Texte inédit pour le site de Ballast
Pour accompagner la sortie de son dernier ouvrage contre les végétariens et les véganes, le militant écologiste Paul Ariès a lancé un appel dans les colonnes du Monde : pour « une journée avec 100 % de viandes » (« issu[e]s de systèmes d’élevage respectueux des animaux et de l’environnement », bien sûr). Le texte, prépublié par le réseau No Vegan, est signé par un nombre conséquent de militants ou cadres du PCF, de la France insoumise et d’Europe Écologie – Les Verts. Si les positions de l’essayiste en matière de décroissance ou de socialisme du bien-vivre ne manquent assurément pas d’intérêt, on s’étonne de la violence déployée, depuis 20 ans, par le rédacteur en chef du mensuel Les Z’indigné(e)s dès lors qu’il est question d’antispécisme. Tour à tour accusés d’être bobos, néonazis, idiots utiles du capitalisme ou partisans du jihad, celles et ceux qui refusent la consommation de produits d’origine animale ou la torture en laboratoire se voient, en bloc, ainsi présentés par l’intéressé à la télévision publique : « Un bon animal, pour un végane, c’est un animal non-né ou un animal mort, mais sans souffrir. » Qu’est-ce donc, réellement, que l’antispécisme ? ☰ Par Elias Boisjean
1970. Nous sommes à Oxford, au nord de Londres. Un clinicien distribue une brochure de sa confection afin de dénoncer, comme il le fait déjà par voie de presse, le traitement infligé aux animaux dans le cadre médical. Son titre ? Speciesism. « Spécisme », en français. C’est ici la première occurrence mondiale du terme ; pour cause : le psychologue Richard D. Ryder en est l’inventeur. Qu’y lit-on ? Qu’il est acté, depuis Darwin, qu’il n’existe aucune différence de nature entre l’humain et les autres espèces animales : il n’y a qu’un « continuum physique1 », impliquant un « continuum moral ». Les animaux, possesseurs d’un système nerveux, souffrent comme nous : rien ne saurait justifier de les torturer au nom des avancées scientifiques humaines, sauf à user d’un « argument émotionnel égoïste » et à faire preuve de spécisme. Tout comme l’idéologie raciste discrimine systémiquement des individus appartenant aux groupes dominés au nom de la « race », et l’idéologie sexiste au nom du « sexe », l’idéologie spéciste promeut la suprématie de l’Homo sapiens sur l’ensemble des espèces tout en hiérarchisant arbitrairement celles-ci entre elles (en fonction des pays, le chien se voit choyé ou embroché et la vache abattue ou sacralisée). Les luttes révolutionnaires des années 1960 menées contre le racisme, le sexisme et la domination de classe, précisera Ryder, ont négligé les animaux. « Je détestais moi aussi le racisme, le sexisme et le classisme, mais pourquoi s’arrêter là ? » Le concept ne sortira de l’ombre que cinq ans plus tard, repris par le philosophe australien Peter Singer dans les pages de son ouvrage, rapidement devenu un classique, Animal Liberation.
La libération des animaux
« Sans l’élan contestataire à l’encontre de l’impérialisme nord-américain et de la discrimination frappant les Noirs, les femmes et les homosexuels, le mouvement animaliste, se souviendra Singer, n’aurait pu prendre. »
Singer est alors végétarien2 depuis quatre ans et auteur d’un premier essai, Démocratie et Désobéissance. Engagé en faveur de la légalisation de l’avortement et contre la guerre du Vietnam, il est depuis peu membre du Parti travailliste de son pays. Contre « la tyrannie que les humains exercent sur les autres espèces3 », le philosophe oppose un « droit semblable à la vie ». Appartenir à une espèce ne peut être un critère pertinent pour juger de la qualité d’une existence et du droit qu’a un individu, humain ou non-humain, à la mener ; une souris, un fennec, une pie, une truite, un humain et un singe hurleur ont la même légitimité à être sur cette planète du système solaire. Il ne s’agit donc en rien de traiter les animaux comme des humains (une brebis n’a que faire d’un tarif réduit à la bibliothèque), mais de considérer les intérêts et les souffrances de chaque sujet de sa propre vie. Singer esquisse une histoire de la suprématie humaine, symboliquement inaugurée par la Bible — on sait l’injonction « divine » faite aux grands primates que nous sommes à dominer « les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages4 » et à soumettre la Terre — puis aiguisée par l’humanisme de la Renaissance, l’Homme s’affirmant alors comme « la mesure de toute chose5 ».
