« Chaque fois que la liberté et la dignité de l’homme sont en question, nous sommes tous concernés, Blancs, Noirs ou jaunes1 », avait assuré le natif de Fort-de-France afin d’expliciter son engagement, en 1943, au sein de l’Armée française de libération. Mais le jeune soldat — gravement blessé à la poitrine par un éclat d’obus — ne tarda pas à confier sa désillusion : le racisme perdurait dans les rangs républicains. Le psychiatre qu’il devint rallia une décennie plus tard la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, allant jusqu’à se présenter comme l’un de ses citoyens et espérer y être mis en terre — il le fut, au début des années 1960, trois de ses ouvrages à ses côtés. L’auteur des désormais classiques Les Damnés de la terre et Peau noire, masques blancs estimait que les analyses marxistes devaient être « légèrement distendues » dès lors qu’il était question de penser le colonialisme. Une porte d’entrée en 26 lettres.
Antisémitisme : « L’antisémitisme me touche en pleine chair, je m’émeus, une contestation effroyable m’anémie, on me refuse la possibilité d’être un homme. Je ne puis me désolidariser du sort réservé à mon frère. Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, chacune de mes lâchetés, manifeste l’homme. » (Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952)
Bourgeoisie nationale : « Au sein de cette bourgeoisie nationale on ne trouve ni industriels ni financiers. La bourgeoisie nationale des pays sous-développés n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est toute entière canalisée vers des activités de type intermédiaire. Être dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. La bourgeoisie nationale a une psychologie d’hommes d’affaires, non de capitaines d’industrie. » (Les Damnés de la terre, Maspero, 1961)
Colonialisme : « Redisons-le, tout groupe colonialiste est raciste. » (« Racisme et Culture », Présence Africaine, juin-novembre 1956)
Déshumanisation : « Ainsi dans une première phase l’occupant installe sa domination, affirme massivement sa supériorité. Le groupe social asservi militairement et économiquement est déshumanisé selon une méthode polydimensionnelle. » (« Racisme et Culture », Présence Africaine, juin-novembre 1956)
Europe : « Il s’agit pour le tiers-monde de recommencer une histoire de l’homme qui tienne compte à la fois des thèses quelquefois prodigieuses soutenues par l’Europe mais aussi des crimes de l’Europe dont le plus odieux aura été, au sein de l’homme, l’écartèlement pathologique de ses fonctions et l’émiettement de son unité, dans le cadre d’une collectivité, la brisure, la stratification, les tensions sanglantes alimentées par des classes, enfin, à l’échelle immense de l’humanité, les haines raciales, l’esclavage, l’exploitation et surtout le génocide exsangue que constitue la mise à l’écart d’un milliard et demi d’hommes. » (Les Damnés de la terre, Maspero, 1961)
F.L.N. : « Le F.L.N. s’adresse à la gauche française, aux démocrates français et leur demande d’encourager toute grève entreprise par le peuple français contre l’élévation du coût de la vie, les nouveaux impôts, la restriction des libertés démocratiques en France, conséquences directes de la guerre d’Algérie. » (« Les Intellectuels et les démocrates français devant la révolution algérienne », El Moudjahid, décembre 1957)
Génies : « Les rapports nouveaux, ce n’est pas le remplacement d’une barbarie par une autre barbarie, d’un écrasement de l’homme par un autre écrasement de l’homme. Ce que nous, Algériens, voulons, c’est découvrir l’homme derrière le colonisateur ; cet homme, à la fois ordonnateur et victime d’un système qui l’avait étouffé et réduit au silence. Quant à nous, nous avons depuis de longs mois réhabilité l’homme colonisé algérien. Nous avons arraché l’homme algérien à l’oppression séculaire et implacable. Nous nous sommes mis debout et nous avançons maintenant. Qui peut nous réinstaller dans la servitude ? Nous voulons une Algérie ouverte à tous, propice à tous les génies. Cela, nous le voulons et nous le ferons. » (L’An V de la révolution algérienne, Maspero, 1959)
Histoire : « Le colon fait l’Histoire et sait qu’il la fait. Et parce qu’il se réfère constamment à l’histoire de sa métropole, il indique en clair qu’il est ici le prolongement de cette métropole. L’histoire qu’il écrit n’est donc pas l’histoire du pays qu’il dépouille mais l’histoire de sa nation en ce qu’elle écume, viole et affame. » (Les Damnés de la terre, Maspero, 1961)
