Le sport populaire : oxymore ou idéal ?


Texte inédit pour Ballast | Série « Au quotidien le sport »

Qu’on le dise quo­ti­dien, popu­laire, apo­li­tique, alié­nant ou éman­ci­pa­teur, le sport ren­voie à des réa­li­tés contra­dic­toires : dif­fi­cile d’adopter une approche unique face à un méga-évé­ne­ment spec­ta­cu­laire ou à l’éducation phy­sique et spor­tive (EPS) obli­ga­toire à l’école. Ce grand écart entre les situa­tions et les valeurs asso­ciées explique que les diri­geants des for­ma­tions de gauche, notam­ment com­mu­nistes, se soient empa­rés du sport comme d’un outil utile à leur lutte et que, dans le même temps, le sport puisse s’épanouir plei­ne­ment dans un sys­tème capi­ta­liste et libé­ral. L’historien Igor Martinache pro­pose ici une approche croi­sée du sport et des par­tis de gauche, sans oublier le rôle qu’ont joué les fédé­ra­tions du sport au tra­vail et les orga­nismes d’éducation popu­laire. En bute avec la théo­rie cri­tique radi­cale du sport, il refor­mule la ques­tion de fond qui a ani­mé notre série « Au quo­ti­dien le sport » : com­ment peut-on pro­mou­voir un sport popu­laire et éman­ci­pa­teur dans une socié­té capi­ta­liste ? Huitième et der­nier volet.


[lire le sep­tième volet | « Sport et capi­ta­lisme vert : des records quoi qu’il en coûte »]


Populaire, le spec­tacle spor­tif l’est assu­ré­ment aujourd’hui si l’on se fie aux audiences sans égal réa­li­sées par les méga-évé­ne­ments spor­tifs, Jeux olym­piques et Coupe du monde de foot­ball mas­cu­line en tête, ou à l’engouement pla­né­taire sus­ci­té par cer­taines de ses vedettes. Populaire, la pra­tique spor­tive l’est déjà un peu moins : les enquêtes sta­tis­tiques por­tant sur cette der­nière le rap­pellent vague après vague, celle-ci reste inéga­le­ment répan­due dans la popu­la­tion, au détri­ment des femmes et des membres des classes popu­laires, jus­te­ment. Les entraves à cette pra­tique sont autant d’ordre cultu­rel que maté­riel, si tant est cepen­dant que l’on envi­sage le sport comme une « bonne chose » qui devrait être acces­sible à tous et à toutes. Or, ce pos­tu­lat n’est pas aus­si consen­suel que pour­rait le lais­ser pen­ser la lan­ci­nante petite musique autour des bien­faits et valeurs sup­po­sés du sport : certain·es vont même au contraire jusqu’à consi­dé­rer le sport comme la source de (presque) tous les maux, à com­men­cer par la domi­na­tion capi­ta­liste. Gageons que si le socio­logue Max Weber était né un siècle plus tard, il aurait cer­tai­ne­ment mis en évi­dence les affi­ni­tés élec­tives entre l’esprit du capi­ta­lisme et l’ethos spor­tif plu­tôt que celui du cal­vi­nisme1. En effet, la com­pé­ti­tion, le dépas­se­ment de soi — et sur­tout des autres —, la célé­bra­tion des vain­queurs et le mépris des per­dants, en un mot le culte de la per­for­mance indi­vi­duelle consti­tue sans conteste le socle du sys­tème de valeurs néo­li­bé­ral qui sou­tient le régime capi­ta­liste actuel2. Ou, pour le dire autre­ment : doit-on jeter le bébé sport avec l’eau du bain capitaliste ?