Singer sera lu, amplement, et contesté, tout autant, au sein du très hétéroclite mouvement animaliste international. Pas plus qu’il ne serait pertinent de circonscrire la pensée anticapitaliste à la seule œuvre de Marx, on ne peut tenir l’ensemble des propos, parfois controversés6, du philosophe utilitariste7 pour représentatifs de la pensée antispéciste, foncièrement traversée de conflits et de contradictions. Sans l’élan contestataire à l’encontre de l’impérialisme nord-américain et de la discrimination frappant les Noirs, les femmes et les homosexuels, le mouvement animaliste, se souviendra Singer, n’aurait pu prendre8. Un an après la parution d’Animal Liberation naissait officiellement le Front de libération animale, bientôt actif dans une quarantaine de pays : l’heure n’est plus à la « protection » des animaux mais à l’« abolition » de l’« exploitation » dont ils sont les victimes. Le Front, à rebours de Singer, prônera au besoin la « violence » : sabotage, destruction de plateformes de chasse ou de centres de pêche, incendie de boucheries, plastiquage de laboratoires, lettres piégées adressées à des industriels de la fourrure…
Animaux ou écologie : un faux dilemme
Paul Ariès n’en démord pas : les antispécistes sont « des anti-écolos acharnés9 ». Même son de cloche chez le sociologue Bruno Latour, jurant que « les antispécistes combattent l’écologie politique10 ». Qu’est-ce à dire ? Les Cahiers antispécistes, organe historique, en France, de la théorie animaliste, n’ont jamais fait mystère de leur critique de l’écologie. Du moins d’une certaine écologie, et c’est là toute la nuance et donc l’enjeu. « L’unité de base de l’écologisme est l’espèce11 », avance l’un de ses membres fondateurs : au nom de l’équilibre de l’ordre naturel, les animaux ne sont pas considérés comme des singularités, des individualités irremplaçables et porteuses d’intérêts propres, mais comme des blocs — au même titre que les plantes (dénuées, en l’état des connaissances scientifiques, de subjectivité souffrante). Le philosophe étatsunien Tom Regan, auteur du classique Les Droits des animaux, entérine : « La philosophie écologiste ne prend pas au sérieux les individus animaux. Ce qui lui importe, c’est une sorte de tout mal défini — qu’elle nomme la communauté biotique, ou l’écosystème, ou autrement12. » Et l’on entend, à cette aune, pourquoi les chasseurs français, tout en criblant les forêts de plusieurs milliers de tonnes de plomb (et en abattant une bonne dizaine d’humains, en moyenne, par an), peuvent sans ironie aucune s’avancer comme « les premiers écologistes » de la nation.
« L’élevage est une question écologique cruciale (au regard des dégâts environnementaux de premier ordre qu’il provoque) et la dégradation des écosystèmes (eaux, forêts, sols) malmène les conditions de vie des animaux sauvages. »
Mais il faut toute la mauvaise foi pamphlétaire de Paul Ariès pour s’en tenir à cet unique versant critique. Peter Singer affirme ainsi qu’être végétarien permet d’établir « une nouvelle relation aux aliments, aux plantes et à la nature13 », et que le refus de consommer des cadavres l’a rapproché « de la terre et des saisons ». Le cofondateur des Cahiers antispécistes en appelle quant à lui à « un écologisme non naturaliste14 » : « L’écologie pourrait très bien être la bonne gestion de la maison commune, la Terre, dans l’intérêt de tous ses habitants […]. » Et ces mêmes Cahiers d’assurer qu’il existe « une réelle proximité entre la question écologique et la question animale15 » : l’élevage est une question écologique cruciale (au regard des dégâts environnementaux de premier ordre qu’il provoque16), et la dégradation des écosystèmes (eaux, forêts, sols) malmène les conditions de vie des animaux sauvages. On ne peut pas, poursuivent les auteurs, « manquer d’œuvrer à leur convergence » : toutes les espèces dépendent de cette planète à protéger. D’où leur invitation à « une écologie sensibiliste, et non plus strictement humaniste », entendre une écologie politique soucieuse de l’ensemble des espèces sentientes et sensibles17.
