Texte inédit pour le site de Ballast
Calais, un matin brumeux. Le campement de la communauté érythréenne est expulsé et ses habitants sont arrêtés par la Police aux frontières. Bientôt, loin des barbelés et de l’odeur du dioxyde de titane, Esayas et Solomon cherchent abri dans quelque café en ville. Mais la ville, ce sont aussi les fouilles que l’on craint et ce phare depuis lequel on embarque. Une seule issue s’offre aux deux hommes : traverser la mer. Une nouvelle du journaliste Jérémie Rochas, un temps travailleur social dans la ville portuaire.
L’odeur du feu de bois interrompt le sommeil pourtant profond d’Esayas. Il rejoint ses colocataires autour du thé brûlant et préserve son frère d’exil, Solomon, d’un réveil aux aurores. Ce dernier s’était allongé à ses côtés quelques heures plus tôt.
Deux mouettes se battent pour un bento d’ONG égaré dans le terrain vague par un voyageur sans faim. Les yeux gonflés, Esayas ne parle pas. La bière belge de la veille lui fait crisser le crâne. Soigneusement disposées dans l’entrepôt Pidou, des caisses de boissons bon marché n’attendent que d’être cueillies la nuit, une fois la sécurité assoupie. Il est trop tôt pour que d’aucuns s’amusent des grillages escaladés avec bravoure.
Un soleil paresseux est encore dissimulé derrière le mur bétonné séparant le campement de la N216 filant vers le port. La construction du rempart anti-intrusion est achevée depuis décembre 2016. Les années qui ont suivi ont été marquées de terreur et de rage. Une forteresse grotesque d’un kilomètre de long et quatre mètres de hauteur cerne aujourd’hui le bidonville. Esayas n’a jamais connu la voie rapide sans ses sinistres gardes du corps.
Les anciens combattants du campement lui ont conté le temps des « dougars », ces embouteillages qui permettaient à des centaines d’exilés de monter dans les camions en quelques minutes, avant l’arrivée de la police. Les Soudanais utilisaient ce nom pour avertir les autres habitants d’une occasion à ne pas rater. On pouvait entendre résonner le cri d’alerte dans toute la zone des dunes, répété par téléphone arabe au fond du camp.
Tout est différent maintenant, plus lent, glacial. Ça pue la mort et l’ennui. Si le mur protège Esayas et tout le campement érythréen des rafales de vent incessantes, il les condamne à une cruelle attente.
À quelques mètres, il aperçoit un nouveau tag sur la façade. Il n’était pas là hier. Un « No border » colérique inscrit à la hâte dans l’obscurité. L’artiste vandale a dû contourner habilement les deux compagnies de CRS positionnées de chaque côté du quartier des déplacés. Il a affronté les lampadaires et les caméras de vidéosurveillance qui surplombent l’œuvre panoptique des Anglais, tels les miradors de Rafah.
Le jeune exilé récupère quelques miettes de tabac brun dans la poche de sa veste de sport usée. En guise de filtre, il ramasse un morceau de carton rescapé des braises. Il emplit ses poumons d’une première taffe et scrute avec défi les voitures qui s’élancent sur le rond-point. Cela fait des mois qu’il n’entend plus les klaxons et les menaces jetées depuis les fenêtres par les membres du groupe local du PEGIDA1, réunissant les militants xénophobes les plus violents de la région. Les employés du BTP se dirigent vers la zone industrielle voisine. Les routiers fatigués viennent se recharger en café et en carburant à la station. Ils observent d’un œil haineux les ombres tournoyer autour des poids lourds en quête d’une porte entrouverte. Un premier fourgon de la gendarmerie mobile passe, suivi de huit autres. Esayas connaît le rituel et l’exécute froidement. Le compte à rebours est lancé.
