loi l’a emporté. Les indemnités ont été supprimées pendant un mois, puis ont finalement été rétablies… J’étais assez choqué de me dire que j’avais été d’accord avec ça. Quelques mois après, le directeur a supprimé l’une des nombreuses primes que comportait la paye. Cette fois, ça nous a fait mal. On a commencé à faire grève de manière complètement interdite (une règle nous interdisait de poser les outils comme on l’a fait, mais les règles sont faites pour qu’on perde à chaque fois !). Cette grève n’a pas été suivie par les anciens, mais par les jeunes et les autres mécanos. Au bout de trois jours, le directeur demande à rencontrer deux porte-parole des grévistes, dont je suis ; et la prime est rétablie. Peu de temps après, en 1953, les élections des délégués du personnel se préparent. Suite à la lutte qu’on avait menée, le secrétaire CFTC-Lip me sollicite pour m’inscrire sur leur liste. Je refuse catégoriquement. Il revient plusieurs fois et me convainc finalement de me mettre en queue de liste, car il me garantit que je ne serai pas élu — la CGT ayant généralement la moitié des élus. Mais je ne savais pas que les salariés avaient le droit de rayer des noms, modifiant ainsi l’ordre de la liste. J’ai été élu à cause de cela, et j’étais vraiment très mécontent ! (rires)
Qu’est-ce que ce nouveau rôle de délégué syndical a changé dans votre vision des choses ?
Il faut savoir que dans cette entreprise (comme dans la plupart des autres), personne ne circulait librement : chaque nouvel embauché était conduit jusqu’à sa place, et il était interdit de se retrouver ailleurs. En tant que délégué, j’ai eu le droit de faire un tour de l’usine — mais selon des règles strictes. Là, j’ai été complètement traumatisé : je me suis rendu compte qu’en tant que mécanicien outilleur, j’étais un privilégié. À l’atelier de production des pièces de montres, il y avait beaucoup de femmes « OS »1, au bas de l’échelle. Leur travail consistait à placer une pièce à usiner en bonne position sur un plateau tournant toutes les trois secondes. Elles faisaient donc sept mille fois le même geste précis par jour (et étaient payées au rendement). Elles travaillaient debout, dans un bruit assourdissant et entourées d’un brouillard de vapeurs d’huile. C’était dramatique. J’ai vu ensuite un atelier de professionnels horlogers. Là, au contraire, le silence était total et intimidait les travailleurs, confinés à leur établi individuel, tous alignés et surveillés par le chef, installé, lui, à l’arrière de l’atelier, sur un bureau surélevé. C’est justement le chef d’atelier que j’étais venu voir pour lui parler d’un problème de primes. Je lui posais des questions, à voix basse, mais il ne m’écoutait pas et gardait les yeux fixés sur l’atelier. D’un coup, il se lève, sans s’occuper de moi, il descend et fait un tour rapide de la pièce. Il revient et me dit : « J’ai cru entendre un murmure. » Au bout de quelques visites comme celles-là, j’ai compris la réalité du travail salarié.
« Notre bien le plus précieux, ce n’est pas le code du travail, ce sont les salariés de base, conscients de leur force collective. »
Le local où se tenaient les réunions des délégués du personnel a vite été appelé le « bureau des pleurs ». Chacun, chacune y venait, expliquait tous les problèmes de son atelier ou bureau, mais ça s’arrêtait là ; on concluait qu’on ne pouvait pas y faire grand-chose. On a compris que ce syndicalisme de lamentations ne valait pas grand-chose… Tous les mois, les délégués du personnel avaient une rencontre obligatoire avec la direction pour étudier les revendications, examiner les litiges. Mais on était très souvent en difficulté parce qu’on ne connaissait pas suffisamment les salaires, les primes, etc. La direction avait toutes les cartes en main. On se faisait balader… Un jour, lors de l’une de ces réunions, la porte s’ouvre violemment et entre Fred Lip — qu’on ne voyait jamais — qui se met à hurler et à insulter une déléguée CGT à cause d’un tract distribué devant l’usine le matin même. On était tétanisés, terrorisés par cette violence. À partir de là, il y a eu une cassure : « Ou bien on prend notre tâche de délégué à bras le corps et on continue avec quelque chose de nouveau, ou bien on démissionne. » Sous l’impulsion de jeunes délégués, le groupe CFTC s’est mis au travail, et il y a eu un énorme changement.
