Texte inédit pour le site de Ballast
Le premier jour de l’année 1994 marquait l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain et, corrélativement, le soulèvement zapatiste. Depuis, cinq zones autonomes ont vu le jour dans l’État sud-mexicain du Chiapas : des « territoires rebelles » indigènes et anticapitalistes affranchis de la tutelle gouvernementale. Un combat quotidien entre « ceux qui ont et ceux qui n’ont pas ». Un enseignement alternatif y est promulgué, la santé garantie aux plus démunis, le trafic d’armes interdit, la drogue et l’alcool prohibés. En 2012, 40 000 zapatistes quittaient montagnes et forêts pour défiler, en silence, dans les rues du Chiapas : « C’est le bruit de votre monde qui s’effondre. C’est celui du nôtre qui resurgit. » Sept ans plus tard, par une série de communiqués militaires diffusés en août 2019, le mouvement zapatiste annonce son grand retour public et appelle à la mobilisation internationale : extension des territoires autonomes et lutte ouverte contre le nouveau gouvernement mexicain, au pouvoir depuis neuf mois. ☰ Par Julia Arnaud et Espoir Chiapas
L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) révèle le 17 août 2019, par la voix de son porte-parole le sous-commandant Moisés, la création de nouveaux Centres de résistance zapatistes. Simultanément, les bases d’appui des communautés installent des pancartes dans le Chiapas pour signifier l’expansion de leur territoire et de leur zone d’influence — cela sous l’objectif de l’automédia zapatiste, les Tercios Compas. Une surprise ? Peut-être pas totalement pour qui suit, loin de l’attention médiatique, l’évolution de la rébellion sud-mexicaine. Huit mois plus tôt, à l’occasion de la célébration des 25 ans de leur soulèvement, les zapatistes avaient en effet mis le Mexique en garde : ils n’étaient pas dupes des promesses de campagne d’Andrés Manuel López Obrador (dit AMLO), et encore moins de ses premières actions politiques. « Nous ne nous sommes pas faits d’illusions avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement. Nous savons que le Grand Chef n’a pas d’autre patrie que celle de l’argent et qu’il dirige le monde et la majorité de ses grandes propriétés qu’on appelle pays
», confirme aujourd’hui Moisés.
Contre la gauche de l’en haut
« Une surprise ? Peut-être pas totalement pour qui suit, loin de l’attention médiatique, l’évolution de la rébellion sud-mexicaine. »
Le nouveau gouvernement, porté au pouvoir le 1er décembre 2018 à la faveur d’une coalition de partis de gauche, s’est attiré les foudres zapatistes en organisant une cérémonie rituelle au Chiapas pour demander à la Terre sa bénédiction pour la construction d’un réseau ferré touristique de plus de 1 500 kilomètres et en militarisant plusieurs zones autonomes indigènes. Il faut dire que les agressions contre les peuples indigènes se sont multipliées : imposition de mégaprojets (le « train Maya », la Zone spéciale économique de l’isthme de Tehuantepe1 ou encore la centrale thermoélectrique de Morelos) ; militarisation de leurs territoires ; assassinats ciblés de plusieurs de leurs leaders, dont 10 membres du CNI, le Congrès national indigène (à l’instar de Samir Flores, tombé sous les balles en février 2019). Si AMLO, ancien maire de Mexico, incarnait l’espoir dans un pays marqué par la violence et la corruption, les zapatistes ont dénoncé cette gauche « progressiste » et, par la voix de leur armée, annoncé à la fin de l’année dernière qu’ils ne tarderaient pas à révéler de quelle façon ils comptaient poursuivre le développement de leur autonomie et accompagner les luttes des peuples indigènes en résistance. C’est, depuis août, chose faite.