Narcisse humaniste
L’article a paru en 1996 dans un journal italien : l’anthropologue Claude Lévi-Strauss assure que le temps viendra où l’on regardera sans doute l’élevage, la vente et la consommation d’animaux tués comme on regardait, écœurés, les pratiques cannibales18. Deux décennies plus tôt, il écrivait, dans Anthropologie structurale deux, que l’homme occidental avait ouvert « un cycle maudit » en oubliant sa condition première d’être vivant, en élaborant la fable de la dignité exclusive de notre espèce et en s’octroyant le droit de séparer aussi nettement celle-ci de l’animal. Cette gradation instaurée entre grandeur et bassesse, cette frontière inventée et mise à notre disposition pour inventorier, trier, hiérarchiser, ne restait qu’à la déplacer au besoin, à la tenir pour mouvante, puis à « écarter des hommes d’autres hommes », à « revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né ». Paul Ariès, horrifié, s’érige en inlassable traqueur des « saboteurs de l’humanisme19 » — ceux-là mêmes qui, en refusant d’égorger des poules, d’applaudir aux spectacles de corrida ou de porter du cuir, « éteignent les lumières dans la tête de nos enfants20 » ou travaillent à l’instauration du mariage zoophile aux côtés des couples homosexuels21. En ce qu’il pose « l’homme pour fin et valeur suprême22 », l’humanisme fait en effet l’objet de vives critiques au sein du mouvement antispéciste. Critiques toutefois non systématiques.
Le philosophe Patrice Rouget, auteur de La Violence de l’humanisme, écrit ainsi : « De la même façon [que Dieu] a besoin de nous pour confirmer sa nature sublime, nous avons besoin de l’animal pour certifier et garantir notre supériorité ontologique, certitude qui, sans lui, aurait toute chance de devenir vacillante23[…]. » En d’autres termes, l’espèce humaine, en vue de justifier le rang qu’elle s’est choisi — « une aristocratie métaphysique destinée à régner sur le monde » — et, par voie de conséquence, de légitimer « la plus terrifiante machinerie de destruction jamais inventée », l’abattoir, s’est bâti une « fiction », celle de son arrachement à la nature. Pour l’essayiste Aymeric Caron, en revanche, l’antispécisme est « un nouvel humanisme24 » puisqu’il s’inscrit dans une logique globale historique, celle de « la défense des plus faibles, des opprimés, des humiliés » : il s’agit seulement d’élargir « notre sphère de considération morale » et, par là même, d’honorer l’un des attributs de l’Homo sapiens : au contraire du jaguar ou de l’ours, celui-ci peut choisir sa pratique alimentaire, puisque la chair animale ne lui est en rien nécessaire d’un point de vue physiologique et nutritionnel, et déployer des jugements moraux individuels et collectifs, donc politiques.
Non, Hitler n’était pas végétarien (et quand bien même)
« Un récit imaginaire que Paul Ariès se plaît, étrangement, à transmettre. »
Cette modeste réintroduction de l’espèce humaine au sein du monde vivant passe pour un mépris, voire une haine, de l’espèce en question. Ce grief, des plus communs, bénéficie de toute la force du nombre pour étaler sa sottise : l’antispécisme se désavoue pourtant sitôt qu’il nie à l’humain, comme au lapin ou à la truie, la dignité qui lui revient. Tout à ses démangeaisons imprécatoires, Paul Ariès ajoute le nazisme à la misanthropie : non contents de vouloir « rabaisser l’homme25 » par leur « pensée terroriste » et « ignoble » et « criminelle », de promouvoir le « jihad », d’aspirer à nous transformer en « matériel humain » et d’œuvrer à « l’infanticide des bébés », les défenseurs des animaux se plaisent à frayer avec l’extrême droite ! Son dernier brûlot, subtilement titré Lettre ouverte aux mangeurs de viandes qui souhaitent le rester sans culpabiliser, consacre l’une de ses sous-parties à brosser le portrait idéologique du mouvement antispéciste, sur pas moins de cinq pages ; les mots défilent, ligne après ligne : « aryen », « race blanche », « néosatanistes », « fascistes », « Goebbels », « Hitler », « Himmler26 »… Le procès, qui aurait fait rougir jusqu’à Moscou, n’est pas nouveau : en l’an 2000, l’auteur s’appuyait sur « l’excellent ouvrage de Luc Ferry27 » (l’ancien ministre de Raffarin n’appelait pas encore, en bon « humaniste », à tirer sur les gilets jaunes) pour renvoyer l’antispécisme au nazisme (et, pêle-mêle, à la globalisation marchande et au techno-capitalisme).