Qu’avez-vous alors mis en place ?
La formule, c’était : « Pour pouvoir informer, il faut d’abord se former. » On est allés à l’Union locale pour cela. Ensuite, on a constitué un réseau serré de salariés (syndiqués ou non) qui permettait de renforcer le lien avec les délégués. On avait compris que les délégués étaient peu de choses en eux-mêmes, même avec l’appui des lois sociales. Grâce à cette liaison très concrète, les salariés pouvaient faire remonter les informations concernant la situation dans les ateliers ou les bureaux, et les délégués pouvaient partager avec eux les connaissances qu’ils avaient recueillies dans d’autres secteurs. Ainsi, les travailleurs participaient progressivement à la réflexion et à la lutte pour plus de justice dans l’entreprise. Enfin, on a cherché à rencontrer d’autres salariés en lutte à Besançon et alentour, comme ceux de la Rhodia2, pour s’inspirer des bonnes initiatives, ou au contraire éviter les défauts criants. Trop souvent, on rencontrait des salariés en grève, les bras ballants, dans la cour de l’usine, et les délégués absents, partis à l’Union locale… C’est pas possible, ça ! Les délégués ne peuvent pas abandonner les salariés en grève, il y a tellement à faire avec eux ! Notre bien le plus précieux, ce n’est pas le code du travail, ce sont les salariés de base, conscients de leur force collective. Quand il y a une grève, les délégués doivent consacrer toute leur énergie à cette base, pour s’organiser. Chez nous, tous les militants appliquaient la règle du « 90/10 » : 90 % du temps disponible est consacré à la construction de cette force collective, et 10 % est consacré au reste, à l’étude des dossiers, aux rapports avec la direction et avec notre organisation syndicale. Il y a d’ailleurs eu des confrontations avec la confédération : on leur a expliqué que, parfois, ils étaient dans l’erreur, et que ce sont les salariés en lutte qui dirigent, que le conflit appartient à tous ceux qui le mènent. Grâce à tout cela, les tracts d’information qu’on distribuait aux Lip leur parlait très concrètement de ce qu’ils vivaient dans l’usine.
Petit à petit, on écrivait ce que devait être le syndicat. Ça a été un travail long : on estime avoir mis une dizaine d’années pour arriver à constituer une force solide. Les salariés avaient peur, ils estimaient que le patron était invincible et qu’on ne pouvait rien faire. Il faut dire qu’il y avait tout une science du patronat de l’époque pour aliéner les gens. Par exemple, comme il n’y avait pas de logements, une grande entreprise comme Lip avait un contingent de logements et exerçait une forme de chantage sur ses salariés. Quand il y avait un débrayage national, le chef passait en disant : « Tu m’as demandé de passer OS2, oui, j’ai ça en tête. » Donc les gens espéraient avoir un logement, une promotion : c’étaient des pressions plus ou moins visibles. Plus tard, quand on a ouvert les tiroirs de Fred Lip — qui était déjà parti, mais il y avait encore tous ses écrits — on a retrouvé plein de lettres. Il avait par exemple écrit au responsable de la réparation automobile : « Ta fille, que j’avais embauchée parce que tu me l’avais demandé, elle a fait grève récemment. Alors, qu’est-ce qu’il se passe dans ta famille, c’est elle qui commande ou c’est toi ? » Ou bien, à l’inverse, un cadre, qui avait essayé de maintenir son point de vue au cours d’une discussion, lui avait écrit : « M. Lip, je reconnais que je me suis trompé, je ne recommencerai pas. » C’était incroyable ! On s’est dit qu’il fallait trouver les entorses faites à la loi et les révéler.
