Le Rojava n’est pas mort


Texte inédit pour le site de Ballast

En octobre 2019, l’État turc pro­fi­tait du sou­dain retrait des forces impé­ria­listes éta­su­niennes pour enva­hir l’Administration auto­nome du Nord et de l’Est de la Syrie (mieux connue sous le nom ori­gi­nel de Rojava) aux côtés des rebelles de l’Armée natio­nale syrienne. Des morts par cen­taines, des dépla­cés par cen­taines de mil­liers. L’opération, à lire un cer­tain nombre de jour­naux, a signé la fin de l’expérience révo­lu­tion­naire confé­dé­ra­liste démo­cra­tique amor­cée en 2013. L’un des membres de notre rédac­tion y séjour­nait alors pour la seconde fois ; de retour, il livre ses impres­sions. ☰ Par Sylvain Mercadier


Février 2018. J’embarque dans un bus avec un convoi de mili­tants en direc­tion du can­ton auto­nome d’Afrin. Ils veulent appor­ter leur sou­tien à la popu­la­tion locale, mena­cée par l’offensive turque. Partis de Qamishlo, au nord-est de la Syrie, nous tra­ver­sons la plaine aride du pays jusqu’aux vertes col­lines d’Afrin. Les forces armées kurdes des Unités de pro­tec­tion du peuple (YPG) et de la femme (YPJ) mènent une résis­tance achar­née face aux troupes turques et à leurs mer­ce­naires rebelles et isla­mistes syriens, en mobi­li­sant les tac­tiques de la gué­rilla dans les maquis et les champs d’oliviers. Mais, confron­tés qu’ils sont aux drones et aux frappes aériennes quo­ti­diennes de la deuxième armée de l’OTAN, leurs moyens sont bien limités…

« La nuit sera longue. Les murs et les fenêtres vibrent au rythme des tirs de mor­tiers dans la cam­pagne environnante. »

Dans le bus, on compte de nom­breux Syriens, prin­ci­pa­le­ment kurdes, ain­si que des inter­na­tio­na­listes venus cou­vrir la lutte pour des médias indé­pen­dants. Il y a éga­le­ment Sardar. Difficile de savoir qui il est. Manchot, taci­turne, le jeune homme res­te­ra au second plan une bonne par­tie du tra­jet — poi­gnet dans la poche, regard acé­ré bra­qué sur l’horizon. « Sardar ? C’est un mili­tant turc du MLKP [Parti com­mu­niste mar­xiste-léni­niste]. Il a fait la guerre contre l’armée turque par le pas­sé. C’est comme ça qu’il a per­du sa main. Il veut aller rejoindre les YPG pour la com­battre à nou­veau », me glisse-t-on. Je ne le regar­de­rai plus dès lors de la même manière. Le mutisme du par­ti­san imberbe, qui a pro­ba­ble­ment moins de 20 ans, cache donc un vol­can qui ne demande qu’à entrer en érup­tion. « Il ne rêve que d’atteindre le front et d’en découdre avec les tché­tés1 », me dit-on encore. Nous péné­trons dans le can­ton kurde dans la nuit du 22 février. Il reste une quin­zaine de kilo­mètres avant d’atteindre Afrin-ville, la capi­tale. Soudain, un mor­tier tombe non loin de nous. Sardar se mue subi­te­ment en chef de guerre. Les quin­qua­gé­naires à bord suivent ses ins­truc­tions à la lettre : sa voix fluette n’est plus qu’un tor­rent d’injonctions auto­ri­taires. « Tous à plat ventre ! Écartez-vous des fenêtres ! », lance-t-il en fai­sant de grands gestes. Le bus s’arrête près du vil­lage de Basouteh ; Sardar somme les jeunes de s’abriter entre le véhi­cule et un mur afin d’éviter les éclats de mor­tier en cas de nou­veaux tirs. Mais c’est une frappe aérienne qui à l’instant même nous atteint. J’ai enten­du le mis­sile, tiré d’un avion de chasse pas­sé en piqué au-des­sus de nous : la bombe sou­lève une gigan­tesque gerbe de pierres qui retombent sur notre cor­tège — un mort, plu­sieurs bles­sés. Le convoi cède majo­ri­tai­re­ment à la panique ; Sardar, impas­sible, s’efforce de don­ner des consignes pour limi­ter les risques. Tout le monde s’enfuit. L’armée turque sur­veille la scène via ses drones : elle peut frap­per n’importe où, n’importe quand.

