« Il est temps de l’exorciser, de l’enduire de soufre et de l’allumer sur le parvis de Notre-Dame, ce qui serait la façon la plus charitable de sauver son âme », a lancé un jour un ancien directeur du Figaro. Son œuvre a été mise à l’Index par l’Église ; son nom scandé par des milliers de manifestants sur les Champs-Élysées, désireux de faire fusiller ce « cancer rouge de la nation » ; son appartement plastiqué à deux reprises par des partisans de l’Algérie française. Rares sont les penseurs à avoir suscité tant de haine. N’en faisons pas une victime : Sartre n’a jamais ménagé ses coups. Mais il faudrait certainement, dans les pas du marxiste libertaire Daniel Guérin écrivant son essai Proudhon, oui et non, opérer pareil droit d’inventaire sur l’œuvre sartrienne. Il y a eu, bien sûr, son aveuglement — jusqu’en 1956 — à l’endroit de l’URSS ou sa brutale légitimation de la violence physique ; il n’y en a pas moins eu son rejet constant de l’ordre capitaliste, son implication dans le Tribunal international des crimes de guerre, son exigence d’une écriture au cœur de la Cité ou encore son refus des honneurs littéraires. Celui qui, aux premiers jours de la Seconde Guerre mondiale, jurait n’avoir « jamais voulu faire de politique » n’est pas un modèle : un héritage à discuter, incontestablement. Une porte d’entrée en 26 lettres.
Amour : « Au lieu que, avant d’être aimés, nous étions inquiets de cette protubérance injustifiée, injustifiable qu’était notre existence ; au lieu de nous sentir de trop
, nous sentons à présent que cette existence est reprise et voulue dans ces moindres détails par une liberté absolue qu’elle conditionne en même temps — et que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C’est là le fond de la joie de l’amour, lorsqu’elle existe : nous sentir justifiés d’exister. » (L’Être et le Néant, Gallimard, 1943)
Bêtise : « L’essentiel vient du dehors ; c’est une oppression du dehors imposée à l’intelligence. La bêtise est une forme d’oppression. » (« Entretien avec Jean-Paul Sartre », La Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981)
Compagnon de route : « Pour ma part, j’étais devenu socialiste convaincu, mais anti-hiérarchique — et libertaire —, c’est-à-dire pour la démocratie directe. Je savais bien que mes objectifs n’étaient pas ceux du PC, mais je pensais que nous aurions pu faire un bout de chemin ensemble. » (On a raison de se révolter, Gallimard, 1974)
De Gaulle : « Comment peut-on avoir le moindre respect pour ce monarchiste attardé qui se prenait pour un roi ? […] Arrêtez, avec ce foutu salaud. » (Entretiens avec Sartre, Grasset, 2011)
Écrire : « L’écrivain engagé sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. Il a abandonné le rêve impossible de faire une peinture impartiale de la société et de la condition humaine. » (Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1948)
Foi : « Ça me paraît une survivance. […] À l’heure qu’il est, étant donné la manière dont on vit, la façon dont on prend conscience de sa conscience et dont on s’aperçoit que Dieu se dérobe, il n’y a pas d’intuition du divin. Je pense qu’à ce moment-là la notion de Dieu est une notion qui déjà date, et j’ai toujours senti quelque chose de périmé, de vieillot chez les gens qui m’ont parlé de Dieu en y croyant. […] Ils ne peuvent pas vivre sans cette synthèse déjà morte […]. » (« Entretien avec Jean-Paul Sartre », La Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981)
Goncourt : « L’écrivain est en situation
dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ?… Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain. » (Situations, tome II, Gallimard, 1948)
Homme : « Contrairement à la pensée bourgeoise, [l’intellectuel] doit prendre conscience de ce que l’homme n’existe pas. Mais, du même coup, sachant qu’il n’est pas encore un homme, il doit saisir, en lui et du coup hors de lui — et inversement —, l’homme comme à faire. Comme a dit Pong : l’homme est l’avenir de l’homme. Contre l’humanisme bourgeois, la prise de conscience de l’intellectuel lui montre à la fois sa singularité et que c’est à partir d’elle que l’homme se donne comme le but lointain d’une entreprise pratique de tous les jours. » (Conférence « Fonction de l’intellectuel », Plaidoyer pour les intellectuels, Gallimard, 1972)
Intellectuel : « Je pense que, en effet, cet homme [Che Guevara] n’a pas été seulement un intellectuel mais l’homme le plus complet de son époque. Il a été le combattant, le théoricien a qui su extraire de son combat, de la lutte elle-même, de sa propre expérience, la théorie pour mettre en application cette lutte. » (“El Che fue el hombre más completo de su tiempo », Bohemia, 22 décembre 1967)
