Il est né en 1832 ; il est mort en 1885 (soit une petite cinquantaine d’années). Entre ces deux dates, Jules Vallès a été journaliste, écrivain et militant. Membre actif de la Commune de Paris et bientôt condamné à mort pour ça, c’est en Angleterre et en Suisse, l’ordre bourgeois rétabli après le grand massacre qu’on sait, qu’il va trouver refuge. Amnistié avec l’ensemble des communards, il reviendra en France en 1880 et relancera son périodique, l’influent Le Cri du Peuple. Et, dans ces pages, « on est socialiste révolutionnaire ». Tout simplement. Vallès ne prisait pas les clans, les chapelles et les querelles théoriques. « Je ne vais pas m’enfermer dans un biv[ou]ac, quand j’ai devant moi tout le champ de bataille révolutionnaire », précisait-il ailleurs. Car l’essentiel, c’était bien d’abattre « l’infâme Capital ». L’urgence demeure. Une porte d’entrée en 26 lettres.
Art : « L’art, à mon sens, peut diriger les destinées d’un peuple. Il est l’inspirateur souverain des sentiments qui entraînent les défaites méritées ou les victoires justes. […] Je demande, moi, qu’on s’attache aux spectacles de la terre plutôt que d’essayer de voir clair au fond du ciel ; je préfère au romanesque de l’histoire interprétée ou de la foi ininterprétable les émotions franches et vraies de la réalité. » (« L’art populaire » [31 août 1867], Les Enfants du peuple, Périnet, 1879)
Braises : « Ce sont des morceaux d’armée qui se cherchent, des lambeaux de République qui se sont recollés dans le sang du mort. C’est la bête que Prudhomme appelle l’hydre de l’anarchie qui sort ses mille têtes, liées au tronc d’une même idée, avec des braises de colère luisant au fond des orbites. Les langues ne sifflent pas ; le chiffon rouge ne remue guère. On n’a rien à se dire, car on sait ce qu’on veut. Les cœurs sont gonflés d’un espoir de lutte — les poches sont gonflées aussi. » (L’Insurgé, Charpentier, 1886)
Comme : « C’était de voir qu’ils étaient des pauvres gens comme mes grands-parents, et qu’ils avaient les mains couturées comme mes oncles ; c’était de voir les femmes qui ressemblaient aux pauvresses à qui nous donnions un sou dans la rue, et d’apercevoir avec elles des enfants qu’elles traînaient par le poignet ; c’était de les entendre parler comme tout le monde, comme le père Fabre, comme la mère Vincent, comme moi ; c’était cela qui me faisait quelque chose et me remuait de la plante des pieds à la racine des cheveux. […] C’étaient des gens en tablier de cuir, en veste d’ouvrier, et en culottes rapiécées, qui étaient le peuple dans ces livres qu’on venait de me donner à lire, et je n’aimais que ces gens-là, parce que, seuls, les pauvres avaient été bons pour moi, quand j’étais petit. » (L’Enfant, Charpentier, 1879)
Drapeau : « À tous ceux qui, victimes de l’injustice sociale, prirent les armes contre un monde mal fait et formèrent, sous le drapeau de la Commune, la grande fédération des douleurs, je dédie ce livre. » (L’Insurgé, Charpentier, 1886)
Enfance : « Je n’ai pas eu d’enfance, tu le sais, je n’ai pas eu de famille, et j’aimais mon enfant comme j’aurais voulu être aimé étant jeune, je voulais la rendre aussi heureuse qu’on m’avait rendu malheureux : elle était toujours dans mes bras et ses doigts fourrageaient ma barbe grise. Elle est morte — tout d’un coup — le 2 décembre
. » (Lettre à Arthur Arnould [5 janvier 1876], Œuvres, II, Gallimard, 1975)
France : « Mes personnages sont vivants : on les coudoie dans les rues de Paris, on les rencontre dans la banlieue. Je les ai suivis dans la poussière, la boue et la neige. […] J’espère que j’aurai atteint le but que je m’étais proposé : faire réfléchir les téméraires, effrayer les heureux. Et comme nous sommes en France, pays d’ironie joyeuse, j’ai mis la farce près du drame et le bouffon près des martyrs. » (Les Réfractaires [1866], Charpentier, 1881)