La nuit sera longue. Les murs et les fenêtres vibrent au rythme des tirs de mor­tiers dans la cam­pagne envi­ron­nante. La supé­rio­ri­té mili­taire des forces turques est patente : ne pas déte­nir le contrôle de l’espace aérien ne laisse que peu de chances aux Kurdes. Malgré cela, Sardar sup­plie les com­man­dants locaux de le lais­ser prendre les armes pour rejoindre le front : refus caté­go­rique. En venant ici, le jeune homme a déser­té son poste au nord-est de la Syrie ; il est som­mé d’y retour­ner — en s’estimant heu­reux de ne pas être arrê­té. Quelques jours plus tard, les mili­tants du convoi rebroussent che­min, non sans avoir mani­fes­té à plu­sieurs reprises leur espoir de gal­va­ni­ser les Kurdes de l’enclave assié­gée. Sardar broie du noir ; il reprend la route de Qamishlo. Le retour s’effectue sans encombre. Le 15 mars, le com­man­de­ment mili­taire kurde ordonne l’évacuation d’Afrin et le repli sur Shahba, avec la garan­tie don­née par les Russes qu’ils contrô­le­ront l’espace aérien sur une fenêtre de deux jours2.

Des installations pétrolières dans le nord-est de la Syrie, en 2019 (Laurent Perpigna Iban)

Faire face à deux invasions

La cam­pagne contre Afrin, lan­cée le 20 jan­vier 2018 et cyni­que­ment bap­ti­sée « Rameau d’olivier », est la seconde opé­ra­tion turque en Syrie après « Bouclier de l’Euphrate », enta­mée fin 2016 contre l’organisation État isla­mique3. C’est aus­si la pre­mière offen­sive qui menace direc­te­ment les forces kurdes de Syrie. Après le repli des YPG/J, le can­ton, autre­fois pros­père et auto­nome, ver­ra son patri­moine cultu­rel et natu­rel détruit, sa popu­la­tion rem­pla­cée, et subi­ra des poli­tiques d’arabisation et de tur­qui­fi­ca­tion4. Le plus grand fana­tisme reli­gieux sera impo­sé par les isla­mistes, entraî­nant pres­sions, inti­mi­da­tions et dis­cri­mi­na­tions. Depuis leur exil, les Afrinois pleurent la dépos­ses­sion dont ils sont vic­times, et le silence de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Cette perte est vécue par un grand nombre de Kurdes, ori­gi­naires de Syrie, du Moyen-Orient et même de la dia­spo­ra, comme un trau­ma­tisme. Très vite, des cel­lules de résis­tance d’Afrin se met­tront en place : depuis lors, elles har­cèlent l’armée turque et ses sup­plé­tifs. La guerre d’usure dure­ra tant qu’il y aura occupation.

« Bien que les FDS soient deve­nues l’allié stra­té­gique numé­ro un de la coa­li­tion en Syrie, il ne fait aucun doute que cette col­la­bo­ra­tion était uni­que­ment tac­tique, tem­po­raire et intéressée. »

La situa­tion d’Afrin est d’ailleurs sin­gu­lière. Coincée qu’elle est entre les poches rebelles pro-turcs et isla­mistes (au sud et à l’est), la fron­tière turque (à l’ouest et au nord) et la zone diri­gée par le régime de Bachar el-Assad (au sud-est), ses pos­si­bi­li­tés de ravi­taille­ment sont limi­tées. Erdoğan et ses géné­raux le savent. Dans les autres can­tons de l’Administration auto­nome, le contrôle de l’espace aérien par les forces de la coa­li­tion inter­na­tio­nale garan­tit, en théo­rie, qu’un tel scé­na­rio ne se repro­dui­ra pas. C’est sans comp­ter sur l’inconsistance et le cynisme du pré­sident éta­su­nien, indif­fé­rent aux consé­quences de ses déci­sions : le retrait de ses troupes et la fin du contrôle aérien sont uni­la­té­ra­le­ment annon­cés par Trump le 6 octobre 2019. Erdoğan jubile. Trois jours plus tard, l’armée turque lance une offen­sive simi­laire à celle d’Afrin : des mil­liers de com­bat­tants rebelles syriens au front, avec appui aérien mas­sif. Non seule­ment l’armée éta­su­nienne s’est repliée, mais elle a aus­si orga­ni­sé des patrouilles aux côtés de l’armée turque à la fron­tière durant plu­sieurs jours — patrouilles qui ont per­mis à cette der­nière de récol­ter des infor­ma­tions cru­ciales pour la bataille à venir.

