Fin 2018, le philosophe belge lançait : « Tout est possible. » Son parti ? Celui qu’il nomme « la vie » — l’élan contre la résignation, l’indifférence, la mutilation, la marchandise et la survie. Figure de l’Internationale situationniste (qu’il quitta en 1970 sans jamais revoir Guy Debord), Raoul Vaneigem se tient volontairement loin des médias et invite, inlassablement, à transformer le désespoir en colère joyeuse et quotidienne : une vingtaine de livres rien que depuis l’an 2000. Battre le capitalisme global et le pouvoir militarisé d’État sur leur terrain tient à ses yeux de l’impasse ; il leur oppose « un réseau de résistance » à construire sur des territoires libérés, affranchis, soucieux de la « vie humaine, animale, végétale » et capables de se défendre. L’expérience zapatiste au Mexique irrigue ses propositions ; les ZAD et les gilets jaunes le poussent à n’en pas douter : qu’attendons-nous pour « faire nos affaires nous-mêmes » ? Une porte d’entrée en 26 lettres.
Armes : « Qu’en est-il des réponses que la guérilla propose ? Chaque fois qu’elle l’a emporté, ce fut pour le pire. Le triomphe des armes aboutit toujours à une amère défaite humaine. » (L’État n’est plus rien, soyons tout, Rue des Cascades, 2010)
Bête : « Notre animalité résiduelle a été refoulée au nom d’un esprit qui n’était que l’émanation d’un pouvoir céleste et temporel chargé de dompter la matière terrestre et corporelle. Aujourd’hui, l’alliance avec les énergies naturelles s’apprête à supplanter la mise à sac des ressources planétaires et vitales. Redécouvrir notre parenté avec le règne animal, c’est nous réconcilier avec la bête qui est en nous, c’est l’affiner au lieu de l’opprimer, de la refouler et de la condamner aux cruautés du défoulement. Notre humanisation implique de reconnaître à l’animal le droit d’être respecté dans sa spécificité. » (Entretien paru dans Siné Mensuel, octobre 2011)
Casser : « Brûler une banque, ce n’est pas foutre en l’air le système bancaire et la dictature de l’argent. Incendier les préfectures et les centres de la paperasserie administrative, ce n’est pas en finir avec l’État (pas plus que destituer ses notables et prébendiers). Il ne faut jamais casser les hommes (même chez quelques flics, il reste une certaine conscience humaine à sauvegarder). » (« Les raisons de la colère », Siné Mensuel, décembre 2018)
Démocratie directe : « Nous ne sommes ni des pirates, ni des en-dehors, ni des marginaux, nous sommes au centre d’une société solidaire à créer et, que nous le voulions ou non, il faudra bien que nous apprenions à opposer une démocratie directe à cette démocratie parlementaire, clientéliste et corrompue qui s’effondre avec les puissances financières qui la soutenaient et la dévoraient. » (Entretien paru dans Article 11, 14 octobre 2008)
Être humain : « Nous n’avons été jusqu’à ce jour que des hybrides, mi-humains mi-bêtes sauvages. Nos sociétés ont été de vastes entrepôts où l’homme, réduit au statut d’une marchandise, également précieuse et vile, était corvéable et interchangeable. Nous allons inaugurer le temps où l’homme va assumer sa destinée de penseur et de créateur en devenant ce qu’il est et n’a jamais été : un être humain à part entière. » (L’État n’est plus rien, soyons tout, Rue des Cascades, 2010)
Fureur : « Montrez-moi aujourd’hui un seul endroit où le regard ne soit agressé, où l’air, l’eau, la terre ne subissent la fureur dévastatrice de la cupidité marchande ! Tout ce qui est utile et agréable est systématiquement mis à mal. » (Entretien paru dans L’Obs, mai 2018)
Gilets jaunes : « Du mouvement des gilets jaunes émane une colère joyeuse. Les instances étatiques et capitalistes aimeraient la traiter d’aveugle. Elle est seulement en quête de clairvoyance. » (« Les raisons de la colère », Siné Mensuel, décembre 2018)
Horreurs : « Le prétendu devoir de mémoire, qui nous enseigne les horreurs du passé, les guerres, les massacres, la sainte Inquisition, les pogromes, les camps d’extermination et les goulags, perpétue le vieux dogme religieux d’une impuissance congénitale à vaincre le mal, auquel l’honneur prescrit d’opposer cette éthique qui repose sur le libre arbitre comme un fakir sur une chaise à clous. » (Prologue à La Commune d’Oaxaca — Chroniques et considérations, de Georges Lapierre, Rue des Cascades, 2008)