Sitôt au pouvoir, en 1933, Hitler interdit en réalité les sociétés végétariennes, incarcère leurs dirigeants et fait fermer le principal magazine végétarien de Francfort. En guise d’amour des bêtes, le dirigeant nazi qualifiait de « gorets », de « sales chiens », de « vers de terre » et d’« animaux28 » ses adversaires politiques — et s’il aimait les bergers (allemands, s’entend), c’était pour mieux traiter les boxers de « dégénérés » et permettre au Troisième Reich de mettre à mort les bergers blancs de façon systématique, jugés « porteurs de diverses tares » et impropres « aux standards de la race29 ». L’historien Charles Patterson rapporte que des « chiens juifs » (sic) furent abattus et qu’un taureau, parce qu’à son tour décrété « juif » par les autorités municipales, fut interdit de reproduction. Il arrivait également que des membres de la Schutzstaffel, afin de prouver leur force et se montrer à la hauteur des « merveilleuse[s] bête[s] de proie libre[s] » louées par le Führer, dussent étrangler sous les yeux de leur supérieur le chiot qu’ils élevaient. Hitler, que son fouet ne quittait pas, confia qu’il aimait profondément son chien parce que lui seul lui « obéissait ». Et s’il limitait sa consommation de viande, c’était pour apaiser son « estomac nerveux », ses indigestions et ses flatulences — reste que le leader fasciste en mangeait régulièrement et que sa cuisinière, Dione Lucas, fit savoir que les pigeonneaux farcis étaient son « grand favori ». Le mythe d’un Hitler végétarien est, selon l’historien Robert Payne, une pure construction de propagande : « Son ascétisme était une fiction inventée par Goebbels pour faire croire au don total de sa personne ». L’« antispécisme avant l’heure » du nazisme : un récit imaginaire que Paul Ariès se plaît, étrangement, à transmettre.
Bien plutôt : une assise libertaire
Refuser l’exploitation animale, affirme l’essai Les Animaux ne sont pas comestibles, est « par essence30 » libertaire. S’il n’existe à l’évidence aucun consensus31, les théoriciens et sympathisants anarchistes n’en ont pas moins pris en charge la question bien davantage que leurs confrères marxistes, refroidis, qui sait, par les railleries des pères du Manifeste du parti communiste à l’endroit de ces bourgeois réformistes soucieux du sort des bêtes32… Il n’est qu’à songer à Tolstoï (considérant que les repas à base d’animaux ont valeur d’« assassinat33 »), à la communauté végétalienne « Terre libérée » (fondée par le serrurier Louis Rimbault en 1924 afin de sortir du capitalisme et d’affranchir « tout ce qui vit, tout ce qui est sensible et souffre de l’injustice34 ») ou, de nos jours, aux fondateurs des associations françaises L214 et 269 Libération animale pour prendre la mesure de cet ancrage historique. Cela, Paul Ariès ne l’ignore pas. Problème : le tour de passe-passe consistant à transformer des anarchistes en amateurs de la Waffen-SS relève du tour de force. Solution : Ariès use, dans son dernier ouvrage, d’un unique argument d’autorité et, par trop bancal qu’il se trouve être, lui fait dire ce qu’il ne dit pas. Les libertaires antispécistes, avance-t-il, trahissent le mouvement d’émancipation qu’ils croient honorer ; preuve en est un livre, celui du philosophe anarchiste Daniel Colson ! Citons Ariès : « [Colson] démontre que le mouvement de libération animale s’oppose quasiment sur tous les points aux idéaux libertaires35. » Citons Colson, mais directement à la source : trois points exceptés36, « l’antispécisme fait écho à de nombreux aspects de la pensée libertaire […] [et] ouvre effectivement la possibilité de penser autrement le monde qui est le nôtre et donc d’inventer des rapports radicalement nouveaux37 ». Ajoutons que Paul Ariès se garde bien de mentionner ce que Colson nomme les « prérogatives absurdes et oppressives de l’humanisme » : une critique de l’humanisme que l’antispécisme, déplore Colson, n’entreprend pas assez vigoureusement !
