Le blanquisme a fait son temps, c’est certain. Plus personne n’aspire à la prise du pouvoir central par une poignée de révolutionnaires en armes ni à la mainmise de Paris sur le processus révolutionnaire. Entendons que Jaurès ait pu parler d’« une hypothèse attardée qui ne répond plus au mouvement rapide des esprits ». Mais derrière le blanquisme, reste Auguste Blanqui. La figure ne peut qu’impressionner — trente ans derrière les barreaux (la moitié de sa vie) et Thiers qui, en pleine Commune de Paris, refuse de l’échanger contre un gros paquet d’otages au motif qu’il deviendrait la tête qui manque au soulèvement. Et puis, à lire son œuvre écrite, il y a, çà et là, encore matière à réchauffer l’esprit. Celui qu’on a pu rattacher à « un courant souterrain, hérétique, marginalisé et refoulé« du socialisme français a eu un pied dans le communisme et l’autre dans l’anarchisme. Républicain si la République était l’autre nom de l’égalité, Blanqui, prolétaire autoproclamé et athée implacable, critique du progressisme et « écologiste » avant l’heure, a disparu en 1881. La foule est venue en nombre à ses funérailles ; une femme s’est avancée pour lui rendre hommage — une certaine Louise Michel. Une porte d’entrée en 26 lettres.
Asservir : « La liberté qui plaide contre le communisme, nous la connaissons, c’est la liberté d’asservir, la liberté d’exploiter à merci, la liberté des grandes existences, comme dit Renan, avec les multitudes pour marchepied. Cette liberté-là, le peuple l’appelle oppression et crime. » (« Le communisme, avenir de la société » [1869-1870], La Critique sociale, Alcan, 1885)
But : « L’extension des droits politiques, la réforme électorale, le suffrage universel peuvent être d’excellentes choses, mais comme moyens seulement, non comme but ; ce qui est notre but à nous, c’est la répartition égale des charges et des bénéfices de la société ; c’est l’établissement complet du règne de l’égalité. Sans cette réorganisation radicale, toutes les modifications de forme et dans le gouvernement ne seraient que mensonges, toutes les révolutions que comédie jouée au profit de quelque ambitieux. » (« Propagande Démocratique », Imprimerie de L. E. Herhran, 1835)
Chrysalide : « Les révolutions elles-mêmes, avec leurs apparences si brusques, ne sont que la délivrance d’une chrysalide. Elles avaient grandi lentement sous l’enveloppe rompue. » (« L’usure » [1869-1870], Textes choisis, Éditions Sociales, 1971)
Drapeau rouge : « Le peuple a arboré les couleurs rouges sur les barricades de 48, comme il les avait arborées sur celles de juin 1832, d’avril 1834, de mai 1839. […] On dit que c’est un drapeau de sang. Il n’est rouge que du sang des martyrs qui l’ont fait étendard de la République. Sa chute est un outrage au peuple, une profanation de ses morts. […] Ouvriers ! c’est votre drapeau qui tombe. Écoutez bien ! » (« Pour le drapeau rouge », 26 février 1848)
Évangile : « Il y a eu jusqu’ici trois intérêts en France, celui de la classe dite très élevée, celui de la classe moyenne ou bourgeoise, enfin celui du peuple. Je place le peuple en dernier parce qu’il a toujours été le dernier et que je compte sur une prochaine application de la maxime de l’Évangile : les derniers seront les premiers. » (Discours prononcé à la séance du 2 février 1832 de la Société des Amis du Peuple)
Forêts : « Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit sans pitié tout ce qu’elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. La baleine va s’éteindre, anéantie par une poursuite aveugle. Les forêts de quinquina tombent l’une après l’autre. La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l’avenir ait la fièvre. Les gisements de houille sont gaspillés avec une incurie sauvage. » (« L’usure » [1869-1870], Textes Choisis, Éditions Sociales, 1971)