Invention : « Seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé. Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. […] Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui se cherchent. Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence. Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement. » (Peau noire masques blancs, Seuil, 1952)
Journée : « Il suffit, pour comprendre cette sensitivité
, simplement d’étudier, d’apprécier le nombre et la profondeur des blessures faites à un colonisé pendant une seule journée passée au sein du régime colonial. Il faut se souvenir en tout cas qu’un peuple colonisé n’est pas seulement un peuple dominé. Sous l’occupation allemande, les Français étaient demeurés des hommes. » (Les Damnés de la terre, Maspero, 1961)
Kenya : « Dans les colonies de peuplement du type Kenya, Algérie, Afrique du Sud, l’unanimité s’est faite : seule la lutte armée provoquera la défaite de la nation occupante. » (« Accra : l’Afrique affirme son unité et définit sa stratégie », El Moudjahid, décembre 1958)
Libération : « La véritable libération n’est pas cette pseudo-indépendance où les ministres à responsabilité limitée voisinent avec l’économie dominée par le pacte colonial. La libération est la mise à mort du système colonial, depuis la prééminence de la langue de l’oppresseur et la départementalisation
, jusqu’à l’union douanière qui maintient en réalité l’ancien colonisé dans les mailles de la culture, de la mode, et des images du colonialiste. » (« Décolonisation et indépendance », El Moudjahid, avril 1958)
Momification : « La mise en place du régime colonial n’entraîne pas pour autant la mort de la culture autochtone. Il ressort au contraire de l’observation historique que le but recherché est davantage une agonie continuée qu’une disparition totale de la culture pré-éxistante. Cette culture, autrefois vivante et ouverte sur l’avenir, se ferme, figée dans le statut colonial, prise dans le carcan de l’oppression. À la fois présente et momifiée elle atteste contre ses membres. Elle les définit en effet sans appel. La momification culturelle entraîne une momification de la pensée individuelle. L’apathie si universellement signalée des peuples coloniaux n’est que la conséquence logique de cette opération. » (« Racisme et Culture », Présence Africaine, juin-novembre 1956)
Négociations : « Dans les négociations sur l’indépendance, il était d’abord question des intérêts économiques : banques, zone monétaire, permis de recherches, concessions d’exploitation, inviolabilité des propriétés volées aux paysans lors de la conquête, etc. D’œuvre civilisatrice, évangélique ou culturelle, il ne fut plus question. » (« Vérités premières à propos du problème colonial », El Moudjahid, juillet 1958)
Opération magique : « Depuis quatre ans nous ne cessons de répéter à ceux qui siègent dans les Assemblées françaises que le colonialisme français ne fera l’objet d’aucune opération magique et qu’il est vain d’en espérer une progressive disparition. » (« Lettre à la jeunesse Africaine », El Moudjahid, mai 1958)
Peuple noir : « Il y a autant de différence entre un Antillais et un Dakarien qu’entre un Brésilien et un Madrilène. Ce qu’on cherche en englobant tous les nègres sous le terme peuple noir
c’est à leur enlever toute possibilité d’expression individuelle. Ce qu’on cherche ainsi, c’est à les mettre dans l’obligation de répondre à l’idée qu’on se fait d’eux. » (« Antillais et Africains », Esprit, février 1955)
Qui-vive : « Le colonisé est toujours sur le qui-vive car, déchiffrant difficilement les multiples signes du monde colonial, il ne sait jamais s’il a franchi ou non la limite. » (Les Damnés de la terre, Maspero, 1961)
Racisme : « Le racisme vulgaire dans sa forme biologique correspond à la période d’exploitation brutale des bras et des jambes de l’homme. La perfection des moyens de production provoque fatalement le camouflage des techniques d’exploitation de l’homme, donc des formes du racisme. » (« Racisme et Culture », Présence Africaine, juin-novembre 1956)
Syndrome : « Syndrome nord-africain. Aujourd’hui, le Nord-Africain qui se présente à une consultation supporte le poids mort de tous ses compatriotes. Tous ceux qui n’avaient que des symptômes, tous ceux à propos de qui l’on disait : Rien à se mettre sous la dent.