Quelle a été la première victoire de l’action syndicale ?
« Les salariés avaient peur, ils estimaient que le patron était invincible et qu’on ne pouvait rien faire. »
En examinant attentivement les feuilles de paye, longues et compliquées, on a découvert que la principale prime de production n’était pas incorporée dans le salaire de base à partir duquel étaient calculées les heures supplémentaires. Alors on a tout vérifié scrupuleusement. On était sûrs de notre coup. On a distribué un tract expliquant que l’entreprise ne respectait pas la loi, et que l’on exigeait un rappel pour tous les salariés sur une année — on faisait beaucoup d’heures supplémentaires, cela représentait une belle somme ! Fred Lip a essayé de tergiverser, mais il était coincé et a fini par s’incliner. Il a donné le rappel, et là, ça a été le vrai coup de tonnerre, dans l’autre sens cette fois : il était possible d’obtenir des résultats. C’était en 1955, et ça a été la première victoire. Mais c’était une victoire de la loi, pas des salariés. L’année d’après, on s’est attaqués à un autre problème : celui du secret. Par exemple, les salaires étaient distribués toutes les deux semaines, en liquide, et rituellement, chacun et chacune cachait aussitôt son enveloppe. « Ce que je gagne, c’est secret. » On a rassemblé les feuilles de paie des délégués et de quelques mécanos — ça a été difficile — et on les a convaincus de les divulguer, par tract, en cachant leur nom. Ça a été un véritable tollé, parce que ça révélait des injustices énormes. Des gens se rendaient compte qu’ils étaient au bas de l’échelle alors que le patron leur assurait qu’ils étaient parmi les mieux payés. La direction a donc été contrainte de revoir les cas d’injustice flagrants, et finalement de définir une grille de salaire valable pour tous. Chaque Lip pouvait dire : « Je suis OP23, horloger, à la compta : je dois me situer à tel endroit. » Il a fallu du temps pour y arriver, mais on a réussi. Au début des années 1960, on était pas mal solides, et il commençait déjà à nous craindre, le Fred !
Vous avez ensuite rejoint la CFDT…
Dans les années 1950, un courant se forme à l’intérieur de la CFTC, avec à sa tête Eugène Descamps, alors secrétaire de la fédération CFTC-Métallurgie. C’est « Reconstruction ». Il préconise de sortir la CFTC de sa référence religieuse et de l’idée selon laquelle le patron doit être respecté car il est un peu de droit divin. Le mouvement a progressivement pris de l’ampleur et a obtenu en 1964 un congrès pour décider de l’avenir de la CFTC. Une large majorité a alors voté pour une CFDT, pour un syndicalisme plus ouvert, et avec comme perspective la démocratie réelle dans une société socialiste. J’étais intéressé dès le début par ce courant, et cela faisait déjà plusieurs années que nous étions, à Lip, acquis à la vision CFDT.
Comment s’est passé Mai 68 chez Lip ?
On a eu une attitude assez particulière, presque unique dans Besançon. Les organisations syndicales ont appelé à la grève générale pour le lundi 20 mai. À 6 heures du matin ce jour-là, nous sommes tous devant l’usine, délégués et salariés. Un groupe de militants des Unions locales CGT, CFTC, CFDT barrent la porte d’entrée, manches de pioche à la main. Mais nous, on ne voulait pas s’organiser de cette façon-là. On invite tous les Lip à rentrer et on annonce une assemblée générale à 8 heures au restaurant de l’usine, pour discuter de la grève. À 6 h 30, Fred Lip arrive avec son groupe de cadres fidèles et propose une négociation immédiate sur nos revendications. Nous refusons : « L’heure n’est pas à la négociation mais à l’action. On va consulter le personnel Lip et on vous verra plus tard. » À 8 heures, tous les Lip sont là. Le micro baladeur est prêt pour le débat. Mais personne ne veut parler : les cadres sont là, et la peur de se faire repérer est très forte. Ça montre la puissance qu’avait encore le patron en 1968 : chacun pensait que s’exposer devant lui, c’était être condamné. On a alors arrêté l’assemblée générale, on est partis à l’extérieur et on a fait des groupes, pour que les gens discutent de ce qu’il venait de se passer, puis qu’ils votent. Les délégués surveillaient que les cadres ne se mêlent pas aux groupes. Ça a fonctionné, et ça a été extrêmement démocratique. De retour à l’AG, le vote a été très majoritairement favorable à la grève avec occupation de l’usine.
