L’abécédaire de Michel Foucault


« [L]’importante tra­di­tion du socia­lisme est à remettre fon­da­men­ta­le­ment en ques­tion, car tout ce que cette tra­di­tion socia­liste a pro­duit dans l’histoire est à condam­ner« , lan­çait Michel Foucault au cours d’un entre­tien paru en décembre 1977. Un an plus tard, celui qui jurait en avoir « tota­le­ment fini avec Marx » saluait dans la presse ita­lienne, de retour d’Iran, l’ouverture « dans la poli­tique [d’]une dimen­sion spi­ri­tuelle » et pré­di­sait qu’« il n’y aura pas de gou­ver­ne­ment de Khomeyni ». Les rai­sons de tenir le phi­lo­sophe à dis­tance ne manquent donc pas — c’est du moins la posi­tion d’une par­tie de notre rédac­tion. Mais d’une par­tie seule­ment. Nous avons dès lors ques­tion­né son œuvre à plu­sieurs reprises : en 2014, le socio­logue belge Daniel Zamora, coor­di­na­teur d’un ouvrage col­lec­tif paru à son sujet, lui repro­chait son atti­rance pour le libé­ra­lisme éco­no­mique ; deux ans plus tard, la phi­lo­sophe mar­xiste Isabelle Garo saluait dans nos colonnes sa « volon­té de com­pré­hen­sion du monde contem­po­rain » ; enfin, nous publiions en 2020 une longue dis­cus­sion cri­tique avec le pro­fes­seur de théo­rie poli­tique Jean-Yves Pranchère, lequel assu­rait que Foucault « nous laisse l’importante ques­tion de l’émancipation indi­vi­duelle« . « Je crois avoir été loca­li­sé tour à tour et par­fois simul­ta­né­ment sur la plu­part des cases de l’échiquier poli­tique« , confiait, sans le déplo­rer, le pen­seur : nous pro­lon­geons la dis­cus­sion en 26 lettres.


Anormal : « Par pen­sée médi­cale, j’entends une façon de per­ce­voir les choses qui s’organise autour de la norme, c’est-à-dire qui essaie de par­ta­ger ce qui est nor­mal de ce qui est anor­mal, qui n’est pas tout à fait jus­te­ment le licite et l’illicite ; la pen­sée juri­dique dis­tingue le licite et l’illicite, la pen­sée médi­cale dis­tingue le nor­mal et l’anormal ; elle se donne, elle cherche aus­si à se don­ner des moyens de cor­rec­tion qui ne sont pas exac­te­ment des moyens de puni­tion, mais des moyens de trans­for­ma­tion de l’individu, toute une tech­no­lo­gie du com­por­te­ment de l’être humain qui est liée à cela. » (« Le pou­voir, une bête magni­fique », entre­tien avec M. Osorio, Quadernos para el dia­lo­go, n° 238, 1977, Dits et écrits, II, Gallimard, 1994)

Biopolitique : « Ce pou­voir sur la vie s’est déve­lop­pé depuis le XVIIe siècle sous deux formes prin­ci­pales […]. L’un des pôles, le pre­mier, semble-t-il, à s’être for­mé, a été cen­tré sur le corps comme machine : son dres­sage, la majo­ra­tion de ses apti­tudes, l’extorsion de ses forces, la crois­sance paral­lèle de son uti­li­té et de sa doci­li­té, son inté­gra­tion à des sys­tèmes de contrôle effi­caces et éco­no­miques, tout cela a été assu­ré par des pro­cé­dures de pou­voir qui carac­té­risent les dis­ci­plines : ana­to­mo-poli­tique du corps humain. Le second, qui s’est for­mé un peu plus tard, vers le milieu du XVIIIe siècle, est cen­tré sur le corps-espèce, sur le corps tra­ver­sé par la méca­nique du vivant et ser­vant de sup­port aux pro­ces­sus bio­lo­giques : la pro­li­fé­ra­tion, les nais­sances et la mor­ta­li­té, le niveau de san­té, la durée de vie, la lon­gé­vi­té avec toutes les condi­tions qui peuvent les faire varier ; leur prise en charge s’opère par toute une série d’interventions et de contrôles régu­la­teurs : une bio-poli­tique de la popu­la­tion. Les dis­ci­plines du corps et les régu­la­tions de la popu­la­tion consti­tuent les deux pôles autour des­quels s’est déployée l’organisation du pou­voir sur la vie. » (Histoire de la sexua­li­té — La Volonté de savoir, Gallimard, 1976)

