CARTE BLANCHE
Inutile de décrire la scène : chacun, désormais, la connaît. Un contrôle routier, un refus obtempérer, Nahel, adolescent 17 ans, est abattu par la police d’une balle en pleine poitrine. Quelques semaines plus tôt, Alhoussein Camara, 19 ans, était tué de la même façon — mais, cette fois-là, il n’y avait pas d’images. Le choc est immense ; la révolte aussi. Plus vive, encore, qu’en 2005. Seumboy Vrainom :€, créateur de la chaîne Histoires crépues, a grandi aux Luth, une cité de la région parisienne. Il a, dans l’urgence, proposé avec son équipe une série de cinq véritables discussions filmées autour de ces évènements : ses interlocuteurs, divers, entendent bien historiciser, politiser cette colère. Et proposer des solutions — car il y en a. Le coauteur de De la violence dans l’espace public et de Nos statues coloniales nous partage son regard.
D’abord la surprise de ce qu’on voit sur la vidéo.
Ne pas comprendre pourquoi le policier a tiré sur Nahel dans une situation qui ne le nécessitait pas. Puis une autre surprise : celle de voir la viralité de la vidéo sur les réseaux, aussi rapidement, alors que deux semaines avant — on le sait à présent — un autre jeune de 19 ans, Alhoussein Camara, est mort à Angoulême dans des circonstances proches.
Le tir du policier m’a autant étonné que la réaction qui a suivi dans toute la France. Cet embrasement simultané dans énormément de cités ou de quartiers populaires. Pas seulement à Nanterre mais partout, aussi fortement, en même temps. Ça n’était pas arrivé depuis longtemps. Ça m’a immédiatement fait penser à 2005 et la mort de Zyed et Bouna. À cette époque, j’habitais au Luth, à Gennevilliers — une cité dite « sensible », avec une très mauvaise réputation. Mais j’étais trop petit pour vraiment comprendre ce qui se passait, je n’avais que 13 ans. J’ai vu toutes les voitures brûlées. Un hélicoptère tournait tous les soirs au-dessus de la cité. Un couvre-feu nous empêchait de sortir. La répression était forte. Il y avait des policiers en formation tortue, toute la nuit, qui patrouillaient et mettaient leur torche sur nos fenêtres.
Je l’ai vécu comme une situation de siège.
Ces images de Nahel et cette situation ont résonné d’une manière inédite avec mes sensations vécues, et souvent quand j’en parle avec mes petits frères et sœurs, pour eux ce sont un peu des histoires d’anciens, car ils n’ont pas vécu ces années-là.
Alors c’est assez surprenant de voir à quel point leur réaction est similaire à celle qu’on avait eue en 2005, et à la réaction d’autres, avant nous, pour d’autres émeutes.
Ces réalités vont avoir des conséquences sur le long terme. Nous qui étions petits en 2005, nous avons subi les stigmates du regard posé sur les jeunes des quartiers populaires dès notre retour dans l’Éducation nationale, dans les études et le monde du travail, avec cette pression de devoir nettoyer notre image.
C’est comme si tout ce travail de nettoyage était perdu, et rebelote.
Je dis « nettoyé » car on a bien évidemment subi le fait d’être obligé de le faire pour avancer, pour être accepté et avoir des opportunités de carrière.
On a l’impression que tout ce cirque va recommencer. Que tout est à refaire.
Cette fois les politiques n’ont pas immédiatement été dans la répression. Ils n’ont pas tout de suite défendu le policier de manière frontale. Étonnement, la toute première réaction qu’ils ont eue c’était de dire qu’effectivement ça a été trop loin. Par contre ils ont préparé tranquillement le discours répressif qui est arrivé juste après.
C’est un cas de violences policières, qui est clairement un meurtre : personne ne peut défendre ce policier. À ce moment-là, même au niveau du gouvernement, personne n’essaie de le défendre. Et puis : réaction simultanée partout, embrasement, colère.
Le discours change : on se met à dire
il faut réprimer,
il faut réprimer,
ça va trop loin,
il faut appeler au calme.
Je ne l’ai pas lu comme une volonté de chercher des solutions à ce qui s’était passé, ni comme une tentative de comprendre pourquoi ça a été aussi fort, partout à la fois.