Idées : « Il n’y a ni bon ni mauvais usage de la liberté d’expression, il n’en existe qu’un usage insuffisant. […] L’absolue tolérance de toutes les opinions doit avoir pour fondement l’intolérance absolue de toutes les barbaries. Le droit de tout dire, de tout écrire, de tout penser, de tout voir et entendre découle d’une exigence préalable, selon laquelle il n’existe ni droit ni liberté de tuer, de tourmenter, de maltraiter, d’opprimer, de contraindre, d’affamer, d’exploiter. […] Aucune idée n’est irrecevable, même la plus aberrante, même la plus odieuse. » (Rien n’est sacré, tout peut se dire — Réflexions sur la liberté d’expression, La Découverte, 2015)
Joies : « Comment s’étonner que les écoles imitent si bien, dans leur conception architecturale et mentale, les maisons de force où les réprouvés sont exilés des joies ordinaires de l’existence ? […] Si l’enseignement est reçu avec réticence, voire avec répugnance, c’est que le savoir filtré par les programmes scolaires porte la marque d’une blessure ancienne : il a été castré de sa sensualité originelle. La connaissance du monde sans la conscience des désirs de vie est une connaissance morte. Elle n’a d’usage qu’au service des mécanismes qui transforment la société selon les nécessités de l’économie. » (Avertissement aux écoliers et lycéens, Mille et une nuits, 1998)
Krach : « Désormais les États ne sont plus que les valets des banques et des entreprises multinationales. Or, celles-ci sont confrontées à la débâcle de cet argent fou qui, investi dans les spéculations boursières et non plus dans l’essor des industries prioritaires et des secteurs socialement utiles, forme une bulle promise à l’implosion, au krach boursier. » (L’État n’est plus rien, soyons tout, Rue des Cascades, 2010)
Local : « Il n’y a que les assemblées locales qui soient au courant des problèmes rencontrés par les habitants d’un village, d’un quartier, d’une région. Il n’y a que l’assemblée populaire pour tenter de résoudre ces problèmes et pour fédérer ces petites entités afin qu’elles forment un front, inséparablement local et international, contre cette Internationale du fric dont la pourriture journalistique consacre le caractère et le développement inéluctable en le baptisant mondialisation. » (« Le combat des zapatistes est le combat universel de la vie contre la désertification de la terre », La Jornada, 20 janvier 2019)
Martyrs : « Il n’y a pas de peuples martyrs, il n’y a que des hommes résignés à la servitude volontaire. » (Lettre de Staline à ses enfants réconciliés, Verdier, 1998)
Notre-Dame-des-Landes : « Ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landes illustre un conflit qui concerne le monde entier. Il met aux prises, d’une part, les puissances financières résolues à transformer en marchandise les ressources du vivant et de la nature et, d’autre part, la volonté de vivre qui anime des millions d’êtres dont l’existence est précarisée de plus en plus par le totalitarisme du profit. » (« Solidarité avec Notre-Dame-des-Landes », Siné Mensuel, avril 2018)
Organe étatique : « Le bolchevisme, lui, s’est voulu un humanisme : il a récupéré cyniquement la tentative d’affranchissement que fut, pour le prolétariat exploité, la démocratie directe des soviets ou conseils, il en a popularisé l’image à des fins de propagande dans le même temps qu’un Soviet suprême devenu l’organe étatique de la classe dominante interdisait toute velléité d’émancipation individuelle et collective. » (Lettre de Staline à ses enfants réconciliés, Verdier, 1998)
Pouvoir : « Quiconque exerce un pouvoir se conduit en intellectuel, quiconque se cantonne dans l’intellectualité a l’haleine amère de l’autorité. » (Lettre à mes enfants et aux enfants du monde à venir, Cherche Midi, 2012)
Quantitatif : « L’idéologie, l’information, la culture tendent de plus en plus à perdre leur contenu pour devenir du quantitatif pur. Moins une information a d’importance, plus elle est répétée et mieux elle éloigne les gens de leurs véritables problèmes. Mais nous sommes loin du gros mensonge dont Goebbels dit qu’il passe mieux que tout autre. La surenchère idéologique étale avec la même force de conviction cent bouquins, cent poudres à lessiver, cent conceptions politiques dont elle a successivement fait admettre l’incontestable supériorité. » (Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Gallimard, 1967–1992)