Générale : « N’est-ce point folie d’ailleurs de s’imaginer que par une simple culbute, la société va retomber sur ses pieds, reconstruire à neuf ? […] Loin de s’imposer par décret, le communisme doit attendre son avènement des libres résolutions du pays, et ces résolutions ne peuvent sortir que de la diffusion générale des lumières. Les ténèbres ne se dissipent pas en vingt-quatre heures. De tous nos ennemis, c’est le plus tenace. » (« Le communisme, avenir de la société » [1869-1870], La Critique sociale, Alcan, 1885)
Humanité : « Je ne suis pas de ceux qui prétendent que le progrès va de soi, que l’humanité ne peut pas reculer. […] Non, il n’y a pas de fatalité, autrement l’histoire de l’humanité, qui s’écrit heure par heure, serait tout écrite d’avance. » (Cité dans G. Geffroy, L’Enfermé, II, Éditions Crès, 1926)
Idées : « Le socialisme est l’étincelle électrique qui parcourt et secoue les populations. Elles ne s’agitent, ne s’enflamment qu’au souffle brûlant de ces doctrines, aujourd’hui l’effroi des intrigants et bientôt, je l’espère, le tombeau de l’égoïsme. Les chefs d’école tant maudits sont en définitive les premiers révolutionnaires, comme propagateurs de ces idées puissantes qui ont le privilège de passionner le peuple et de le jeter dans les tempêtes. Ne vous y trompez pas, le socialisme, c’est la révolution. Elle n’est que là. Supprimez le socialisme, la flamme populaire s’éteint, le silence et les ténèbres se font sur toute l’Europe. » (Lettre à Maillard, Belle-Île, 6 juin 1852)
Jour : « La pensée proclame au dessus de tous les droits de la faiblesse, parce que la pensée est le lien commun de tous les hommes. C’est par elle [qu’]ils communiquent, par elle [qu’]ils ne font qu’un seul être. Par elle s’établit la solidarité universelle. Par elle, l’intérêt d’un seul devient l’intérêt de tous, et cet intérêt de tous se résume dans l’intérêt du plus faible. Qui est jamais sur de n’être pas le plus faible, et si le faible est sacrifié, où s’arrêtera le sacrifice ? Qui peut se flatter de n’y être pas enveloppé ? Le jour où par la communication universelle de la pensée, toute l’espèce humaine ressentira électriquement les griefs du plus humble de ses membres, ce jour-là sera proclamée la souveraineté absolue de la faiblesse et l’enfant qui nait sera roi, parce qu’il est l’être faible par excellence. » (« La matière a la force. Rôle contraire de la pensée. Solidarité par l’abaissement de la force », 1868-69)
Kaléidoscope : « Il est plus changeant et plus fugace que le kaléidoscope, ce Capital-Vice-Roi ! Quelle science de prestidigitation dans ses titres ! Il est d’abord travail accumulé, nom vénérable qui en fait la personnification, le fils des labeurs de la multitude. Puis, le voici instrument de travail, père adoré, créateur infatigable des œuvres du genre humain. Il est le Père, il est le Fils ! N’est-il pas également le Saint-Esprit qui s’incarne en chacun de nous et y infuse Dieu ? […] C’est le Dieu panthéiste, ce capital-Protée. Il n’est pas seulement toute personne, il est encore toute chose. Champs, prés et bois, maisons, chemins et ponts, marchandises, denrées de toute nature, meubles et immeubles, toujours capital, travail accumulé. » (« Capital et travail », « Fragments philosophiques et politiques (1840-1870) », Philippe Le Goff et Peter Hallward, 2016)
Lois : « Les organes ministériels répètent avec complaisance qu’il y a des voies ouvertes aux doléances des prolétaires, que les lois leur présentent des moyens réguliers d’obtenir place pour leurs intérêts. C’est une dérision. […] Le peuple n’écrit pas dans les journaux ; il n’envoie pas de pétition aux chambres : ce serait temps perdu. Bien plus, toutes les voix qui ont un retentissement dans la sphère politique, les voix des salons, celles des boutiques, des cafés, en un mot de tous les lieux où se forme ce qu’on appelle l’opinion publique, ces voix sont celles des privilégiés ; pas une n’appartient au peuple ; il est muet ; il végète éloigné de ces hautes régions où se règlent ses destinées. Lorsque, par hasard, la tribune ou la presse laissent échapper quelques paroles de pitié sur sa misère, on se hâte de leur imposer silence au nom de la sûreté publique, qui défend de toucher à ces questions brûlantes, ou bien on crie à l’anarchie. » (« Défense du citoyen Louis-Auguste Blanqui devant la Cour d’Assises », 12 janvier 1832)
