« Aucun royaume, aucun système n’est éternel », assurait James Baldwin au Nouvel observateur en avril 1983. Quatre ans plus tard, il disparaissait à Saint-Paul-de-Vence, dans les Alpes-Maritimes, sa seconde terre. Baldwin refusait d’être un porte-parole et se prononçait en faveur de l’instauration du socialisme dans son pays natal ; il fut surveillé de près par le FBI : pas loin de 2 000 pages de notes. De romans en essais, ce compagnon de route de Martin Luther King et de Malcolm X n’a eu de cesse de s’élever contre l’oppression que subissaient les Afro-Américains. Une porte d’entrée en 26 lettres.
Amour : « L’amour arrache les masques sans lesquels nous craignons de ne pas pouvoir vivre et derrière lesquels nous savons que nous sommes incapables de le faire. J’emploie le mot amour ici non pas seulement au sens personnel mais dans celui d’une manière d’être, ou d’un état de grâce, non pas dans l’infantile sens américain d’être rendu heureux mais dans l’austère sens universel de quête, d’audace, de progrès. » (La Prochaine fois, le feu [1963], Gallimard, 2018)
Besoin : « La société tient par le besoin que nous avons d’elle ; nous la maintenons par la légende, le mythe, la coercition, sans elle nous avons peur d’être projetés dans le vide, ce vide où sont cachées, comme la Terre avant le Verbe, les fondations de la société. […] N’oublions pas que l’opprimé et l’oppresseur sont liés au sein de la même société ; ils acceptent les mêmes critères, ils partagent les mêmes croyances, ils dépendent tous deux de la même réalité. » (Chroniques d’un enfant du pays [1955], Gallimard, 2019)
Chair : « Une des choses les plus terribles, en fait, c’est que je suis un Américain, que ça me plaise ou non. Ma véritable école a été les rues de New York. […] Cette grande maison occidentale dont je viens est une seule maison, et je suis un de ses enfants. Simplement, j’en suis l’enfant le plus méprisé. Et cela parce que les Américains sont incapables d’accepter le fait que je suis la chair de leur chair, que mes os sont les leurs, que j’ai été créé par eux. Mon sang et le sang de mon père sont dans cette terre. » (« Le nègre de Baldwin » [1969], I am not your Negro, Robert Laffont, 2017)
Distinction : « Humainement, personnellement, la couleur n’existe pas. Politiquement elle existe. Mais c’est là une distinction si subtile que l’Ouest n’a pas encore été capable de la faire. » (La Prochaine fois, le feu [1963], Gallimard, 2018)
Écrivain : « Je n’étais pas boxeur, je n’étais pas beau, je n’étais pas chanteur, je n’étais pas danseur. J’étais drôlement coincé. La seule chose que j’ai pensée est que, peut-être, je pouvais devenir écrivain. » (Entretien avec Eric Laurent, France Culture, juin 1975)
Femmes : « Le Mouvement de libération des femmes, appelons-le ainsi, n’inclut pas nombre de femmes noires, parce que les problèmes des femmes noires sont bien plus compliqués et bien plus terre-à-terre. Le Mouvement de libération des femmes est un peu comme le mouvement gay en ce qu’il est essentiellement un phénomène de la classe moyenne blanche, qui n’a aucune connexion organique réelle avec la situation noire, à quelque niveau que ce soit. Je n’ai rien du tout contre le Mouvement de libération des femmes et le mouvement gay, mais ils sont avant tout à côté1, ils ne sont pas vraiment un de mes soucis premiers. […] Les dangers que ma sœur affronte, que ma mère affronte, n’ont rien à voir avec la façon qu’a le Mouvement de libération des femmes de les voir, vraiment rien. […] Je leur souhaite bonne chance. » (Conversations with James Baldwin, University Press of Mississippi, 1989 [nous traduisons])
Gary Cooper : « Et le choc est grand lorsqu’en regardant Gary Cooper éliminer les Indiens, alors que vous êtes de son côté, vous comprenez que les Indiens, c’est vous. » (« Le rêve américain et le Noir américain » [7 mars 1965], Retour dans l’œil du cyclone, Christian Bourgois, 2015)
Holocauste : « Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l’holocauste dont l’Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu’ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été stupéfaits ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des Juifs et l’indifférence du monde à leur égard m’avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m’empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j’avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m’attendre le jour où les États-Unis décideraient d’assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l’aveuglette. » (La Prochaine fois, le feu [1963], Gallimard, 2018)