« De retour à l’AG, le vote a été très majoritairement favorable à la grève avec occupation de l’usine. »
Un comité de grève a été élu ou désigné (une ou un représentant·e par secteur, qu’il soit syndiqué ou non) pour diriger la lutte sous le contrôle de l’AG. On a tout de suite voulu montrer que c’était cette instance qui décidait, que c’était nous qui commandions dans l’entreprise. On a fait le tour de l’usine en disant aux derniers qui travaillaient de s’arrêter, et on est allés trouver la direction : « L’assemblée générale a décidé que vous pouviez rester, mais vous devez vous cantonner à ce coin-là de l’entreprise. D’autre part, on va utiliser des machines, des choses pour la lutte. On vous signale que si vous faites des actions contre la grève, l’assemblée générale a déjà pris la décision de vous expulser. Voilà les conditions. » À ce moment-là de la lutte, peu de Lip se sont rendus aux manifestations en ville, et peu de délégués sont allés donner un coup de main aux délégués d’autres entreprises. Mais il y a eu une occupation très suivie de l’usine, jour et nuit, avec AG tous les matins. On commençait à bien se connaître les uns les autres, et à mieux comprendre la situation propre de chacun et de chacune dans l’usine — que tous les salariés avaient pu visiter pour la première fois.
Ensuite, on a commencé à organiser l’entreprise. Après 68, Fred Lip a compris, il s’est rendu compte qu’on était beaucoup plus forts que ce qu’il croyait. Il a essayé de nous inculquer des notions du capitalisme et de l’entreprise, par des conférences ; mais il a bien vu que ça ne marchait pas beaucoup… Puis il nous a provoqués en mettant en avant des difficultés économiques. Il avait bien calculé son coup : on était autour du 10 juin 1969, il savait que fin juin c’étaient les vacances, c’est-à-dire le moment des communions, avec, pour nous, beaucoup de boulot pour expédier les montres. L’un de nous a proposé en réunion de bloquer l’expédition tant qu’il n’y aurait pas de négociations. Fred Lip a alors envoyé plus de soixante cadres, qui sont allés en force, physiquement, virer les piquets de grève. De notre côté, on a rassemblé le plus de monde possible (deux cents personnes), et on a couru là-bas. J’arrive et je crie : « Épreuve physique, hélas ! On n’a pas d’autre choix » — on se rappelait de ce qu’il s’était passé à Peugeot, à la carrosserie, où il y avait eu des échanges de coups et où tous les délégués avaient été licenciés. Nous, les délégués, on s’est mis devant, les bras le long du corps, et on s’est plaqués contre les cadres et le patron. Les autres se sont mis derrière et poussaient ! Mais ils n’ont pas donné de coups. Et donc les cadres ont été éjectés ; on avait gagné. Le lendemain, Fred Lip a accepté une négociation.