Gestes : « Je me souvenais aussi des gestes qu’on avait faits, devant moi, en tapant sur la crosse d’un fusil, ou en allongeant le canon, avec un regard de colère, du côté du château. Et tout mon sang de fils de paysanne, de neveu d’ouvriers, bondissait dans mes veines de savant malgré moi ! […] Tu as l’air tout exalté depuis quelque temps
, dit ma mère. C’est vrai — j’ai sauté d’un monde mort dans un monde vivant. — Cette histoire que je dévore, ce n’est pas l’histoire des dieux, des rois, des saints, — c’est l’histoire de Pierre et de Jean, de Mathurine et de Florimond, l’histoire de mon pays, l’histoire de mon village ; il y a des pleurs de pauvre, du sang de révolté, de la douleur des miens dans ces annales-là, qui ont été écrites avec une encre qui est à peine séchée. » (L’Enfant, Charpentier, 1879)
Habit : « Saluez ! Voici le nouveau parlement ! C’est la Révolution qui est assise sur ces bancs, debout contre ces murs, accoudée à cette tribune : la Révolution en habit d’ouvrier ! C’est ici que l’Association internationale des travailleurs tient ses séances, et que la Fédération des corporations ouvrières donne ses rendez-vous. Cela vaut tous les forums antiques, et par les fenêtres peuvent passer des mots qui feront écumer la multitude, tout comme ceux que Danton, débraillé et tonnant, jetait par les croisées du Palais de Justice au peuple qu’affolait Robespierre ! » (L’Insurgé, Charpentier, 1886)
Idée : « C’est l’ouvrier qui porte maintenant, roulés dans sa blouse avec l’outil du métier et le pain pour la soupe, qui porte le pain et l’outil de l’Idée sociale. D’un côté, le CAPITAL ; de l’autre, le TRAVAIL. Peu nous importent les politiquards qui grouillent entre les deux camps ; agiteraient-ils le chiffon rouge des Montagnards ou le mouchoir blanc des parlementaires ! Vieilleries que tout cela ! Reliques à jeter dans un coin ! […] Si les damnés du travail peuvent former une légion, s’organiser en armée : au lieu de rester les victimes, ils deviendront les dirigeants de toute cette mécanique de fer, qui est la mère de la production moderne : mère infâme aujourd’hui, servante affreuse, qui assassine tout autour d’elle, au nom de ses maîtres. Mais il n’en serait point ainsi, quand ce monde de feu et d’acier, arraché à quelques-uns, appartiendrait à tous. Pour s’emparer de cela, il faut sans doute une nouvelle bataille […]. » (« L’Armée Sociale », Le Cri du Peuple, n° 200, 14 mai 1884)
Jean-Jacques Rousseau : « Il ne rit jamais, ce Rousseau, il est pincé, pleurard ; il fait des phrases qui n’ont pas l’air de venir de son cœur ; il s’adresse aux Romains, comme au collège nous nous adressions à eux dans nos devoirs… Il sent le collège à plein nez. Pisse-froid, oui, c’est bien ça ! […] Je prétends que Rousseau m’ennuie, Voltaire aussi, quand il prend ses grands airs, et je n’aime pas qu’on m’ennuie ; si pour être révolutionnaire il faut s’embêter d’abord, je donne ma démission. » (Le Bachelier, Charpentier, 1881)
Képi : « Et j’ai posé ma candidature guerrière, moi qui n’ai jamais été soldat, que les galons font rire, et qui m’empêtrerai à chaque pas — j’en ai une peur atroce — dans le fourreau de mon sabre. […] Mais j’en ai assez ! Je rends mon képi et mon sabre, je donne ma démission. Bonsoir, camarades ! » (L’Insurgé, Charpentier, 1886)
Libre : « J’arrive tous les jours rue Jacob pour mettre le cœur dans les livres qui sont là, ou pour entendre le journaliste parler du drapeau républicain engagé sur les ponts, et défendu par les brigades au cri de : Vive la nation ! — À bas les rois ! — La liberté ou la mort.