Sans pré­tendre appor­ter ici une réponse défi­ni­tive, voi­là quelques élé­ments de réponse à un débat moins tri­vial qu’il n’y paraît. En effet, s’il est un point sur lequel s’accordent les cri­tiques et les thu­ri­fé­raires du sport, c’est que, compte tenu de ses pro­fondes impli­ca­tions socio­po­li­tiques, celui-ci est une chose bien trop sérieuse pour être lais­sée aux seuls spor­tifs, alors même que les diri­geants de cet uni­vers social par­ti­cu­lier s’emploient à entre­te­nir la fic­tion de son apo­li­tisme afin de conser­ver les cou­dées franches3. Non sans suc­cès jusqu’à pré­sent, quand on voit le contraste entre la place sociale et éco­no­mique du sport dans nos socié­tés et le peu d’intérêt que conti­nuent de lui mani­fes­ter les diri­geants poli­tiques au-delà des gains en termes d’image qu’ils escomptent en s’affichant au stade4.

Le sport, cheval de Troie du capitalisme ?

« Le sport serait une chose bien trop sérieuse pour être lais­sée aux seuls spor­tifs, alors même que les diri­geants de cet uni­vers social par­ti­cu­lier s’emploient à entre­te­nir la fic­tion de son apolitisme. »

Sans conteste, le cou­rant de pen­sée qui a mis le plus en avant cette dimen­sion poli­tique du sport est celui, emme­né par le socio­logue Jean-Marie Brohm, qui s’est auto­dé­si­gné « théo­rie cri­tique radi­cale du sport ». Comme son nom l’indique, celui-ci se réclame de la Théorie cri­tique déve­lop­pée par les phi­lo­sophes de l’École de Francfort, dont Theodor Adorno et Max Horkheimer sous les plus fameux repré­sen­tants, qui se reven­diquent eux-mêmes de la double filia­tion de Marx et de Freud5. C’est ce double appa­reil, théo­rique et concep­tuel, que ses tenant·es mobi­lisent afin d’analyser le fait spor­tif contem­po­rain qu’elles et ils placent au cœur de la domi­na­tion capi­ta­liste contem­po­raine. Dès le milieu des années 1960, Jean-Marie Brohm, alors pro­fes­seur d’éducation phy­sique et spor­tive (EPS) , et quelques autres militant·es d’obédience trots­kiste, publient leurs pre­miers textes contre l’esprit spor­tif, notam­ment au sein de la revue Partisans publiée par François Maspero. C’est en 1976, avec la publi­ca­tion par Jean-Marie Brohm de sa thèse de doc­to­rat inti­tu­lée Sociologie poli­tique du sport6, que cette approche se sys­té­ma­tise. L’auteur com­mence par y poin­ter le grand flou séman­tique qui entoure la notion de sport avant de pro­po­ser sa propre définition :

« Le sport est un sys­tème ins­ti­tu­tion­na­li­sé de pra­tiques com­pé­ti­tives à domi­nante phy­sique, déli­mi­tées, codi­fiées, réglées conven­tion­nel­le­ment, dont l’objectif avoué est, sur la base d’une com­pa­rai­son de per­for­mances, d’exploits, de démons­tra­tions, de pres­ta­tions phy­siques, de dési­gner le meilleur concur­rent (le cham­pion) ou d’enregistrer la meilleure per­for­mance (record). Le sport est donc un sys­tème de com­pé­ti­tions géné­ra­li­sées, uni­ver­selles, par prin­cipe ouvertes à tous, qui s’étend dans l’espace (toutes les nations, tous les groupes sociaux, tous les indi­vi­dus peuvent y par­ti­ci­per) ou dans le temps (com­pa­rai­son des records entre diverses géné­ra­tions suc­ces­sives) et dont l’objectif est de mesu­rer, de com­pa­rer les per­for­mances du corps humain conçu comme puis­sance sans cesse per­fec­tible. Le sport est donc en défi­ni­tive le sys­tème cultu­rel qui enre­gistre le pro­grès cor­po­rel humain objec­tif, c’est le posi­ti­visme ins­ti­tu­tion­na­li­sé du corps7 ».