L’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement et la création de la Garde nationale a entraîné l’augmentation des incursions en zone zapatiste : les effectifs militaires sont en passe d’être multipliés par deux. Il a donc fallu aux zapatistes « romp[re] l’encerclement » militaire : « Ceux qui nous encerclaient, poursuit Moisés, se sont retrouvés comme une tache sale, eux-mêmes cernés dans un territoire aujourd’hui plus étendu, un territoire qui répand la rébellion. » Le Mexique, sous le gouvernement d’AMLO, n’a pas encore vu diminuer le nombre de féminicides, de disparitions, d’assassinats et de crimes liés au narcotrafic : cela, bien sûr, ne saurait se résoudre en quelques mois — mais le déploiement de milliers d’hommes de la Garde nationale paraît d’abord répondre à des intérêts stratégiques plus qu’à la volonté de mettre un terme au crime organisé. Et, « [p]lus qu’une stratégie sécuritaire, cela ressemble à une stratégie guerrière », notait un appel national et international paru au mois de juin 2019 et signé, notamment, par Noam Chomsky et Arundhati Roy. Il faut dire que l’essentiel des forces militaires se sont déployées en territoire indigène, notamment à la frontière sud, où l’armée, en plus d’installer de nouvelles casernes, s’est attachée à criminaliser et réprimer les migrants ainsi que les défenseurs des droits humains, répondant ainsi aux injonctions de Donald Trump. « C’est la dernière folie de la militarisation de la sécurité publique au Mexique : déployer une force essentiellement militaire non pas contre des groupes de criminels mais contre de simples familles qui fuient ces mêmes groupes », s’est à ce titre inquiété le directeur de la division Amériques de Human Rights Watch.
Défendre la terre
C’est dans ce contexte que « les zapatistes (ré)apparaissent », selon les mots du sous-commandant Galeano (anciennement Marcos). Un « lever de rideau » en trois textes de sa plume, tous parus ce même mois d’août2. Dans l’un d’eux, il lance : « Envahis par des mégaprojets tous plus stupides les uns que les autres, des peuples humiliés par les aumônes qui sont les mêmes qu’avant, mais sous d’autres noms, et des exigences identiques : baisse la tête, obéis, à genoux, humilie-toi, rends-toi, disparais. Et l’arme du sicaire progressiste
qui assassine Samir Flores, pensant qu’en le tuant, il tuait sa cause. […] L’intelligence ne meurt pas, elle ne se rend pas. Parfois elle se cache et attend le moment de devenir un bouclier et une arme. Dans les villages zapatistes, dans les montagnes du sud-est mexicain, à l’intelligence qui devient connaissance on donne aussi le nom de dignité
. »
« L’intelligence ne meurt pas, elle ne se rend pas. Parfois elle se cache et attend le moment de devenir un bouclier et une arme. »
Une fois promulgué ce retour en force contre « le suprême gouvernement », c’est au sous-commandant Moisés de rendre compte publiquement des dernières décisions prises par les communautés. Intitulé « Y rompimos el cerco » (« Et nous avons rompu l’encerclement »), son communiqué décrète la création des Centres de résistance autonomes et rebelles zapatistes (CRAREZ) ainsi que de nouveaux caracoles3. Les 11 nouveaux centres viennent s’ajouter aux 5 caracoles et aux 27 municipalités autonomes (MAREZ) déjà implantés au Chiapas, élevant leur nombre à 43 — comme les 43 étudiants de l’École normale rurale d’Ayotzinapa enlevés et portés disparus depuis septembre 2014. Cette déclaration historique, explique Moisés, est « le résultat d’un long processus de réflexion et de recherche », fruit de « milliers d’assemblées communautaires zapatistes » qui, « en défiant le mépris du puissant qui [les] traite d’ignorants et d’imbéciles, [ont] utilisé l’intelligence, la connaissance et l’imagination ».