Identité : « C’est terrible, pour tout un peuple, de se laisser aller à croire qu’un neuvième de la population est inférieur à lui. Et jusqu’à ce moment, jusqu’à ce qu’arrive le moment où nous, Américains, nous, le peuple américain, serons capables d’accepter ce que je dois accepter — entre autres que mes ancêtres sont blancs et noirs et que, sur ce continent, nous essayons de forger une nouvelle identité pour laquelle nous avons besoin les uns des autres, que je ne suis pas un pupille de l’Amérique, pas un objet de charité missionnaire, que je suis un de ceux qui ont construit le pays […]. » (Débat à l’université de Cambridge [1965], I am not your Negro, Robert Laffont, 2017)
Jeu : « Un terroriste est ainsi qualifié parce qu’il n’a ni le pouvoir ni le soutien de l’État — en fait, il n’a pas d’État et c’est pourquoi il est terroriste. Mais quand l’État domine, il change les règles du jeu et tous les moyens deviennent légitimes pour que la terreur prenne une forme légale. C’est ainsi que Franco est resté si longtemps au pouvoir, et c’est indéniablement vrai en ce qui concerne l’Afrique du Sud. Jamais personne n’a traité le défunt J. Edgar Hoover2 de terroriste bien que ce fût précisément ce qu’il était. » (Harlem Quartet [1978], Stock, 2017)
King : « Martin Luther King, Jr., par la puissance de sa personnalité et la force de ses convictions, a donné à notre lutte féroce une dimension nouvelle. Il a réussi, comme aucun autre Noir avant lui, à porter la bataille jusque dans le cœur de chacun et à faire de sa victoire une question de volonté en prenant sur lui la grave responsabilité d’ouvrir la voie qu’il encourage tant de gens à suivre. » (« La dangereuse route qui s’ouvre à Martin Luther King » [février 1961], Retour dans l’œil du cyclone, Christian Bourgois, 2015)
Loi : « La glorification d’une race et le dénigrement corollaire d’une autre ou d’autres a toujours été et sera toujours une recette de meurtre. Ceci est une loi absolue. […] Quiconque avilit les autres s’avilit lui-même. » (La Prochaine fois, le feu [1963], Gallimard, 2018)
Mur : « La question, c’est vraiment une sorte d’apathie et d’ignorance qui est le prix de la ségrégation. C’est ce que signifie la ségrégation. Vous ne savez pas ce qui se passe de l’autre côté du mur parce que vous n’avez pas envie de le savoir. » (Forum de Floride [1963], I am not your Negro, Robert Laffont, 2017)
Noirs : « Il faut beaucoup de force et beaucoup de ruse pour monter constamment à l’assaut de la puissante et hautaine forteresse de la primauté blanche, comme les Noirs de ce pays le font depuis si longtemps. Il faut beaucoup de souplesse spirituelle pour ne pas haïr celui qui vous hait et dont le pied écrase votre nuque, et ne pas apprendre à vos enfants à le haïr exige une sensibilité et une charité encore plus miraculeuses. » (La Prochaine fois, le feu [1963], Gallimard, 2018)
Observation : « La croyance à la nécessité d’un socialisme s’appuie sur l’observation que le système économique actuel du monde condamne la plus grande partie de celui-ci à la misère ; que la façon de vivre qu’impose ce système est à la fois stérile et immorale ; et enfin qu’il n’y a pas d’espoir de paix dans le monde tant que ce système fonctionnera. » (Chassés de la lumière [1972], Ypsilon éditeur, 2015)
Paris : « J’ai atterri à Paris, dans les rues de Paris, avec quarante dollars en poche et la théorie que rien de pire ne pouvait m’arriver là que ce qui m’était déjà arrivé ici. […] Les années que j’ai passées à Paris m’ont apporté une chose : elles m’ont libéré de cette terreur sociale là qui n’était pas le fruit de mon imagination, une paranoïa, mais un danger social bien réel et visible sur le visage de tout flic, de tout patron, de tout le monde. » (Entretien pour The Dick Cavett Show, 1968)
Questions : « La question sexuelle et la question raciale ont toujours été mêlées, vous savez. Si les Américains peuvent mûrir sur le racisme, alors ils doivent mûrir sur la sexualité. » (Entretien pour Voice, « Go The Way Your Blood Beats », 26 juin 1984 [nous traduisons])