[Károly Keserü]

Outre qu’elle a le mérite de dis­si­per les confu­sions tenaces qui entourent le terme, cette défi­ni­tion met l’accent sur la dimen­sion ins­ti­tu­tion­nelle du sport moderne, c’est-à-dire sur l’existence d’instances qui fixent de manière rela­ti­ve­ment arbi­traire les règles du jeu tout en se parant d’un ver­nis d’universalité, et donc d’objectivité. Là réside ain­si le carac­tère émi­nem­ment poli­tique du sport : créer des clas­se­ments à par­tir des normes que ses diri­geants édictent, tout en les fai­sant pas­ser pour immuables. Mais l’analyse de Jean-Marie Brohm ne s’arrête pas là. Cette ins­ti­tu­tion du sport moderne s’appuie selon lui sur quatre piliers qui ne sont autres que ceux de la socié­té mar­chande capi­ta­liste : le ren­de­ment, la hié­rar­chi­sa­tion, la bureau­cra­tie et la publi­ci­té. Il n’est donc pas for­tuit que le sport et le capi­ta­lisme modernes aient pris leur essor de concert au même moment et à par­tir du même foyer : l’Angleterre du tour­nant du XIXe siècle. Le sport pous­se­rait en quelque sorte à son paroxysme la logique de ratio­na­li­sa­tion qui anime le capi­ta­lisme moderne en l’appliquant au corps humain, impo­sant aux pratiquant·es une mobi­li­sa­tion de tous les ins­tants pour espé­rer rem­por­ter la com­pé­ti­tion. Non seule­ment celui-ci repro­dui­rait et légi­ti­me­rait les inéga­li­tés et injus­tices sécré­tées par le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste, à tra­vers les rap­ports de classe, de sexe ou de race notam­ment, mais il dif­fu­se­rait une sorte d’« hété­ro­pho­bie pri­maire », au sens de peur hai­neuse de l’Autre, aus­si bien sur les ter­rains entre les adver­saires qu’entre les sup­por­ters. Il ne s’agirait en effet pas seule­ment de vaincre l’autre mais de l’écraser, voire de l’annihiler, comme le tra­hit le lan­gage ordi­naire. Les tenant·es de cette théo­rie cri­tique expliquent enfin que l’institution spor­tive a besoin de masses de spec­ta­teurs, qui seraient elles-mêmes véri­ta­ble­ment « cré­ti­ni­sées » et auto­ri­sées à déchaî­ner leurs pires ins­tincts, y com­pris meur­triers, comme en témoi­gne­rait l’issue par­fois tra­gique des affron­te­ments entre sup­por­ters de football.

En bref, le sport agi­rait comme un véri­table che­val de Troie de l’aliénation capi­ta­liste, se pré­sen­tant sous les atours d’un paran­gon de ver­tus, telles que la paix, l’amitié entre les peuples, l’égalité, la san­té et on en passe, alors qu’il par­ti­ci­pe­rait en réa­li­té à réi­fier les indi­vi­dus et leurs corps, les incli­nant à com­mettre les pires vio­lences, tant vis-à-vis des autres que de soi-même, à tra­vers l’entraînement inten­sif, les pri­va­tions et le déni de la dou­leur qui l’accompagnent. Loin d’être de simples dérives qu’il s’agirait de pré­ve­nir et sanc­tion­ner, les dif­fé­rents maux attri­bués au sport lui seraient consub­stan­tiels, à com­men­cer par le dopage et autres triches qui ali­mentent de véri­tables « mafias » dont les diri­geants eux-mêmes sont par­ties pre­nantes. Appareil idéo­lo­gique d’État, le sport ne consti­tue­rait pas une simple couche super­struc­tu­relle par­mi d’autres, mais un conden­sé de toutes les autres, fonc­tion­nant comme un « masque opaque qui enve­loppe de ses brumes les rap­ports sociaux » de pro­duc­tion en les fai­sant pas­ser pour des rap­ports natu­rels entre hommes égaux, par­ti­ci­pant ain­si à main­te­nir l’ordre exis­tant et contri­buant à la répres­sion de ses contes­ta­tions. Ce conser­va­tisme réac­tion­naire s’incarne de manière exem­plaire dans la figure du baron Pierre de Coubertin, dont Jean-Marie Brohm rap­pelle l’élitisme, la miso­gy­nie et le racisme, loin des images d’Épinal qui cir­culent encore à son égard, tan­dis que le véri­table visage des Jeux olym­piques modernes qu’il a lar­ge­ment contri­bué à fon­der a été révé­lé par l’édition de 1936 à Berlin, vitrine du régime nazi et de son idéo­lo­gie qui a éga­le­ment fait entrer la com­pé­ti­tion dans une autre dimen­sion8.