Corps : « Le pou­voir poli­tique, avant même d’agir sur l’idéologie, sur la conscience des per­sonnes, s’exerce de façon beau­coup plus phy­sique sur leur corps. La manière dont on leur impose des gestes, des atti­tudes, des usages, des répar­ti­tions dans l’espace, des moda­li­tés de loge­ment, cette dis­tri­bu­tion phy­sique, spa­tiale des gens appar­tient, me semble-t-il, à une tech­no­lo­gie poli­tique du corps. » (« Prisons et asiles dans le méca­nisme du pou­voir », entre­tien avec M. D’Eramo, Avanti, n° 53, 1974, Dits et écrits, II, Gallimard, 1994)

Délinquant : « On dit que la pri­son fabrique des délin­quants ; c’est vrai qu’elle recon­duit, presque fata­le­ment, devant les tri­bu­naux ceux qui lui ont été confiés. Mais elle les fabrique en cet autre sens qu’elle a intro­duit dans le jeu de la loi et de l’infraction, du juge et de l’infracteur, du condam­né et du bour­reau, la réa­li­té incor­po­relle de la délin­quance. » (Surveiller et punir, Gallimard, 1975)

Événement : « Événement : il faut entendre par là non pas une déci­sion, un trai­té, un règne, ou une bataille, mais un rap­port de forces qui s’inverse, un pou­voir confis­qué, un voca­bu­laire repris et retour­né contre ses uti­li­sa­teurs, une domi­na­tion qui s’affaiblit, se détend, s’empoisonne elle-même, une autre qui fait son entrée, mas­quée. Les forces qui sont en jeu dans l’histoire n’obéissent ni à une des­ti­na­tion ni à une méca­nique, mais bien au hasard de la lutte. Elles ne se mani­festent pas comme les formes suc­ces­sives d’une inten­tion pri­mor­diale ; elles ne prennent pas non plus l’allure d’un résul­tat. Elles appa­raissent tou­jours dans l’aléa sin­gu­lier de l’événement. » (« Nietzsche, la généa­lo­gie, l’histoire », Hommage à Jean Hyppolite, PUF, 1971, Dits et écrits, I, Gallimard, 1994)

Folie : « Au milieu du monde serein de la mala­die men­tale, l’homme moderne ne com­mu­nique plus avec le fou : il y a d’une part l’homme de rai­son qui délègue vers la folie le méde­cin, n’autorisant ain­si de rap­port qu’à tra­vers l’universalité abs­traite de la mala­die ; il y a d’autre part l’homme de folie qui ne com­mu­nique avec l’autre que par l’intermédiaire d’une rai­son tout aus­si abs­traite, qui est ordre, contrainte phy­sique et morale, pres­sion ano­nyme du groupe, exi­gence de confor­mi­té. De lan­gage com­mun, il n’y en a pas ; ou plu­tôt il n’y en a plus ; la consti­tu­tion de la folie comme mala­die men­tale, à la fin du XVIIIe siècle, dresse le constat d’un dia­logue rom­pu, donne la sépa­ra­tion comme déjà acquise, et enfonce dans l’oubli tous ces mots impar­faits, sans syn­taxe fixe, un peu bal­bu­tiants, dans les­quels se fai­sait l’échange de la folie et de la rai­son. Le lan­gage de la psy­chia­trie, qui est mono­logue de la rai­son sur la folie, n’a pu s’établir que sur un tel silence. » (« Préface », Folie et Déraison — Histoire de la folie à l’âge clas­sique, Plon, 1961)

Gouvernement : « Le terme de conduite avec son équi­voque même est peut-être l’un de ceux qui per­mettent le mieux de sai­sir ce qu’il y a de spé­ci­fique dans les rela­tions de pou­voir. La conduite est à la fois l’acte de mener les autres (selon des méca­nismes de coer­ci­tion plus ou moins stricts) et la manière de se com­por­ter dans un champ plus ou moins ouvert de pos­si­bi­li­tés. L’exercice du pou­voir consiste à conduire des conduites et à amé­na­ger la pro­ba­bi­li­té. Le pou­voir, au fond, est moins de l’ordre de l’affrontement entre deux adver­saires, ou de l’engagement de l’un à l’égard de l’autre, que de l’ordre du gou­ver­ne­ment. […] Gouverner, en ce sens, c’est struc­tu­rer le champ d’action éven­tuel des autres. » (« Le Sujet et le pou­voir », Dreyfus H. & Rabinow P., Michel Foucault, beyond struc­tu­ra­lism and her­me­neu­tics, The University of Chicago Press, 1982, Dits et écrits, II, Gallimard, 1994)

