Elle a été « la femme anarchiste la plus douée et la plus brillante que l’Amérique ait jamais produite ». Ce sont là les mots d’une autre libertaire, sa contemporaine Emma Goldman. Issue de la classe ouvrière, Voltairine de Cleyre est née en 1866 d’un père artisan, français, et d’une mère couturière, étasunienne. Oratrice remarquée, militante, poétesse et correspondante pour le journal mexicain Regeneración, elle est surtout l’une des figures pionnières du féminisme radical. Alliant critique de la domination masculine et du mode de production capitaliste, elle ne songeait rien tant qu’à saper tous les rouages de l’ordre autoritaire. « Même lorsque l’État fait de bonnes choses, il s’appuie toujours sur la matraque, le fusil ou la prison pour installer et conserver son pouvoir », lançait celle qui se présentait comme une anarchiste insoucieuse des tendances internes au mouvement. Voltairine de Cleyre s’est éteinte, malade, en 1912 — âgée de seulement 45 ans. Une porte d’entrée en 26 lettres.
Anarchiste : « Le moment est venu de se lever courageusement et de proclamer : Oui, je crois que l’on peut remplacer ce système injuste par un système plus juste ; je crois que l’homme peut arrêter de mourir de faim et de froid, et des crimes que cela entraîne ; je crois au règne de l’âme humaine sur toutes les lois que l’homme a faites ou fera ; je crois qu’il n’y a maintenant aucune paix et qu’il n’y aura aucune paix aussi longtemps que l’homme règnera sur l’homme ; je crois en la désintégration et la dissolution complètes du principe et de la pratique de l’autorité ; je suis une anarchiste, et si vous me condamnez, je suis prête à recevoir votre condamnation.
» (« Our present attitude », Mother Earth, vol. 3, n° 2, avril 1908)
Besoin : « Vous fournissez un besoin
quelque peu plus universel
que de tirer une carriole ou de planter du maïs. Par là, vous êtes une propriété quelque peu plus chère. […] Vous êtes logées, nourries, vêtues, protégées
, aimées […] en échange de quoi ? De la surintendance du foyer de l’homme et de la paternité apparente, des soins et de l’éducation des enfants de l’homme. » (« Les barrières de la liberté » : conférence donnée devant la Liberal Convention à Topeka (Kansas), 15 mars 1891)
Châtiment : « Parce que le fait est que, de la classe criminaloïde, se développe le criminel habituel, l’homme qui retourne perpétuellement en prison ; aussitôt sorti, il commet un autre crime et il retourne en prison. La marque qui l’avait d’abord égratigné a réussi à le déchirer. Il ne ressent plus l’ignominie désormais. Il est un gibier de potence et retire une fierté cynique de sa propre dégradation. Il est envers et contre tous comme tous sont envers et contre lui. Voilà les effets réhabilitatoires du châtiment. Pourtant, il y a eu un moment où il aurait pu être touché, lui aussi, si seulement les bons mots lui avaient été dits. C’est à la société de trouver ces mots et de les prononcer. » (« Crime et châtiment » : conférence donnée devant le Social Science Club de Philadelphie, le 15 mars 1903)
Désintégration : « Plutôt que de voir se poursuivre ce système dévastateur, fanatique et nous réduisant à l’esclavage, que vous nommez l’ordre social, plutôt que de maintenir vivantes les institutions maudites de l’autorité, j’aiderais à réduire tout ce qui est fabriqué dans la structure sociale pour le ramener à ses éléments d’origine. Mais est-il vrai que la liberté veut dire la désintégration ? Seulement pour ce qui est mauvais, seulement pour ce qui le mérite et doit être désintégré. » (« La tendance économique de la libre pensée » : conférence donnée devant la Boston Secular Society, en 1887)
Éducation : « Comme elle est reliée à l’intelligence et à l’esprit d’un peuple, l’éducation publique est probablement le moyen le plus subtil et ayant la plus grande capacité de modifier le cheminement d’une nation. » (Anarchisme et traditions américaines [1908–1909], Éditions du Sextant, 2012)
Feu : « J’ai vu le feu rose de la fournaise sur le visage blêmi de l’homme qui le surveillait et j’ai su, aussi certainement que je puisse savoir quoi que ce soit de la vie, que jamais un homme libre ne nourrirait ainsi un feu de son sang. » (« Ils devraient être pendus ! » : conférence donnée à Chicago le 11 novembre 1901 sur les événements du 11 novembre 1887, et publié dans A.J. Brigati, The Voltairine de Clever Reader)
Grève : « Contre une véritable grève générale, l’armée ne peut rien. Oh ! bien sûr, si vous avez un socialiste dans le genre d’Aristide Briand au pouvoir, il sera prêt à déclarer que les ouvriers sont tous des serviteurs de l’État
et à essayer de les faire travailler contre leurs propres intérêts. Mais contre le solide mur d’une masse d’ouvriers immobiles, même un Aristide Briand se cassera les dents. » (« De l’action directe » : conférence donnée à Chicago le 21 janvier 1912, puis publiée dans Mother Earth)
Humains : « Il y a trois sortes d’êtres humains : ceux qui se tournent vers le passé, ceux qui se pressent d’aller de l’avant et ceux qui restent indifférents. » (« Crime et châtiment » : conférence donnée devant le Social Science Club de Philadelphie, le 15 mars 1903)
Idéal : « Et nous parvenons ainsi au beau mot d’anarchisme