« Le sport agi­rait comme un véri­table che­val de Troie de l’aliénation capi­ta­liste, se pré­sen­tant sous les atours d’un paran­gon de ver­tus, telles que la paix, l’amitié entre les peuples, l’égalité, la santé. »

Suite à sa thèse de 1976, Jean-Marie Brohm s’est employé à dif­fu­ser son approche du sport dans de très nom­breuses publi­ca­tions : ouvrages, articles, revues (comme Quel corps ? puis Quel sport ?), inter­ven­tions média­tiques dans la presse à grand tirage, la radio ou la télé­vi­sion9. S’il s’abreuve à de nom­breuses sources théo­riques, n’hésitant pas à citer des auteurs peu sus­pects d’affinités poli­tiques avec lui, comme Maurice Duverger ou Jacques Ellul, le prin­ci­pal pro­mo­teur de la Théorie cri­tique n’a en revanche pas de mots assez durs envers les socio­logues, et ceux du sport en par­ti­cu­lier. Jean-Marie Brohm pour­fend ain­si Norbert Elias et Eric Dunning10, cou­pables selon lui d’avoir ins­crit le sport dans le pro­ces­sus de civi­li­sa­tion des mœurs dépeint par le pre­mier, mais aus­si Pierre Bourdieu et, sur­tout, Georges Vigarello, son condis­ciple à l’École nor­male supé­rieure d’éducation phy­sique (ENSEP) au début des années 1960. Les socio­logues du sport sont ain­si glo­ba­le­ment cou­pables à ses yeux de faire le jeu de l’institution spor­tive. Toutefois, l’ennemi prin­ci­pal de la Théorie cri­tique du sport reste néan­moins le Parti com­mu­niste fran­çais (PCF) qui déve­loppe une approche fon­da­men­ta­le­ment opposée. 

La promotion d’un sport éducatif et culturel

Si dans l’Hexagone, d’autres par­tis, syn­di­cats ou grou­pe­ment mili­tants, notam­ment anar­chistes11, ont déve­lop­pé leur propre approche poli­tique du sport, nul ne s’y est atte­lé de manière aus­si durable et appro­fon­die que le Parti com­mu­niste fran­çais12 (PCF). À l’origine, ce sont tou­te­fois des mili­tants socia­listes qui inves­tissent la ques­tion en fon­dant dès 1907 un pre­mier club bap­ti­sé Union spor­tive du Parti socia­liste (USPS), puis l’année sui­vante une Fédération spor­tive ath­lé­tique socia­liste (FSAS). Il s’agissait alors pour eux, via l’activité spor­tive, de contre­car­rer les vel­léi­tés d’embrigadement des classes labo­rieuses par le patro­nat et par l’Église, qui avaient déjà lan­cé leurs propres fédé­ra­tions. En 1919, la Fédération spor­tive du tra­vail (FST) voit le jour et rejoint l’année sui­vante la nou­velle Union inter­na­tio­nale d’éducation phy­sique et spor­tive du tra­vail lan­cée par des mili­tants tra­vaillistes de plu­sieurs pays euro­péens dans la bour­gade hel­vé­tique de Lucerne. Le IIIe congrès de l’Internationale com­mu­niste à Moscou en juillet 1921 lance pour sa part une Internationale rouge des sports (IRS) visant à « unir toutes les orga­ni­sa­tions ouvrières et pay­sannes de sport et de gym­nas­tique », tout en pré­ci­sant dans ses sta­tuts que « le sport et la gym­nas­tique ne sont pas le but pour­sui­vi, mais seule­ment un moyen de lutte des classes pro­lé­ta­riennes » pour « ren­ver­ser l’ordre capi­ta­liste13 ». Et, deux ans plus tard, les mili­tants com­mu­nistes conquièrent la majo­ri­té de la FST, qui quitte alors l’Internationale de Lucerne pour l’IRS. Les socia­listes mino­ri­taires créent cepen­dant une autre FST qui reste affi­liée à la pre­mière, tan­dis que la décen­nie sui­vante fait l’objet d’un affron­te­ment impor­tant entre les deux fédé­ra­tions homo­nymes, en même temps qu’elles ne cessent d’essayer d’attirer à elles les bre­bis ouvrières éga­rées par les « mer­can­tis du sport bour­geois », comme ils les qua­li­fient de manière récur­rente dans leurs articles.