Les Américains se sont reti­rés sans prendre la peine de pré­ve­nir les prin­ci­paux inté­res­sés, à savoir leurs alliés de la coa­li­tion et les Forces démo­cra­tiques syriennes (FDS), dont font par­tie les uni­tés kurdes des YPG/J : elles ont dû, dans l’urgence, orga­ni­ser la résis­tance. La sur­prise n’était tou­te­fois pas totale. Bien que les FDS soient deve­nues l’allié stra­té­gique numé­ro un de la coa­li­tion en Syrie, effi­ca­ci­té contre l’État isla­mique oblige, il ne fait aucun doute que cette col­la­bo­ra­tion était uni­que­ment tac­tique, tem­po­raire et inté­res­sée. « On ne fait confiance à per­sonne dans ce milieu », m’a ain­si confié Abd el-Karim Omar, chef des rela­tions inter­na­tio­nales de l’Administration auto­nome. Durant des jours, la bataille fait rage. Les Kurdes et les com­mu­nau­tés de l’Administration, arabes et chré­tiennes, résistent de toutes leurs forces. Les villes de Tell Abyad5 et Ras al-Aïn6 finissent pour­tant par tom­ber, bien que les FDS se soient reti­rées volon­tai­re­ment de cette der­nière. « On était furieux d’apprendre qu’on devait se replier », m’expliqueront plu­sieurs com­bat­tants ren­con­trés à Qamishlo. Mais, depuis des mois, les FDS avaient enta­mé le per­ce­ment de cen­taines de kilo­mètres de gale­ries dans les villes et les vil­lages stra­té­giques de la région afin d’appuyer des contre-offen­sives et prendre l’ennemi à revers, s’il s’aventurait dans les autres villes de la région.

Combattantes kurdes à Shengal lors de l’offensive pour reprendre la ville des mains de Daech, décembre 2014 (Loez)

Qu’il s’agisse d’intérêts per­son­nels (col­lu­sion entre les beaux-fils de Trump et d’Erdoğan), du chan­tage qu’Erdoğan exerce sur le haut conseiller pré­si­den­tiel Jared Kushner (qui aurait été sur­pris par les ser­vices secrets turcs en train de don­ner son feu vert au prince Mohammed Ben Salmane pour « régler » l’affaire Khashoggi), ou encore de la volon­té de « rame­ner les gars à la mai­son » (comme l’a pré­ten­du Trump), le résul­tat est le même : les FDS sont livrées en pâture aux « tché­tés » et aux bombes turques. « Les Américains n’ont jamais vrai­ment été nos alliés. Ils sont là pour des inté­rêts impé­ria­listes, qui ont tem­po­rai­re­ment coïn­ci­dé avec ceux des popu­la­tions locales. Mais nous n’avons jamais eu de doutes sur ce qui allait arri­ver, et nous le pré­pa­rons depuis long­temps », me confir­me­ra un volon­taire inter­na­tio­na­liste pré­sent en Syrie depuis plu­sieurs années, enga­gé les armes à la main dans la bataille de Ras al-Aïn. Dans le chaos de l’offensive, des membres de l’État isla­mique s’enfuient de cer­taines pri­sons kurdes. Ses cel­lules dor­mantes sont simul­ta­né­ment réac­ti­vées et com­mettent des atten­tats à la chaîne dans toute la région. Les mer­ce­naires de l’armée turque ne sont pas en reste : ils abattent vio­lem­ment des civils dans les zones conquises, lorsqu’ils ne pillent pas les mai­sons et les com­merces des habi­tants en fuite. Bien des mai­sons des com­bat­tants kurdes sont détruites. La pro­pa­gande la plus nau­séa­bonde est mise en place afin de jus­ti­fier l’offensive : des com­bat­tants isla­mistes forcent ain­si un prêtre ter­ro­ri­sé à réa­li­ser une vidéo dans laquelle il remer­cie les mer­ce­naires d’avoir « libé­ré » son église. Une messe est même fil­mée, avec seule­ment cinq fidèles sur les bancs d’une église armé­nienne — la croix de l’autel a curieu­se­ment dis­pa­ru, tout comme le prêtre…

Retour au Rojava

« L’atmosphère oscille constam­ment entre l’angoisse de voir s’effondrer le fra­gile équi­libre construit ici et la déter­mi­na­tion sans faille. »