Homosexualité : « L’homosexuel du XIXe siècle est deve­nu un per­son­nage : un pas­sé, une his­toire et une enfance, un carac­tère, une forme de vie ; une mor­pho­lo­gie aus­si, avec une ana­to­mie indis­crète et peut-être une phy­sio­lo­gie mys­té­rieuse. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexua­li­té. Partout en lui, elle est pré­sente : sous-jacente à toutes ses conduites parce qu’elle en est le prin­cipe insi­dieux et indé­fi­ni­ment actif […]. Il ne faut pas oublier que la caté­go­rie psy­cho­lo­gique, psy­chia­trique, médi­cale de l’homosexualité s’est consti­tuée du jour où on l’a carac­té­ri­sée […] moins par un type de rela­tions sexuelles que par une cer­taine qua­li­té de la sen­si­bi­li­té sexuelle, une cer­taine manière d’intervertir en soi-même le mas­cu­lin et le fémi­nin. L’homosexualité est appa­rue comme une des figures de la sexua­li­té lorsqu’elle a été rabat­tue de la pra­tique de la sodo­mie sur une sorte d’androgynie inté­rieure, un her­ma­phro­disme de l’âme. Le sodo­mite était un relaps, l’homosexuel est main­te­nant une espèce. » (Histoire de la sexua­li­té — La Volonté de savoir, Gallimard 1976)

[Hariton Pushwagner]

Identité : « L’histoire, généa­lo­gi­que­ment diri­gée, n’a pas pour fin de retrou­ver les racines de notre iden­ti­té, mais de s’acharner au contraire à la dis­si­per ; elle n’entreprend pas de repé­rer le foyer unique d’où nous venons, cette pre­mière par­tie où les méta­phy­si­ciens nous pro­mettent que nous ferons retour ; elle entre­prend de faire appa­raître toutes les dis­con­ti­nui­tés qui nous tra­versent. » (« Nietzsche, la généa­lo­gie, l’histoire », Hommage à Jean Hyppolite, PUF, 1971, Dits et écrits, I, Gallimard, 1994)

Justice : « La péna­li­té ne répri­me­rait pas pure­ment et sim­ple­ment les illé­ga­lismes ; elle les dif­fé­ren­cie­rait, elle en assu­re­rait l’éco­no­mie géné­rale. Et si on peut par­ler d’une jus­tice de classe ce n’est pas seule­ment parce que la loi elle-même ou la manière de l’appliquer servent les inté­rêts d’une classe, c’est que toute la ges­tion dif­fé­ren­tielle des illé­ga­lismes par l’intermédiaire de la péna­li­té fait par­tie de ces méca­nismes de domi­na­tion. » (Surveiller et punir, Gallimard, 1975)

Kant : « Il me semble qu’on peut don­ner un sens à cette inter­ro­ga­tion cri­tique sur le pré­sent et sur nous-mêmes que Kant a for­mu­lé en réflé­chis­sant sur l’Aufklärung [nom don­né au siècle des Lumières en alle­mand, ndlr]. Il me semble que c’est même là une façon de phi­lo­so­pher qui n’a pas été sans impor­tance ni effi­ca­ci­té depuis les deux der­niers siècles. L’ontologie cri­tique de nous-mêmes, il faut la consi­dé­rer non certes comme une théo­rie, une doc­trine, ni même un corps per­ma­nent de savoir qui s’accumule ; il faut la conce­voir comme une atti­tude, un ethos, une vie phi­lo­so­phique où la cri­tique de ce que nous sommes est à la fois ana­lyse des limites qui nous sont posées et épreuve de leur fran­chis­se­ment pos­sible. » (« Qu’est-ce que les Lumières », The Foucault Reader, Pantheon Books, 1984, Dits et écrits, II, Gallimard, 1994)

Lutte : « Toutes les grandes phases d’évolution du sys­tème pénal, du sys­tème répres­sif, sont des façons de répondre à des luttes popu­laires. L’envers du sys­tème répres­sif, ce n’est pas la délin­quance, c’est la lutte popu­laire, la lutte du peuple contre le pou­voir. » (Théories et ins­ti­tu­tions pénales — Cours au Collège de France. 1971-1972, Gallimard/Seuil, 2015)