, qui est la conclusion logique de trois siècles de révolte contre l’autorité temporelle et spirituelle externe, à ce mot qui ne propose aucun compromis et qui nous propose un inébranlable idéal : celui d’une humanité libre. » (« Pourquoi je suis anarchiste » : conférence donnée en Indiana, en 1897, puis publiée dans Mother Earth en 1908)
Joug : « Je suis si persuadée que la multitude de l’humanité préfère les possessions matérielles à la liberté que je n’ai aucun espoir que, mue par un intérêt moral ou intellectuel, elle rejette le joug de l’oppression qui lui est imposée par le système économique actuel dans le but d’instituer des sociétés libres. Mon seul espoir repose dans le développement aveugle du système économique et de l’oppression politique en tant que tel. Dans ce gigantesque pouvoir, la fabrication constitue le grand facteur caractéristique imminent. » (Anarchisme et traditions américaines [1908–1909], Éditions du Sextant, 2012)
Kropotkine : « Tel était Kropotkine, dont la personnalité illumine le mouvement anarchiste plus que tout autre ; à la fois le plus doux, le plus bienveillant et le plus invincible des hommes. » (« La naissance d’une anarchiste », Mother Earth [1908–1909], The Selected Works of Voltairine De Cleyre: Poems, Essays, Sketches and Stories, 1885–1911, AK Press, 2016)
Liberté : « Notez, je ne m’attends pas à ce que les hommes ne nous donnent jamais la liberté. Non, femmes, nous ne la méritons pas tant que nous ne la prenons pas. » (« Les barrières de la liberté » : conférence donnée devant la Liberal Convention à Topeka (Kansas) le 15 mars 1891)
Mariage : « Par mariage, j’entends son contenu réel, la relation permanente entre un homme et une femme, relation sexuelle et économique qui permet de maintenir la vie de couple et la vie familiale actuelle. Je me moque de savoir s’il s’agit d’un mariage polygame, polyandre ou monogame. Peu m’importe qu’il soit célébré par un prêtre, un magistrat, en public ou en privé, ou qu’il n’y ait pas le moindre contrat entre les époux. Non, ce que j’affirme c’est qu’une relation de dépendance permanente nuit au développement de la personnalité, et c’est cela que je combats. » (« Le mariage est une mauvaise action » : débat contradictoire organisé par la Radical Liberal League of Philadelphia le 28 avril 1907)
Nés : « La raison pour laquelle les hommes volent c’est parce que leurs droits leurs sont volés avant même qu’ils ne soient nés. Un être humain arrive dans le monde : il veut manger ; il veut respirer ; il veut dormir ; il veut utiliser ses muscles, son cerveau ; il veut aimer, rêver, créer. Ce sont ces désirs qui en font un homme complet ; il ne peut s’empêcher de les exprimer, pas plus que l’eau ne peut s’arrêter de ruisseler vers le bas de la colline. […] Ce que je veux dire ici c’est que l’homme, comme plusieurs autres animaux, a trouvé que l’existence en société lui permettait de conquérir le reste de la nature, et que cette société se perfectionne lentement. » (« Crime et châtiment », conférence donnée devant le Social Science Club de Philadelphie, le 15 mars 1903)
Organisation : « L’organisation actuelle de la société, qui se déploie logiquement et inexorablement, a entrainé une situation que socialistes et anarchistes ont depuis longtemps prévue et prédite. Cela était tout aussi inéluctable que le sont les chutes du Niagara au moment où les eaux entament leur course en partance pour la mer. Ceux qui s’imaginent que les conditions industrielles peuvent être modifiées en rafistolant quelques dispositions légales inadéquates se retrouvent au centre d’un effroyable bouillonnement d’éléments irréconciliables, qu’ils tentent maladroitement et puérilement d’expliquer par des raisons insignifiantes. » (« Où nous en sommes », Mother Earth, avril 1908)
Prison : « La terre est une prison, le lit conjugal est une cellule, les femmes sont les prisonnières et vous êtes les gardiens ! » (« L’esclavage sexuel » : conférence donnée à la Ladies’ Libéral League, en 1895)
Quakers : « De nos jours, n’importe quel écolier américain a entendu parler de l’action directe de certains hommes non violents dans le cadre de son programme d’histoire. Le premier exemple qui vient à l’esprit est celui des premiers quakers qui s’installèrent au Massachusetts […] les quakers refusaient de payer des impôts ecclésiastiques, de porter les armes, de prêter serment d’allégeance à un gouvernement, quel qu’il soit. » (« De l’action directe » : conférence donnée à Chicago le 21 janvier 1912, puis publiée dans Mother Earth)
Récompense : « Laissez-moi garder la pureté de mon âme avec les limites de ma condition matérielle, plutôt que de voir mon âme devenir l’esclave de ses besoins matériels et sans plus aucun idéal. Ma récompense est de vivre auprès des jeunes ; je continue d’avancer avec mes camarades et je mourrai debout, le regard vers l’Est — l’Est et la lumière. » (« La naissance d’une anarchiste », Mother Earth [1908–1909], The Selected Works of Voltairine De Cleyre: Poems, Essays, Sketches and Stories, 1885–1911, AK Press, 2016)
Stupidité : « S’il y a quelque chose qui m’irrite plus que n’importe quelle autre dans ce satané tissu de fausse société, c’est cette incroyable stupidité avec laquelle le vrai flegme de la bêtise insondable demande : Pourquoi les femmes ne partent-elles pas ?
