Entretien inédit pour le site de Ballast
L’image fait déjà date : le 24 décembre 2019, les danseuses de l’Opéra de Paris ont interprété gratuitement le Lac des cygnes sur le parvis de l’établissement. Derrière elles, une banderole indiquait en lettres rouges le mot « grève ». C’est que l’Opéra compte, du fait des conditions de travail pour le moins singulières de cette profession, au nombre des quelques « régimes spéciaux » que le gouvernement entend faire disparaître. Ce jour-là, Shanti Mouget a dansé. Née en Seine-Saint-Denis, la jeune femme de 26 ans officie comme « quadrille surnuméraire ». Une discipline collective exigeante où l’on se forme souvent dès l’enfance. Et lorsqu’elle n’y danse pas, Shanti Mouget se rend comme militante en Palestine occupée ou à Calais. « Je n’avais jamais ressenti autant d’émotion en dansant », confie-t-elle en nous racontant, de l’intérieur, cette journée de lutte et de fête.
Je sentais une détresse des danseurs. Ce n’est pas un milieu qui se met en grève facilement — pas par manque de convictions, mais parce qu’il y a une réalité à double tranchant : notre travail est une passion depuis qu’on a 5 ans, on n’a pas envie de se priver d’aller sur scène ni de priver le public. Et puis, simplement, on est bien à l’Opéra. Alors c’est quelque chose d’important de se mettre en grève. Le 24 décembre, le jour de l’action, ça faisait déjà dix-neuf jours qu’on ne jouait plus aucun spectacle. C’était énorme. On était dans la rue depuis le 5 décembre — pianistes, techniciens, habilleuses, danseurs et danseuses — et, à chaque journée de mobilisation nationale, même celles qui sont moins suivies, on est dans la rue.
« Il y a eu une énorme solidarité interne à l’Opéra et tout est devenu possible : mettre un orchestre et 28 cygnes dehors, sous 10 degrés. »
L’Opéra, c’est beaucoup de danseurs : cent cinquante-quatre CDI, une quinzaine de CDD… On a tenté de se réunir tous les jours dans des AG, mais cette idée de danser dehors germait dans la tête de beaucoup de gens. Il a suffi qu’une fille prenne les devants, envoie un mail en proposant : et si on faisait une action ? Autour, c’est devenu une fourmilière ! Un orchestre s’est créé, le meilleur chef d’orchestre d’Europe s’est porté volontaire, vingt-huit cygnes se sont réunis. Tout ça s’est fait en quarante-huit heures. En mangeant et dormant à peine. À s’envoyer des milliards de messages dans tous les sens, la nuit. Il fallait réadapter la chorégraphie de l’acte IV du Lac des cygnes. Dimanche, on a fait un entraînement clandestin pour réapprendre la chorégraphie. Le lendemain, d’autres filles qui n’étaient pas à la répétition ont voulu participer : il a fallu revoir la chorégraphie en catimini, dans un studio, au fin fond de Garnier. On n’avait pas de musique — on ne s’entraîne jamais sans musique ! Les techniciens nous ont assuré qu’ils mettraient des linos sur le sol, dehors. Nous n’aurions pas pu danser sur du marbre… Il y a eu une énorme solidarité interne à l’Opéra et tout est devenu possible : mettre un orchestre et vingt-huit cygnes dehors, sous dix degrés. Deux heures avant l’action, on s’est rassemblées dans une salle toute petite, remplie de monde, pour finalement s’accorder à la musique de l’orchestre qui avait dû changer les partitions. On ne dansait pas vraiment, par manque de place, on essayait juste d’imprimer la musique et de marquer nos pas — c’est-à-dire de les mimer pour s’adapter au tempo.
Je n’avais jamais ressenti autant d’émotion en dansant. Tout était complètement différent : danser à ciel ouvert, ça change beaucoup de choses. Notre regard ne se fixe plus au même endroit, les repères ne sont pas les mêmes. Je me souviens, alors que j’avais le bras en l’air, avoir repéré un nuage en mouvement, alors que d’habitude, on fixe un point vague dans le noir… C’était un peu difficile de se concentrer sur la chorégraphie et sur la danse en elle-même. Car je réalisais en direct ce que nous étions en train de faire, j’en avais des frissons. Mais il y avait aussi une certaine lourdeur. Celle de réaliser que si nous étions en train de faire ça, c’est que la situation était vraiment grave. Après l’action, nous sommes rentrées dans l’Opéra alors que l’orchestre continuait de jouer le grand final du Lac des Cygnes, qui est magnifique. On avait peu dormi, on avait mis tellement d’énergie pour ce moment : entendre en live l’orchestre jouer, en nous regardant avec amour… J’ai pleuré. Je suis heureuse d’avoir vécu ça avec mes collègues de l’Opéra, c’est un moment qui restera à jamais gravé dans ma tête.