Microphysique : « L’étude de cette micro­phy­sique sup­pose que le pou­voir qui s’y exerce ne soit pas conçu comme une pro­prié­té, mais comme une stra­té­gie, que ses effets de domi­na­tion ne soient pas attri­bués à une appro­pria­tion, mais à des dis­po­si­tions, à des manœuvres, à des tac­tiques, à des tech­niques, à des fonc­tion­ne­ments ; qu’on déchiffre en lui plu­tôt un réseau de rela­tions tou­jours ten­dues, tou­jours en acti­vi­té plu­tôt qu’un pri­vi­lège qu’on pour­rait déte­nir ; qu’on lui donne pour modèle la bataille per­pé­tuelle plu­tôt que le contrat qui opère une ces­sion ou la conquête qui s’empare d’un domaine. Il faut en somme admettre que ce pou­voir s’exerce plu­tôt qu’il ne se pos­sède, qu’il n’est pas le pri­vi­lège acquis ou conser­vé de la classe domi­nante, mais l’effet d’ensemble de ses posi­tions stra­té­giques — effet que mani­feste et par­fois recon­duit la posi­tion de ceux qui sont domi­nés. […] [Ces rela­tions] ne sont pas uni­voques ; elles défi­nissent des points innom­brables d’affrontement, des foyers d’instabilité dont cha­cun com­porte ses risques de conflit, de luttes, et d’inversion au moins tran­si­toire des rap­ports de forces. » (Surveiller et punir, Gallimard, 1975)

Néolibéralisme : « Dans le néo­li­bé­ra­lisme […], l’homo œco­no­mi­cus, c’est un entre­pre­neur, et un entre­pre­neur de lui-même. Et cette chose est si vraie que, pra­ti­que­ment, ça va être l’enjeu de toutes les ana­lyses que font les néo­li­bé­raux, de sub­sti­tuer à chaque ins­tant, à l’homo œco­no­mi­cus par­te­naire de l’échange, un homo œco­no­mi­cus entre­pre­neur de lui-même, étant à lui-même son propre capi­tal, étant pour lui-même son propre pro­duc­teur, étant lui-même la source de [ses] reve­nus. » (Naissance de la bio­po­li­tique — Cours au Collège de France. 1978-1979, Gallimard/Seuil, 2004)

[Hariton Pushwagner]

Occident : « Il ne faut jamais oublier que la colo­ni­sa­tion, avec ses tech­niques, ses armes poli­tiques et juri­diques, a bien sûr trans­por­té des modèles euro­péens sur d’autres conti­nents, mais qu’elle a eu aus­si de nom­breux effets de retour sur les méca­nismes de pou­voir en Occident, sur les appa­reils, ins­ti­tu­tions et tech­niques de pou­voir. Il y a eu toute une série de modèles colo­niaux qui ont été rap­por­tés en Occident, et qui a fait que l’Occident a pu pra­ti­quer aus­si sur lui-même quelque chose comme une colo­ni­sa­tion, un colo­nia­lisme interne. » (« Il faut défendre la socié­té », Cours au Collège de France. 1976, Gallimard/Seuil, 1997)

Plèbe : « Il y a bien tou­jours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les indi­vi­dus eux-mêmes, qui échappe d’une cer­taine manière aux rela­tions de pou­voir : quelque chose qui est non point la matière pre­mière plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mou­ve­ment cen­tri­fuge, l’énergie inverse, l’échappée. […] Cette part de la plèbe, c’est moins l’extérieur par rap­port aux rela­tions de pou­voir que leur limite, leur envers, leur contre­coup ; c’est ce qui répond, à toute avan­cée du pou­voir, par un mou­ve­ment pour s’en déga­ger ; c’est donc ce qui motive tout nou­veau déve­lop­pe­ment des réseaux de pou­voir ». (« Pouvoir et stra­té­gies. Entretien avec Jacques Rancière et Michel Foucault », Les révoltes logiques, n°4, 1977, Dits et écrits, II, Gallimard, 1994)