Journal : « Nous ne sommes pas un journal de parti. D’autre part, l’ensemble des journalistes qui sont là n’ont pas tous les mêmes opinions. Nous avons une seule opinion certaine : nous croyons à la démocratie directe et nous voulons que le peuple parle au peuple. […] Nous n’avons pas de gens de droite, chez nous. Il est évident que les gens de droite n’ont pas l’idée de donner la parole au peuple. […] Le talent, quand il est appliqué à des mauvaises causes, nous n’en tenons pas compte. » (Entretien pour l’émission Radioscopie, 7 février 1973)
Karl Marx : « Depuis Marx, la philosophie doit mener à l’action. Sinon elle ne sert à rien. Donc un philosophe fait ce qu’il a à faire, puis il s’assied à son bureau, où qu’il soit, pour reprendre le fil de sa colère
, comme Valéry l’a dit un jour. Les distractions n’importent pas tant que je peux reprendre le fil de ma colère, ma colère contre le système, contre tous ceux qui pensent qu’ils ont le droit d’être avides, qui se sentent supérieurs aux autres […]. » (Entretiens avec Sartre, Grasset, 2011)
Laideur : « Ça m’a sûrement fait comprendre [d’être laid] qu’il y avait un obstacle à franchir. Et je pense que ça a été utile sur un point, parce que j’ai remarqué que les gens qui se trouvent beaux finissent toujours par se satisfaire du monde comme il va. Des réformistes, au mieux. » (Entretiens avec Sartre, Grasset, 2011)
Marins de Cronstadt : « C’est du temps de Lénine, et non du temps de Staline, que le Parti s’est imposé aux Soviets, d’abord comme organe de contrôle, et puis, peu à peu, en y pénétrant. La révolte des marins de Cronstadt a été l’effort d’un Soviet pour redevenir démocratique. Ils disaient : il ne faut pas qu’un parti domine le Soviet. Ils furent vaincus. Ce fut le Parti qui fit régner la dictature sur le prolétariat : il devint institutionnel, et la dictature du prolétariat devint elle aussi une institution. Ce fut la dictature sur le prolétariat. » (On a raison de se révolter, Gallimard, 1974)
Nature : « Mais la mort pour autant, et que j’attends, elle ne me fait pas peur et me semble naturelle. Naturelle, en opposition à l’ensemble de ma vie qui a été culturelle. C’est quand même le retour à la nature et l’affirmation que j’étais nature. […] Donc, quand je mourrai, je mourrai satisfait. Mécontent de mourir ce jour-là, plutôt que dix ans plus tard, mais satisfait. Et jamais la mort n’a jusqu’ici et probablement ne le fera, jamais la mort n’a pesé sur ma vie. » (« Entretien avec Jean-Paul Sartre », La Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981)
Orgueil : « C’est le fait d’être un homme, un être né et condamné à mourir, mais entre les deux agissant et se distinguant du reste du monde par son action et par sa pensée qui est aussi une action, et par ses sentiments qui sont une ouverture vers le monde de l’action ; c’est par tout ça, quels que soient ses sentiments, quelles que soient ses pensées, que je trouve qu’un homme doit se définir ; pour tout dire, je ne comprends pas que les autres hommes ne soient pas aussi orgueilleux que moi […]. » (« Entretien avec Jean-Paul Sartre », La Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981)
Prix : « Je m’oppose à ce qu’un écrivain se voie attribuer un prix par une élite, parce que, comme nous en avons convenu, le système de valeurs de cette élite, aussi bien en Suède qu’en Amérique, repose sur des valeurs que nous contestons, des valeurs qui doivent être détruites. » (Entretiens avec Sartre, Grasset, 2011)
Question coloniale : « Le statut de l’Algérie est monstrueux par lui-même. […] Les gens qui parlent d’abandon sont des imbéciles : il n’y a pas à abandonner ce que nous n’avons jamais possédé. Il s’agit, tout au contraire, de construire avec les Algériens des relations nouvelles entre une France libre et une Algérie libérée. » (Situations, tome V, Gallimard, 1964)
Révolte ou révolution : « Le révolutionnaire veut changer le monde, il le dépasse vers l’avenir, vers un ordre de valeurs qu’il invente ; le révolté a soin de maintenir intacts les abus dont il souffre pour pouvoir se révolter contre eux. […] Il ne veut ni détruire ni dépasser mais seulement se dresser contre l’ordre. » (Baudelaire, Gallimard, 1947)