Et des punitions collectives : couper les tramways et les bus en région parisienne et dans d’autres villes à partir d’une certaine heure. Ces moyens de transports sont utilisés par les personnes qui sont hors du centre de Paris, qui ne sont pas en proche banlieue ou le métro les dessert. C’est le moyen de transport principal pour beaucoup de gens qui travaillent. Couper leur circulation, c’est imposer une punition collective pour toutes les personnes qui sont dans la grande périphérie et notamment les gens des quartiers populaires qui n’ont pas forcément un véhicule personnel pour se déplacer.
La seule réflexion qu’on peut entendre c’est comment on va écraser ce mouvement ? On va enfin pouvoir réduire les investissements qui sont faits sur les quartiers populaires, faits à mauvais escient pour beaucoup d’entre eux, on va pouvoir justifier l’augmentation du niveau de répression qu’on tente d’accroître depuis longtemps.
Il faudrait, entend-on, plus de dispositif de police dans les quartiers. Ou davantage culpabiliser les parents qui devrait « surveiller » leurs enfants. Remettre, en somme, la responsabilité sur l’éducation.
Alors ce serait la faute de l’éducation et des jeux vidéo ? Il y a pourtant d’autres outils de compréhension, et eux ne sont jamais convoqués dans les discours politiques.
C’est une volonté d’effacement.
Les jeux vidéos, parlons-en, puisque Macron s’en empare. Ce qui est surprenant c’est que dans la majorité des jeux vidéos violents, on joue à être l’armée américaine, à faire partie des forces spéciales américaines — des personnes qui sont censées être au service de l’ordre occidental. Il y a quelques jeux — Grand Theft Auto, GTA — où, parmi d’autres personnages, il est possible d’incarner un délinquant, mais ce n’est pas la majorité des jeux violents. On ne joue pas au terroriste. Si la violence s’apprend dans les jeux vidéos, c’est en général une violence qui sert l’ordre occidental.
Au-delà de ça, il y a une volonté de ne pas aborder ce que nous traversons sous l’angle de l’Histoire ou de la sociologie. Avec mon travail il me paraissait important de proposer des plateaux, sur Histoires crépues, où inviter des personnes qui ont travaillé ces sujets en profondeur, armés de livres, d’enquêtes et d’études. Autrement la situation est cantonnée à de la réaction, de la colère, de l’embrasement, elle n’est pas ancrée dans une histoire. Les discours médiatiques contribuent grandement à cette situation. À fabriquer un effet de nouveauté qui occulte les réalités historiques.
Pour les gilets jaunes, il y avait une décrédibilisation totale du mouvement dans l’espace médiatique. Une vision simpliste : on parlait de Gaulois réfractaires avec un regard très urbain, bourgeois et condescendant. On avait l’impression, avec ce regard, d’une révolte de paysans pas éduqués. La lecture sociologique est venue des marges. Depuis la mort de Nahel, il y a une même décrédibilisation des personnes qui agissent. La spécificité, c’est ici de réactiver le eux contre nous à l’intérieur même du pays. Ce n’est pas la France qui se rebelle, ce sont les non assimilés. On a su, très vite, que les émeutiers, les émeutières n’étaient pas des personnes blanches. Ça réactive très fort la fracture raciale qu’on tente constamment de camoufler en France.
La fracture, elle saute aux yeux.
Elle devient évidente.
Aucune réponse à cette fracture n’est apportée dans le discours médiatique et politique.
Il y a juste des incivilisés et des sauvages qu’il faut réprimer.
Ce qui se passe est une preuve que la République n’a pas su panser ses plaies, soigner ses blessures et trouver ses remèdes. Ce qui se passe est le résultat de la mise en place de politiques urbaines de concentration de personnes issues de l’immigration coloniale dans des cités. Ce sont des politiques urbaines liées à l’histoire coloniale, parce que les personnes qui s’y concentrent sont spécifiquement immigrées de l’ancien empire. Je le précise car il y a plein de populations immigrées en France qui ne sont pas forcément issues de l’ancien empire colonial. Leur situation de ghettoïsation est différente.
« Aucune réponse n’est apportée.
Il y a juste des incivilisés qu’il faut réprimer. »
Mais tu le sais, quand tu vois les barres HLM, tu sais que tu vas retrouver des gens d’Afrique du Nord et des gens d’Afrique subsaharienne venus de pays francophones.