La non-violence, que vous prôniez pourtant, n’est donc pas toujours tenable dans ce genre de conflit…
Il faut rappeler que la première violence, la plus intense, c’est la violence institutionnelle, celle qui est créée par l’organisation de la société avec ses injustices flagrantes, ses inégalités provocantes, son chômage « nécessaire » pour le fonctionnement du libéralisme économique, etc. Fred Lip, lui, il était très violent. Une fois, en réunion, il m’avait dit : « Je vous écraserai le long du bois, je sais par où vous passez ! » — je rentrais par le bois, tout seul, avec mon Solex. Les médias dominants minimisent cette violence-là. Mais, dans l’entreprise, la colère finit parfois par exploser et devient à son tour violente. Les militants sont le plus souvent avertis de la difficulté à la gérer, et savent que ce n’est jamais la meilleure solution. À Lip, on a essayé d’accepter cette colère, mais de la canaliser afin qu’elle ne se transforme pas en violence. Mais on ne peut pas empêcher l’expression de cette colère longtemps contenue..
Venons-en à ce « moment 1973 », le premier gros conflit. Comment maintient-on ce modèle horizontal de l’assemblée générale à l’échelle d’une lutte si longue et d’une entreprise si grande ?
« Il faut rappeler que la première violence, la plus intense, c’est la violence institutionnelle, celle qui est créée par l’organisation de la société. »
On était conscients que le conflit serait long. Une multinationale avait décidé de restructurer profondément l’entreprise, et elle n’allait pas céder facilement. Il fallait donc que les salariés en lutte soient fortement impliqués et vivent intensément le conflit. On devait faire de l’AG quotidienne le centre de vie de la lutte, qu’elle soit à la fois indispensable politiquement et enrichissante humainement. Et on y est parvenus : l’AG a progressivement intéressé davantage de salariés. Un jour, l’un d’eux est monté à la tribune pour raconter qu’il avait peur le vendredi soir quand il rentrait chez lui : « J’ai peur, parce que vous n’êtes plus là. Il n’y a que le lundi matin, quand j’arrive et que je vous vois tous, que je reprends espoir. »
Au début, on s’est simplement mis dans une pièce, tout proche des vestiaires, avec des fenêtres qui ouvraient sur un grand couloir pour aller jusqu’au restaurant. On s’est placés là, entre CGT et CFDT, à un endroit où tout le monde pouvait venir. Les salariés passaient, et on discutait. On a appris à écouter, sans juger, pour avoir un débat constructif — parce que si tu rabaisses quelqu’un, il n’a pas envie de reprendre la parole après. On n’a pas à faire de différence quand un OS ou un cadre prend la parole. Dès qu’on est dans le groupe, il n’y a plus de chef d’atelier, de technicien, de haut qualifié : il n’y a que des Lip. Pour arriver à ce qu’un jour il y ait un collectif qui puisse gérer quelque chose, il faut qu’il soit composé de gens qui aient appris tout ça. On a constitué des groupes autonomes, des commissions chargées de questions spécifiques, qui réfléchissaient de leur côté puis qui venaient en discuter à l’AG. C’était très important pour les salariés : on brassait des idées, on construisait, on inventait, au fil des semaines, des choses extraordinaires.
Mais je crois qu’il y a eu des circonstances historiques qui nous ont été favorables — aujourd’hui, la pesanteur n’est pas la même. On sortait de 1968, il y avait un courant assez fort qui parlait d’autogestion, d’une autre société. On a eu une ouverture. Et on a été une grève de « riches », on n’a pas manqué d’argent. Il y a des grèves qui se passent dans le silence, dans la difficulté, sans arriver à avoir suffisamment de soutien. Nous on a eu beaucoup de chance, on a eu des soutiens fantastiques. J’avais reçu de l’argent d’Afrique du Sud, d’une dame qui avait eu des informations du conflit et envoyait un chèque de soutien ; un groupe de cheminots japonais est venu avec un interprète, discuter de la manière dont on faisait les grèves ; des Indiens des réserves sont même venus, intéressés par la façon qu’on avait de se battre. On était dépassés ! (rires) Ça veut dire qu’on a fait rêver, qu’on a réalisé une nouvelle forme de société, plus concrètement que lorsqu’on en parle électoralement.