Octobre 2019. Je reviens au Rojava. De la fron­tière ira­kienne à Kobané, l’atmosphère oscille constam­ment entre l’angoisse de voir s’effondrer le fra­gile équi­libre construit ici et une déter­mi­na­tion sans faille. Les mani­fes­ta­tions sont qua­si­ment quo­ti­diennes et la soli­da­ri­té, notam­ment sur le plan huma­ni­taire, s’avère remar­quable. La ten­sion est à son comble sur les zones fron­ta­lières. L’artillerie turque a pilon­né tous les vil­lages de la plaine de Jezireh ; les habi­tants redoutent une offen­sive simi­laire à Ras al-Aïn, mal­gré un ces­sez-le-feu tem­po­raire. Le bourg prin­ci­pa­le­ment assy­rien de Tell Tamr a pu comp­ter sur la pré­sence de contin­gents YPG, du conseil mili­taire syriaque et de quelques sol­dats dému­nis du régime. Dans l’hôpital de Tell Tamr, où des dizaines de com­bat­tants bles­sés sont soi­gnés depuis le début de la guerre, un groupe de sol­dats loya­listes entre d’ailleurs dans une colère noire. Ils hurlent contre leur com­man­de­ment : « Pourquoi ils nous ont envoyés ici sans armes pour nous défendre ? » Sans le contrôle aérien russe, les quelques forces d’Assad ne sont rien.

L’entente entre l’Administration auto­nome et le régime syrien a pour­tant fait cou­ler beau­coup d’encre. Elle résulte d’un rai­son­ne­ment simple : le déploie­ment des sol­dats du régime baa­thiste ne remet pas en cause l’administration auto­nome de la région. C’est pour cette der­nière un moindre mal. Le régime n’a obte­nu qu’une vic­toire sym­bo­lique, maté­ria­li­sée par l’érection du dra­peau natio­nal syrien aux postes fron­tières du pays. À Kobané, une dizaine de sol­dats ont été déployés dans une habi­ta­tion le long de la fron­tière : eux aus­si n’ont pas d’armes. Pis, leur com­man­de­ment détourne les rations ali­men­taires mili­taires ; c’est la popu­la­tion locale qui nour­rit les hommes d’Assad. Bien que les rebelles accusent depuis tou­jours les Kurdes de Syrie d’être des séces­sion­nistes ou des agents d’Assad (il fau­drait savoir), la popu­la­tion locale nour­rit une haine pro­fonde du régime baa­thiste. L’Administration auto­nome a d’ailleurs orga­ni­sé des réunions de com­munes pour la ras­su­rer qu’il ne se déploie­rait pas au-delà de quelques posi­tions fron­ta­lières. « On ne veut pas du retour du régime. On enseigne notre propre cur­ri­cu­lum dans les écoles, et il raconte l’histoire de tous les Syriens. Pas le mythe d’une nation arabe homo­gène. Que le régime revienne et nos droits seraient à nou­veau mena­cés…« , me raconte une ins­ti­tu­trice de la ville d’Amoudeh à la sor­tie d’une réunion de communes.

Portraits d’Abdullah Öcalan et de martyrs kurdes, le long d’une route au Rojava, 2019 (Laurent Perpigna Iban)

40 années de dic­ta­ture — mar­quées par la toute-puis­sance des ser­vices de ren­sei­gne­ment — ont lais­sé des traces. Elles se lisent encore dans les yeux des Syriens lorsque nous dis­cu­tons d’un éven­tuel retour du régime. Ici, les déser­teurs de l’armée baa­thiste qui ont refait leur vie sont légion. De même que d’ex-combattants rebelles — nombre de cadres du com­man­de­ment des FDS sont d’ailleurs d’anciens membres déçus de l’Armée syrienne libre (ASL). Zaidan el-Assi, copré­sident des affaires de Défense de l’Administration, que je ren­contre à Raqqa est caté­go­rique : « Il ne peut y avoir un retour à l’ancien ordre. Ce serait le retour de l’oppression. Il nous faut une admi­nis­tra­tion auto­nome pour garan­tir des droits pour les mino­ri­tés et une jus­tice pour tous les citoyens.« 

Washington, Ankara : quel bilan ?

