Texte inédit pour le site de Ballast
Dans le cadre de la semaine que nous lui consacrons, nous publions une seconde nouvelle inédite d’Alain Damasio. Véritable ZAC (« Zone à créer ») du futur, cet archipel s’est bâti sur l’arbre comme science première.
« L’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse. » — Proverbe africain
- Vous êtes arrivés à destination. Vous pouvez maintenant détacher votre ceinture et récupérer vos bagages. Le prix de la course est libre. Combien souhaitez-vous payer ?
– Je ne sais pas… Quel est le prix social pour cette distance ?
– 28 sourires.
– Allons‑y pour 28 alors…
– Autoxi vous remercie.
Encore somnolent, Robert sort sa valise à roulettes du coffre, laisse le taxi autonome repartir et regarde enfin autour de lui. Le temps qu’il réalise qu’il vient d’être largué au milieu du néant, entre deux forêts et un marécage, il est trop tard. Dans ce trou, son Mia (My IA1) ne passe plus — et son réflexe panique de lever la main très haut en hurlant pour rappeler le véhicule a quelque chose de romantique.
Il lui faut dix mètres pour comprendre que les roues de sa valise ne sont pas mudproof et trente mètres de plus pour avoir les pieds trempés. À cent mètres, il rencontre une fourche, dénuée du moindre panneau, et sent une intense solitude le clouer dans la boue…
Il va rebrousser chemin quand le bruit d’un aéroglisseur de poche, trouant la roselière et surgissant devant lui, achève de l’ébahir. Trois minutes plus tard, il est vautré dans un fauteuil en roseau, une caïpi fraîche dans la main, au cœur de l’archipel des Calabs, en face de Tom, Cynthia et Marion. Vingt-cinq ans à tout casser. Lui en a cinquante-et-un, dont trente dans les Centres de Sciences à démocratiser les savoirs et à co-construire l’avenir. Sauf que l’avenir, désormais, tout consultant-expert qu’il est, ce serait plutôt eux qui le portent. La brune, Cynthia, tignasse courte, yeux bleus et treillis mimétique, lui tend la main, Marion se lève pour claquer une bise, Tom se contente d’un hochement de tête sans grande aménité…
- C’est Universcience qui vous envoie, Robert ?
– Officiellement, oui. Mais je suis surtout là pour apprendre de vous. Et pour vous apporter aussi mon expérience. J’ai travaillé à la Casemate à Grenoble, aux Quais des Savoirs à Toulouse, à Caen, j’ai développé…
– 127°, ça signifie quoi pour vous ? le coupe Cynthia, cash.
– C’est la position que vous avez en ce moment : la position zéro gravité, l’angle parfait entre le tronc et les hanches. Le corps peut laisser l’esprit vagabonder, imaginer et innover, c’est très fécond…
– Et 51° ? lance Tom.
– Le pastis ?
– C’est juste votre âge… lâche Tom.
Un ange passe. Subrepticement, Robert jette un œil aux cabanes perchées dans la canopée — les fameuses Calabs, à la fois lieu de vie et labo en expérimentation permanente : vitres, alu, chaume, bois, carton hydrofuge, aucune n’est pareille, toutes ont une facture très originale, un vrai travail d’artistes. Entre, il y a des tyroliennes, des passerelles, des tubes et des toboggans : ludesign, pense-t-il. Puiser aux sources de l’enfance, réactiver le goût du jeu…
- Vous venez partager votre expérience, Bob, on vous écoute donc, jette maintenant Marion, un sourire narquois sur le visage. Vous connaissez l’Archipel ; vous avez, j’imagine, lu notre Manifeste de la Symbiose, vu nos réalisations…
– Mon expérience m’a appris qu’il s’agit d’abord d’investir dans des formes nouvelles de gouvernance créative des territoires, viser l’horizontalité de la prise de décision, s’appuyer sur l’intelligence collective. La science réclame l’abolition de la frontière apprenant-sachant, l’interdisciplinarité et l’hybridation, pour que nos centres, dont vous êtes une référence aujourd’hui, restent des carrefours de la recherche, de l’innov’action et de l’uptreprise, dans un cadre de hubs multimodaux et polymorphes où l’on coproduise l’interfaçage Science/Société dans un esprit collaboratif, agile et disruptif…
À la droite de Bob, Cynthia vient d’étouffer un fou rire. Elle filme le consultant avec une bague fisheye tout en piochant de l’autre main des cerises dans un panier, qu’elle fait voler à deux mètres au-dessus de sa tête avant de les gober direct… Plutôt adroite. Tom maintient un semblant de politesse :
- Et l’on fait ces belles choses comment, Bob, concrètement ? Je veux dire, ici, sur le terrain ? Vous avez déjà travaillé en zone rurale ?
