« Les partis socialistes, les masses syndicalisées, ont connu une centaine de défaites dans ces pays-là [européens]. Pourtant, à chaque nouvelle année, les protestations, élections ou toute mobilisation ordinaire ou extraordinaire les trouvera toujours obstinés et grandissants », notait José Carlos Mariátegui à la fin des années 1920. Né au sud du Pérou, il est l’un des grands noms du socialisme latino-américain. Fondateur en 1928 du Parti socialiste péruvien et, la même année, du journal marxiste Labor, l’écrivain, journaliste et philosophe disparut à l’âge de 35 ans. La maladie qui l’a emporté a coupé court au déploiement d’une œuvre singulière : défenseur d’un marxisme « assez hétérodoxe » — comme l’écrit le théoricien écologiste Michael Löwy —, il a placé la question indigène au cœur de sa pensée. C’est que le Pérou était, avant l’invasion espagnole, le centre de la civilisation inca. Il parla même de « communisme inca » pour désigner l’organisation sociale précapitaliste : non pour idéaliser un passé disparu mais pour lutter contre une certaine vision mécaniste et linéaire de l’Histoire. « Capitalisme ou socialisme. C’est le problème de notre époque. » Une porte d’entrée en 26 lettres.
Anti-impérialisme : « Pour nous, l’anti-impérialisme ne constitue ni ne peut constituer, en soi, un programme politique, un mouvement de masse apte à la conquête du pouvoir. L’anti-impérialisme, en pensant qu’il peut mobiliser, à côté des masses ouvrières et paysannes, la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie nationaliste […] n’efface pas l’antagonisme entre les classes, ne supprime pas leur différence d’intérêts. » (« Point de vue anti-impérialiste », conférence prononcée en juin 1929 à Buenos Aires*)
Besoin : « Le rationalisme n’a servi qu’à discréditer la raison. […] L’homme occidental a placé, durant quelque temps, sur l’autel des dieux morts, la Raison et la Science. Mais ni la Raison ni la Science ne peuvent être un mythe. Ni la Raison ni la Science ne peuvent satisfaire au besoin d’infini qu’il y a dans l’homme. » (« L’homme et le mythe », Mundial, 16 janvier 1925*)
Colonialisme : « Tant que la mentalité colonialiste a dominé dans le pays, nous avons été un peuple qui se reconnaissait comme issu de la conquête. La conscience nationale créole obéissait de façon indolente au préjugé de la filiation espagnole. L’histoire du Pérou commençait par l’entreprise de Pizarro, fondateur de Lima. L’Empire inca n’était perçu que comme préhistoire. L’autochtone était en dehors de notre histoire et, par conséquent, en dehors de notre tradition. […] Mais nous savons déjà de façon définitive, quant au Pérou, que le concept [de Pérou] ne pourra pas se créer sans l’Indien. Le passé inca est entré dans notre histoire, revendiqué non par les traditionalistes, mais par les révolutionnaires. » (« La tradition nationale », Mundial, 2 décembre 1927*)
Drame : « L’Histoire est faite par les hommes possédés et éclairés par une croyance supérieure, par un espoir surhumain ; le reste forme le chœur anonyme du drame. » (« L’homme et le mythe », Mundial, 16 janvier 1925*)
Europe : « Le procès des responsabilités de la guerre européenne [de 1914–18] est toujours ouvert. Il ne peut y avoir aucun doute quant aux intentions agressives et aux plans impérialistes du Kaiser allemand. Mais il n’y a aucun doute non plus sur les manœuvres par lesquelles l’Angleterre, la Russie et la France, ne serait-ce que pour faire échec au Kaiser, conduisaient l’Europe à la guerre. » (« 1914–1918 : La Gran Guerra », Historía de la crisis mundial : Conferencias, años 1923 y 1924, Bibliotheca Amauta, 1964 [nous traduisons])
Femmes : « L’un des développements importants du XXe siècle est l’acquisition par les femmes des droits politiques des hommes. Les femmes sont entrées en politique, au parlement et au gouvernement. […] Les droits de l’homme portaient bien leur nom. […] La société n’était pas seulement divisée en classes mais aussi en sexes. Sexe à qui l’on conférait ou refusait des droits politiques. » (« La femme et la politique », Variedades, 15 mars 1924*)
Gandhi : « La théorie de la non-coopération contenait de nombreuses illusions. L’une d’entre elles était l’illusion médiévale de ressusciter, en Inde, une économie révolue. Le rouet est impuissant à résoudre la question sociale de tout un peuple. L’argument de Gandhi — L’Inde n’a-t-elle pas vécu ainsi auparavant ?