« 40 années de dic­ta­ture ont lais­sé des traces. Elles se lisent encore dans les yeux des Syriens lorsque nous dis­cu­tons d’un éven­tuel retour du régime. »

En termes d’image et de stra­té­gie, le retrait éta­su­nien a été un fias­co pour Washington. Ce vide n’a pas seule­ment pro­fi­té aux Turcs et aux rebelles : il a fait avan­cer la cause de Damas et de Moscou — ce der­nier s’imposant en modé­ra­teur incon­tour­nable entre les dif­fé­rents acteurs, les Américains par­tis et les FDS aban­don­nées à leur sort. Où se trou­vaient pour­tant les inté­rêts éta­su­niens ? C’est la ques­tion que se posent encore les meilleurs ana­lystes. À tel point que l’administration éta­su­nienne a dû rebrous­ser che­min en pleine guerre et reve­nir occu­per des posi­tions aban­don­nées quelques jours plus tôt. Trump a fini par adop­ter une nou­velle stra­té­gie : « Nous avons sécu­ri­sé le pétrole et, par consé­quent, un petit nombre de troupes amé­ri­caines va res­ter dans la zone. Là où ils ont le pétrole. Et nous allons le pro­té­ger, et nous allons déci­der de ce que nous allons en faire à l’avenir. » C’était là le « seul moyen de convaincre le pré­sident de ren­voyer les marines dans les zones que nous contrô­lions« , avoue­ra un géné­ral. Les petits contin­gents fran­çais (300 hommes envi­ron) ont été obli­gés de suivre, tête bais­sée, les blin­dés amé­ri­cains, inca­pables d’assumer seuls la sécu­ri­sa­tion de la fron­tière et n’osant pas s’interposer entre les Turcs et les FDS.

Ironiquement, c’est une inter­ven­tion ira­nienne qui a pré­ci­pi­té l’accord entre l’Administration auto­nome et le régime d’Assad, Téhéran ne voyant pas d’un bon œil l’élargissement de la zone de contrôle des milices rebelles tan­dis que le camp loya­liste s’acharnait à reprendre Idleb à ces mêmes rebelles. Le « com­pro­mis dou­lou­reux7 » fait par l’Administration d’autoriser l’armée baa­thiste de se posi­tion­ner sur la fron­tière turque et dans la zone de Manbij a révé­lé que les Turcs n’étaient pas là pour faire avan­cer la cause des rebelles isla­mistes : Erdoğan a annon­cé que cette solu­tion lui conve­nait tant qu’elle neu­tra­li­sait les forces kurdes de la zone fron­ta­lière — scan­da­li­sant ain­si ses mer­ce­naires syriens. La Turquie a-t-elle rem­pli son objec­tif ? Rien n’est moins sûr. Les Turcs ont réus­si à conqué­rir près de 4 800 kilo­mètres car­rés, sur les 520 000 que compte la région auto­nome, sans tou­te­fois prendre le contrôle des prin­ci­pales villes ni blo­quer les axes prin­ci­paux de la région. Quant aux rebelles alliés à la Turquie, ils ont enfin ache­vé de se dis­cré­di­ter en pre­nant part à cette nou­velle opé­ra­tion : leur oppo­si­tion n’a jamais su se fédé­rer ni construire un pro­jet alter­na­tif sécu­lier et inclu­sif. Leur vic­toire contre le tyran Assad aurait seule­ment don­né les clés de Damas à un car­tel de chefs de guerre.

Combattantes des YPJ au front près de Serê Kaniyê (Ras al-Aïn), juin 2014 (Loez)

Tenir, la tête haute

Paradoxalement, la déci­sion prise de coha­bi­ter avec les forces du régime et de lais­ser les Russes garan­tir la sécu­ri­té des fron­tières a pro­ba­ble­ment péren­ni­sé l’Administration auto­nome. La région est deve­nue un micro­cosme de la guerre syrienne, où les bases éta­su­niennes côtoient les ins­tal­la­tions russes et baa­thistes. Début novembre 2019, en l’espace d’une seule jour­née, nous avons ain­si pu croi­ser des patrouilles régime syrien-Russie, Russie-FDS, Turquie-Russie, FDS-régime syrien, ain­si que des convois éta­su­niens allant et venant (sans que l’on ne sache vrai­ment ce qu’ils fai­saient là). Dans ce nou­vel imbro­glio, où per­sonne n’a le des­sus, l’Administration main­tient mal­gré tout son cap tan­dis que les puis­sances régio­nales s’annulent entre elles à force de croisements.