Quadrillage : « Nul de nous n’est sûr d’échapper à la pri­son. Aujourd’hui moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours, le qua­drillage poli­cier se res­serre : dans la rue et sur les routes ; autour des étran­gers et des jeunes, le délit d’opinion est réap­pa­ru : les mesures anti­drogue mul­ti­plient l’arbitraire. Nous sommes sous le signe de la garde à vue. On nous dit que la jus­tice est débor­dée. Nous le voyons bien. Mais si c’était la police qui l’avait débor­dée ? On nous dit que les pri­sons sont sur­peu­plées. Mais si c’était la popu­la­tion qui était sur­em­pri­son­née ? » (« Manifeste du G.I.P », 1971, Dits et écrits, I, Gallimard, 1994)

Résistance : « Là où il y a pou­voir, il y a résis­tance et pour­tant, ou plu­tôt par là même, celle-ci n’est jamais en posi­tion d’extériorité par rap­port au pou­voir. […] Ces points de résis­tance sont pré­sents par­tout dans le réseau de pou­voir. Il n’y a donc pas par rap­port au pou­voir un lieu du grand Refus — âme de la révolte, foyer de toutes les rébel­lions, loi pure du révo­lu­tion­naire. Mais des résis­tances qui sont des cas d’espèces : pos­sibles, néces­saires, impro­bables, spon­ta­nées, sau­vages, soli­taires, concer­tées, ram­pantes, vio­lentes, irré­con­ci­liables, promptes à la tran­sac­tion, inté­res­sées, ou sacri­fi­cielles ; par défi­ni­tion, elles ne peuvent exis­ter que dans le champ stra­té­gique des rela­tions de pou­voir. […] Les résis­tances ne relèvent pas de quelques prin­cipes hété­ro­gènes ; mais elles ne sont pas pour autant leurre ou pro­messe néces­sai­re­ment déçue. Elles sont l’autre terme, dans les rela­tions de pou­voir ; elles s’y ins­crivent comme l’irréductible vis-à-vis. » (Histoire de la sexua­li­té — La Volonté de savoir, Gallimard 1976)

Sexe : « La socié­té qui se déve­loppe au XVIIIe siècle — qu’on appel­le­ra comme on vou­dra bour­geoise, capi­ta­liste ou indus­trielle — n’a pas oppo­sé au sexe un refus fon­da­men­tal de le recon­naître. Elle a au contraire mis en œuvre tout un appa­reil pour pro­duire sur lui des dis­cours vrais. Non seule­ment, elle a beau­coup par­lé de lui et contraint cha­cun à en par­ler ; mais elle a entre­pris d’en for­mu­ler la véri­té réglée. Comme si elle sus­pec­tait en lui un secret capi­tal. Comme si elle avait besoin de cette pro­duc­tion de véri­té. Comme s’il lui était essen­tiel que le sexe soit ins­crit, non seule­ment dans une éco­no­mie du plai­sir, mais dans un régime ordon­né de savoir. Ainsi, il est deve­nu peu à peu l’objet du grand soup­çon ; le sens géné­ral et inquié­tant qui tra­verse mal­gré nous nos conduites et nos exis­tences ; le point de fra­gi­li­té par où nous viennent les menaces du mal ; le frag­ment de nuit que cha­cun de nous porte en soi. Signification géné­rale, secret uni­ver­sel, cause omni­pré­sente, peur qui ne cesse pas. » (Histoire de la sexua­li­té — La Volonté de savoir, Gallimard, 1976)

Tournevis : « Tous mes livres […] sont, si vous, vou­lez, des petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se ser­vir de telle phrase, de telle idée, telle ana­lyse comme d’un tour­ne­vis ou d’un des­serre-bou­lon, pour court-cir­cui­ter, dis­qua­li­fier, cas­ser les sys­tèmes de pou­voir, y com­pris éven­tuel­le­ment ceux-là mêmes dont mes livres sont issus… eh bien c’est tant mieux. » (« Des sup­plices au cel­lules », entre­tien avec R.-P. Droit, Le Monde, 1984, Dits et écrits, I, Gallimard, 1994)

Universaux : « Au lieu de par­tir des uni­ver­saux pour en déduire des phé­no­mènes concrets, ou plu­tôt que de par­tir des uni­ver­saux comme grille d’intelligibilité obli­ga­toire pour un cer­tain nombre de pra­tiques concrètes, je vou­drais par­tir de ces pra­tiques concrètes et pas­ser en quelque sorte les uni­ver­saux à la grille de ces pra­tiques […]. L’historicisme part de l’universel et le passe en quelque sorte à la râpe de l’histoire. Mon pro­blème est tout inverse. Je pars de la déci­sion, à la fois théo­rique et métho­do­lo­gique, qui consiste à dire : sup­po­sons que les uni­ver­saux n’existent pas. » (Naissance de la bio­po­li­tique — Cours au Collège de France. 1978-1979, Gallimard/Seuil, 2004) 