On parle souvent d’autogestion pour qualifier l’expérience Lip, mais vous préférez plutôt la formule d’« autogestion des luttes »…
« Ma femme m’a dit :
Tu expliques l’autogestion à Lip mais tu ne la fais pas ici !Merde ! »
On continue de dire que l’autogestion peut être un modèle, mais il y aura à faire. Quand on parle de société autogestionnaire, on parle d’une société tout entière organisée de manière à ce que chaque citoyen et citoyenne participe concrètement à sa gestion. Or si on veut que ce soient les citoyens qui dirigent le pays, il faut qu’ils s’en occupent, qu’ils s’y intéressent ; sinon, c’est impossible. Et pour ça, il faut une vie collective très forte dans son secteur, son entreprise, sa région… À Lip, on a fait un petit morceau : du point de vue économique, on a instauré une gestion partielle de la fabrication de montres jusqu’à la vente. Mais on n’a pas fait une gestion complète, c’était loin d’être ça. Les Lip se sont plutôt fait remarquer par la conduite très participative, démocratique et égalitaire de la lutte. « La lutte, elle appartient à ceux et celles qui la font », c’était la règle. Un jour, on a reçu un petit document de la CFDT, théorisant différentes choses qu’ils avaient comprises pendant la grève de 1968. Tout d’un coup, quelqu’un a dit : « Mais attends, c’est ce qu’on fait depuis des années ! » Là-dessus, on était bien d’accord avec la CFDT : notre devoir, c’est d’émanciper chacun et chacune. C’était loin d’être parfait, il y avait encore bien des différences de participation entre les Lip, mais on s’efforçait de progresser en ce sens. Par exemple, on avait appris (syndicalement) qu’il fallait que les femmes soient les égales des hommes. Mais les femmes nous ont montré qu’on avait encore tout à apprendre. Quand on a voulu faire des revendications concernant spécifiquement les femmes, on est allés les voir et on leur a proposé des choses. Mais quand elles se sont vues entre elles et qu’elles ont décidé elles-mêmes, c’était autre chose ! Un soir, en arrivant chez moi — je ne le savais pas, mais il y avait eu des réunions avec les conjoints —, ma femme m’a dit : « Tu expliques l’autogestion à Lip mais tu ne la fais pas ici ! » Merde ! On n’avait pas parlé d’autogestion dans la famille, on avait dit à l’usine ! (rires) Alors je m’y suis mis, on a mieux partagé les tâches.
Malgré vos efforts en direction de l’autogestion, on vous présente toujours comme le « leader » de la lutte Lip. Est-ce impossible d’empêcher que des figures charismatiques n’émergent ?
C’est une question très difficile. Il faut rappeler que nos sociétés, depuis très longtemps, sont hiérarchisées, basées sur la compétition, sur l’image du héros, du gagnant, de celui qui sort du lot. Les journalistes sont eux aussi dans ce schéma, et quand ils sont venus à Lip, ils cherchaient un leader pour personnaliser le conflit ; ils ont fini par me trouver. À la CFDT, on avait surveillé que les prises de parole soient bien distribuées pendant l’AG, et cela a bien fonctionné le premier mois. Mais la fatigue s’est installée : il fallait préparer tous les soirs l’AG du lendemain pour qu’elle soit dynamique, intéressante, et de moins en moins de personnes participaient à cette préparation. Je savais que l’AG était très importante. Toute la journée, je prenais des notes sur le travail des commissions, les remarques des Lip, les visiteurs, etc. Je ne pouvais pas aller me coucher tant que je n’avais pas mis en forme tout ça pour le lendemain. C’est ça qui a fait que je suis devenu l’orateur principal et donc très (trop) présent à la tribune. La démocratie réelle demande l’effort de tous et toutes ; cela, nous ne l’avons pas réussi. Ceci dit, nous avons bâti un collectif qui ne s’est jamais laissé impressionner par moi ou par quiconque. Et heureusement, parce qu’un leader se trompe (comme tout le monde)…
Vous-même, vous vous êtes trompé ?