Être libre ? Je ne sais pas ce que c’est, mais je sais ce que c’est d’être victime, je le sais, tout jeune que je suis. » (L’Enfant, Charpentier, 1879)
Misère : « À côté de cette misère classique qui a une histoire, il y en a une autre — la vraie, l’affreuse, l’horrible — je veux parler de celle qui n’a point de drapeau, ne jette point de cris ni d’éclairs : de celle qui tue ses victimes à petit feu : de celle qui, tous les ans, couche dans la poussière et dans la boue un bataillon d’hommes : qui, après avoir éteint la flamme dans le cerveau, brisé le cœur dans la poitrine, dévore les poumons, boit le sang. Oui, il y a, dans ces cimetières, des cadavres de gens qui ne sont point morts pour avoir abusé de la vie, par le caprice d’un fléau, le feu, le choléra, la guerre ; point morts de maladie ou de vieillesse, de douleur ou d’amour, mais morts de froid, morts de faim. » (Les Réfractaires [1866], Charpentier, 1881)
Nouveau : « Le drapeau blanc contre le drapeau rouge : le vieux monde contre le nouveau ! […] Il n’y a pas à sortir de là. » (« Il faut choisir », Le Cri du Peuple, n° 36, 6 avril 1871)
Organisation : « Le Cri du Peuple fait campagne pour qu’on enterre toutes les haines de groupe à groupe, et pour que, de cette réconciliation, renaisse une organisation généreuse, dans les cadres de laquelle entreront tous ceux qui veulent qu’on coupe les bras au Capital, comme jadis on tranchait le poignet aux parricides. » (« L’Armée Sociale », Le Cri du Peuple, n° 200, 14 mai 1884)
Peuple : « Soyons donc toujours avec le peuple, même s’il fait saigner nos idées, même s’il nous impose la solidarité de ses fautes et de ce qu’on appelle ses crimes, sous le feu et devant la mort. » (« Théoriciens ! », Le Cri du Peuple, n° 92, 27 janvier 1884)
Quelques : « Le monde appartient à quelques centaines d’hommes qui détiennent l’outillage énorme, nécessaire à la vie de l’industrie nouvelle. […] Les pauvres crèveront de misère dans les bagnes industriels aussi bien sous la république radicale que sous la république tricolore. » (Préface à Le Nouveau parti — Le parti ouvrier & ses principes, I, Benoît Malon, Derveaux, 1882)
Réfractaires : « Des réfractaires, ces fous tranquilles, travailleurs enthousiastes, savants courageux, qui passent leur vie et mangent leurs petits sous à chercher le mouvement perpétuel, la navigation aérienne, le dahlia bleu, le merle blanc ; des réfractaires aussi, ces inquiets qui ont soif seulement du bruit et d’émotions, qui croient avoir, quand même, une mission à remplir, un sacerdoce à exercer, un drapeau à défendre. » (Les Réfractaires [1866], Charpentier, 1881)
Soleil : « Mais de même qu’à travers les trous d’un drapeau sali par le combat et déchiqueté par les balles, passe le soleil, de même à travers la douleur des défaites, l’Idée se glisse, et flambe, et le malheur a fait l’éducation des foules ! » (Préface à Le Nouveau parti — Le parti ouvrier & ses principes, I, Benoît Malon, Derveaux, 1882)
Terreur : « Je hais Robespierre le déiste, et trouve qu’il ne faut pas singer Marat, le galérien du soupçon, l’hystérique de la Terreur, le névrosé d’une époque sanguine ! […] Dire que c’est pour cela peut-être que, sans le dire ou sans le savoir, Vermorel [communard socialiste, ndlr] défend le tueur d’Hébert et de Danton !… parce que les défroqués ne font que changer de culte et que, dans le cadre de l’hérésie même, ils logent toujours des souvenirs de religion ! Leur foi ou leur haine ne fait que se déplacer ; ils marcheront, s’il est utile, comme les jésuites — leurs premiers maîtres ! — par des chemins de scélérats, au but qu’ils ont juré d’atteindre. » (L’Insurgé, Charpentier, 1886)