Quand je dis la France n’a pas réussi à panser ses plaies, c’est que son rapport aux personnes issues de son ancien empire colonial n’a pas été traité, pas été travaillé ni par la droite, la gauche, ni par l’extrême gauche. Personne n’a réussi à aborder frontalement cette problématique qui est pourtant très pesante dans notre société. C’est ainsi qu’on en arrive encore et toujours à ce genre de situation. Qu’on en arrive à la défiance et au eux contre nous.
Quels outils avons-nous ?
On est tellement dans la merde, tellement loin des solutions que c’est dur de dire quelque chose qui va pouvoir fonctionner, parce qu’on est à une étape qui nous remet presque à zéro. Et la montée de l’extrême droite nous le fait encore plus sentir. On assiste à la victoire du discours colonial. C’est le retour de celui des pieds-noirs de l’Algérie française dans le champ politique. C’est ce camp-là qui gagne. On a l’impression d’avoir tellement reculé que penser une solution qui peut être mise en place dans les cinq ans à venir, c’est difficile.
Mon espoir porte sur des questions de vocabulaire et d’attitude qu’on a vis-à-vis des populations qui vivent dans les cités. Mon espoir est qu’il devienne normal, en France, qu’on connaisse notre histoire coloniale et qu’à partir de là, plein de questions soient abordées avec cette grille de lecture supplémentaire qui rendrait possible de ne pas réactiver les tensions à chaque fois qu’on essaie de discuter. Je me dis que si nous connaissons mieux l’histoire commune qui nous relie, de quelles alliances, de quels conflits, de quelles trahisons elle est faite, il sera plus simple de poser tous les termes du débat qu’on a actuellement : des immigrés face aux Français aux incivilités des musulmans, tout ça ne serait plus formulable de cette façon, comme ça l’est maintenant. Les réponses possibles à apporter seraient différentes. C’est une affaire de champ lexical et de grille de lecture du monde.
On est obligés de composer avec l’histoire et notre problème, c’est le manque de connaissances. Il y a des tentatives pour faire entrer les luttes anticoloniales dans le panthéon des résistances françaises, dans la boîte à outils de la résistance, mais, pour beaucoup, c’est une idée abstraite. C’est quoi une résistance anticoloniale ? Quelles formes ça a pris historiquement ? On sait que ces résistances diffèrent en fonction des territoires puisque la France a énormément colonisé. J’ai le sentiment que connaître l’histoire de ces résistances nous apprend la complexité. Car c’est chargé de nuances, de compromissions, de radicalité. Beaucoup de choses se jouent dans les résistances anticoloniales et on est très loin d’en avoir pris la mesure. On reste dans des positionnements moraux. Le camp antiraciste est tellement fragile, précarisé. Il faudrait qu’il soit plus solide. C’est ce que je tente de faire avec ces plateaux : comment construire, ensemble, des outils, des mots d’ordre ou des éléments de langage commun qui permettent de faire avancer un agenda antiraciste.
Alors quoi ? Penser une convergence des luttes, en ce moment ? Je pense que ça ne va pas marcher : ce n’est pas ça le sujet. L’idée est importante mais ce n’est possible que quand les luttes sont fortes. Ça ne fonctionnera pas si la lutte antiraciste est mise en lambeaux. Pour l’instant, les tentatives semblent « forcées ». J’ai l’impression qu’on est dans un moment historique où on n’est pas prêts pour ça, parce qu’on n’est pas structurés, on est trop précarisés.
C’est pessimiste, mais ça veut dire qu’il est urgent de s’organiser.
Pour ceux qui sont dans d’autres formes de luttes, l’enjeu est de donner au mouvement antiraciste qui s’organise les outils pour sortir de la précarité institutionnelle : prêter des lieux, du matériel, accompagner par de la formation d’autodéfense, de l’aide juridique — tout ça c’est précieux.
Mais travailler ensemble à un objectif commun, je pense que c’est trop tôt.
Ce qui m’a surpris, en créant cette semaine d’échanges, c’est qu’on soit aussi nombreux et nombreuses à pouvoir parler de ce qu’il se passe de façon pertinente. Et on n’est jamais appelés sur les plateaux de télévision où des tas de personnes sont invitées à dire n’importe quoi. C’est évidemment de l’invisibilisation.
Qui a le pouvoir, aujourd’hui, d’appeler ou de décider qui va être sur un plateau de grande écoute ?
Illustration en page de garde : Seumboy Vrainom :€ sur Midjourney
« Toute la cité s’est rassemblée pour une crémation. C’est un adieu, mais à quoi ? »
REBONDS
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