Emma Goldman n’était pas née aux États-Unis mais elle se percevait comme l’une de ses enfants « adoptés » : non pas, confiait-elle, en raison d’une carte d’identité mais d’« un état d’esprit », celui de l’immensité des terres et d’un certain souci de la liberté. Tandis qu’un milliardaire nationaliste fanfaronne dans les bureaux de la Maison Blanche, replongeons-nous dans l’œuvre-vie de cette militante née en Lituanie en 1869. Anarchiste, communiste et féministe, amatrice de danse et de théâtre, elle fut incarcérée pour s’être levée contre la Première Guerre mondiale et avoir défendu le droit des femmes à la contraception. Exilée en Russie, elle se sépara des bolcheviks qu’elle avait initialement soutenus et partit appuyer les libertaires en Espagne, contre Franco. Celle que les services secrets nord-américains tenaient pour l’une des voix les plus « dangereuses » est morte d’un accident vasculaire cérébral à Toronto, en 1940, après avoir dénoncé le Pacte germano-soviétique… Une vie, disait-elle, « de désespoir noir et de fervent espoir ». L’un de ses amis salua, sur sa tombe, celle qui se battit sans relâche, en tant qu’ouvrière, infirmière, essayiste et activiste, pour « un monde sans guerre, un monde sans pauvreté, un monde d’espoir et de fraternité humaine ». Une porte d’entrée en 26 lettres.
Amour : « S’il était possible d’autopsier l’essentiel des cas de jalousie, il apparaîtrait probablement que moins les protagonistes sont animés par un grand amour, plus leur jalousie est violente et déterminée. Deux personnes liées par l’unité et par une harmonie relationnelle ne craignent pas de réduire leur confiance mutuelle et leur sécurité si l’un d’entre eux éprouve de l’attraction pour un autre. » (« Jealousy : Causes and a Possible Cure » [1912], Marriage and Love & Jealousy : Causes and a Possible Cure, In the Spirit of Emma, 2008)
Berceau : « La France est le berceau de l’anarchie. C’est à ses fils les plus brillants que nous en devons la paternité, notamment au plus grand de tous, Proudhon. Ils ont livré pour leur idéal une bataille exténuante, ont encouru les persécutions, l’emprisonnement, parfois au prix de leur propre vie. Pas en vain. » (L’Épopée d’une anarchiste, Éditions Complexe, 1984 [1932])
Communisme libertaire : « Le communisme est nécessairement libertaire. Anarchiste. » (« Le communisme n’existe pas en URSS », The American Mercury, avril 1935)
Dieu : « J’étais de religion juive quand j’étais enfant — vous savez, je suis juive —, mais maintenant je suis athée. Personne n’a été capable de prouver ni les origines de la Bible, ni l’existence d’un dieu selon mon opinion. Je ne crois pas dans un au-delà à l’exception de l’au-delà qui est trouvé dans la matière physique qui existe dans le corps humain. Je pense que les vies existent dans d’autres formes ; et je ne pense pas que ce qui a été créé peut être perdu ; cela continue encore et à nouveau sous une forme ou une autre. L’âme n’existe pas ; tout est dans la matière physique. » (Entretien publié dans le Sunday Magazine Post Dispatch de Saint Louis, le 24 octobre 1897)
État : « Hommes et femmes, savez-vous que l’État est votre pire ennemi ? C’est une machine qui vous écrase pour mieux soutenir vos maîtres, ceux que l’on nomme la classe dirigeante. Et comme des enfants naïfs, vous vous en remettez à vos leaders politiques. Avec votre complicité, ils s’emparent de votre confiance, mais c’est pour la vendre au plus offrant. » (L’Épopée d’une anarchiste, Éditions Complexe, 1984 [1932])
Force : « Le savant, l’ingénieur, le spécialiste, le chercheur, l’enseignant et l’artiste créateur, tout comme le menuisier, le machiniste, et tous les autres travailleurs font intégralement partie de la force collective qui permettra à la révolution de construire le nouvel édifice social. Elle n’emploiera pas la haine, mais l’unité ; pas l’hostilité, mais la camaraderie ; pas le peloton d’exécution, mais la sympathie — telles sont les leçons à tirer du grand échec russe pour l’intelligentsia comme pour les ouvriers. » (Postface à My Disillusionment in Russia, Doubleday, Page & Co, 1923)