Uniforme : « Dans plusieurs endroits, on avait attrapé les policiers et on les houspillait. Quelques bourgeois, à mine très honnête, avec des têtes à la Paturot [ancien député millionnaire de fiction, ndlr] et d’un ton très calme, conseillaient de les jeter à la Seine. Mais les blousiers ne serraient pas bien fort, et il n’y avait qu’à parler de la femme et des petits du roussin pour leur faire lâcher prise. J’ai aidé — sans suer — à la délivrance de deux officiers de paix, en uniforme tout flambant neuf, qui m’ont assuré, en s’époussetant et en refaisant leur raie, qu’ils avaient toujours été républicains et avancés en diable. » (L’Insurgé, Charpentier, 1886)
Voie : « Les purs me feront honte d’avoir changé : je m’en fais honneur. […] Je dois à Proudhon d’avoir eu ce courage. C’est lui, l’auteur des Confessions, qui a jeté la lumière dans mon esprit et m’a montré le néant de ces gloires autoritaires et jacobines. Toute ma vie je lui en serai reconnaissant, et je me féliciterai, dans mes déceptions mêmes, d’être, sur ses pas, entré dans la voie périlleuse de la sincérité. » (« La servitude », La Rue, Achille Faure, 1866)
Waterloo : « Comme Hugo, il [Eugène Pottier, parolier de L’Internationale] est poète aussi, mais poète inconnu, perdu dans l’ombre. Ses vers ne frappent point sur le bouclier d’Austerlitz ou le poitrail des cuirassiers de Waterloo ; ils ne s’envolent pas d’un coup d’aile sur la montagne où Olympio rêve et gémit. Ils ne se perchent ni sur la crinière des casques, ni sur la crête des nuées : ils restent dans la rue, la rue pauvre. » (Le Cri du Peuple, n° 33, 29 novembre 1883)
XIIIe arrondissement : « Passedouet, qui est maire du XIIIe, m’a caché trois jours. Le troisième jour, j’ai pris son rasoir, travaillé ma barbe, coupé les favoris, gardé les moustaches et la mouche, et je suis sorti pour me rendre chez un ami qui ne fait pas de politique, et m’offre une hospitalité commode et sûre, dans un quartier paisible et clérical. Là, je puis défier la police et échapper au conseil de guerre. » (L’Insurgé, Charpentier, 1886)
Yeux : « Avec un chien derrière un corbillard, on avait fait venir les larmes aux yeux de l’humanité. Oui, un chien derrière un corbillard, sur un chemin qui tourne ; deux arbres maigres sous un ciel gris… C’est tout : et l’on se sent pris d’une indéfinissable tristesse ! […] Il va, tête baissée, tout seul. […] Non, je ne sais rien de touchant et de triste comme ce tableau. » (« La rue », La Rue, Achille Faure, 1866)
Zigzag : « On sera vainqueur ou vaincu, mais le courant populaire aura été déchiqueté par les baïonnettes en ligne, brisé par le zigzag des succès et des défaites ! Ainsi pensent les pasteurs de la bourgeoisie française ou allemande, qui voient de haut et de loin. » (L’Insurgé, Charpentier, 1886)
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entretiens ou correspondance des auteur·es.
Photographie de bannière : Paris, boulevard Henri IV, en 1876 | Charles Maville
Photographie de vignette : portrait réalisé par Nadar
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