[Károly Keserü]

Sans doute cette lutte fra­tri­cide à gauche pour la défi­ni­tion et l’encadrement du « bon » sport popu­laire explique-t-elle en par­tie, avec la forte répres­sion exer­cée à son encontre par les pou­voirs publics, que le mou­ve­ment du sport ouvrier se soit moins déve­lop­pé dans l’Hexagone que dans d’autres pays du conti­nent euro­péen14. Il n’empêche que der­rière cette réfrac­tion, sur le ter­rain du sport, de la vive oppo­si­tion entre révo­lu­tion­naires et réfor­mistes, se posent avec acui­té des ques­tions cru­ciales quant au rôle du sport dans le com­bat pour l’émancipation humaine. Si, au-delà de la néces­si­té de dif­fu­ser son accès à l’ensemble des tra­vailleurs et tra­vailleuses15, les deux FST s’accordent sur la néces­si­té d’encadrer direc­te­ment la pra­tique spor­tive, elles dif­fèrent en revanche sur l’objectif pour­sui­vi : le sport vaut-il pour lui-même, comme moyen spé­ci­fique d’éducation, ou encore comme pré­pa­ra­tion cor­po­relle à la révo­lu­tion armée ? C’est cette der­nière option qui l’emporte chez les diri­geants de la FST com­mu­niste, alors lar­ge­ment majo­ri­taire en termes d’adhérents, ce qui n’empêche pas cette der­nière de dénon­cer l’instrumentalisation par les orga­ni­sa­tions bour­geoises du sport à des fins d’enrôlement guer­rier. L’autre contra­dic­tion forte qui tra­verse la fédé­ra­tion com­mu­niste réside dans sa pos­ture à l’égard du champ poli­tique : alors qu’elle fus­tige les reven­di­ca­tions d’apolitisme de son homo­logue réfor­miste, ses diri­geants ne cessent de pro­cla­mer leur indé­pen­dance à l’égard du par­ti com­mu­niste, tout en s’employant au sein de ce der­nier à appe­ler ses mili­tants à rejoindre la FST.