« C’est que tout va ensemble »
« L’antispécisme, tel que conçu par son inventeur, a étymologiquement partie liée avec le refus du racisme, du sexisme et de la domination de classe. »
On ne compte plus les partisans du libre-échange ou du localisme identitaire dans les rangs de l’écologie ; la cause animale ne s’en tire pas mieux, surtout lorsqu’elle se concentre sur le seul « choix de consommation » individuel et vertueux. Pourtant, l’antispécisme, tel que conçu par son inventeur, a étymologiquement partie liée avec le refus du racisme, du sexisme et de la domination de classe. Mais s’il aura fallu attendre 1970 pour la production de ce concept, ce qu’il recouvre remonte à autrement plus loin. Le géographe Élisée Reclus, libertaire et communard, écrivait ainsi en 1884 : « Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste38. » Si la pensée animaliste plonge ses racines dans l’Antiquité39 (ainsi des Métamorphoses qualifiant de « crime40 » la consommation de chairs animales), c’est là, probablement, par cette proposition de Reclus, l’acte de naissance théorique d’une politique d’émancipation pleine et entière. Deux ans plus tard, Louise Michel avançait dans ses Mémoires : « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes41. » Et la communarde, anarchiste et anticolonialiste, de préciser : les grenouilles mutilées par les paysans, les oies à qui l’on cloue les pattes, les chevaux par nos soins épuisés, les vieux chiens jetés au fond d’un trou. « C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. […] Et le cœur de la bête est comme le cœur humain, son cerveau est comme le cerveau humain, susceptible de sentir et de comprendre. »
Ces deux adverbes, « ensemble » et « comme », préfigurent la notion d’antispécisme et fixent les contours de la tâche qui incombe aux mouvements sociaux : tenir l’un et l’autre, saisir l’unité enveloppante de la dynamique d’affranchissement. Un siècle plus tard, l’essayiste afro-féministe Angela Davis, par deux fois candidate communiste à la vice-présidence des États-Unis, creusait à son tour ce sillon : « D’ordinaire, je ne mentionne pas que je suis végane. Mais ça a évolué. Je pense que c’est le bon moment pour en parler car c’est l’une des composantes de la perspective révolutionnaire. Comment pouvons-nous, non seulement, inventer des relations plus compatissantes avec les êtres humains, mais aussi développer des relations de compassion avec les autres créatures avec qui nous partageons cette planète ? […] La majorité des gens ne songe pas au fait qu’elle mange des animaux. Quand elle mange un steak ou du poulet, elle ne pense pas à l’immense souffrance endurée par ces animaux uniquement pour qu’ils deviennent des produits alimentaires voués à la consommation humaine42. »
Qui, demandait en 1989 le philosophe Jacques Derrida, aurait « quelque chance de devenir un chef d’État, et d’accéder ainsi à la tête
, en se déclarant publiquement, et donc exemplairement, végétarien43 » ? C’est ce qu’il nomme le « carnophallogocentrisme ». Disons-le plus simplement : la virilité passe par la consommation de viande — et le slogan « Real men eat meat44 » ne dit pas autre chose. De l’alliance entre les luttes pour le droit de vote des femmes et l’abolition de la vivisection, formée par les suffragettes au début du XXe siècle, à la marche commune, en 1990, d’écoféministes et de membres de l’organisation Féministes pour les droits des animaux, « beaucoup de féministes ont noté que l’oppression des femmes et l’exploitation des animaux s’interpénètrent45 ». Femmes objectifiées, réduites à leur chair, à leurs instincts ou à un statut de propriété ; femmes rabaissées au motif d’un « ordre naturel » que le langage dominant va structurant : Carol J. Adams, auteure en 1990 de Politique sexuelle de la viande, avance que la reconnaissance de la dignité animale n’amoindrit en rien l’espèce humaine mais contribue bien davantage à défaire le patriarcat46.