— est un argument par trop anti-historique et naïf. Aussi sceptique et méfiante soit son attitude à l’égard du Progrès, l’homme moderne rejette instinctivement l’idée que l’on puisse revenir en arrière. Une fois la machine acquise, il est difficile pour l’homme de renoncer à son utilisation. Plus rien ne peut contenir l’infiltration de la civilisation occidentale en Inde. Tagore a tout à fait raison dans sa polémique avec Gandhi. Le problème, aujourd’hui, est mondial. Aucun peuple ne peut chercher sa santé en se séparant des autres. Soit ils se sauvent ensemble, soit ils disparaissent ensemble.
[…] Avec les seules armes morales, l’Inde ne contraindra jamais la bourgeoisie anglaise à rendre sa liberté. Les honnêtes juges britanniques reconnaîtront, aussi souvent que nécessaire, l’honnêteté des apôtres de la non-coopération et du satyagraha, mais ils les condamneront quand même à six ans de prison. La révolution ne se fait pas, malheureusement, par le jeûne. » (« Gandhi », La Escena contemporánea, Editorial Minerva, Biblioteca Moderna, 1925 [nous traduisons])
Histoire : « Rien n’est plus stérile que le procès de l’Histoire, surtout lorsqu’il s’inspire d’un rationalisme intransigeant, comme lorsqu’il repose sur un traditionalisme statique. Indietro non si torna.
[On ne retourne pas en arrière.
] » (« La tradition nationale », Mundial, 2 décembre 1927*)
Indiens : « La servitude de l’Indien, en somme, n’a pas diminué sous la République. Toutes les révoltes, toutes les tempêtes de l’Indien ont été noyées dans le sang. Les revendications désespérées de l’Indien ont eu toujours une réponse militaire. » (« Le problème primaire du Pérou », Mundial, 6 février 1925*)
Jaurès : « La figure de Jaurès est la plus haute, la plus noble, la plus digne figure de la Troisième République. […] Il a mis sa profonde intelligence, sa riche culture et sa volonté indomptable au service de la révolution sociale. Sa vie fut entièrement donnée à la cause des humbles. Le livre, le journal, le Parlement, le rassemblement : toutes les tribunes de la pensée ont été utilisées par Jaurès dans sa longue carrière d’agitateur. […] L’assassinat de Jaurès a clos un chapitre de l’histoire du socialisme français. Le socialisme démocratique et parlementaire a perdu son grand leader. La guerre et la crise de l’après-guerre ont ensuite invalidé et discrédité la méthode parlementaire. Toute une époque, toute une phase du socialisme, s’est terminée avec Jaurès. La guerre trouve Jaurès à son poste de combat. Jusqu’à son dernier moment, Jaurès a travaillé de toutes ses forces pour la cause de la paix. » (« Jaurés y la Tercera República », La Escena contemporánea, Editorial Minerva, Biblioteca Moderna, 1925 [nous traduisons])
Kaiser : « Liebknecht et Rosa Luxemburg sont tombés entre les mains de fonctionnaires de l’ancien régime, ennemis fanatiques de la révolution, réactionnaires forcenés, qui haïssaient tous les auteurs de la chute du Kaiser comme responsables de la capitulation de l’Allemagne. Et ces gens ne voulaient pas que les deux grands révolutionnaires aillent vivants en prison. » (« La révolution allemande », conférence prononcée le 20 juillet 1923 dans les locaux de la Fédération des étudiants [nous traduisons])
Lutte : « Le 1er mai n’appartient pas à une Internationale, c’est la date de toutes les Internationales. Socialistes, communistes et libertaires de toutes tendances sont aujourd’hui confondus et mélangés dans une seule armée qui marche vers la lutte finale. […] Le front unique n’annule pas la personnalité, il n’annule pas l’affiliation d’aucun de ses membres. Il ne signifie pas la confusion ou la fusion de toutes les doctrines en une seule. Il s’agit d’une action contingente, concrète et pratique. » (« Le 1er mai et le front unique », El Obrero Textíl, 1er mai 1924*)
Monde : « [L]a civilisation capitaliste a mondialisé la vie de l’humanité, a créé des liens entre tous les peuples qui établissent entre eux une solidarité inévitable. L’internationalisme n’est pas seulement un idéal ; c’est une réalité historique. Le progrès fait que les intérêts, les idées, les coutumes, les régimes des peuples s’unifient et se confondent. Par conséquent, le Pérou comme les peuples américains, n’est pas en dehors de la crise : il y est à l’intérieur. » (« La crise mondiale et le prolétariat péruvien », conférence prononcée le 15 juin 1923 à la Fédération des étudiants*)