Quoiqu’il en soit, cette expé­rience de poli­ti­sa­tion radi­cale du sport ouvrier par la pra­tique s’achève en 1934 avec la réuni­fi­ca­tion du sport ouvrier au sein de la nou­velle Fédération spor­tive et gym­nique du tra­vail (FSGT) face à la menace fas­ciste. Si celle-ci conti­nue de pro­mou­voir une alter­na­tive au « sport bour­geois » dont elle conti­nue à condam­ner l’obsession pour la per­for­mance et les dérives mar­chandes et chau­vines, l’horizon révo­lu­tion­naire, lui, s’estompe for­te­ment. La vision d’un sport ouvrier au ser­vice de la lutte des classes laisse la place à celle d’un sport « popu­laire », auto­nome et acces­sible au plus grand nombre. Alors que l’IRS et l’Internationale de Lucerne se rap­prochent dans la dénon­cia­tion et l’appel au boy­cott des Jeux olym­piques de Berlin en 1936 et orga­nisent en paral­lèle une Olympiade popu­laire à Barcelone fina­le­ment annu­lée devant l’avancée du coup d’État de Franco —, la FSGT par­ti­cipe à la dyna­mique du Front popu­laire. Au cours de cette période, l’organisation connaît une aug­men­ta­tion sans pré­cé­dent de ses effec­tifs, qui atteignent les 120 000 adhé­rents dès 193816. En 1937, le PCF orga­nise une grande confé­rence natio­nale dans laquelle le sport occupe une place impor­tante, sous l’impulsion notam­ment de Georges Marrane, maire d’Ivry-sur-Seine et co-pré­sident de la FSGT. Durant la Seconde Guerre mon­diale, Auguste Delaune et Robert Mension, évin­cés de la tête de la FSGT par le régime de Vichy, fondent un réseau de résis­tants bap­ti­sé « Sport libre » qui contri­bue notam­ment à reprendre par les armes le siège de la FSGT à la Libération et par­ti­cipe à la créa­tion de deux publi­ca­tions qui vont se per­pé­tuer après-guerre : le quo­ti­dien Sports et l’hebdomadaire Miroir-Sprint.

Une variété de canaux et d’actions

« Des mani­fes­ta­tions spor­tives popu­laires s’efforcent de tenir ensemble la reven­di­ca­tion d’un sport pour tous et la valo­ri­sa­tion du sport de haute per­for­mance, à tra­vers notam­ment les exploits des spor­tifs du Bloc de l’Est. »

Toute une nébu­leuse de militant·es com­mu­nistes du sport se déve­loppe ain­si à par­tir de cette période, mêlant notam­ment pro­fes­seurs d’EPS, jour­na­listes et élus locaux, qui cir­culent entre la com­mis­sion sport natio­nale du par­ti17, la FSGT18, la Confédération géné­rale du tra­vail (CGT)19 ou le Syndicat natio­nal d’éducation phy­sique (SNEP)20. Ils y pro­meuvent, non sans cer­taines nuances selon les orga­ni­sa­tions et les périodes, une vision du sport comme ins­tru­ment d’éducation et élé­ment à part entière de la culture, indis­so­ciable de la science et des arts, et s’emploient ain­si à élar­gir son accès au plus grand nombre, que ce soit au sein de l’école, dans le monde du tra­vail et dans la ville. Tandis que les par­le­men­taires com­mu­nistes reven­diquent des moyens bud­gé­taires plus impor­tants pour le déve­lop­pe­ment du sport, les maires déploient des efforts consé­quents en la matière, tant par la construc­tion d’installations que par les sub­ven­tions allouées aux clubs locaux, le plus sou­vent affi­liés à la FSGT, sans oublier l’organisation de mani­fes­ta­tions spor­tives « popu­laires », comme l’Humarathon ou le mee­ting inter­na­tio­nal d’athlétisme de Saint-Denis lan­cé en 1984. Ceux-ci s’efforcent de tenir ensemble la reven­di­ca­tion d’un « sport pour tous » et la valo­ri­sa­tion du sport de haute per­for­mance, à tra­vers notam­ment les « exploits » des spor­tifs du Bloc de l’Est.