– J’ai… j’ai accompagné les tournées robotiques en 2021 dans les Causses… J’ai co-conçu aussi beaucoup d’outils de médiation et de contenus pour ces zones… Ça pourrait vous être utile… même si vous en pratiquez déjà beaucoup…
– Allez‑y. On est toujours en recherche d’outils et de méthodes, vous savez…
– Il y a bien sûr le hackathon, la game jam, le night camp, les coding goûters, les nouveaux FabLab et les Living Lab ; tout ce qui est de l’ordre du Do It With Others plutôt que du Do It Yourself. Les workshops bien sûr, le coworking, le colearning, le cofun…
– Et le copain…, complète Tom en se levant. (Cynthia et Marion sont pliées en deux.) Dites-moi, Bob, vous savez que plus personne n’utilise le franglais dans la génération C ? Faru ĝin kun aliaj, ça vous dit quelque chose ? Ou Faĝikual, en plus compact ? « Fais-le avec les autres ». C’est de l’esperanto. Vos coding goûters, ça se dit Kodolación ici et la game jam, marmeludo. On cartographie la forêt avec Strato Mapo et on est tous des sciantes et des lernantos par ici. L’anglais est la langue véhiculaire du capital, vous l’avez sans doute appris, à force ? Pas la peine de se prétendre libre, open source et open-schtroumpf si c’est pour utiliser l’idiome mondial de l’exploitation. Le français est beau aussi… Je peux vous emmener faire un tour, Robert ? Vous êtes notre invité, après tout…
Robert se lève. Il se sent humilié, mais il est aussi là pour apprendre. La morgue des ces jeunes l’agace suprêmement, cependant il fait bonne figure et grimpe le colimaçon enroulé sur un cèdre pour atteindre le premier Calab, l’esprit acéré. La cabane-lab fait bien 60 m² et abrite des RepRob — des robots autorépliquants, dignes successeurs des RepRap, qui savent se fabriquer des membres, se réparer et s’autoproduire pour des tâches lourdes comme scier des troncs avant de se démembrer selon les besoins. Des enfants de huit ans leur enseignent des routines de conversation, sur un mode ludique où le robot pose aussi ses questions et leur apprend à reconnaître les plantes locales. Pas mal.
Une passerelle de corde plus loin, le second Calab est un hakobio où les vieux du coin synthétisent de l’aspirine à partir des reine-des-prés qu’ils ont cueillies. Des jeunes encodent l’ADN salicylique sur une imprimante génétique et sortent des cachets en forme de lettres d’alphabet, qu’ils mettent dans des sachets. Chaque sachet permet une anagramme. Sympa.
Le troisième Calab, en forme de dôme acoustique, liège et bois, est occupé par un groupe de musiciens qui bétateste des harpes éoliennes piézoélectriques à dialogue aléatoire : le vent les fait jouer et les cordes lâchent des trilles dont raffolent les pinsons, qui répondent.
Robert enfile ainsi les passerelles et les tyroliennes, Tom s’est détendu, les filles le rejoignent et il a réussi, par une série de remarques sensées, à regagner une forme de respect.
Lorsqu’il s’enfonce dans la forêt et découvre les palarbres, il est impressionné par la symbiose entre le végétal et le numérique, l’interaction entre air & voix : ce sont les vibrations captées par l’arbre — pluie, animaux ou rafales — qui créent un rythme qui se décode en phonèmes, en mots, et finalement en voix murmurée. C’est le projet de Marion, c’est elle qui fait fasciculer ce sentier poétique et fou où les arbres se parlent et nous parlent, en bruissant, presque indiscernables du vent. Pour la première fois, elle a les yeux qui brillent.
Cynthia prend le relais et montre encore les candélarbres — projet de phares où la lumière directe s’encrypte et se décrypte, la poerrance faite de petits cailloux épars et connectés qu’on collecte et réunit en cairns, les baradors, les bungalarbres et l’opéra arboré, une scène électro-acoustique aux fauteuils suspendus dans les branches. Le soir tombe et la lumière devient rasante entre les troncs.
Bob avoue à Tom qu’il voudrait souffler et on le laisse au milieu des palarbres. Là, il s’assoit dans l’humus et progressivement, alors que la nuit tombe, il entend monter ceci :
« L’archipel des Calabs est fondé sur la forêt, sur l’arbre comme matière première et toute première science, sur le volume qu’elle ouvre, dans son épaisseur et par sa verticalité. Il spirale autour d’une intuition et il en parcourt de l’intérieur l’ombilic : la forêt comme la science s’habite, elle se peuple. Elle n’existe, pour qui la désire, qu’en tant qu’on la pénètre, qu’on y chemine avec la lenteur qu’imposent ses perspectives courtes et ses horizons coupés, qu’en tant qu’on y reste et fait demeure en elle.
Elle ne nous a certes pas attendus pour faire pousser ses arbres, servir de nourriture et refuge aux chevreuils, pour offrir son sol aux champignons ou tendre ses branches à nos intelligences et à leurs nids. Elle ne nous a pas attendus pour être ce qu’elle est, la science. Ou la forêt.
C’est bien pour ça que nous avons aujourd’hui envie d’elle. »
21 juin 2016
Visuel de couverture : http://www.phonophore.fr
Tous les dessins sont de David Popcube
- Intelligence artificielle.[↩]
REBONDS
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