National : « Telle est l’importance du rôle de la race pour l’impérialisme. Mais il y en est un autre. Pour le percevoir correctement, il faut comprendre le problème de la lutte pour l’indépendance nationale dans les pays d’Amérique Latine à forte composition indigène — par rapport aux pays d’Afrique ou d’Asie. Les éléments féodaux ou bourgeois de nos pays ont, pour les Indiens — comme d’ailleurs pour les Noirs ou les mulâtres —, le même mépris que les impérialistes blancs. Le sentiment de supériorité raciale qui inspire cette classe dominante est un facteur qui favorise la pénétration impérialiste. Entre le seigneur
ou le bourgeois créole et ses peones [travailleurs journaliers, domestiques, paysans, ndlr] de couleur, il n’y a rien de commun. La solidarité de classe s’ajoute à la solidarité de race (et de préjugés) pour faire de ces bourgeoisies nationales les instruments dociles de l’impérialisme yankee ou britannique. » (« El problema de las razas sirve en la América Latina », Ideología y Política, Obras completas, vol. 13., Biblioteca Amauta, 1975 [1929] [nous traduisons])
Oppositions : « La psychanalyse a suscité des oppositions surtout parce qu’elle interpellait et contrariait une couche épaisse de superstitions et de sentiments. Ses affirmations à propos du subconscient et, en particulier, de la libido, infligeaient aux hommes une humiliation aussi grave que celles infligés en leur temps par la théorie de Darwin ou les découvertes de Copernic. » (« Freudisme et marxisme », Défense du marxisme, Delga, 2014 [1928])
Pérou : « Quand on parle de péruvianité, il faudrait commencer à chercher si cette dernière comprend l’Indien. Sans ce dernier, il n’y a pas de péruvianité possible. […] Le problème de l’Indien, étant le problème du Pérou, ne peut pas trouver sa solution en une formule abstraitement humanitaire. Ce ne peut pas être la conséquence d’un mouvement philanthropique. » (« Le problème primaire du Pérou », Mundial, 6 février 1925*)
Question raciale : « Comme il est aisé de le prouver, la colonisation de l’Amérique latine par la race blanche n’a eu pour effet qu’un abaissement et un retour en arrière de la vie des races indigènes. […] L’idée de son infériorité raciale [à l’Indien] est désormais tellement discréditée qu’elle ne mérite même pas l’honneur d’une réfutation. Ce préjugé du Blanc, qui fut aussi celui du créole, ne repose sur aucun fait digne d’être pris en compte pour l’étude scientifique de cette question. L’habitude de la coca et l’alcoolisme de la race indigène, d’ailleurs très exagérée, n’est que la conséquence, le résultat de l’oppression des Blancs. » (« El problema de las razas sirve en la América Latina », Ideología y Política, Obras completas, vol. 13., Biblioteca Amauta, 1975 [1929] [traduction marxists.org])
Révolution française : « L’humanité, à de rares exceptions près, estime et étudie les hommes de la Révolution française davantage que ceux de la monarchie et du défunt féodalisme. Louis XVI et Marie-Antoinette semblent avant tout des malheureux. Personne ne les considère comme grands. » (« L’imagination et le progrès », Mundial, 12 décembre 1924*)
Socialisme : « Le socialisme ordonne et définit les revendications des masses, de la classe ouvrière. Et au Pérou, les masses, la classe ouvrière, sont constituées aux quatre cinquièmes d’indigènes. Notre socialisme ne serait donc pas péruvien — il ne serait même pas le socialisme — s’il n’était pas solidaire, tout d’abord, des revendications indigènes. […] Appelez-moi simplement socialiste. Toute la clé de mes attitudes — et donc toute leur cohérence […] — réside dans ce mot simple et explicite. » (« Indigénisme et socialisme intermezzo polémique », Mundial, 25 février 1927*)
Trotsky : « Trotsky exilé de la Russie soviétique : voilà un événement auquel l’opinion révolutionnaire internationale ne peut s’habituer facilement. L’optimisme révolutionnaire n’a jamais admis la possibilité que cette révolution finisse, comme les Français, en condamnant ses héros. […] L’opinion trotskyste a un rôle utile dans la politique soviétique. Elle représente, si on veut la définir en deux mots, l’orthodoxie marxiste face au courant débordant et indiscipliné de la réalité russe. Elle illustre le sens ouvrier, urbain et industriel de la révolution socialiste. La révolution russe doit sa valeur internationale, œcuménique, son caractère précurseur dans l’émergence d’une nouvelle civilisation, à la pensée de Trotsky et ses camarades, dans toute sa force et sa portée. » (« El exilio de Trotsky », Variedades , 23 février 1929 [nous traduisons])