« La possibilité du pogrom, assure ainsi le philosophe Adorno dans Minima Moralia, commence dans le regard de l’animal. »
Il a fallu décrire les Native Americans comme autant d’ânes, de tigres et de chiens sans âme pour justifier leur destruction ; il a fallu théoriser que les Africains étaient autrement proches du singe pour les réduire en esclavage ; il a fallu assimiler les Juifs aux rats ou aux araignées et les Tutsi aux cafards pour armer idéologiquement les wagons et les machettes génocidaires. La possibilité du pogrom, assure dès lors le philosophe Adorno dans Minima Moralia, commence dans le regard de l’animal47. L’histoire raciale et coloniale s’écrit dans l’ombre portée de la « bête ». Aph et Syl Ko, toutes deux afro-américaines, ont publié en 2017 un essai consacré au « véganisme noir »48. Il ne s’agit pas d’empiler les luttes émancipatrices en agitant le mantra de l’intersectionnalité mais de saisir ce qui les relie substantiellement : « Pour parler du racisme, il faut parler de la situation des animaux. » Et pour le démanteler, il faut dépasser l’opposition binaire instituée entre humanité et animalité puisque le racisme s’est construit sur l’idée que certains groupes avaient plus à voir avec les animaux qu’avec les Blancs. « La racine du racisme se trouve dans cette distinction49. » Et l’écrivaine afro-américaine Alice Walker, féministe et membre du comité du Tribunal Russell sur la Palestine, de résumer : « Les animaux du monde ont leur propre raison d’exister. Ils n’ont pas été faits pour les humains, pas plus que les personnes noires n’ont été faites pour les blanches, ni les femmes pour les hommes50. »
Briser les chaînes
On sait combien le fordisme contribua à broyer les ouvriers, réduits aux rythmes frénétiques des machines et du profit ; on sait moins qu’Henry Ford avait puisé son inspiration, de son propre aveu, dans les abattoirs de Chicago. En 2016, un journaliste français s’introduisait sous une fausse identité dans un abattoir breton durant plus d’un mois51. Un lieu fermé, caché, soustrait au regard du public, à l’instar des quelque 260 autres que compte le pays : le tabou de sang d’une société clamant, chaque jour un peu plus, son horreur de la violence. Le récit qu’il donne de cette expérience rappelle combien le sort des animaux, bien que plus tragique encore, est indissociable de celui des travailleurs de ce maillon de l’agro-alimentaire. « On fait du 63 vaches à l’heure quand on est au taquet52 », lui confie un ouvrier d’une vingtaine d’années, titulaire d’un CAP de mécanicien. Les uns se droguent pour tenir, les autres boivent. « Nous passons à 100 veaux à l’heure ; un animal toutes les quarante secondes ». Démence des chiffres : en France, trois millions d’animaux terrestres sont tués chaque jour, et plus de deux millions subissent, chaque année, les sévices d’une science sans conscience. « On se dit que c’est dégueulasse et on continue. Ce métier déshumanise tellement », confie un ouvrier d’un abattoir de Limoges.
Ce n’est pourtant pas en diminuant les cadences industrielles, ni en disposant des caméras, que renaîtra cette part d’être abolie : on ne tue jamais « éthiquement », fût-ce « localement » — un pistolet à projectile captif perforant, tout « décroissant » ou certifié « bio » qu’il serait, pénètre encore jusqu’au cerveau un être en bas âge. Ce n’est pas en agrandissant la surface des cages des cirques ni en perfectionnant les équipements de gavage que l’on pourra croiser l’œil d’un animal sans y voir notre échec, celui d’une société incapable, en tout point, de se penser sans écraser moins fort que soi. Faire disparaître la souffrance ne sera jamais tâche à notre portée ; tenter, du moins mal que l’on peut, de la réduire reste la moindre des choses : cet horizon est l’autre nom de l’abolition de l’exploitation.
- « Speciesism Again : the original leaflet ? », Critical Society, n° 2, 2010. Ainsi que les trois citations suivantes.[↩]
- Rappelons, s’il en est besoin : le végétarien ne consomme pas de viande ni de poisson ; le végétalien ne consomme, en plus, aucun produit d’origine animale (lait, miel, œufs) ; le végane n’en consomme pas non plus et refuse d’utiliser ou de cautionner des produits ou des activités qui exploitent les animaux (cosmétiques testés sur ces derniers, cuir, corrida, cirques, etc).[↩]