Montagne : « La vie militante de la Montagne [aile « gauche » parlementaire durant la Révolution française, ndlr] a été courte et s’est terminée, comme celle du Christ, sur le Golgotha. Mais ses actes sont un éclatant commentaire de ses paroles et donnent le sens véritable des enseignements qu’elle a répandus sur le monde. À l’instar de Jésus, le consolateur des pauvres, l’ennemi des puissants, elle a aimé ceux qui souffrent et haï ceux qui font souffrir. » (« À la Montagne de 93. Aux socialistes purs, ses véritables héritiers ! », 3 décembre 1848)
Nuance : « Proudhoniens et communistes sont également ridicules dans leurs diatribes réciproques, et ils ne comprennent pas l’utilité immense de la diversité dans les doctrines. Chaque nuance, chaque école a sa mission à remplir, sa partie à jouer dans le grand drame révolutionnaire, et si cette multiplicité des systèmes vous semblait funeste, vous méconnaîtriez la plus irrécusable des vérités : La lumière ne jaillit que de la discussion.
» (Lettre à Maillard, Belle-Île, 6 juin 1852)
Oisifs : « Prenons donc l’hypothèse inverse, plus réalisable. Un beau matin, les oisifs [les riches, ndlr] […] évacuent le sol de France, qui reste aux mains laborieuses. Jour de bonheur et de triomphe ! Quel immense soulagement pour tant de millions de poitrines, débarrassées du poids qui les écrase ! Comme cette multitude respire à plein poumon ! Citoyens, entonnez en chœur le cantique de la délivrance ! Axiome : la nation s’appauvrit de la perte d’un travailleur ; elle s’enrichit de celle d’un oisif. La mort d’un riche est un bienfait. » (« Qui fait la soupe doit la manger » [1834], Textes choisis, Éditions Sociales, 1971)
Proscrit : « S’ils nous escamotent aujourd’hui notre titre de socialistes, hier les autres nous avaient arraché notre titre de républicains. Oui, ce beau nom de républicains, proscrit et bafoué jadis par la contre-révolution, elle nous l’a impudemment volé comme, avec la même audace, notre sublime devise : Liberté, Égalité, Fraternité, si longtemps outragée par elle et couverte de boue comme un symbole de sang et de mort. » (« À la Montagne de 93. Aux socialistes purs, ses véritables héritiers ! », 3 décembre 1848)
Question : « La loi de Darwin, struggle for life. Barbarie de loi du plus fort dans cette lutte pour l’existence, loi qui sacrifierait le faible au fort. La nature a posé la question pour toutes les espèces. Chacun la résout à sa manière par la lutte individuelle sans pitié chez les brutes, par la solidarité croissante chez l’homme. » ([1869] « Fragments philosophiques et politiques (1840-1870) », Philippe Le Goff et Peter Hallward, 2016)
République : « Si en effet, nous nous disons républicains, c’est que nous espérons de la république une refonte sociale que la France réclame impérieusement et qui est dans sa destinée. Si la république devait tromper cette espérance, nous cesserions d’être républicains ; car, à nos yeux, une forme de gouvernement n’est point un but mais un moyen, et nous ne désirons une réforme politique que comme acheminement à une réforme sociale. » (« Notre drapeau, c’est l’égalité », Le Libérateur, n° 1, 2 février 1834)
Supériorité : « L’homme a beaucoup moins qu’il ne la pense la supériorité morale sur les animaux. Le spiritualisme va jusqu’à les considérer comme des choses. » (« Question de la conscience », 1868)