Groupes : « La plupart des anarchistes russes eux-mêmes se trouvaient malheureusement englués dans de tout petits groupes et des combats individuels, plutôt que dans un grand mouvement social et collectif. Un historien impartial admettra certainement un jour que les anarchistes ont joué un rôle très important dans la révolution russe — un rôle beaucoup plus significatif et fécond que leur nombre relativement limité pouvait le faire croire. Cependant, l’honnêteté et la sincérité m’obligent à reconnaître que leur travail aurait été d’une valeur pratique infiniment plus grande s’ils avaient été mieux organisés […]. » (Postface à My Disillusionment in Russia, Doubleday, Page & Co, 1923)
Homosexualité : « Le [sujet] le plus tabou de notre société : l’homosexualité. Cependant la censure vint de mes propres rangs parce que je traitais de sujets aussi peu naturels
que l’homosexualité. L’anarchisme était suffisamment calomnié, et on accusait déjà les militants de dépravation […]. Moi, je croyais à la liberté d’expression, et la censure dans mon camp avait sur moi le même effet que la répression policière. Elle me renforçait dans ma volonté de défendre ceux qui sont victimes d’injustice sociale comme ceux qui sont victimes de préjugés puritains. » (L’Épopée d’une anarchiste, Éditions Complexe, 1984 [1932])
Idéal : « Une cause qui défendait un si bel idéal, qui luttait pour l’anarchie, la libération et la liberté, contre les idées reçues et les préjugés, une telle cause ne pouvait exiger que l’on renonce à la vie et à la joie. Je précisai que la Cause ne pouvait espérer que je devienne une nonne, ni que le Mouvement se transforme en cloître. » (L’Épopée d’une anarchiste, Éditions Complexe, 1984 [1932])
Journalistes : « Le grand problème avec les journalistes est que, généralement, ils ignorent les événements courants ou que, manquant d’honnêteté, ils ne les évoquent jamais. » (« Le patriotisme, une menace contre la liberté », Anarchism and Other Essays, New York & London : Mother Earth Publishing Association, 1911)
Kropotkine : « [Il] montre que dans le règne animal aussi bien que dans la société humaine, la coopération — par opposition aux luttes intestines — œuvre dans le sens de la survivance et de l’évolution des espèces. […] Pierre Kropotkine a montré les résultats fantastiques qu’on peut attendre lorsque cette force qu’est l’individualité humaine œuvre en coopération avec d’autres. » (The Place for the Individual in Society, Chicago : Free Society Forum, 1940)
Luxe : « Regardez les soirées et les dîners des enfants de ces bourgeois, dont un seul plat aurait suffi à nourrir des centaines d’affamés pour qui un repas d’eau et de pain est un luxe. Regardez ces fanatiques de la mode passer leur temps à inventer de nouveaux moyens de s’amuser : sorties au théâtre, bals, concerts, yachting, courant d’une partie à l’autre du globe dans une recherche folle de gaieté et plaisirs. Et alors tournez vous un moment et regardez ceux qui produisent la richesse qui paie ces divertissement excessifs et artificiels. » (« L’Anarchisme et la question sexuelle », The Alarm, 27 septembre 1896)
Malade : « Ces accouchements me rendaient malade et me désespéraient : lorsque j’en revenais, je haïssais les hommes, que je tenais pour responsables des conditions effrayantes dans lesquelles vivaient ces femmes et ces enfants. Et je me haïssais encore plus de ne pas voir comment les secourir. […] Une vie non désirée que l’on maintient dans une pauvreté abjecte ne m’a jamais paru sacrée
. » (L’Épopée d’une anarchiste, Éditions Complexe, 1984 [1932])