Les cham­pions sont ain­si célé­brés dans la presse com­mu­niste spor­tive, à condi­tion tou­te­fois qu’ils incarnent les ver­tus du peuple, et non les dérives du sport mar­chand. Il s’agit pour les res­pon­sables com­mu­nistes du sport de ne pas s’aliéner les classes popu­laires, mais de pro­fi­ter de ces figures pour pro­mou­voir un cer­tain sys­tème de valeurs, en même temps que de faire l’éloge des socié­tés socia­listes qui les met­traient déjà en œuvre. Les cir­cu­la­tions inter­na­tio­nales sont alors nom­breuses : des ath­lètes de haut niveau viennent par exemple gar­nir les rangs de cer­tains clubs fran­çais par l’intermédiaire de réseaux liés au PCF, et à un niveau plus « modeste », des voyages d’étude, des jume­lages ou des stages sont orga­ni­sés par dif­fé­rentes asso­cia­tions, muni­ci­pa­li­tés ou syn­di­cats21. Pour autant, si les militant·es du sport com­mu­nistes font sans sur­prise l’éloge de l’organisation du sport sous les régimes socia­listes, tant par les moyens qui y sont consa­crés, par le sta­tut d’athlètes d’État dont béné­fi­cient les meilleurs, que pour leur avance sup­po­sée en matière de sciences et de méthodes d’entraînement spor­tifs, ils déve­loppent éga­le­ment leurs propres réflexions théo­riques et inno­va­tions pra­tiques22, notam­ment au sein des stages Maurice Baquet orga­ni­sés par la FSGT entre 1965 et 197523. La fédé­ra­tion spor­tive affi­ni­taire a ain­si joué un rôle impor­tant dans la pro­mo­tion du sport fémi­nin et la mixi­té de genre, et l’autonomie des pratiquant·es en dépla­çant les règles des sports exis­tants, comme l’illustre le foot­ball à sept auto-arbi­tré lan­cé dans les années 1960.

[Károly Keserü]

Les com­mu­nistes avancent cepen­dant constam­ment sur une ligne de crête dans leur sou­ci de pro­mou­voir le sport, car s’ils mettent en avant ses poten­tia­li­tés édu­ca­tives, ils doivent aus­si lut­ter sur deux fronts : d’une part, ils s’opposent à un gou­ver­ne­ment de droite qui délaisse la ques­tion et la livre au mar­ché capi­ta­liste, et de l’autre, ils font face à des cri­tiques plus ou moins radi­cales du sport qui contestent notam­ment le poten­tiel édu­ca­tif de la com­pé­ti­tion, ce qui se tra­duit notam­ment par de vifs débats au sein du prin­ci­pal syn­di­cat d’enseignant·es d’EPS, avec l’émergence éphé­mère d’une « ten­dance du mani­feste » regrou­pant les promoteur·ices de la théo­rie cri­tique radi­cale. Ce fai­sant, les militant·es com­mu­nistes tendent à feu­trer de plus en plus leurs coups à l’égard du « mou­ve­ment spor­tif », c’est-à-dire des fédé­ra­tions olym­piques, qu’ils rejoignent dans la pro­mo­tion de la « cause du sport » en dépit d’un défi­cit de démo­cra­tie interne qui y per­pé­tue jusqu’à aujourd’hui un entre-soi de « vieux mâles blancs bour­geois ». Leurs cri­tiques à l’égard des Jeux olym­piques s’atténuent for­te­ment dès lors que l’URSS y est inté­grée en 1952 lors des jeux d’Helsinki, et tout juste s’emploient-ils à pro­mou­voir un cadrage dif­fé­rent de celui des médias capi­ta­listes domi­nants. Pris sans doute par leur propre pas­sion spor­tive, les diri­geants com­mu­nistes, à l’instar de George Marchais, vont même refu­ser de suivre les pays socia­listes dans leur appel au boy­cott des Jeux de Los Angeles de 1984, qui répond à celui par les États-Unis de ceux de Moscou, quatre ans plus tôt, pour pro­tes­ter contre l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques.