Révolution : « Toutes les causes publiques sont toujours menacées par les gens qui n’ont rien d’autre à faire, sauf à faire partie des causes publiques. Pour faire les révolutions, tu sais, il faut commencer chez soi, dans le cœur, dans la tête ; il faut affronter beaucoup de choses beaucoup plus graves que des banques ou des drapeaux : les raisons pour lesquelles on a besoin des banques, des drapeaux et des églises. À partir de ce moment-là, on peut commencer [à3] rêver d’une vraie révolution. » (Entretien avec Eric Laurent, France Culture, juin 1975)
Sexes : « Nous sommes, pour la plupart, visiblement masculin ou féminin, et nos rôles sociaux sont définis par notre attirail sexuel. Mais nous sommes tous androgynes, non seulement parce que nous sommes tous nés d’une femme fécondée de la graine d’un homme, mais parce que chacun d’entre nous, sans qu’on puisse rien y faire, contient l’autre : l’homme contient la femme, la femme l’homme, le Blanc contient le Noir, le Noir le Blanc. Nous sommes une partie de l’autre. » (« Ici Dragons » [1985], Retour dans l’œil du cyclone, Christian Bourgois, 2015)
Trompette : « Les hommes couchent avec des hommes depuis des millénaires — et élèvent des tribus. […] C’est une division artificielle. Les hommes coucheront ensemble quand la trompette [du Jugement dernier] sonnera. C’est seulement cette culture infantile qui en a fait toute une histoire. » (Entretien pour Voice, « Go The Way Your Blood Beats », 26 juin 1984 [nous traduisons])
Unique : « L’origine de toutes les difficultés humaines se trouve peut-être dans notre propension à sacrifier la beauté de nos vies, à nous emprisonner dans des totems, tabous, croix, sacrifices de sang, clochers, mosquées, races, armées, drapeaux, nations afin de dénier que la mort existe, ce qui est précisément notre unique certitude. » (La Prochaine fois, le feu [1963], Gallimard, 2018)
Viêt-cong : « Les Panthères devinrent les Viêt-cong de l’Amérique, le ghetto joua le rôle du village où ils se cachaient et, au cours des opérations de fouille qui s’ensuivirent, chacun dans le village devint un suspect. » (Chassés de la lumière [1972], Ypsilon éditeur, 2015)
Wayne : « Il en résulte entre autres que l’on en vient aussi à considérer l’immaturité comme une vertu. De sorte que quelqu’un comme, disons, John Wayne, qui, dans ses films, a passé le plus clair de son temps à faire la leçon aux Indiens, n’a jamais été obligé de grandir. » (I am not your Negro, Robert Laffont, 2017)
X : « Tout ce que je pouvais faire, c’était commenter certaines affirmations de Malcolm [X], les reformuler, les développer, ou feindre d’essayer de les clarifier mais il m’était impossible d’être en désaccord avec lui. […] Malcolm n’était pas raciste, même s’il croyait l’être. Sa pensée était plus complexe que cela ; s’il avait été raciste, peu de gens dans ce pays raciste l’auraient trouvé dangereux. Il leur aurait paru familier et même rassurant […]. » (Chassés de la lumière [1972], Ypsilon éditeur, 2015)
Yankee : « Quand j’utilise le mot [socialisme], je ne pense pas à Lénine, par exemple. Je n’ai aucun modèle européen à l’esprit. Bobby Seale4 parle d’un socialisme de type Yankee Doodle5. Je sais ce qu’il veut dire quand il dit ça. C’est un socialisme créé à partir du besoin indigène des gens sur place. Donc c’est un socialisme réalisé en Amérique qui, si et quand nous le ferons […], sera un socialisme très différent du socialisme chinois ou du socialisme cubain. […] [L]a valeur de tout socialisme authentique, ici, est l’éradication de ce que nous appelons le problème racial. » (Conversations with James Baldwin, University Press of Mississippi, 1989 [nous traduisons])
Zèbre : « Les gens nous regardaient comme si nous avions été des zèbres — or il se trouve que certains aiment les zèbres et d’autres pas. Mais on ne demande jamais son avis au zèbre. » (Si Beale Street pouvait parler, Stock, 1997)
Photographie de bannière :
Photographie de vignette : James Baldwin à Istanbul |
- En français.[↩]
- Directeur du FBI ; il s’est notamment illustré dans la répression des Panthers.[↩]
- « De », dans l’entretien, en langue française.[↩]
- Cofondateur du Black Panther Party.[↩]
- Célèbre chanson patriotique étasunienne.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre abécédaire de Raoul Vaneigem, avril 2019
☰ Lire notre abécédaire d’Élisée Reclus, mars 2019
☰ Lire notre abécédaire de Virginia Woolf, mars 2019
☰ Lire notre abécédaire de Frantz Fanon, janvier 2019
☰ Lire notre abécédaire d’Annie Ernaux, décembre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Daniel Guérin, novembre 2018