« Passe le cer­cueil de son fils por­té par des cama­rades meur­tris. Après avoir ense­ve­li le corps, ils se recueillent à nou­veau puis retournent au front. »

Je me rends à Al-Malikiyah8, dans l’extrême nord-est de la région. À Kobané, les habi­tants enterrent leurs mar­tyrs presque au jour le jour. Entre pleurs et fier­té, des parents, des frères, des sœurs et des proches accom­plissent les céré­mo­nies funé­raires. La com­mu­nion est solen­nelle. À Qamishlo, le jour de l’enterrement de Tolhildan Zagros, chef des Forces de contre-ter­ro­risme des FDS, le père du défunt entame une danse au milieu de la foule, tan­dis que passe le cer­cueil de son fils por­té par des cama­rades meur­tris. Après avoir ense­ve­li le corps, ils se recueillent à nou­veau puis retournent au front. Dans la foule, je remarque une petite sil­houette, celle d’Hevi Mustafa, la copré­si­dente du can­ton d’Afrin, que j’avais ren­con­trée sous les bombes il y a un an et demi. « Tu ver­ras, me dit-elle, que nous repren­drons Afrin. J’espère que tu seras là ce jour-là. » Si l’Administration auto­nome ne s’est pas écrou­lée mal­gré un nou­veau revers, comme le pré­tendent et le répètent encore nombre de com­men­ta­teurs inter­na­tio­naux, les habi­tants savent désor­mais qu’ils ne peuvent s’en remettre qu’à eux-mêmes.

Le célèbre adage kurde attes­tant qu’ils n’ont d’autres amis que les mon­tagnes est d’autant plus attris­tant que cette région syrienne n’en pos­sède pas. La seule issue à cette inva­sion est de faire front. Les volon­taires inter­na­tio­na­listes qui ont repris les armes en ont conscience. Les mar­xistes-léni­nistes turcs qui se battent aux côtés des FDS le savent aus­si. Le MLKP n’a pas annon­cé de mar­tyrs durant l’offensive turque des der­niers mois ; pour­tant, Sardar est tom­bé à Tell Abyad au début des affron­te­ments. Avait-il à nou­veau quit­té son poste pour com­battre l’armée de son pays et ses sbires ? Je ne sais. Mais son sacri­fice et celui de tous ceux qui donnent leur vie pour défendre ce pro­jet n’est pas vain. Ce que l’Administration auto­nome a prou­vé, c’est que les peuples n’ont pas besoin de dic­ta­teurs pour se gou­ver­ner, ni de dis­cours sec­taires supré­ma­tistes. Malgré les bles­sures et les innom­brables drames humains, les FDS et la popu­la­tion du nord-est syrien peuvent mar­cher la tête haute. L’opération tur­co-rebelle aura fait un mil­lier de morts, qui s’ajoutent à l’interminable liste des vic­times de la guerre civile syrienne. Les dépla­cés se comptent par cen­taines de mil­liers, dis­per­sés entre les zones de front et le Kurdistan ira­kien. Certains vivent dans une pré­ca­ri­té sans nom. Le régime d’Assad n’a pas don­né son auto­ri­sa­tion à l’ONU pour ouvrir un nou­veau camp dans le nord-est ; nombre de dépla­cés trouvent dès lors refuge dans des mos­quées, des écoles, chez des proches. Ils vivent par­fois une misère extrême dans les ruines des vil­lages détruits, comme j’ai pu le consta­ter à Tell Nasri, à proxi­mi­té du front de Tell Tamr.

À l’échelle inter­na­tio­nale, l’annonce de l’offensive turque a, cette fois, fait l’effet d’un élec­tro­choc et lar­ge­ment mobi­li­sé. Un sou­tien bien plus net que lors de la prise d’Afrin en 2018 — l’attention étant alors davan­tage concen­trée sur la « reprise » bru­tale et défi­ni­tive de la Ghouta par le régime syrien au prix de tou­jours plus de pertes civiles, que par l’invasion turque et le déclen­che­ment du net­toyage eth­nique du can­ton d’Afrin. Les résul­tats catas­tro­phiques de l’occupation d’Afrin étant désor­mais bien visibles, il s’est avé­ré plus aisé de mobi­li­ser la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale contre une nou­velle offen­sive, à défaut de faire condam­ner et sanc­tion­ner la pre­mière. Des dizaines, voire des cen­taines, de volon­taires inter­na­tio­na­listes ont rejoint les forces kurdes pour faire face à la nou­velle menace. Pour eux, affron­ter l’État Islamique ou l’alliance tur­co-rebelle ne fait pas grande dif­fé­rence. Malgré le retrait du per­son­nel étran­ger des ONG huma­ni­taires, qui a gran­de­ment affec­té le tra­vail d’assistance aux dépla­cés, la soli­da­ri­té locale et régio­nale (on compte notam­ment une forte mobi­li­sa­tion au Kurdistan ira­kien) a per­mis d’éviter une catas­trophe huma­ni­taire aux portes de l’hiver. Sur ce plan, la vic­toire des auto­no­mistes est certaine.

Des combattants des FDS enterrent l’un des leurs, tombé lors de l’offensive turque en octobre 2019 (Laurent Perpigna Iban)

Le cri de l’espoir ?

