Texte inédit pour le site de Ballast
Et si, à gauche, l’événement de l’été s’était produit outre-Manche ? La campagne pour la désignation du prochain leader du Parti travailliste, le Labour leadership, a été marqué par le succès surprenant de la candidature du socialiste (au sens premier du terme) Jeremy Corbyn. Ce vétéran des backbenches, les bancs arrière de la chambre des Communes où siègent les membres du parlement de moindre importance, a réussi à soulever l’enthousiasme avec un programme anti-austérité. Le vote des adhérents du Labour party a débuté le 14 août et se clôt ce jeudi 10 septembre. Sondages et bookmakers convergent pour annoncer que la conférence spéciale du Parti travailliste pourrait introniser Jeremy Corbyn comme son leader samedi 12 septembre. Que symbolise cette percée ?
« « Il n’y a pas un pays où je sois allé dans lequel je n’ai pas été arrêté au moins une fois », plaisante Corbyn. »
Sa dernière prise de distance avec la position officiel du Parliamentary Labour Party (le Parti travailliste parlementaire – une des trois composantes du Labour avec les syndicats affiliés et les adhérents directs) remonte au mois de juillet. Lors de la présentation du premier budget conservateur de la nouvelle mandature, Corbyn refuse de s’abstenir sur les coupes dans l’action sociale présentées par le ministre des Finances – et véritable idéologue du parti Tory – George Osborne. C’est pourtant ce que prône Harriet Harman, chef du groupe parlementaire et chef du parti par intérim depuis la démission d’Ed Miliband, au lendemain de la défaite électorale enregistrée par les travaillistes le 7 mai 2015. En décidant de voter contre les mesures du gouvernement Cameron, Corbyn tire ses propres leçons du résultat des élections générales. Contrairement aux blairistes, minoritaires en termes de voix mais très présents au sein du shadow cabinet (le cabinet fantôme qui réunit les potentiels ministres si le parti d’opposition arrivait au pouvoir), il estime qu’Ed Miliband n’a pas perdu parce que « son programme était trop à gauche » et « pas assez crédible sur les questions économiques ». A contrario, il prend acte du hold-up électoral opéré par le Scottish National Party, qui s’adjuge 56 des 59 circonscriptions en Écosse, ancien bastion travailliste, avec une campagne anti-austérité. Corbyn comprend aussi ce qu’il se passe quand, à peine un mois et demi après la victoire de David Cameron, plus de 250 000 personnes manifestent contre l’austérité à Londres. Pour la gauche du Labour, c’est l’absence de clarté du Parti travailliste sur la question de l’austérité qui est, entre autres, à l’origine de la défaite électorale. L’autre élément majeur étant l’éloignement des travaillistes vis-à-vis de la classe ouvrière.
C’est sur ces deux points que Corbyn va mener sa campagne, pour ouvrir le débat qui, selon lui, n’a pas lieu dans le parti, tant les blairistes donnent encore le ton. Bien que leur poids parmi les adhérents diminue au fil des ans, la droite travailliste a encore du poids dans l’appareil. Et dispose des moyens financiers que lui alloue le think tank Progress, véritable parti dans le parti. C’est peu de dire que, dans ce cadre, Jeremy Corbyn partait avec des handicaps lourds face à ses trois concurrents : Andy Burnham, candidat de centre-gauche héritier d’Ed Miliband ; Yvette Cooper, candidate de centre-droite pour le clan Gordon Brown, du nom de l’ex-rival de Tony Blair ; Liz Kendall, favorite du clan blairiste. Mais ces désavantages sont devenus, au fil d’une campagne de terrain, nourrie de dizaines de meetings et savamment relayée sur les réseaux sociaux, autant d’atouts pour celui qui est passé du stade de candidat par devoir à favori des bookmakers en un mois à peine. Aux antipodes du tribun charismatique, le MP [member of parliament, député] pour Islington-North a su trouver les mots pour réveiller le peuple de gauche britannique. Dans cette primaire inédite en Grande-Bretagne (c’est la première fois que le Labour vote sur le principe un adhérent une voix), il s’adjuge d’abord le soutien de la moitié des syndicats affiliés au Parti travailliste, dont les deux plus importants du pays : Unité et Unisson. Créé par le Trade Union Congress (la confédération syndicale britannique) pour se doter d’une représentation parlementaire, le Labour est encore statutairement financé par les syndicats. Leurs adhérents ont donc la possibilité de devenir membres du Parti travailliste. Entre le début et la fin de la campagne officielle, près de 200 000 syndiqués vont rejoindre le Labour. De la même manière, plus de 140 000 personnes vont se faire enregistrer comme supporteurs, ce qui leur permet, moyennant une participation de trois livres, de participer à l’élection du prochain leader. Enfin, les adhérents directs sont passés de 195 000 à 299 000 à la clôture des adhésions le 12 août dernier. Tous les observateurs s’accordent sur un constat : la campagne et le discours de Corbyn ont joué un rôle moteur dans ce mouvement d’adhésion de masse au Parti travailliste, lequel retrouve son niveau d’adhérents des années 1970…
Tony Blair (DR).