(Entendez : pas de lésion.) Mais le malade qui est là, en face de moi, ce corps que je suis forcé de supposer balayé par une conscience, ce corps qui n’est plus tout à fait corps ou du moins qui est doublement corps puisque ahuri d’épouvante — ce corps qui me demande de l’écouter sans toutefois m’y attarder —, provoquera en moi une révolte. » (« Le syndrome nord africain
», Esprit, février 1952)
Torture : « La torture en Algérie n’est pas un accident, ou une erreur, ou une faute. Le colonialisme ne se comprend pas sans la possibilité de torturer, de violer ou de massacrer. La torture est une modalité des relations occupant-occupé. » (« L’Algérie face aux tortionnaires français », El Moudjahid, septembre 1957)
Unité : « L’Unité africaine est un principe à partir duquel on se propose de réaliser les États-Unis d’Afrique sans passer par la phase nationale chauvine bourgeoise avec son cortège de guerres et de deuils. » (« Cette Afrique à venir », Pour la Révolution africaine, Maspero, 1969)
Voix : « Je veux ma voix brutale, je ne la veux pas belle, je ne la veux pas pure, je ne la veux pas de toute dimension. Je la veux de part en part déchirée, je ne veux pas qu’elle s’amuse car enfin, je parle de l’homme et de son refus, de la quotidienne pourriture de l’homme, de son épouvantable démission. » (« Lettre à un français » [1956], Pour la Révolution africaine, Maspero, 1969)
Wright : « Cet homme objet, sans moyens d’exister, sans raison d’être, est brisé au plus profond de sa substance. Le désir de vivre, de continuer, se fait de plus en plus indécis, de plus en plus fantomatique. C’est à ce stade qu’apparaît le fameux complexe de culpabilité. Wright dans ses premiers romans en donne une description très détaillée. » (« Racisme et Culture », Présence Africaine, juin-novembre 1956)
XIXe siècle : « Aussi, face à la puissance extraordinaire des planteurs blancs, l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle se révéla-t-elle inefficace à provoquer l’amélioration réelle de la situation des travailleurs noirs. Ceux-ci durent rester ouvriers agricoles sur les plantations et, encore aujourd’hui, leurs misérables cases voisinent la luxueuse maison du planteur. » (« Aux Antilles, naissance d’une nation ? », El Moudjahid, janvier 1958)
Youssef : « Avec [le bombardement de] Sakiet Sidi Youssef le peuple tunisien s’est convaincu que non seulement les français entendent le punir
de sa solidarité avec le peuple algérien mais encore espèrent prendre prétexte de cette solidarité pour reconquérir la Tunisie, prouvant ainsi, une fois pour toutes, que le Maghreb est un et qu’il doit être dominé par l’impérialisme français. » (« Le sang maghrébin ne coulera pas en vain », El Moudjahid, février 1958)
Zone : « Une conférence de Berlin avait pu répartir l’Afrique déchiquetée entre trois ou quatre pavillons. Actuellement, ce qui est important, ce n’est pas que telle région africaine soit terre de souveraineté française ou belge : ce qui importe, c’est que les zones économiques soient protégées. » (Les Damnés de la terre, Maspero, 1961)
Photographie de bannière : Marc Garanger
- Cité par Alice Cherki dans Frantz Fanon, portrait, Seuil, 2011.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre abécédaire d’Annie Ernaux, décembre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Daniel Guérin, novembre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Toni Morrison, octobre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Simone Weil, septembre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Murray Bookchin, septembre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Pier Paolo Pasolini, avril 2018