Les auto­ri­tés de l’Administration auto­nome se savent cer­nées de toutes parts. Au nord et à l’ouest, les Turcs et les rebelles, ravis d’en découdre face à un rival en posi­tion de fai­blesse, d’autant que le der­nier bas­tion isla­miste syrien, à Idleb, se voit rogner chaque jour un peu plus par l’armée du régime ; au sud, le régime en ques­tion, appuyé par diverses milices inféo­dées aux inté­rêts ira­niens, atten­dant non sans impa­tience de se déployer dans la zone en cas de repli total des forces de la coa­li­tion et de récu­pé­rer les plus grands champs de pétrole du pays. Entre eux, le jeu des puis­sances russe et amé­ri­caine, capables de pré­ser­ver la sta­bi­li­té du sec­teur pour un temps et de déclen­cher des tem­pêtes l’instant d’après, au gré des évo­lu­tions géo­po­li­tiques. Malgré cela, l’Administration peut conti­nuer de se pré­va­loir d’avoir bâti, à la faveur d’institutions plu­ra­listes, un bien sin­gu­lier labo­ra­toire poli­tique. Complot kurde, « sio­niste » ou « impé­ria­liste » : les accu­sa­tions ne manquent pas pour qua­li­fier l’entreprise offi­ciel­le­ment en cours depuis 2013. La révo­lu­tion fémi­nine9 sans pré­cé­dent qui s’y mène, ain­si que la par­ti­ci­pa­tion popu­laire dans les vil­lages-com­munes et les petites villes, où l’on s’assure que les poli­tiques publiques sont équi­tables et ne portent pas atteinte à la concorde entre les dif­fé­rentes com­po­santes de la socié­té, devraient pour­tant ébran­ler jusqu’aux plus sceptiques.

« Un cri, et peut-être un infime espoir que de ce cri naî­tra l’apaisement, la concorde entre toutes les com­po­santes d’une socié­té mosaïque martyrisée. »

De toute évi­dence, l’Administration auto­nome n’est pas sans défauts : pré­do­mi­nance du PYD, sur­re­pré­sen­ta­tion de cadres kurdes, défi­cit de concré­ti­sa­tion des prin­cipes énon­cés (notam­ment concer­nant les ques­tions envi­ron­ne­men­tales ou le simple trai­te­ment des déchets dans les grandes villes). Mais c’est le manque d’investissement des com­po­santes non kurdes de la socié­té, qui voient encore le confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique comme un outil mobi­li­sé par les Kurdes pour domi­ner la socié­té tout entière, qui reste le plus grand défi à rele­ver pour l’Administration. Son apport, d’ores et déjà his­to­rique, ne devra pour­tant pas se bor­ner à l’émancipation des Kurdes, mais bien à la trans­cen­dance des modèles d’États-Nations auto­ri­taires — telle que théo­ri­sée par le confé­dé­ra­lisme. De l’autre côté de la fron­tière, en Turquie, la ques­tion kurde demeure. Et demeu­re­ra long­temps, tant que ce pays n’affrontera pas ses démons et ne dépas­se­ra pas son dis­cours his­to­rio­gra­phique eth­no-natio­na­liste. La mytho­lo­gie et le supré­ma­tisme turcs n’en sont pas moins chaque jour un peu plus dis­cré­di­tés : il n’y a plus que la géo­po­li­tique et les inté­rêts de puis­sance pour pré­ser­ver ce modèle poli­tique construit sur l’épuration ethnique.

Les peuples ont la vie dure ; les idées aus­si. Les Kurdes, les Assyriens, les Syriaques, les Arabes, les Arméniens, les Turkmènes, les Yézidis et les volon­taires inter­na­tio­na­listes qui com­posent cette socié­té en deve­nir n’ont pas fini d’en avoir. Et, mieux, ils les expé­ri­mentent. Voilà qui fait fré­mir les dic­ta­teurs de la région. Si l’horizontalité poli­tique de l’Administration s’efface par­fois du fait de l’état de guerre per­ma­nent, elle demeure presque sans équi­valent aujourd’hui. Une struc­ture poli­ti­co-mili­taire com­po­sée de cadres détient un pou­voir offi­cieux qui veille à ce que l’ensemble socio-poli­tique de l’Administration en construc­tion ne se fis­sure pas : c’est un fait. Mais faut-il s’en éton­ner ? Serhat Warto, l’ancien repré­sen­tant du KCK — l’organisation qui cha­peaute les dif­fé­rents satel­lites du PKK dans la région — m’a dit un jour : « Chaque balle que nous tirons est un cri de notre peuple qui s’écrie : J’existe ! » Quelques mois après notre ren­contre, il tom­bait, vic­time d’une frappe ciblée dans les mon­tagnes de Qandil. C’est peut-être de cela que le Rojava/Administration auto­nome est le nom : un cri du peuple syrien qui choi­sit que son heure est venue d’exister à la hau­teur de sa digni­té. Un cri, et peut-être un infime espoir que de ce cri naî­tra l’apaisement, la concorde entre toutes les com­po­santes d’une socié­té mosaïque martyrisée.


