Suivre son temps ou, momentanément, s’en détacher : la pensée de Jacques Rancière opère depuis cinquante ans un va-et-vient entre ces deux modalités de la critique. Né à Alger en 1940, élève de Louis Althusser auquel il opposera ensuite une critique sévère, militant au sein de l’Union des étudiants communistes, il a enseigné à l’université de Vincennes aux côtés de Michel Foucault ou d’Alain Badiou dans les années 1970. Là, il se lance dans l’exploration des archives ouvrières et rencontre les poètes qui irriguent La Nuit des prolétaires. Esthétique et politique : les deux bornes de son œuvre se croisent alors une première fois et ne se quitteront plus. Ses Chroniques des temps consensuels l’ont installé en observateur rigoureux du tournant néolibéral, position qu’il n’a cessé d’occuper jusqu’à aujourd’hui, voyant dans l’actuel président « un type qui ne représente, finalement et littéralement, rien en dehors de la logique du capital ». « Les mots ont une histoire et je tiens à m’y reporter » nous a un jour expliqué le philosophe. Comment rendre compte, avec quelques-uns d’entre eux, de cette réflexion jamais interrompue sur l’époque dans laquelle nous vivons ? Une tentative en 26 entrées.
Art : « Les arts fonctionnent toujours en définissant des formes d’expérience décalées ; ce ne sont donc pas des œuvres particulières qui définissent des capacités de subjectivation politique. Celles-ci se nourrissent de la constitution de nouvelles expériences du sensible, de la reconfiguration du temps, de l’espace, du je, du nous… qui circulent à travers les arts, sans jamais pouvoir s’identifier au message d’un art militant, dont l’efficacité suppose, le plus souvent, une adhésion préalable aux messages transmis. » (« Politique et esthétique », entretien avec Jean-Marc Lachaud, Actuel Marx, 2006)
But : « Une révolution est un processus autonome de reconfiguration du visible, du pensable et du possible, et non l’accomplissement d’un mouvement historique conduit par un parti politique à son but. » (« Mai 68 revu et corrigé », Moments politiques. Interventions 1997–2009, La Fabrique, 2009)
Capitalisme : « Le capitalisme n’est pas une forteresse dans laquelle nous nous trouverions, il n’est pas simplement une force qu’on subit, il est un milieu dans lequel nous vivons : un milieu qui détermine le type normal des choses auxquelles nous avons affaire, des actes et des comportements par lesquels nous nous rapportons à elles, des relations dans lesquelles nous entrons les uns avec les autres. [D]ans ce milieu enveloppant on essaie de creuser des trous, de les aménager et de les élargir plutôt que d’assembler des armées pour la bataille. » (En quel temps vivons-nous ?, La Fabrique, 2017)
Dissensus : « Ce que dissensus veut dire, c’est une organisation du sensible où il n’y a ni réalité cachée sous les apparences, ni régime unique de présentation et d’interprétation du donné imposant à tous son évidence. C’est que toute situation est susceptible d’être fendue en son intérieur, reconfigurée sous un autre régime de perception et de signification. Reconfigurer le paysage du perceptible et du pensable, c’est modifier le territoire du possible et la distribution des capacités et des incapacités. [C]’est en quoi consiste un processus de subjectivation politique : dans l’action de capacités non comptées qui viennent fendre l’unité du donné et l’évidence du visible pour dessiner une nouvelle topographie du possible. » (Le Spectateur émancipé, la Fabrique, 2008)
État : « La démocratie n’est pas une forme d’État. Elle est toujours en deçà et au-delà de ces formes. En deçà, comme le fondement égalitaire nécessaire et nécessairement oublié de l’État oligarchique. Au-delà, comme l’activité publique qui contrarie la tendance de tout État à accaparer la sphère commune et à la dépolitiser. Tout État est oligarchique. » (La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005)
Fondement : « Il est nécessaire d’insister sur la tâche politique permanente d’affirmation de la capacité des incompétents
. C’est le fondement même de la politique. » (« Politique et esthétique », entretien avec Jean-Marc Lachaud, Actuel Marx, 2006)
Gouverner : « L’histoire a connu deux grands titres à gouverner les hommes : l’un qui tient à la filiation humaine ou divine, soit la supériorité dans la naissance ; l’autre qui tient à l’organisation des activités productrices et reproductrices de la société, soit le pouvoir de la richesse. Les sociétés sont habituellement gouvernées par une combinaison de ces deux puissances auxquelles force et science portent, en des proportions diverses, leur renfort. » (La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005)