Universalité : « Le socialisme n’est certainement pas une doctrine indo-américaine. Mais aucune doctrine, aucun système contemporain ne l’est ni ne peut l’être. Et le socialisme, même s’il était né en Europe, tel que le capitalisme, n’est pas non plus spécifique ni particulièrement européen. C’est un mouvement mondial, auquel ne se soustrait aucun des pays qui agissent à l’intérieur de l’orbite de la civilisation capitaliste. Cette civilisation conduit, avec une force et des moyens qu’aucune civilisation n’eut à sa disposition, à l’universalité. […] Nous ne voulons certainement pas que le socialisme soit en Amérique calque et copie. Il doit être un création héroïque. Nous devons faire vivre, avec notre propre réalité, dans notre langage, le socialisme indo-américain. C’est la digne mission d’une nouvelle génération. […] Capitalisme ou socialisme. C’est le problème de notre époque. » (« Anniversaire et bilan », Amauta, n° 17, septembre 1928*)
Vérifier : « L’hérésie est toujours indispensable pour vérifier la santé du dogme et certaines ont même été utiles pour stimuler l’activité intellectuelle du socialisme, remplissant la fonction de réactifs. » (« Henri De Man et la crise
du marxisme », Défense du marxisme, Delga, 2014 [1928])
Wilde : « Oscar Wilde est un maître de l’esthétique contemporaine. Sa maîtrise actuelle ne dépend pas de son travail ou de sa vie, mais de sa conception des choses et de l’art. Nous vivons à l’ère des paradoxes. Wilde prétendait que la brume londonienne avait été inventée par la peinture. Il n’est pas vrai, dit-il, que l’art copie la nature : c’est la nature qui copie l’art. » (« La realidad y la ficción », Perricholi, 25 mars 1926 [nous traduisons])
XIXe siècle : « Dans l’équipe des internationaux
, Blaise Cendrars est l’un de ceux qui m’intéresse le plus. […] Ce que j’aime le plus dans la littérature de Cendrars, c’est sa bonne santé. Les livres de Cendrars respirent par tous leurs pores. Cendrars représente un bohème gai et jeune, qui réagit contre le bohème sale et vieux du XIXe siècle. » (« Blaise Cendrars », Variedades, 26 septembre 1925 [nous traduisons])
Yeux : « Il n’est pas surprenant de voir qu’au Pérou survivent les latifundia [exploitations agricoles de grande envergure, ndlr] féodaux en même temps que sous diverses formes et appellations survit également le servage. La différence entre l’agriculture de la côte et l’agriculture de la sierra [massif de montagnes, ndlr] apparaît moins en ce qui concerne le travail qu’en ce qui concerne la technique. […] Et vis-à-vis des travailleurs, la grande propriété rurale coloniale n’a pas renoncé à ses habitudes féodales, sauf quand les circonstances l’ont exigé d’une manière péremptoire. Ce phénomène s’explique non seulement par le fait que les vieux seigneurs féodaux, qui ont conservé la propriété de la terre, ont pu se conformer à l’esprit du capitalisme moderne, même s’ils ont adopté en tant qu’intermédiaires du capital étranger la pratique capitaliste. Il explique aussi, par la mentalité de cette caste de propriétaires accoutumés à considérer le travail avec les yeux des esclavagistes et des négriers
. » (« Le problème de la terre au Pérou », 7 essais d’interprétation de la réalité péruvienne, Éditions Maspero, 1968 [1928])
Zola : « Zola est un écrivain de la France de son temps. Il n’est pas juste de lui épargner la reconnaissance que sa puissance et sa passion méritent. Mais son œuvre est étrangère à l’esprit de la révolution prolétarienne, ou lui est tout simplement antérieure. Zola est la sublimation de la petite bourgeoisie française. Cette petite bourgeoisie n’est plus capable d’être aussi passionnée par la vérité et la justice qu’à l’époque encore un peu romantique de Dreyfus et de J’accuse
. Zola connaissait assez bien le peuple mais il ignorait le prolétariat. » (« Zola y la nueva generación francesa », Variedades, 5 février 1930 [nous traduisons])
Les sources accompagnées d’un astérisque renvoient à l’anthologie Ni calque ni copie. Le marxisme hétérodoxe de J.C. Mariátegui aux éditions Delga (2020).
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entretiens et correspondance des auteur·es.
Illustration de bannière : fresque de Diego Rivera
REBONDS
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