- Peter Singer, La Libération animale, Petite bibliothèque Payot, 2012, p. 89 ; puis p. 92.[↩]
- Genèse 1.26.[↩]
- Selon le mot de Protagoras, cité par Platon dans le Théétète.[↩]
- Sur l’euthanasie, l’avortement, la zoophilie ou le handicap.[↩]
- Si Peter Singer et Tom Reagan cherchent l’un et l’autre à fonder philosophiquement le statut éthique de l’animal, ils le font à partir de principes fondamentaux très différents. Singer s’avance donc dans une perspective « utilitariste » : il considère que la simple observation de la sensibilité des animaux, du fait qu’ils ont l’expérience du plaisir et de la souffrance, implique qu’ils ont des intérêts objectifs à ce que leur existence prenne telle ou telle forme, et que ces intérêts doivent, dès lors, être pris en compte au même titre que ceux de n’importe qui (leurs plaisirs maximisés et leurs souffrances minimisées). Tom Regan, lui, ne cherche pas à fonder notre obligation morale envers les animaux sur une caractéristique empirique (comme la sensibilité) mais sur une valeur inhérente de dignité, qui doit leur être reconnue conventionnellement et doit induire la reconnaissance de droits : celui de ne pas être tué, notamment, mais également exploité.[↩]
- Voir Les Animaux aussi ont des droits, collectif, Seuil, 2013, p. 17.[↩]
- Paul Ariès, Lettre ouverte aux mangeurs de viandes qui souhaitent le rester sans culpabiliser, Larousse, 2018, p. 89.[↩]
- Bruno Latour, « Qui a la parole ? Anti- ou multi- spécistes ? », Le Monde, 1er mars 2018.[↩]
- David Olivier, « Contribution au débat à la maison de l’écologie », intervention à la Maison de l’Écologie le 20 octobre 1998, Cahiers antispécistes, n °17, avril 1999.[↩]
- Cahiers antispécistes, n° 2, janvier 1992.[↩]
- Peter Singer, La Libération animale, op. cit., p. 328 ; puis p. 329.[↩]
- David Olivier, « Contribution au débat à la maison de l’écologie », art. cit.[↩]
- Estiva Reus et Antoine Comiti, « Abolir la viande », Cahiers antispécistes, n° 29, février 2008.[↩]
- Voir, par exemple, le rapport du Giec 2018. « La production agroalimentaire, consommatrice d’eau, source de déforestation, est un facteur majeur de réchauffement climatique. Et sans un recul net de la consommation de viande, son impact sur l’environnement pourrait croître jusqu’à 90 % d’ici la moitié du siècle », Sciences et Avenir|AFP, 13 octobre 2018.[↩]
- Encore peu discutée dans l’espace francophone, la notion de « welfare biology » est travaillée dans le champ de recherche antispéciste anglophone : elle entend intégrer les sciences du bien-être animal, l’écologie et la zoologie.[↩]
- « Un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains. » Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Seuil, 2013, p. 221.[↩]
- Sous-titre à son ouvrage Libération animale ou nouveaux terroristes ?, Éditions Golias, 2000.[↩]
- Ibid., p. 187.[↩]
- Paul Ariès écrit ainsi : « Peut-on transmettre aux générations futures le couple homosexuel comme équivalent au couple hétérosexuel ? Sera-t-il possible de dire aux enfants de maternelle lorsque vous serez grands vous pourrez choisir entre la vie à deux avec un individu de sexe opposé, de même sexe ou pourquoi pas (à suivre certains antispécistes) avec un animal ? » Le Retour du Diable — Satanisme, exorcisme, extrême droite, Éditions Golias, 1997, p. 90.[↩]
- Définition de l’humanisme selon le Dictionnaire de l’Académie française.[↩]
- Patrice Rouget, La Violence de l’humanisme, Calmann-Lévy, 2014, p. 57. Puis p. 49 et p. 152.[↩]
- Aymeric Caron, Antispéciste, Don Quichotte, 2016, p. 265. Puis p. 229 et p. 235.[↩]
- Paul Ariès, Libération animale ou nouveaux terroristes ?, Éditions Golias, 2000, p. 8. ; puis p. 9., p. 8., Ibid., p. 10., p. 21., p. 8.[↩]
- Paul Ariès, Lettre ouverte aux mangeurs de viandes qui souhaitent le rester sans culpabiliser, op. cit., pp. 20–24.[↩]
- Paul Ariès, Libération animale ou nouveaux terroristes ?, op. cit., p. 13.[↩]
- Toutes les citations du présent paragraphe sont extraites du chapitre 5 d’Un éternel Treblinka, Calmann-Lévy, 2015.[↩]
- Laurence Patijaud, Le Berger blanc suisse, thèse n° 129, École nationale vétérinaire de Lyon, 2004, pp. 25–26.[↩]
- Martin Page, Les Animaux ne sont pas comestibles, Robert Laffont, 2017, p. 30.[↩]