« Ils vont faire demi-tour. Prévenez les autres, on bouge. »
Sa cigarette collée aux lèvres, il rassemble en quelques mouvements mécaniques ses affaires dans un sac à dos d’enfant. Il allume son enceinte et s’amuse du sursaut de Solomon, réveillé par le beat militaire de « All eyes on me ». Les autres rient aussi. Un visage bouffi, mal planté sur le corps fatigué du cadet de la communauté, laisse deviner une gueule de bois douloureuse. Tous restent concentrés sur leurs tâches comme les vieux dockers du port.
Les tentes sont déjà toutes pliées et les habitants à distance quand l’opération d’expulsion commence. Les gendarmes sortent casqués, gazeuse à la main, et amorcent une charge vers le groupe. Quelques employés municipaux de nettoyage les suivent de près, honteusement. Camions-bennes et sacs poubelles resteront cette fois bien vides. Tout est une question de timing.
Un nouvel arrivant, peu habitué au rythme calaisien, accourt et s’énerve. Il a laissé son sac dans le périmètre de sécurité. Le commissaire lui refuse l’accès. « C’est une opération de police ordonnée par le procureur. Vous occupez un terrain privé. Dégagez ! » L’adolescent tente de négocier dans un anglais approximatif la restitution de son téléphone. Le ton monte et deux gendarmes agacés l’attrapent par les manches. Une clé de bras le plaque au sol. Des camarades témoins, stupéfaits de voir leur ami molesté, ramassent pierres et mottes de terre destinées aux officiers. Esayas encourage les plus jeunes à abandonner avant que la répression ne fasse d’autres victimes.
« Une pierre de Naplouse n’a jamais vaincu un Tavor2 », rumine-t-il.
Il regarde la porte blanche du véhicule de la Police aux frontières se refermer sur le visage enfantin de son ami. Il ne le verra plus avant de longs mois. Un battement d’aile est un outrage. Un outrage t’ouvre la cage. Il songe que lui aussi disparaîtra un jour, s’il ne traverse pas vite cette maudite frontière. La prison l’a déjà bien vieilli à Asmara. Solomon regarde sa montre : « J’ai faim ! Mamie va arriver. »
Mamie, c’est la vieille dame gentille et ronchonne qui distribue, chaque matin depuis quinze ans, fruits, café et viennoiseries aux ombres errantes de la ville de fer. Elle aime qu’on la considère comme la mère des enfants perdus, sévère mais juste, rustre mais fière. Esayas ne se fait pas prier. Tous deux passent sous le pont pour atteindre le terrain de BMX transformé en aire de déjeuner. Le voyageur se souvient avoir passé ses premières nuits d’hiver sous ce sombre tunnel. Il n’avait pas fermé l’œil, mais avait vaincu les lames du froid. Le mois dernier, des grillages ont été installés sous chaque pont de la ville.
*
Assis sur la colline de glèbe qui surplombe la voie rapide, Solomon a les yeux fixés sur son bigo depuis vingt minutes. Un café refroidi entre les jambes, il arbore un air grave qui ne lui ressemble pas. Il fait signe à son allié de le rejoindre là-haut. Esayas le prend fraternellement par l’épaule :
« C’est la famille qui te tracasse ?
– Non. Il faut partir, frère. Je ne veux pas mourir ici. Il y a un départ ce soir. Tu me suis ? »
Comme embarrassé par la question, le trentenaire s’allonge de tout son corps, la tête posée sur son sac. Il rallume son mégot et regarde le ciel.
« Je ne peux plus rien demander à mon frère. Il m’a donné tout l’argent qu’il pouvait en Libye.
– Ne t’en fais pas pour ça, on s’arrangera de l’autre côté. On embarque ce soir au phare de Walde. J’ai déjà payé le type.
– Tu as pensé à Filimon ? Il n’a jamais rejoint la terre et sa mère attend toujours le rapatriement de son corps en Érythrée. Il s’est évanoui dans la Manche comme notre huée dans le monde.
– Je te le répète, je ne mourrai pas ici.
– Je suis déjà mort. »
Esayas rit nerveusement. Il hoche la tête et se lève d’un bond. Convaincu, il aurait pu traverser n’importe quelle mer en ricochets.