Haine : « La dénonciation de l’individualisme démocratique
est simplement la haine de l’égalité par laquelle une intelligentsia dominante se confirme qu’elle est bien l’élite qualifiée pour diriger l’aveugle troupeau. » (La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005)
Intelligence : « L’émancipation intellectuelle est la vérification de l’égalité des intelligences. Celle-ci ne signifie pas l’égale valeur de toutes les manifestations de l’intelligence mais l’égalité à soi de l’intelligence dans toutes ses manifestations. Il n’y a pas deux sortes d’intelligence séparées par un gouffre. L’animal humain apprend toutes choses comme il a d’abord appris la langue maternelle, comme il a appris à s’aventurer dans la forêt des choses et des signes qui l’entourent afin de prendre place parmi les humains : en observant et en comparant une chose avec une autre, un signe avec un fait, un signe avec un autre signe. » (Le Spectateur émancipé, la Fabrique, 2008)
Jacotot : « Il y a abrutissement là où une intelligence est subordonnée à une autre intelligence. L’homme — et l’enfant en particulier — peut avoir besoin d’un maître quand sa volonté n’est pas assez forte pour le mettre et le tenir sur sa voie. Mais cette sujétion est purement de volonté à volonté. Elle devient abrutissante quand elle lie une intelligence à une autre intelligence. Dans l’acte d’enseigner et d’apprendre il y a deux volontés et deux intelligences. On appellera abrutissement leur coïncidence. Dans la situation expérimentale créée par Jacotot, l’élève était lié à une volonté, celle de Jacotot, et à une intelligence, celle du livre, entièrement distinctes. On appellera émancipation la différence connue et maintenue des deux rapports, l’acte d’une intelligence qui n’obéit qu’à elle-même, lors même que la volonté obéit à une autre volonté. » (Le Maître ignorant, Fayard, 1987)
Kafka : « La littérature est une expérience de l’inhabiter. Écrire ne loge jamais en soi-même
, nous dit Kafka. » (Aux bords du politique, Osiris, 1990)
Lutter : « La pratique spontanée de tout gouvernement tend à rétrécir cette sphère publique, à en faire son affaire privée […]. La démocratie alors, bien loin d’être la forme de vie des individus voués à leur bonheur privé, est le processus de lutte contre cette privatisation, le processus d’élargissement de cette sphère. Élargir la sphère publique, cela ne veut pas dire, comme le prétend le discours dit libéral, demander l’empiétement croissant de l’État sur la société. Cela veut dire lutter contre la répartition du public et du privé qui assure la double domination de l’oligarchie dans l’État et dans la société. » (La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005)
Mésentente : « La mésentente n’est point la méconnaissance. Le concept de méconnaissance suppose que l’un ou l’autre des interlocuteurs ou les deux — par l’effet d’une simple ignorance, d’une dissimulation concertée ou d’une illusion constitutive — ne sachent pas ce qu’il dit ou ce que dit l’autre. Elle n’est pas non plus le malentendu reposant sur l’imprécision des mots. [L]es cas de mésentente sont ceux où la dispute sur ce que parler veut dire constitue la rationalité même de la situation de parole. Les interlocuteurs y entendent et n’y entendent pas la même chose dans les mêmes mots. » (La Mésentente, Galilée, 1995)
N’importe qui : « Parler du politique et non de la politique, c’est indiquer qu’on parle des principes de la loi, du pouvoir et de la communauté et non de la cuisine gouvernementale. La politique est la rencontre de deux processus hétérogènes. Le premier est celui du gouvernement. Il consiste à organiser le rassemblement des hommes en communauté et leur consentement et repose sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions. Je donnerai à ce processus le nom de police. Le second est celui de l’égalité. Il consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et par le souci de le vérifier. Le nom le plus propre à désigner ce jeu est celui d’émancipation. » (Aux bords du politique, Osiris, 1990)