Bien sûr, j’ai fait plusieurs erreurs durant le conflit ! Je vous donne deux exemples. D’abord, au sujet du Larzac. Il y avait parmi les Lip des anciens paysans qui ont été marqués par cette lutte. Ils sont partis à plusieurs voitures pour rencontrer les paysans qui luttaient là-bas. Ils ne nous ont pas demandé l’autorisation : ils se sont dit qu’un conflit comme ça, il fallait y aller. Ils sont revenus très enthousiasmés et ont voulu proposer à l’AG d’établir une liaison étroite entre nos deux luttes. Moi, j’ai mal réagi. Je leur ai dit qu’on avait déjà beaucoup de tâches sur les bras et qu’il ne fallait pas en rajouter. Ils m’ont regardé un peu bizarrement et m’ont répondu fermement : « Nous on ne voit pas la difficulté, on est déjà un groupe d’intéressés prêts à s’investir dans cette liaison, on n’a pas besoin de toi et tu n’es pas obligé d’y participer. » L’AG a approuvé et la liaison s’est faite. Finalement, quand j’ai vu l’ampleur que ça prenait, j’ai vu à quel point je m’étais trompé et j’ai eu honte de mon comportement.
« Nous ne sommes pas en démocratie. Les citoyens et les citoyennes sont écartés de la gestion de la principale activité humaine : le travail. »
À un autre moment, le cinéaste Dominique Dubosc nous a proposé de tourner un film sur notre lutte : Le Goût du collectif. Il voulait que le film soit réalisé par un grand groupe de travailleurs de Lip, qu’ils participent au tournage, etc. Moi, toujours avec mon obsession de mener à bien les diverses actions en cours, je lui réponds qu’on est déjà surchargés et qu’il faut remettre son idée à plus tard. Même réponse des Lip intéressés et prêts à s’impliquer dans le projet ; même réussite finale. Je me suis alors mis à réfléchir sur mon comportement. J’étais toujours à défendre l’idée de démocratie, de partage des tâches, mais dans les faits je voulais tout contrôler et je refusais tout ce qui pouvait échapper à mon contrôle. J’ai dû changer, accepter de ne pas tout contrôler et me contenter de rappeler les valeurs à maintenir dans toutes nos actions. C’était important qu’il y ait toujours la faculté de contester le leader. C’est aussi du respect d’engueuler quelqu’un quand c’est son copain et qu’on trouve qu’il vient de dire une connerie ! Un jour, alors que j’étais l’un des porte-parole de la lutte, le collectif m’a supprimé unanimement ce titre parce que j’étais allé plus loin que les consignes concernant la négociation qui s’amorçait. J’étais interdit de parole pendant trois semaines. Et ils avaient raison ! Le fait d’avoir un leader est dangereux. Il faut le canaliser, partager ses tâches, le forcer à rester dans les clous. Quelles que soient les valeurs d’un leader, le collectif est plus sûr.
« La démocratie et le salariat, ça ne va pas ensemble », avez-vous déclaré : pourquoi ?
En démocratie, que ce soit au niveau de l’entreprise, de la Cité ou de la nation, chacun et chacune des citoyens dirige. À cet égard, nous ne sommes pas en démocratie. Les citoyens et les citoyennes sont écartés de la gestion de la principale activité humaine : le travail. Par le contrat de travail, qui est un contrat de subordination, tous les salariés sont amputés du droit fondamental à être de véritables producteurs. Pour avoir une société véritablement démocratique, en plus d’un contrôle du pouvoir politique sur la finance et l’économie et d’une émancipation des médias de toute puissance d’argent, il faut que la règle de fonctionnement de toute entreprise soit celle de la coopérative : égalité de droit pour tous ceux et celles qui y travaillent. On peut occuper des postes différents dans la coopérative, mais on a tous une information complète, régulière de son fonctionnement et de sa gestion globale. Sur ce point, on s’est rendu compte qu’on avait fait un pas en avant énorme avec 1973, mais ce n’était pas encore ça. Quand on a essayé de parler de coopératives, le salarié disait : « Moi j’ai ma machine, tu m’amènes du boulot et puis je le fais » ; et nous on lui répondait : « Mais là, t’es en train de parler de salarié, nous on parle de producteur ! » On n’a pas compris qu’il fallait plus de temps.