Solomon fait résonner ses doigts sur l’interminable grillage qui longe le port dans un horizon vertigineux. Trois agents cynophiles s’approchent, menaçants de leur dogue les deux hommes. Ils reçoivent deux majeurs levés en retour. Les sirènes du ferry retentissent comme le cri rauque d’un vieux fumeur.
*
Une frontière est franchie, celle du centre-ville délimitée par un fossé de huit kilomètres. Le watergang du sud, dispositif antique d’évacuation des eaux, et d’hydrocarbures en sous-main, surgit de terre comme une douve entourant la cité. Une fois traversé, on aperçoit les tuiles plates de terre cuite sur les maisonnettes alignées. Les rues silencieuses sont parsemées de boucheries chevalines et de bistrots orphelins de clients. On quitte les usines vieillissantes de la zone des dunes absorbées par les alluvions abandonnées. On s’éloigne de l’odeur infernale du dioxyde de titane craché par les fumées noires de Tioxide. Ils parviennent finalement au Blue’s café avant le coucher si éphémère du soleil de Flandre.
Esayas venait souvent seul s’oublier dans les pintes de blonde servies généreusement par Bijou. Cette patronne de bar relève ses bières d’une verve libertaire à la fois apaisante et revigorante. À certaines heures tardives, lorsque l’on chantait fort debout sur les tables au rythme des guitares vagabondes, il laissait l’alcool s’emparer de tout son être. Il déambulait, riait fort, écumant les pubs bondés de la rue Royale. Les vitres des Calaisiens endormis tremblaient de ses cris. Enfin, on l’entendait. On le regardait pour de vrai. Ces nuits-là, il ne rentrait pas au campement. Il se réveillait à la rosée, allongé au pied d’une porte d’immeuble quelconque, restée fermée.
« Je vais prendre un verre d’eau, Bijou.
– Bah mon grand, tu as passé une sale journée ?
– Non, tout va bien. Merci. »
Le jour n’est plus. Esayas rejoint Solomon sur la terrasse du café tandis que ce dernier sirote son Jack Daniel’s sans glace. Ils regardent tous deux la voiture de police stationnée dans l’obscurité du théâtre qui menace de sa taille le modeste bistrot. Un commerce qui accueille des réfugiés est forcément sous surveillance assidue.
Une soupe aux oignons est servie aux clients. Ils se réchauffent et regardent l’heure sur l’horloge de Bijou. Il est 20 heures.
Solomon échange quelques rires avec Pascal, un client quotidien qui a déchiré sa carte du Rassemblement national depuis sa rencontre avec la patronne du Blue’s. Depuis son AVC, il a trouvé refuge au comptoir et fait danser ses béquilles chaque soir à cœur ouvert.
« Courage mes enfants, c’est le bon soir, je peux le sentir. Prenez soin de vous.
– Merci Bijou, merci pour tout. »
Retenant une larme indocile, Esayas savoure la douceur maternelle des doigts de Bijou dans ses cheveux trop longs.
*
Sur la route du port, Solomon reçoit l’appel du passeur.
« On part dans trente minutes. Dépêchez-vous ou je donne votre place à d’autres. »
Ils accélèrent le pas, dépassent la distribution alimentaire de la gare sans même la regarder. Une bénévole anglaise reconnaît les deux marcheurs, les salue de loin. Ils n’ont pas le temps.
Une fois arrivés sur la côte, ils rejoignent un homme encapuchonné dans un sweat noir, abrité sous le phare. Il fait un signe rapide de la main. Il ne prononce pas un mot ; ses longues jambes avancent au bord de l’eau. Après une courte marche dans l’obscurité, ils atteignent une falaise en arc qui ne laisse que quelques mètres de berge pour atteindre l’eau. Une quinzaine de personnes se tiennent debout au pied d’un bateau motorisé déjà gonflé. Une femme assise porte un nourrisson dans ses bras. Le guide rejoint deux autres hommes qui parlent fort en sorani. L’un téléphone, le second donne des ordres au groupe. Soudainement, chacun s’empare d’un flan de l’embarcation pour l’amener jusqu’aux flots.