Occuper : « Occuper, c’est choisir pour se manifester comme collectivité en lutte un lieu ordinaire dont on détourne l’affectation normale : production, circulation ou autre. Les gilets jaunes ont choisi ces ronds-points, ces non-lieux autour desquels des automobilistes anonymes tournent tous les jours. Ils y ont installé matériel de propagande et baraquements de fortune comme l’avaient fait ces dix dernières années les anonymes rassemblés sur les places occupées. Occuper, c’est aussi créer un temps spécifique : un temps ralenti au regard de l’activité habituelle, et donc un temps de mise à distance de l’ordre habituel des choses ; un temps accéléré, au contraire, par la dynamique d’une activité qui oblige à répondre sans cesse à des échéances pour lesquelles on n’est pas préparé. [Q]uand un collectif d’égaux interrompt la marche normale du temps et commence à tirer sur un fil particulier […] c’est tout le tissu serré des inégalités structurant l’ordre global d’un monde gouverné par la loi du profit qui commence à se dérouler. » (« Les vertus de l’inexplicable », Les Trente inglorieuses, La Fabrique, 2022)
Peuple : « [L]e peuple
n’existe pas. Ce qui existe ce sont des figures diverses, voire antagoniques du peuple, des figures construites en privilégiant certains modes de rassemblement, certains traits distinctifs, certaines capacités ou incapacités : peuple ethnique défini par la communauté de la terre ou du sang ; peuple-troupeau veillé par les bons pasteurs ; peuple démocratique mettant en œuvre la compétence de ceux qui n’ont aucune compétence particulière ; peuple ignorant que les oligarques tiennent à distance, etc. » (« L’introuvable populisme », Qu’est-ce qu’un peuple ?, La Fabrique, 2013)
Quête : « L’affaiblissement supposé des États-nations dans l’espace européen ou mondial est une perspective en trompe‑l’œil. Le partage nouveau des pouvoirs entre capitalisme international et États nationaux tend bien plus au renforcement des États qu’à leur affaiblissement. Les mêmes États qui abdiquent leurs privilèges devant l’exigence de la libre circulation des capitaux les retrouvent aussitôt pour fermer leurs frontières à la libre circulation des pauvres de la planète en quête de travail. Et la guerre déclarée à l’État providence
témoigne d’une même ambivalence. » (La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005)
Républicains : « Les républicains
qui seraient censés faire rempart en 2022 contre l’extrême droite raciste sont en fait alignés sur ses positions quand ils ne les dépassent pas, comme on le voit aujourd’hui avec le reproche de mollesse fait à Marine Le Pen par notre ministre de l’Intérieur. L’idéologie élaborée par les intellectuels républicains
a réussi le coup de génie de mobiliser les vieilles valeurs de gauche (l’instruction du peuple, la laïcité, l’égalité des sexes, la lutte contre l’antisémitisme) pour les retourner complètement et les mettre au service de la passion inégalitaire et du racisme le plus cru. Le républicanisme
est ainsi devenu une extrême droite d’un type nouveau, une extrême droite de gauche
. Un front républicain contre Marine Le Pen ? Mais elle est 100 % républicaine au sens que ce mot a pris. » (Entretien paru en ligne dans Frustration, 21 avril 2021)
Sensible : « La politique advient lorsque ceux qui n’ont pas le temps, prennent le temps nécessaire pour se poser en habitant d’un espace commun, pour démontrer que leur bouche émet bien une parole qui énonce du commun et non seulement une voix qui signale la douleur. Cette distribution et cette redistribution des places et des identités, ce découpage et ce redécoupage des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, du bruit et de la parole, est ce que j’appelle le partage du sensible. La politique consiste à reconfigurer le partage du sensible qui définit le commun d’une communauté, à y introduire des objets et des sujets nouveaux, à rendre visible ce qui ne l’était pas et à faire entendre comme parleurs, ceux qui n’étaient perçus que comme animaux bruyants. » (Malaise dans l’esthétique, Galilée, 2004)
Tirage au sort : « Démocratie et représentation sont deux concepts bien distincts à l’origine. Le principe fondamental de la démocratie, ce n’est pas la représentation, l’élection, mais le tirage au sort qui seul évite la confiscation du pouvoir par une classe spécialisée. Au contraire, le système de la représentation a toujours été un système de partage du pouvoir entre des forces dominantes liées à la naissance, à la richesse, au savoir… » (« Politique et esthétique », entretien avec Jean-Marc Lachaud, Actuel Marx, 2006)