Est-ce que vous pourriez me dire où elles vont aller et ce qu’elles feront ? » (« L’esclavage sexuel » : conférence donnée à la Ladies’ Libéral League, en 1895)
Triompher : « Car, franchement, l’anarchisme n’a rien de commun avec la violence et ne pourra jamais triompher si ce n’est par la conquête des esprits. » (« Où nous en sommes », Mother Earth, avril 1908)
Union : « L’union libre donne des résultats, qui ne sont ni meilleurs ni pires [comparé au mariage, ndlr]. […] Si vous voulez que l’amour et le respect puissent durer, ayez des relations peu fréquentes et peu durables. Pour que la vie puisse croître, il faut que les hommes et les femmes restent des personnalités séparées. » (« Le mariage est une mauvaise action » : débat contradictoire organisé par la Radical Liberal League of Philadelphia le 28 avril 1907)
Viol : « C’est un viol quand un homme s’impose sexuellement à une femme, qu’il ait l’autorisation de la loi sur le mariage ou non. […] Mais sa femme, messieurs, sa femme, celle qu’il respecte tellement qu’il consent à la laisser fusionner son individualité à la sienne, à lui faire perdre son identité pour qu’elle devienne sienne ; sa femme à laquelle il va non seulement, imposer des enfants non désirés, mais dont il va aussi abuser selon son bon plaisir pour enfin la garder comme une potiche, bon marché et pratique ; de plus, si elle ne peut obtenir le divorce […], il peut la suivre partout où elle va, venir dans sa maison, manger sa nourriture, la contraindre à une cellule, la tuer en vertu d’une autorité conférée par son sexe ! » (« L’esclavage sexuel » : conférence donnée à la Ladies’ Libéral League en 1895)
Wagons : « Quand les employés des tramways font grève, ils arrachent les rails ou élèvent des barricades sur les voies avec des charrettes ou des wagons retournés, des clôtures volées, des voitures incendiées. Lorsque les cheminots se mettent en colère, des moteurs expirent
, des locomotives folles démarrent sans conducteur, des chargements déraillent et des trains sont bloqués. […] Et à chaque fois, des combats éclatent entre d’un côté les briseurs de grève et les jaunes et, de l’autre, les grévistes et leurs sympathisants, entre le Peuple et la Police. » (« De l’action directe » : conférence donnée à Chicago le 21 janvier 1912, puis publiée dans Mother Earth)
XVIIe : « Notez que le XVIIe siècle a permis l’émergence du XVIIIe siècle par un nouvel ordre de pensée qui a donné naissance à un nouvel ordre des choses. Ce n’est qu’en destituant les prêtres et en déracinant leur autorité qu’il est devenu logique d’attaquer la tyrannie des rois. » (« La tendance économique de la libre pensée » : conférence donnée devant la Boston Secular Society, en 1887)
Yeux : « À la fin de votre vie, vous pourrez fermer les yeux en disant : Je n’ai point été gouverné par l’Idée Dominante de mon Siècle. J’ai choisi ma propre Cause et je l’ai servie. J’ai prouvé par toute une vie d’homme qu’il est quelque chose en l’homme qui le sauve de l’absolue tyrannie des Circonstances, qui en triomphe et les refond, et cela c’est le feu immortel de la Volonté Individuelle, laquelle est le salut de l’Avenir
. » (« L’idée dominante », Mother Earth, vol. 5, n° 3, mai 1910)
Zébrant : « Elle titube en jetant / Un mauvais sort au Ciel ! / S’ébranle, chancelle, roule et meurt ; / Zébrant d’une lumière sauvage ses yeux aveugles et noirs. » (« Le festin des vautours », août 1894)
La plupart de ces textes ont été traduits en français et rassemblés sous le titre Écrits d’une insoumise aux éditions Lux, en 2018.
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entretiens ou correspondance des auteur·es.
Photographie de bannière : Elizabeth Police Street Station, 1890 | Jacob Riis
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