[Hariton Pushwagner]

Vérité : « Il faut ces­ser de tou­jours décrire les effets de pou­voir en termes néga­tifs : il exclut, il réprime, il refoule, il cen­sure, il abs­trait, il masque, il cache. En fait le pou­voir pro­duit ; il pro­duit du réel ; il pro­duit des domaines d’objets et des rituels de véri­té. » (Surveiller et punir, Gallimard, 1975)

Wirkliche Historie : « Le sens his­to­rique échap­pe­ra à la méta­phy­sique pour deve­nir l’instrument pri­vi­lé­gie de la généa­lo­gie s’il ne se repère sur aucun abso­lu. […] Le sens his­to­rique, et c’est en cela qu’il pra­tique la wirk­liche Historie, réin­tro­duit dans le deve­nir tout ce qu’on avait cru immor­tel chez l’homme. […] Rien en l’homme — pas même son corps — n’est assez fixe pour com­prendre les autres hommes et se recon­naître en eux. […] L’histoire sera effec­tive dans la mesure où elle intro­dui­ra le dis­con­ti­nu dans notre être même. Elle divi­se­ra nos sen­ti­ments ; elle dra­ma­ti­se­ra nos ins­tincts, elle mul­ti­plie­ra notre corps et l’opposera à lui-même. Elle ne lais­se­ra rien au-des­sous de soi, qui aurait la sta­bi­li­té ras­su­rante de la vie ou de la nature ; elle ne se lais­se­ra por­ter par aucun entê­te­ment muet, vers une fin mil­lé­naire. Elle creu­se­ra ce sur quoi on aime à la faire repo­ser, et s’acharnera contre sa pré­ten­due conti­nui­té. » (« Nietzsche, la généa­lo­gie, l’histoire », Hommage à Jean Hyppolite, PUF, 1971, Dits et écrits, I, Gallimard, 1994)

XIXe siècle : « L’existence du délit poli­tique, où [le pou­voir] se donne bien comme atta­qué en tant que pou­voir, lui per­met de faire appa­raître par contraste le délit de droit com­mun, où il défen­drait comme étant ce qui a été atta­qué comme nature ou inté­rêt géné­ral ou morale. L’opposition poli­tique / droit com­mun est une pièce poli­tique essen­tielle dans la péna­li­té du XIXe siècle. Elle lui per­met de mas­quer que […] le crime se défi­nit par rap­port au pou­voir, [que] le champ de la péna­li­té a été décou­pé et spé­ci­fié par lui, [qu’]il est deve­nu l’élément déter­mi­nant de tout le fonc­tion­ne­ment de ce sys­tème pénal » (Théories et ins­ti­tu­tions pénales — Cours au Collège de France. 1971-1972, Gallimard/Seuil, 2015) 

Yeux : « Quant au motif qui m’a pous­sé, il était fort simple. Aux yeux de cer­tains, j’espère qu’il pour­rait par lui-même suf­fire. C’est la curio­si­té, — la seule espèce de curio­si­té, en tout cas, qui vaille la peine d’être pra­ti­quée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui per­met de se déprendre de soi-même. Que vau­drait l’acharnement du savoir s’il ne devait assu­rer que l’acquisition des connais­sances, et non pas, d’une cer­taine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît ? » (Histoire de la sexua­li­té — L’Usage des plai­sirs, Gallimard 1984)

Zéro : « Le pou­voir, ce n’est pas une pro­prié­té, ce n’est pas une puis­sance ; le pou­voir ce n’est jamais qu’une rela­tion qu’on ne peut, et ne doit, étu­dier qu’en fonc­tion des termes entre les­quels cette rela­tion joue. On ne peut faire ni l’histoire des rois, ni l’histoire des peuples, mais l’histoire de ce qui consti­tue, l’un en face de l’autre, ces deux termes, dont l’un n’est jamais l’infini et l’autre n’est jamais le zéro. » (« Il faut défendre la socié­té », Cours au Collège de France. 1976, Gallimard/Seuil, 1997)


Tous les abé­cé­daires sont confec­tion­nés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles et cor­res­pon­dances des auteur·es.
Illustration de ban­nière : Hariton Pushwagner


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