Nietzsche : « Avec [Nietzsche], j’atteignis des hauteurs auxquelles je n’avais pas rêvé jusque-là. Ce langage incantatoire, cette beauté visionnaire me donnaient envie de dévorer chaque ligne de ses écrits : mais j’étais trop pauvre pour les acheter. » (L’Épopée d’une anarchiste, Éditions Complexe, 1984 [1932])
Offrant : « Ce système qui force les femmes à vendre leur féminité et leur indépendance au plus offrant n’est qu’une ramification du même système infernal qui permet à quelques uns de vivre sur les richesses produites par leurs semblables, dont 99 % doivent travailler et se réduire en esclavage du matin au soir pour un salaire à peine suffisant à leur survie, cependant que les fruits de leur travail sont absorbés par une minorité de vampires désœuvrés qui vivent entourés de tout ce que le monde compte de plus luxueux. » (« L’anarchisme et la question sexuelle », The Alarm, 27 septembre 1896)
Pantalon : « [La femme] devrait être son égale [à l’homme] face au monde, comme elle l’est dans la réalité. Elle est aussi capable que lui, mais quand elle travaille elle est moins payée. Pourquoi ? Parce qu’elle porte des jupes au lieu de pantalons. […] La femme, au lieu d’être considérée comme la reine de la maison selon les livres classiques, est en fait la servante, la maîtresse et l’esclave du mari et des enfants. Elle perd totalement sa propre individualité, elle perd même son nom qu’elle n’est pas autorisée à conserver. » (Entretien publié dans le Sunday Magazine Post Dispatch de Saint Louis, le 24 octobre 1897)
Question : « Si l’union d’un homme et d’une femme se révélait insatisfaisante et désagréable pour eux, ils pourraient se séparer de façon douce et calme, et n’auraient pas besoin de détériorer les quelques liens du mariage en continuant une union peu agréable. […] Ne vous laissez pas influencer par vos préjugés : considérez la question d’un point de vue objectif. » (« L’Anarchisme et la question sexuelle », The Alarm, 27 septembre 1896)
Révolution : « Les valeurs humaines sont encore plus importantes parce qu’elles fondent toutes les valeurs sociales. Nos institutions et nos conditions sociales reposent sur des idées profondément ancrées. Si l’on change ces conditions sans toucher aux idées et valeurs sous-jacentes, il ne s’agira alors que d’une transformation superficielle, qui ne peut être durable ni amener une amélioration réelle. […] Le but ultime de tout changement social révolutionnaire est d’établir le caractère sacré de la vie humaine, la dignité de l’homme, le droit de chaque être humain à la liberté et au bien-être. Si tel n’est pas l’objectif essentiel de la révolution, alors les changements sociaux violents n’ont aucune justification. » (Postface à My Disillusionment in Russia, Doubleday, Page & Co, 1923)
Sionisme : « Je m’oppose depuis de nombreuses années au sionisme, qui n’est que le rêve des capitalistes juifs dans le monde entier de créer un État juif avec tous ses accessoires : gouvernement, lois, police, militarisme, etc. En d’autre termes, ils veulent créer une machine étatique juive pour protéger les privilèges d’une minorité contre une majorité. » (Lettre à l’éditeur de Spain and the World, 26 août 1938)
Travail : « Le cerveau et le muscle sont indispensables pour régénérer la société. Le travail intellectuel et le travail manuel coopèrent étroitement dans le corps social, comme le cerveau et la main dans le corps humain. L’un ne peut fonctionner sans l’autre. Il est vrai que la plupart des intellectuels se considèrent comme une classe à part, supérieure aux ouvriers, mais partout les conditions sociales minent rapidement le piédestal de l’intelligentsia. Les intellectuels sont forcés d’admettre qu’eux aussi sont des prolétaires […]. » (Postface à My Disillusionment in Russia, Doubleday, Page & Co, 1923)