Dans le contexte actuel — faible taux de syndicalisation, syndicats en partie discrédités ou réformistes… —, les syndicats sont-ils encore à même de porter les luttes sociales et d’obtenir des changements ?
Depuis le début du XIXe siècle, c’est le syndicalisme qui a conquis la hausse de l’âge légal pour le travail des enfants, la réduction de la journée de travail, le repos hebdomadaire (inexistant sous Napoléon, le dimanche obtenu seulement en 1906 et le samedi en 1936), etc. Le regroupement des salariés en collectif a été le plus sûr moyen d’obtenir de meilleures conditions de vie, et c’est toujours vrai aujourd’hui. Pour autant, le syndicalisme perd effectivement en crédibilité (de même que les partis politiques de gauche). Une grande déception s’est répandue parmi les ouvriers et employés dans les années 1980, quand le libéralisme économique a triomphé et que les élus de gauche ont fini par prendre les mêmes orientations que ceux de droite. Les syndicats, eux aussi, se sont installés dans le système actuel, et en premier les réformistes. Le paritarisme4 a apporté de l’argent et des emplois aux organisations syndicales, permettant que des militants y soient employés à temps plein, et les délégués passent leur temps à étudier les dossier et à « jouer » les compétents au détriment du dialogue et de la réflexion avec les salariés… Mais surtout, un élément important s’est évanoui : la projection de la société que nous voulons. Pour rénover le syndicalisme, il faut impérativement remettre à jour cette volonté de construction car c’est un puissant stimulateur. Bâtir, préciser la société que nous voulons pour demain : une société socialiste, une société éprise de justice, égale pour tous et toutes. Pour cela, on ne peut pas, d’un coup de baguette magique, trouver un leader. Même si on gagne des élections, je ne crois pas qu’on puisse tenir.
Plutôt que de se lancer dans l’opération électorale, je voudrais qu’on fasse une charte : pourquoi on veut changer la société ? Comme on l’a fait quand il a fallu organiser le travail chez Lip : qu’est-ce qu’il y a de capitaliste et de non capitaliste dans une entreprise ? Il a fallu travailler là-dessus plusieurs fois. De même, cette charte serait amendable, elle serait amenée à changer. Mais à partir d’elle, on formerait des groupes qui vont lutter sur un front (pour certains, ce sera l’écologie, pour d’autres les animaux, etc). On formerait un réseau avec tous les militants, et si on grandit, alors on peut avoir une chance de faire quelque chose. Aujourd’hui, on est pris dans une espèce d’étau capitaliste, et c’est pas électoralement qu’on changera les choses ; c’est par l’action, par un travail à la base. C’est pour ça que quand la CFDT dit aujourd’hui qu’elle ne veut plus entendre parler de socialisme, d’autogestion… Non, je veux rêver, je veux continuer de rêver, parce que je crois que c’est possible.
Photographies de bannière et de vignette : Léonard Perrin et Arnaud Mariat | Ballast
- Les ouvrières et les ouvriers spécialisés exécutent un travail précis (sur machine) qui ne nécessite qu’une courte période d’apprentissage.[↩]
- La Rhodiacéta est une usine de textile installée à Besançon en 1952 : elle a connu une grande grève générale en 1967, rendue fameuse par le documentaire À bientôt, j’espère de Chris Marker.[↩]
- Ouvrière ou ouvrier ou professionel.[↩]
- Système dans lequel les employeurs et les syndicats se concertent dans des réunions où les deux parties sont représentées en nombre égal.[↩]
REBONDS
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: faire grève en pleine pandémie », avril 2020
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☰ Lire notre entretien avec Annick Coupé : « Le syndicalisme est un outil irremplaçable », juillet 2018
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