J’ai été la seule en contrat CDD à avoir participé à l’action. C’est une décision moins facile pour les CDD, qui peuvent avoir peur en se sentant moins légitimes parce que non touchées par le « régime spécial ». Ou préférant faire profil bas. Dans mon cas, il y avait deux raisons d’accepter : évidemment par solidarité (il fallait un vingt-huitième cygne) et en tant que CDD — on est nous aussi dans la merde. J’ai personnellement le statut d’intermittente du spectacle, ce qui me permet d’être payée pendant les congés ou quand je ne suis pas sous contrat. Pour les intermittents, cette réforme est catastrophique. Les moments d’intermittence, qui peuvent parfois durer des semaines, étaient jusqu’alors indemnisés par Pôle Emploi et comptabilisés à l’addition finale de la retraite : dans le nouveau projet de loi, c’est zéro. Vu que c’est ici que je travaille, c’est d’ici que je proteste.
« Ce n’est pas une retraite, comme on peut le croire, mais une pension que les danseurs toucheront dès 42 ans jusqu’à l’âge de la retraite, pour que leur reconversion se passe au mieux. »
Le régime spécial des danseurs de l’Opéra de Paris implique qu’à 42 ans, qu’on le veuille ou non, il faut s’arrêter de danser. Et ce n’est pas une retraite, comme on peut le croire, mais une pension que les danseurs toucheront dès 42 ans jusqu’à l’âge de la retraite pour que leur reconversion se passe au mieux et qu’ils puissent cumuler cette pension, ainsi qu’un second emploi derrière, afin de maintenir à peu près le même niveau de vie. Cette pension sera différente selon les grades des danseurs. Pour celle qui part du grade le plus bas, qui est quadrille, sa pension sera évidemment beaucoup moins élevée qu’un danseur du coryphée ou qu’une première danseuse ou qu’une danseuse étoile. C’est le point le plus important, et ça a pu être mal compris. La retraite, elle, est touchée normalement à partir de 62 ans.
Dans les réseaux de gauche et d’extrême gauche que je fréquente, je n’ai pas vu de commentaires négatifs. J’ai plutôt eu l’impression que l’action a mené l’Opéra au devant de la lutte ! Ma place est particulière : je suis à l’intérieur mais aussi, un peu, à l’extérieur. Ça fait plusieurs années que je suis militante sur d’autres fronts, que je ne mélange pas du tout à mon travail. Je suis proche des milieux ouvriers. J’avais la crainte qu’ils puissent voir ça comme une lutte de privilégiés, et ça aurait été dommage… Car il ne faut pas confondre les artistes et une partie du public avec ce que représente le lieu. Les gens qui peuvent se permettre de payer des places à 150 euros pour venir nous voir, tant mieux pour eux. Mais moi, mes propres parents, quand ils viennent me voir, je leur achète des places à 15 euros. Je suis née en banlieue, dans le 93. À chaque concours de danse que j’ai gagné, où j’ai gagné 100 euros, je les ai utilisés pour payer mes propres cours de danse. Il est vrai que c’est connoté bourgeois, et quand on voit l’aspect de l’Opéra, c’est normal. Mais c’est plus subtil que ça.
J’habite à Paris depuis trois ans — depuis que je suis à l’Opéra. Je viens d’une famille métissée qui a vécu des choses difficiles : ça m’a peut-être apporté une conscience différente sur le monde. Ma mère est grecque guyanaise et mon père indien. Ma grand-mère a été adoptée par des sœurs françaises à Pondichéry, dans un orphelinat, parce que ses parents étaient issus de castes qui n’étaient pas censées se fréquenter : mon arrière grand-mère avait été rejetée. Elle a été emmenée en France à 25 ans, avec rien. À son arrivée, elle a subi du racisme très violent : j’en ai toujours eu conscience. Du côté de ma mère, il y a aussi des histoires qui m’ont fait sentir, depuis petite, comme quelqu’un de chanceux. En grandissant dans un milieu plus privilégié, j’ai compris assez tôt que d’autres avaient encore plus de chance et qu’on ne choisit pas où on naît. Il y a des inégalités, il faut tous et toutes œuvrer à les atténuer comme on peut, avec ses moyens. Et, on y revient, pas en faisant un régime universel…
« À ceux qui sont encore moins privilégiés, dans une situation plus compliquée que la nôtre, ça dit encore : on est ensemble. »
Le déclencheur, pour moi, ça a été la « crise des réfugiés » en 2015. Je venais de démissionner de l’Opéra de Marseille et je suis partie en Grèce donner des cours de danse à des réfugiés avec l’association Be Aware And Share, car c’est ce que je sais le mieux faire — mieux que de distribuer de la nourriture ou apprendre le français… Ça m’a ouvert à d’autres luttes. Celles contre les violences policières, en les voyant se comporter avec des réfugiés. L’été dernier, je suis partie en Palestine pendant six semaines avec Amwaj Choir, notamment, une association montée par une professeure du Conservatoire national de Paris. Avec la grève, je ne réalise toujours pas que j’ai mélangé mon activité militante avec mon métier ! Ça me paraît surréaliste, je ne l’avais pas vu venir ! (rires) La proposition du gouvernement a été refusée à l’unanimité chez les grévistes. Il proposait que ceux qui entrent jusqu’en 2022 ne soient pas touchés par la réforme. Impossible. Tout le monde tient énormément à la maison et a conscience qu’il est un petit maillon dans une grande chaîne culturelle, issue d’un héritage important transmis depuis trois cents ans. Ce n’est pas possible de tout sacrifier au nom de quelques-uns. Les gens se battent pour l’amour de leur art. Ça a été une évidence de ne pas sacrifier les générations suivantes.