Moisés poursuit : « Mais dans le monde entier, dans ses recoins les plus oubliés et méprisés, il y a des êtres humains qui résistent pour ne pas être dévorés par la machine et qui ne se rendent pas, ne se vendent pas et n’abandonnent pas. […] Même s[i le Grand Chef et ses contremaîtres] se cachent derrière leurs murs, leurs frontières, leurs rideaux de fer, leurs armées et leurs polices, leurs lois et leurs décrets, tôt ou tard, cette rébellion viendra leur demander des comptes. Et il n’y aura ni pardon ni oubli. Nous savions et nous savons que notre liberté ne sera l’œuvre que de nous-mêmes, les peuples originaires. » Avant d’énoncer les raisons de la « croissance exponentielle » du zapatisme — au nombre de deux. Premièrement : le travail politique et organisationnel opéré par les bases d’appui, et particulièrement par celui des femmes (qui « vont de l’avant […] pour nous montrer le chemin afin qu’on ne se perde pas, mais qui, en plus, sont à nos côtés pour qu’on ne dévie pas, et sur nos arrières pour qu’on ne prenne pas de retard ») et des jeunes (qui « sans abandonner leurs goûts et leur désirs, ont appris des sciences et des arts »). Deuxièmement : la « quatrième transformation » revendiquée par AMLO (après l’indépendance de 1810, la réforme des années 1857–1861 et la révolution de 1910) et ses tentatives de rallier à lui, par des aides sociales, les communautés indigènes. Une tactique perdante pour le pouvoir, se félicite Moisés : « Celui qui pensait qu’avec sa politique de contre-insurrection faite d’aumônes, il diviserait le zapatisme et achèterait la loyauté des non-zapatistes, en favorisant la confrontation et le découragement, a donné les arguments qui manquaient pour convaincre ces frères et sœurs que ce qui est important c’est de défendre la terre et la nature. »
Construire un Réseau en bas à gauche
Nouveaux centres, nouveaux caracoles. Mais le porte-parole de l’Armée zapatiste de libération nationale invite également la Sexta4, le CNI, les réseaux militants et les « personnes honnêtes » à venir, aux côtés des zapatistes, « participer à la construction des CRAREZ, que ce soit en fournissant des matériaux et un soutien économique, que ce soit en martelant, en coupant, en chargeant, en orientant et en passant du temps avec [eux] ». Un prochain texte ne manquera pas d’indiquer « quand et où s’inscrire pour participer ». C’est à la mise en place d’un « Réseau international de résistance et de rébellion » qu’il enjoint, en somme, « basé sur l’indépendance et l’autonomie de ceux qui le forment, renonçant explicitement à l’hégémonie et à l’homogénéité, où la solidarité et le soutien mutuels soient inconditionnels, où l’on partage les expériences bonnes et mauvaises de la lutte de chacun, et où l’on travaille dans la diffusion des histoires d’en bas à gauche ». Pour ce faire, les zapatistes « ne [feront] pas de grandes réunions » mais annoncent des réunions bilatérales avec les groupes, collectifs et organisations en lutte nationales et internationales. Enfin, les personnes LGBTI (« otroas ») sont conviées à se rencontrer au Chiapas et celles et ceux « qui font de l’art, de la science et de la pensée critique leur vocation et leur vie » invités à se joindre au mouvement à l’occasion de futurs festivals et rencontres.
Le porte-parole zapatiste de conclure : « Pour qu’on nous regarde, nous nous sommes couverts le visage ; pour qu’on nous nomme, nous avons nié notre nom ; nous avons parié le présent pour avoir un futur, et, pour vivre, nous sommes morts. […] Nous sommes une de ces nombreuses masses qui abattront les murs, un de ces nombreux vents qui balayeront la terre, et une de ces nombreuses graines desquelles naîtront d’autres mondes. » Tout reste donc à faire.
- Qui ne sont en réalité qu’un seul et même projet visant à transformer le sud du Mexique en un corridor capable de rivaliser avec le canal de Panama.[↩]
- « Ouverture : la réalité comme ennemie », « Adagio-Allegro Molto en mi mineur : une réalité possible (extrait du carnet de notes du Chat-Chien) » et « Sonate pour violon en sol mineur : ARGENT », respectivement publiés les 11, 13 et 15 août 2019.[↩]
- Centres politico-culturels des différentes zones zapatistes où siègent les Conseils de bon gouvernement.[↩]
- La Sexta nationale et internationale rassemble les adhérents à la Sixième déclaration de la Selva Lacandona, prononcée en 2005.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « 25 ans plus tard : le zapatisme poursuit sa lutte », Julia Arnaud, mai 2019
☰ Lire « Fonder des territoires — par Raoul Vaneigem », mai 2019
☰ Lire notre abécédaire du sous-commandant Marcos, mai 2017
☰ Lire « Ne vous sentez pas seuls et isolés — par le sous-commandant Marcos », avril 2015
☰ Lire notre entretien avec Guillaume Goutte : « Que deviennent les zapatistes, loin des grands médias ? », novembre 2014