Photographie de ban­nière : Loez ; pho­to­gra­phie de vignette : Laurent Perpigna Iban


  1. Terme signi­fiant « bri­gand » : il est employé par les Kurdes pour par­ler des mer­ce­naires com­bat­tant aux cotés de l’armée turque.[]
  2. Ce sont ces mêmes Russes qui ont don­né le feu vert à l’opération turque contre Afrin, en lais­sant Erdoğan uti­li­ser l’espace aérien du can­ton qu’ils contrô­laient alors. Les Russes espé­raient pro­ba­ble­ment que la menace turque pous­se­rait les Kurdes dans les bras de Bachar el-Assad. Si les YPG/J auto­ri­sèrent les sol­dats du régime à com­battre à leurs côtés, ils se gar­dèrent bien de don­ner les clés du can­ton au régime syrien. Seuls quelques milices pro-régimes rejoi­gnirent les Kurdes : elles furent déci­mées par des frappes aériennes turques en quelques jours, avant de jeter l’éponge.[]
  3. Cette opé­ra­tion avait offi­ciel­le­ment pour but de prendre le contrôle des zones tenues par l’État isla­mique entre Azaz et Jaraboulous, le long de la fron­tière turque, et plus vrai­sem­bla­ble­ment pour empê­cher le rac­cor­de­ment des can­tons d’Afrin et de Manbij, contrô­lés par les YPG/J et leurs alliés. La Turquie s’accommodait fort bien de la pré­sence de milices isla­mistes à ses fron­tières tant que celles-ci mena­çaient les milices kurdes de Syrie.[]
  4. Si les élé­ments cultu­rels et cultuels (sta­tue du héros mythique kurde Kawa, temple hit­tite, mau­so­lées, tombes de saints, églises…) ont été en grande par­tie détruits depuis la prise d’Afrin, la force d’occupation tur­co-rebelle s’est éga­le­ment illus­trée en ins­tal­lant des familles d’arabes venues des anciennes poches rebelles du sud de la Syrie, tout en impo­sant le turc comme seconde langue dans les écoles et en orches­trant une dis­cri­mi­na­tion de la popu­la­tion kurde et yézi­die du can­ton.[]
  5. Gire Spi, en kurde.[]
  6. Serê Kaniyê, en kurde.[]
  7. « Il s’agit d’un com­pro­mis dou­lou­reux mais entre le com­pro­mis et le géno­cide du peuple kurde, nous choi­sis­sons la vie. »[]
  8. Derik, en kurde.[]
  9. Des spé­cia­listes pointent du doigt que l’avancée de la condi­tion de la femme chez les Kurdes « apoïstes » (par­ti­sans de la théo­rie poli­tique for­mu­lée par Apo, sur­nom d’Öcalan) est une stra­té­gie pure­ment mili­taire de gon­fle­ment des effec­tifs de com­bat­tants, et que le haut com­man­de­ment mili­taire, notam­ment à Qandil, reste prin­ci­pa­le­ment mas­cu­lin. Mais c’est igno­rer lar­ge­ment le rôle que jouent les femmes à tous les niveaux de la socié­té. C’est aus­si négli­ger les outils poli­tiques mis en place pour pro­té­ger les femmes du patriar­cat.[]

REBONDS

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☰ Lire notre article « Vie et mort d’un espoir popu­laire : paroles de Syriennes », Léon Mazas, décembre 2019
☰ Lire les bonnes feuilles « Un jour nous vain­crons — par Zehra Doğan », décembre 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Guillaume Perrier : « Erdoğan, un rêve de pré­si­dence omni­po­tente », juin 2018


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Sylvain Mercadier

Journaliste indépendant ayant vécu dans plusieurs pays du Moyen-Orient. En privilégiant l'immersion dans ces sociétés souvent incomprises, il essaie de donner un visage nuancé et désorientalisé de la réalité des hommes et femmes qui y vivent.

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