Sexe mâle : « C’est ce que je ne veux pas être. Oui. C’est certain. […] Parce que ça distingue les sexes d’une manière odieuse et comique. Le mâle, c’est le type qui a un petit tuyau entre les cuisses, c’est comme ça que je le vois ; alors il y aurait l’adulte femelle, qu’il faudrait lui opposer ; et la femelle et le mâle, c’est une sexualité un peu primitive, il y a des choses qui viennent s’y surajouter en général. » (« Entretien avec Jean-Paul Sartre », La Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981)
Transformer : « La révolution, c’est une médecine de cheval : une société se brise les os à coups de marteau, démolit ses structures, bouleverse ses institutions, transforme le régime de la propriété et redistribue ses biens, oriente sa production selon d’autres principes, tente d’en augmenter au plus vite le taux d’accroissement et, dans le moment même de la destruction la plus radicale, cherche à reconstruire, à se donner, par des greffes osseuses, un nouveau squelette ; le remède est extrême, il faut souvent l’imposer par la violence. L’extermination de l’adversaire et de quelques alliés n’est pas inévitable mais il est prudent de s’y préparer. Après cela, rien ne garantit que l’ordre nouveau ne sera pas écrasé dans l’œuf par l’ennemi du dedans et du dehors, ni que le mouvement, s’il est vainqueur, ne sera pas dévié par ses combats et par sa victoire même. » (« Ouragan sur le sucre », France Soir, 1960)
URSS : « Vous savez, j’étais aveuglé par mon interprétation de la situation internationale. Certain que la Russie ne déclencherait jamais de Troisième Guerre mondiale, contrairement aux États-Unis, j’ai fermé les yeux sur le réalités internes de la Russie. […] Mais c’est vrai, je voulais tellement croire que la révolution fait deux pas en avant et un pas en arrière, comme l’a dit Mao, que j’espérais que le système soviétique sortirait de cette phase de répression terrifiante. » (Entretiens avec Sartre, Grasset, 2011)
Vieux : « Le monde semble laid, mauvais et sans espoir. Ça, c’est le désespoir tranquille d’un vieux qui mourra là-dedans. Mais justement je résiste et je sais que je mourrai dans l’espoir, mais cet espoir il faut le fonder. » (« L’Espoir maintenant III », Le Nouvel observateur, 1980)
Weber : « Il n’est pas vrai, comme le croit Max Weber, que le protestantisme ait été à l’origine du capitalisme. Et le contraire n’est pas vrai non plus. En fait, ils se reflètent leurs exigences au départ et se développent l’un par l’autre. Mais c’est le capitalisme qui représente la variable relativement indépendante. À tel point que la laïcisation progressive des secteurs économiques aurait dû
avoir pour aboutissement logique la liquidation définitive (par dépérissement) de la religion. » (Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1960)
XX et XXIe siècles : « Les problèmes que l’État cherche à résoudre sont des problèmes qui souvent n’existent pas, ou n’existent que parce qu’il y a l’État pour les poser. Eux-mêmes, ils n’existent pas, c’est-à-dire que si on supposait une société où les organisations fonctionneraient les unes par rapport aux autres en définissant leur action par rapport à l’action d’autres organisations, mais tant qu’il y a un principe premier et centralisateur, si on imaginait une société fonctionnant de cette manière, il n’y a aucune place en elle pour ce corps abstrait qui se pose ces problèmes en existant ; il existe pour se poser ces problèmes et il complique sa société. C’est cela qu’il s’agit dans nos siècles, à partir du XXe, XXIe, c’est cela qu’il s’agit d’analyser, de décrire et de supprimer. » (Entretien paru dans les numéros 64 et 65 de Em Tempo, en 1979)
Yeux : « Ma vérité, mon caractère et mon nom étaient aux mains des adultes ; j’avais appris à me voir par leurs yeux ; j’étais un enfant, ce monstre qu’ils fabriquent avec leurs regrets. » (Les Mots, Gallimard, 1964)
Zola : « Si les gens nous reprochent nos œuvres romanesques dans lesquelles nous décrivons des êtres veules, faibles, lâches et quelquefois même franchement mauvais, ce n’est pas uniquement parce que ces êtres sont veules, faibles, lâches ou mauvais : car si, comme Zola, nous déclarions qu’ils sont ainsi à cause de l’hérédité, à cause de l’action du milieu, de la société, à cause d’un déterminisme organique ou psychologique, les gens seraient rassurés, ils diraient : voila, nous sommes comme ça, personne ne peut rien y faire ; mais l’existentialiste, lorsqu’il décrit un lâche, dit que ce lâche est responsable de sa lâcheté. » (L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946)
Photographie de bannière : Paris en mai 1968 | Gilles Caron
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