Croire que l’Opéra est un monde fermé, c’est l’idéologie dominante qui le dicte. Le public peut l’être, pas les danseurs qui y travaillent. Dans les faits, il y a, une heure avant chaque représentation, des places accessibles à 5, 10 ou 15 euros : je voudrais que ça se sache. À partir du moment où un groupe de personnes prend part à une lutte et envoie un message qui dit : nous aussi on lutte — au même titre que la caissière, que le cheminot, que l’infirmier —, ça alimente toute la mobilisation. À ceux qui sont encore moins privilégiés, dans une situation plus compliquée que la nôtre, ça dit encore : on est ensemble. Et cette lutte est juste, elle est digne. La preuve : même l’Opéra de Paris n’est pas d’accord ! Tant mieux si ça nourrit le mouvement de cette manière.
En fait, l’Opéra de Paris est venu à moi de façon inattendue. Je suis arrivée à la danse comme beaucoup de petites filles, par le conservatoire. Mes parents m’ont poussée à continuer car les professeurs me disaient douée. On est partis vivre en Guyane, où j’ai continué les cours à Cayenne : j’y ai passé mes premiers concours. De retour en France, c’est au contact de deux danseuses plus âgées, qui étaient à l’école de l’Opéra, que j’ai voulu faire la même chose. J’ai été prise, j’avais 11 ans. Dans l’école de danse de l’Opéra de Paris, un examen est proposé à la fin de chaque année : il a la réputation d’être très difficile car tout le monde n’y est pas gardé. Suivre l’école dans son intégralité relève donc de l’exploit. Moi, j’ai été renvoyée quand j’avais 13 ans. On m’a dit que j’étais « talentueuse » mais que je n’avais « pas trop le profil de la maison ». Je ne correspondais visiblement pas aux critères. Je pense que c’est de là qu’est également partie mon histoire, car je ne suis pas restée dans cette bulle qu’est l’Opéra de Paris — j’ai fait une croix dessus.
« Même si c’est pour la beauté et qu’on fait notre métier de tout notre cœur, c’est quand même quelque chose de quitter sa famille, de vivre en internat, ou seule. »
Je me suis tournée vers une autre école et j’ai passé plusieurs années à l’étranger — en Belgique, au Portugal. Puis j’ai eu envie de revenir en France car ma famille me manquait. Et, à l’Opéra de Paris, un nouveau directeur est arrivé, Benjamin Millepied. Je me suis dit qu’avec ce vent nouveau, je pouvais peut-être essayer de rentrer par ce qu’on appelle la « porte externe ». Pour les salariés et les danseurs qui sont actuellement à l’Opéra, la plupart ont fait l’école interne à l’Opéra, ont passé un concours interne et sont passés directement de l’école à la Compagnie. Ce sont des purs produits « Opéra ». L’autre moyen de rentrer, c’est de passer ce concours externe, ouvert à n’importe qui — même si ça peut être difficile d’y entrer si tu n’es « personne ». Je me suis retrouvée dans le classement et, l’année d’après, ils m’ont appelé pour un CDD de trois mois. Qui est devenu un CDD de trois ans, comme quadrille surnuméraire. Trois jours après, je travaillais à Paris, à l’Opéra.
Il y a une pénibilité particulière des danseurs de ballets, mais il y a aussi une énorme notion de sacrifice. Même si c’est pour la beauté et qu’on fait notre métier de tout notre cœur, c’est quand même quelque chose de quitter sa famille, de vivre en internat, ou seule. Quand tu es enfant, il n’y a pas vraiment de vacances scolaires, et quand tu es ado, tu es continuellement en préparation de concours pour intégrer un corps de ballet. Tu as 16, 17, 18 ans quand tu commences à travailler et à payer tes impôts, tes factures. Les sacrifices du danseur, de la danseuse et de sa famille autour sont énormes. Jusqu’à maintenant, la façon dont ça fonctionnait à l’Opéra, ce fameux « régime spécial », était logique dans cette continuité. Il y a des compagnies en France, comme l’Opéra national de Bordeaux ou le Ballet du Capitole à Toulouse, qui n’ont pas ce régime : cela les rend plus précaires. Mais ce n’est pas pour ça qu’il faudrait dire : regardez, ils se débrouillent ! Non, il faudrait lutter pour qu’ils aient aussi ce droit particulier.
Photographies de bannière et de vignette : NnoMan
REBONDS
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