Union soviétique : « Il est désormais clair pourquoi la révolution russe, dirigée par le Parti communiste, a échoué. Le pouvoir politique du Parti, organisé et centralisé dans l’État, a cherché à se maintenir par tous les moyens à sa disposition. Les autorités centrales ont essayé de canaliser de force les activités du peuple dans des formes correspondant aux objectifs du Parti. […] La révolution russe reflète, à une petite échelle, la lutte séculaire entre le principe libertaire et le principe autoritaire. » (Postface à My Disillusionment in Russia, Doubleday, Page & Co, 1923)
Violence : « Je n’ai jamais nié que la violence est inévitable […]. Néanmoins, c’est une chose d’employer la violence dans le combat, comme moyen de défense. C’est tout à fait autre chose d’en faire un principe de terreur, de l’institutionnaliser, de l’assigner à la place la plus essentielle de la lutte sociale. Un tel terrorisme engendre la contre-révolution et, à son tour, il devient lui-même contre-révolutionnaire. » (Préface à My Disillusionment in Russia, Doubleday, Page & Co, 1923)
Wilson : « Même Woodrow Wilson qui, il y a peu, déclarait encore : Une nation est trop fière pour se battre
; qui, au début de la guerre, a ordonné que l’on prie pour la paix ; lui qui, dans ses discours, parlait de la nécessité d’attendre avec prudence, eh bien, même Woodrow Wilson est rentré dans le rang. Il a maintenant rejoint ses collègues ultra-chauvins, il a fait écho à leurs clameurs pour instaurer la préparation militaire et braille désormais lui aussi : L’Amérique aux Américains.
[…] Les masses européennes qui se battent dans les tranchées et sur les champs de bataille ne sont pas motivées par un désir profond de faire la guerre ; ce qui les a poussées sur les champs de bataille, c’est la compétition impitoyable entre d’infimes minorités de profiteurs soucieux de développer les équipements militaires, des armées plus efficaces, des bateaux de guerre plus grands, des canons de plus longue portée. » (« La préparation militaire nous conduit tout droit au massacre universel », Mother Earth, n° 10, décembre 1915)
XIXe siècle : « Le jour se levait quand notre péniche se rangea le long d’un bateau. On nous fit monter rapidement. […] Le bateau, qui avait été construit à la fin du XIXe siècle, avait servi pendant la guerre contre l’Espagne et puis avait été mis au rebut pour insécurité. […] Sur le pont, les chants révolutionnaires russe s’élevaient au-dessus des vagues. Cent voix chantaient les souffrances des paysans et celles de femmes russes qui avaient suivi leurs hommes en prison ou en exil. Le bateau était silencieux, même les gardes s’arrêtaient pour écouter de toutes leurs oreilles ces mélodies déchirantes. » (L’Épopée d’une anarchiste, Éditions Complexe, 1984 [1932])
Yeux : « Plus que tout autre chose, la prison fut une véritable école de la vie. Une école douloureuse, mais combien précieuse ! C’est là que je découvris les profondeurs et les complexités de l’âme humaine, là que je compris le sens des mots laideur et beauté, mesquinerie et générosité. J’y appris à regarder la vie avec mes propres yeux […]. » (L’Épopée d’une anarchiste, Éditions Complexe, 1984 [1932])
Zénith : « […] le capitalisme a atteint son zénith le plus éhonté. Eussent les travailleurs la possibilité d’avoir leurs propres représentants — ce que réclament à corps et à cris nos bons politiciens socialistes —, qu’en est-il de leur honnêteté et de leur bonne foi ? Il faut garder à l’esprit que le chemin politicien des bonnes intentions est pavé de pièges : on y trouve toutes formes de manigances possibles et imaginables — grâce auxquelles l’aspirant politicien peut atteindre le succès. » (« Ce que signifie l’anarchisme », Anarchism and Other Essays, Mother Earth Publishing Association, 1910)
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entretiens ou correspondances des auteur·es.
Photographie de couverture : Virginia, 1908 | Lewis Wickes Hine
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