- Le 52e congrès de la Fédération anarchiste a, par exemple, publié la motion suivante en 1995 : « Le congrès décide qu’aucune publicité favorable aux thèses antispécistes ne peut être faite par la FA, que ce soit par le biais des structures fédérales ([journal Le Monde libertaire, librairie Publico à Paris, Radio libertaire, Éditions du Monde Libertaire]) ou par le biais de la propagande particulière des groupes. » Cette motion impliquera, en 2012, la suppression d’une émission de Radio libertaire au motif qu’un invité se réclamait de l’antispécisme.[↩]
- « Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin de consolider la société bourgeoise. Dans cette catégorie, se rangent les économistes, les philanthropes, les humanitaires, les gens qui s’occupent d’améliorer le sort de la classe ouvrière, d’organiser la bienfaisance, de protéger les animaux, de fonder des sociétés de tempérance, bref, les réformateurs en chambre de tout acabit. Et l’on est allé jusqu’à élaborer ce socialisme bourgeois en systèmes complets… »[↩]
- Tolstoï, Plaisirs cruels, Charpentier, 1895, p. 124.[↩]
- Louis Rimbault, « Le problème de la viande », Le Néo-naturien, n° 9, décembre-janvier 1923.[↩]
- Paul Ariès, Lettre ouverte aux mangeurs de viandes qui souhaitent le rester sans culpabiliser, op. cit., p. 20.[↩]
- L’anarchisme travaille à une émancipation sans représentation, conduite par les intéressés eux-mêmes ; l’anarchisme ne relève pas de la pensée utilitariste ; l’antispécisme s’accroche encore, aux yeux de l’auteur, à l’humanisme.[↩]
- Daniel Colson, Petit lexique philosophique de l’anarchisme, Le livre de poche, 2001, pp. 34 et 37 ; puis p. 38.[↩]
- Lettre à À Richard Heath, 1884.[↩]
- Voir Renan Larue, Le Végétarisme et ses ennemis, Puf, 2015.[↩]
- « Hélas ! quel crime n’est ce pas d’engloutir des entrailles dans ses entrailles, d’engraisser son corps avide avec un corps dont on s’est gorgé et d’entretenir en soi la vie par la mort d’un autre être vivant ! Quoi donc ? au milieu de tant de richesses que produit la terre, la meilleure des mères, tu ne trouves de plaisir qu’à broyer d’une dent cruelle les affreux débris de tes victimes, dont tu as rempli ta bouche, à la façon des Cyclopes ? Tu ne peux, sans détruire un autre être, apaiser les appétits déréglés de ton estomac vorace ? » Ovide, Les Métamorphoses, tome III, livre XV, Les Belles lettres, CUF, 1962.[↩]
- Louise Michel, Mémoires, Maspero, 1979, p. 91. ; puis p. 97.[↩]
- « On Revolution : A Conversation Between Grace Lee Boggs and Angela Davis », mars 2012, université de Californie (Berkeley).[↩]
- «
Il faut bien manger
ou le calcul du sujet », entretien avec Jean-Luc Nancy, Cahiers Confrontation, n° 20, hiver 1989.[↩] - « Les vrais hommes mangent de la viande. »[↩]
- Carol J. Adams, « Anima, animus, animal », Cahiers antispécistes, n° 3, avril 1992.[↩]
- Ibid.[↩]
- « L’éventualité des pogroms est chose décidée au moment où le regard d’un animal blessé à mort rencontre un homme. L’obstination avec laquelle celui-ci pousse repousse ce regard —
Après tout, ce n’est qu’un animal
— réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur les hommes dont les auteurs doivent constamment se confirmer à eux-mêmes que ce n’estqu’un animal
, car même devant un animal, ils ne pouvaient le croire entièrement. » (traduction de l’anglais) Theodor W. Adorno, Minima Moralia, § 68, Verso, 2005, p. 105.[↩] - Aph et Syl Ko, Aphro-ism. Essays on Pop Culture, Feminism, and Black Veganism from Two Sisters, Lantern Books, 2017.[↩]
- « A Seat at the table with Syl Ko : A discussion on Black Veganism », The McGill Daily, 16 janvier 2018.[↩]
- Préface à The Dreaded Comparison, Human and Animal Slavery, Mirror Books/I D E A, 1996.[↩]
- Geoffrey Le Guilcher, Steak Machine, Éditions la Goutte d’Or, 2017.[↩]
- Ibid., p. 31. ; puis p. 36.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Féminisme et cause animale », Christiane Bailey et Axelle Playoust-Braure, janvier 2019
☰ Lire notre entretien : « Zoopolis — Penser une société sans exploitation animale », octobre 2018
☰ Lire notre entretien avec Yves Bonnardel et Axelle Playoust-Braure : « Les animaux au cœur de l’émancipation », septembre 2018
☰ Lire notre entretien avec 269 Libération animale : « L’antispécisme et le socialisme sont liés », décembre 2017
☰ Lire notre entretien avec Audrey Jougla : « Les expériences sur les animaux seront interdites », mai 2017
☰ Lire notre entretien avec Les Cahiers antispécistes : « Sortir les animaux de la catégorie des marchandises », septembre 2016