Religion : « La religion ne verra sa fin qu’avec la fin d’une économie qui réduit l’homme au travail et l’arrache à la vraie destinée de se créer en recréant le monde. […] Ceux qui ont médité de la détruire en la réprimant n’ont jamais réussi qu’à la ranimer, car elle est par excellence l’esprit de l’oppression renaissant de ses cendres. » (De l’inhumanité de la religion, Denoël, 2000)
Sentence : « Ma relation amicale avec Guy Debord s’était bâtie sur une hâte commune d’en finir avec l’univers, finissant, d’une impossible vie. Avant de tourner à la fièvre obsidionale, l’idée du groupe en péril fut le garant de notre solidarité. Nous avions le sentiment d’être mandatés par l’Histoire — celle que nous faisions — pour exécuter contre la civilisation marchande la sentence de mort qu’elle avait promulguée à son encontre. » (L’État n’est plus rien, soyons tout, Rue des Cascades, 2010)
Transgression : « Nous avons tout à gagner de nous attaquer au système et non aux hommes qui en sont à la fois les responsables et les esclaves. Céder à la peste émotionnelle, à la vengeance, au défoulement, c’est participer au chaos et à la violence aveugle dont l’État et ses instances répressives ont besoin pour continuer d’exister. Je ne sous-estime pas le soulagement rageur auquel cède une foule qui incendie une banque ou pille un supermarché. Mais nous savons que la transgression est un hommage à l’interdit, elle offre un exutoire à l’oppression, elle ne la détruit pas, elle la restaure. L’oppression a besoin de révoltes aveugles. » (L’État n’est plus rien, soyons tout, Rue des Cascades, 2010)
Univers : « Ceux qui font de la terre un cloaque sont devenus le cloaque de la terre. Je ne sais si, exauçant les vœux du brave Meslier, le dernier bureaucrate sera pendu avec les tripes du dernier des prêtres. En revanche, je ne doute pas qu’un jour les enfants des enfants des managers dévastant et infectant l’univers leur cracheront au visage. Vous objecterez que, d’ici là, les patrons seront des cadavres ? Pour tout dire, ils le sont déjà, mais il est des charognes qui, à pourrir longtemps, transforment la terre en cimetière. » (Pour l’abolition de la société marchande — Pour une société vivante, Payot & Rivages, 2002)
Vie : « Le parti pris de la vie est un parti pris politique. Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui. » (Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Gallimard, 1967–1992)
Week-end : « À heures et dates fixes, ils désertent les bureaux, les établis, les comptoirs pour se jeter, avec les mêmes gestes cadencés, dans un temps mesuré, comptabilisé, débité à la pièce, étiqueté de noms qui sonnent comme autant de flacons joyeusement débouchés : week-end, congé, fête, repos, loisir, vacances. Telles sont les libertés que leur paie le travail et qu’ils paient en travaillant. […] Pourtant, le dimanche, vers les quatre heures de l’après-midi, ils sentent, ils savent qu’ils sont perdus, qu’ils ont, comme en semaine, laissé à l’aube le meilleur d’eux-mêmes. Qu’ils n’ont pas arrêté de travailler. » (Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, Seghers, 1990)
XIXe siècle : « De même que la révolution industrielle a suscité, dès le début du XIXe siècle, un nombre considérable d’inventeurs et d’innovations — électricité, gaz, machine à vapeur, télécommunications, transports rapides —, de même notre époque est-elle en demande de nouvelles créations qui remplaceront ce qui ne sert aujourd’hui la vie qu’en la menaçant : le pétrole, le nucléaire, l’industrie pharmaceutique, la chimie polluante, la biologie expérimentale… et la pléthore de services parasitaires où la bureaucratie prolifère. » (Avertissement aux écoliers et lycéens, Mille et une nuits, 1998)
Yeux : « Il n’y a pas d’innocents aux yeux du pouvoir, des magistrats, des policiers. La condamnation est un préalable. L’échafaud est dressé en permanence. » (Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique, Payot & Rivages, 2018)
Zapatistes : « J’ai perçu dans les communautés paysannes indigènes, qui comptent parmi les plus pauvres du Mexique, un mouvement d’affranchissement, à la fois intense et lent, où s’esquisse une réalité que je n’ai observée nulle part ailleurs : une démocratie directe fondée sur un véritable progrès humain. Les zapatistes du Chiapas ont entrepris de résister à toutes les formes de pouvoir en s’organisant par eux-mêmes et en pratiquant l’autonomie. » (L’État n’est plus rien, soyons tout, Rue des Cascades, 2010)
Photographie de bannière : Ben Zank
REBONDS
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