Utopie : « Marx partage avec son époque une vision du travail émancipé, mais aussi celle d’une révolution plus que politique, une révolution signifiant la transformation des formes mêmes de la vie sensible, une révolution esthétique au sens le plus fort du terme. Mais il partage également l’utopie scientifique d’un mouvement objectif de l’histoire qui doit amener la réalisation de cette révolution. Je crois, pour ma part, que le déploiement d’une dimension de projet d’avenir utopique est d’abord ancré dans la capacité présente des luttes. Dans l’action collective, s’inventent des formes de résistance, d’opposition et d’affirmation. C’est cela qui crée un avenir ; ce n’est pas l’existence d’un avenir programmé, d’un modèle déterminé de société qui mobilise les corps. C’est la mobilisation des corps qui produit, comme projection, une vision de l’avenir possible. » (« Politique et esthétique », entretien avec Jean-Marc Lachaud, Actuel Marx, 2006)
Visible : « La Révolution […] consiste d’abord en cela : la prolifération du politique. Elle est le temps dans lequel tout est politique
. Entendons par là non pas que tous les comportements, toute la vie, relèvent de regards ou de décisions politiques, mais le fait que la politique démultiplie à l’infini ses lieux et ses formes de représentation. [L]a révolution est ouverture : déclaration du nouveau à partir de quoi s’ouvre un espace agrandi de visibilité auquel le politique va pour un temps s’identifier. La révolution est d’abord la modification du visible liée à l’interruption brusque de la distribution normale des pouvoirs et des prestiges, des droits de regard et de parole et des formes de symbolisation de leur exercice. » (« La scène révolutionnaire et l’ouvrier émancipé », Tumultes, 2003 vol. 20, n° 1)
Welfare State : « On feint de prendre pour les dons abusifs d’un État paternel et tentaculaire des institutions de prévoyance et de solidarité nées des combats ouvriers et démocratiques et gérées ou cogérées par des représentants des cotisants. Et en luttant contre cet État mythique, on attaque précisément des institutions de solidarité non étatiques qui étaient aussi les lieux de formation et d’exercice d’autres compétences, d’autres capacités à s’occuper du commun et de l’avenir commun que celles des élites gouvernementales. Le résultat en est le renforcement d’un État qui devient directement comptable de la santé et de la vie des individus. Le même État qui entre en lutte contre les institutions du Welfare State se mobilise pour faire rebrancher le tube d’alimentation d’une femme en état végétatif persistant. La liquidation du prétendu État-providence n’est pas le retrait de l’État. Elle est la redistribution, entre la logique capitaliste de l’assurance et la gestion étatique directe, d’institutions et de fonctionnements qui s’interposaient entre les deux. » (La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005)
XIXe siècle : « Le droit au travail
, revendiqué par les mouvements ouvriers du XIXe siècle signifie d’abord cela : non pas la demande de l’assistance d’un État-providence
à laquelle on a voulu l’assimiler, mais d’abord la constitution du travail comme structure de la vie collective arrachée au seul règne du droit des intérêts privés et imposant des limites au processus naturellement illimité de l’accroissement de la richesse. » (La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005)
Yeux : « L’usine, c’est d’abord un mouvement ininterrompu qui fait mal aux yeux, qui fait mal à la tête. C’est un système de défilement, de décharge incessante de stimuli où se perd, avec la capacité du regard, la puissance de la considération. » (Courts voyages au pays du peuple, Seuil, 1990)
ZAD : « La défendre […] c’est défendre à la fois un espace utile (à l’agriculture et à la vie) et un espace soustrait aux contraintes de l’utilité, un espace qui est les deux à la fois. Dira-t-on pourtant que la ZAD est le paysage de notre temps ? C’est plutôt un paysage qui symbolise les luttes de notre temps, un point de rencontre entre les pratiques d’occupation qui appartiennent à la tradition de la lutte sociale et des pratiques militantes nouvelles nées du combat écologique. Après tout le bocage a déjà conjugué dans le passé l’idée du lieu de vie avec celle du terrain d’embuscades. » (Entretien paru en ligne dans Diacritik, 24 février 2020)
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles et correspondances des auteur·es.
Photographie de bannière : extrait de Béla Tarr, Damnation, 1988
Photographie de vignette : Stéphane Burlot
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