Ce faisant, la campagne Corbyn a planté le dernier clou dans le cercueil du blairisme. « Battling Tony » voulait un parti de professionnels, tout entier tourné vers la conquête du pouvoir. En ouvrant les vannes de l’espoir, le vieux socialiste a redonné aux militants, aux bénévoles, aux activistes toute leur place, au détriment de l’appareil. Dans toutes les circonscriptions, des jeunes gens goûtent la joie du premier engagement tandis que des vieux de la vieille, qui avaient quitté le Labour après la guerre en Irak, reviennent prendre du service. Des militants syndicaux de premier ordre, qui avaient choisi de rallier l’une des innombrables chapelles qui morcellent la gauche radicale britannique, renouent avec le Labour. Un Labour qui se souvient, enfin, de ses racines ouvrières, de son ancrage socialiste, qui se décline jusque dans les églises anglicanes… comme ce dimanche 6 septembre où Corbyn rassemble plus de 1 500 personnes dans et dehors l’édifice religieux de la vieille Cambridge pour une des plus importantes réunions que la gauche ait organisée dans la ville universitaire depuis des décennies. Un succès qui sanctionne à la fois les orientations politiques du candidat mais aussi sa manière de faire. Il a fait très fort en assurant que les adhérents du Labour auront désormais une voie prépondérante dans l’élaboration du programme politique du parti. C’était jusqu’alors la chasse gardée du leader et du Parliamentary Labour party.
« La campagne Corbyn a planté le dernier clou dans le cercueil du blairisme. Un Labour qui se souvient, enfin, de ses racines ouvrières, de son ancrage socialiste, qui se décline jusque dans les églises anglicanes… »
Au vu de ces éléments, même la droite travailliste le reconnaît, le Labour ne sera plus jamais comme avant. Que Corbyn gagne ou non, il a déjà imposé son style et son agenda politique. Ses propositions de renationalisation du réseau ferroviaire et de l’énergie ont été reprises par Andy Burnham. La candidate blairiste, Liz Kendall, est très largement distancée. Et seule Yvette Cooper s’oppose vivement à un Corbyn qui propose de faire fonctionner la planche à billets pour relancer l’économie, sur un mode très inspiré des théories de Keynes. Mais là encore, le candidat de la gauche est devenu central dans le débat politique. La nature de l’attaque menée par Cooper témoigne aussi de l’échec des procès instruits successivement en inéligibilité (« on ne peut pas gagner à gauche ») puis en antisémitisme (Corbyn est connu pour ses positions pro-palestiniennes). C’est comme si, à quelques jours de l’annonce des résultats, l’establishment du Labour party avait finir par se résigner à l’inéluctable. Chuka Umunna, MP [député] blairiste qui avait déclaré pendant un temps qu’il refuserait de servir dans un shadow cabinet dirigé par Corbyn, a admis finalement qu’il travaillerait avec le leader élu, quel qu’il soit. De son côté, « Jez », comme ses soutiens l’appellent affectueusement, a multiplié les gestes d’apaisement envers les ténors travaillistes. Il n’est guère que la presse orientée à droite pour continuer à titrer sur une potentielle victoire au finish d’Yvette Cooper. Un bookmaker et non des moindres, Paddy Powers, a décidé de payer les paris donnant Corbyn gagnant à la mi-août, y compris pour des sommes à six chiffres.
Si les échos de terrain venaient à se confirmer, la victoire de Corbyn serait un « séisme politique », selon les termes du politologue Philippe Marlière. Et pas qu’en Grande-Bretagne. Deuxième parti social-démocrate en Europe derrière le SPD Allemand, le Labour dispose d’un rayonnement bien plus important que son homologue germanique. Il faut écouter Pablo Iglesias, leader de Podemos, qui saluait la percée de Corbyn pour se rendre compte de l’électrochoc que constituerait son élection, sur la base d’un programme réformiste et anti-austérité, dans le paysage social-démocrate européen converti aux thèses blairistes. En Europe, la gauche qui gagne, ces dernières années, c’est celle qui s’oppose à l’agenda austéritaire de la Commission européenne et de la Banque centrale ; c’est celle qui propose des pistes alternatives pour la croissance au service du bien commun. C’est ainsi que Syriza a pu gagner en Grèce, c’est ainsi que Podemos a remporté les élections municipales en Espagne. Il faut relire le livre de Jean-Numa Ducange, Philippe Marlière et Louis Weber, La Gauche radicale en Europe, pour mesurer ce qui bouge à l’échelle du continent. La lecture de cet ouvrage nous rappelle où se situent les dynamiques politiques et met en lumière comment la victoire de Corbyn pourrait contribuer au renouvellement profond de la gauche européenne. Parce que, comme à plusieurs reprises déjà, la gauche britannique a un rôle majeur à jouer en la matière.
REBONDS
☰ Lire notre article « Écosse, quelle voix pour l’indépendance ? », A. Moreau, juillet 2015
☰ Lire notre entretien avec Philippe Marlière : « La République est un consensus mou », juin 2015
☰ Lire notre traduction de l’entretien de Pablo Iglesias : « Faire pression sur Syriza, c’est faire pression sur Podemos », mai 2015