« L’un après l’autre. Montez sans sauter. Pas tous du même côté. »
Les deux Érythréens attendent leur tour pour s’asseoir à l’arrière. Les passagers sont à peine installés que le moteur mitraille déjà. L’embarcation est poussée de la rive jusqu’à ne plus toucher le sol. Les trafiquants restent sur la plage et abandonnent les voyageurs à leur destin.
Solomon s’agrippe au bras de son ami. Il tremble. Les vagues agitées giflent le pneumatique et rebondissent sur le groupe, aveuglé par l’écume salée. Quelques minutes après le départ, Esayas contemple le mirage de l’île britannique se dessiner dans la nuit noire. Il se retourne une dernière fois pour contempler les lucioles du port de Calais se consumer sur la digue Gaston-Berthe. Un halo vert vif résiste. Il se rapproche même à grands pas, accompagné de près de deux autres lumières fulminantes. Esayas observe. Bientôt il en est persuadé : les éclats se dirigent à grande vitesse vers l’embarcation. Il entend le bruit des moteurs puissants qui laissent deviner un dangereux présage.
« Les garde-côtes ! » hurle-t-il pour couvrir le son des eaux fracassantes.
Dans le groupe, les esprits paniquent et les corps se chahutent. Un homme préfère sauter du bateau pour tenter de rejoindre le rivage à la nage. Il s’éclipse en quelques secondes dans l’eau glacée. Certains sont debout, s’agitant de tous côtés pour constater l’urgence de la situation. Les patrouilles sont maintenant toutes proches. Les gyrophares éblouissants virevoltent. Une sirène fait sursauter Solomon qui manque de basculer en arrière. La femme hurle, son enfant à bout de bras. Ses mots restent insaisissables face au haut-parleur des garde-côtes.
Esayas prend le contrôle du pneumatique pour faire barrage aux assaillants. Mais la faiblesse du moteur ne lui laisse que peu d’illusions sur l’issue de sa manœuvre.
Les policiers arrivent maintenant à hauteur du rafiot et le frôlent à toute allure pour le faire chavirer. Tous les réfugiés sont projetés violemment dans l’océan. Les trente secondes passées dans les profondeurs marines paraissent à Esayas une éternité. Il sent ses côtes lui percer les poumons. Il se débat pour remonter à la surface. Dans une lutte ultime, il s’agrippe aux bouées du bateau retourné, levant une main en l’air en signe d’abandon adressé aux forces de l’ordre. Il reste consterné devant les eaux redevenues terriblement calmes. Les autres ne sont plus là.
*
Interpellé par le peloton de sécurité maritime et portuaire, le clandestin est ramené sur la côte d’Opale. L’unité de gendarmes croise amicalement une équipe de sauveteurs partant à la recherche des naufragés. Assis aux pieds des agents, Esayas regarde le port réapparaître avec nargue. Il ferme les yeux. Il finira donc ses jours dans cette ville morte.
Abandonné sur une route déserte, le visage figé par le froid, il traîne ses deux jambes raidies le long de la clôture portuaire. Le temps n’est plus marqué que par le rythme de ses pas, qui vont en ralentissant. Il s’effondre dans sa tente.
Réveillé par l’odeur du feu, il entrouvre un œil qui pleure déjà. Il peut maintenant bouger ses orteils brûlés par le froid. Dans une lente et pesante respiration, il se dégage de son sac de couchage. Il sort sa tête de la toile et cherche ses compagnons. Agenouillés en silence, les membres de la communauté pleurent la mort de Solomon.
Debout face au soleil moqueur de cette nouvelle matinée, Esayas regarde s’annoncer la cérémonie funeste des gendarmes mobiles. Il s’empare d’une pierre noircie par le bûcher allumé et murmure : « Une pierre de Naplouse n’a jamais vaincu un Tavor. Mais elle soignera mon âme. »
Illustrations de bannière et de vignette : François Aubrun
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