Travailleurs : « La France hérissée de travailleurs en armes, c’est l’avènement du socialisme. En présence des prolétaires armés, obstacles, résistances, impossibilités, tout disparaîtra. Mais, pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d’arbres de la liberté, par des phrases sonores d’avocat, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille, de la misère toujours. Que le peuple choisisse ! » (« Avis au peuple (le toast de Londres », 25 février 1851)
Utopie : « Le communisme, qui est la révolution même, doit se garder des allures de l’utopie et ne se séparer jamais de la politique. » (« Le communisme, avenir de la société » [1869-1870], La Critique sociale, Alcan, 1885)
Voix : « Je suis un de ces voyageurs ; ils s’appelaient hier des révolutionnaires, aujourd’hui des socialistes. Devant leur marche infatigable la distance s’efface, l’horizon soulève peu à peu son voile et découpe la silhouette de la terre promise. Nous avançons. Quelle magnifique perspective après février [1848] ! et sitôt évanouie ! La route se montrait au loin si belle et si large, et l’ineptie nous a précipités dans d’horribles fondrières. Ma voix a essayé de s’élever contre les perfides ; ils l’ont étouffée sous la calomnie. » (« Les Accusés du 15 mai 1848 devant la Haute Cour de Bourges — Compte rendu exact de toutes les séances avec les incidents — Audience d’Auguste Blanqui », 31 mars 1849)
Waterloo : « En 1814 et 1815, la classe bourgeoise fatiguée de Napoléon, non pas à cause du despotisme (elle se soucie peu de la liberté qui ne vaut pas à ses yeux une livre de bonne cannelle ou un billet bien endossé), mais parce que, le sang du peuple épuisé, la guerre commençait à lui prendre ses enfants, et surtout parce qu’elle nuisait à sa tranquillité et empêchait le commerce d’aller, la classe bourgeoise, donc, reçut les soldats étrangers en libérateurs, et les Bourbons comme les envoyés de Dieu. Ce fut elle qui ouvrit les portes de Paris, qui traita de brigands les soldats de Waterloo, qui encouragea les sanglantes réactions de 1815 ! » (Discours prononcé à la séance du 2 février 1832 de la Société des Amis du Peuple)
XVe siècle : « Les armées permanentes, ce fléau de l’Europe moderne, funeste au monde entier, ne datent que de Charles VII, vers le milieu du XVe siècle. Nées de la guerre de Cent ans entre la France et l’Angleterre, elles ont paru d’abord un bienfait par la suppression du brigandage féodal, bienfait trop cher, qui guérissait d’une fièvre éphémère — l’anarchie — par une maladie organique — le despotisme. Les luttes d’ambition, facilitées en Europe par l’institution nouvelle, l’ont développée de siècle en siècle. Elle atteint aujourd’hui les proportions d’une calamité. » (« L’Armée esclave et opprimée », 31 octobre 1880, « Fragments philosophiques et politiques (1840-1870) », Philippe Le Goff et Peter Hallward, 2016)
Yeux : « La parole écrite n’agit que sur la pensée, dans le silence complet, presque dans l’anéantissement de l’homme matériel. Les yeux mêmes, ces transmetteurs de l’idée écrite, sont presqu’annulés comme sens, et deviennent presqu’étrangers à l’œuvre accomplie. L’orateur enfièvre un instant deux mille personnes. L’écrivain instruit et transforme l’humanité. (« La parole et le livre », 1868, « Fragments philosophiques et politiques (1840-1870) », Philippe Le Goff et Peter Hallward, 2016)
Zénith : « Alors, peu importe que le manant mange de l’herbe, que son sang rougisse les chemins, que sa hutte soit devenue la tanière des loups ! Vous avez le grand siècle, le grand Roi : c’est le zénith humain. Mais cette plèbe, tout à l’heure humble et muette, vient-elle à sortir de sa torpeur, à menacer dans leur domination, dans leurs revenus, ses nobles oppresseurs, à demander des raisons et des comptes au nom de l’égalité ? » (« Introduction » (non signée), Gustave Tridon, Les Hébertistes, 1871)
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entretiens ou correspondance des auteur·es.
Photographie de bannière : Paris, rue Champlain, 1877-1878 | Charles Maville
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