Cette atten­tion impor­tante accor­dée au sport, des décen­nies durant, par le PCF trouve une cer­taine consé­cra­tion natio­nale, lorsqu’en 1997, la com­mu­niste Marie-George Buffet accède au minis­tère de la Jeunesse et des Sports dans le gou­ver­ne­ment dit de la « gauche plu­rielle » de Lionel Jospin. Elle s’efforce de mettre en œuvre cer­tains élé­ments de la « ligne » de son par­ti : pro­mo­tion du sport fémi­nin, lutte contre le dopage, déve­lop­pe­ment du sport au tra­vail, démo­cra­ti­sa­tion des fédé­ra­tions, garan­tie d’accès au spec­tacle spor­tif télé­vi­sé24. Sans oublier le par­tage avec le monde spor­tif ama­teur des recettes que génèrent les droits de retrans­mis­sion télé­vi­suels via une taxe spé­ci­fique sur ces der­nières qui rendent plus concrète l’« uni­té du sport » chère — dans les dis­cours sur­tout — aux diri­geants du mou­ve­ment spor­tif25. Redevenue dépu­tée, Marie-George Buffet a conti­nué à relayer à l’Assemblée les reven­di­ca­tions de son par­ti, aux­quelles s’est notam­ment ajou­tée la défense des sup­por­ters, sou­mis à une cri­mi­na­li­sa­tion crois­sante et à un ren­ché­ris­se­ment des places visant à les chas­ser des tri­bunes au pro­fit de spec­ta­teurs plus calmes et plus sol­vables26.

Une lutte inaboutie ou perdue d’avance ?

En trans­po­sant dans le domaine spor­tif l’analyse déca­pante de Theodor Adorno et Max Horkheimer à pro­pos de la culture27, la Théorie cri­tique radi­cale du sport fait voler en éclat l’essentialisme des valeurs et des bien­faits sup­po­sés du sport, ces mêmes valeurs que s’échinent à défendre ceux qui en tirent pro­fit — dirigeant·es fédé­raux et firmes capi­ta­listes en tête. Néanmoins, ce fai­sant, elle tombe dans l’écueil inverse en venant natu­ra­li­ser ses consé­quences néfastes. Cette démarche spé­cu­la­tive fait ain­si peu de cas de la diver­si­té des récep­tions et inves­tis­se­ments de sens des pratiquant·es et spectateur·ices de sport, et verse, à l’instar des phi­lo­sophes de l’École de Francfort, dans un légi­ti­misme cultu­rel éli­tiste qui consiste à consi­dé­rer les classes popu­laires comme des masses alié­nées, ce qui contri­bue sans doute à expli­quer sa faible audience, en dépit de relais média­tiques non négli­geables. À l’opposé, les militant·es com­mu­nistes du sport ont tenu compte de la plas­ti­ci­té du sport et ont tâché d’identifier les condi­tions le consti­tuant comme un outil d’émancipation plu­tôt que de domi­na­tion, allant jusqu’à reven­di­quer un « droit au sport » pour tous et toutes. Non sans par­fois sous-esti­mer l’aliénation dont font l’objet les spor­tives et spor­tifs, notam­ment dans les classes popu­laires. Se rejoue ain­si dans cette lutte pour la défi­ni­tion légi­time d’une approche authen­ti­que­ment com­mu­niste — et popu­laire ! — du sport, la ten­sion entre misé­ra­bi­lisme et popu­lisme qui tra­verse une bonne par­tie de la socio­lo­gie et de la lit­té­ra­ture consa­crée aux classes popu­laires28. Si cet affron­te­ment est incon­tes­ta­ble­ment fécond, tant sur le plan intel­lec­tuel que pra­tique, inci­tant à explo­rer des voies dif­fé­rentes pour des­ser­rer l’emprise de la com­pé­ti­tion au pro­fit de diverses formes de soli­da­ri­té, il demeure néan­moins en arrière-plan une ques­tion cru­ciale : jusqu’à quel point est-il pos­sible de pro­mou­voir un sport popu­laire et éman­ci­pa­teur dans une socié­té capitaliste ?


Photographie de ban­nière : Károly Keserü


  1. Allusion à son essai fameux, Max Weber, L’Éthique pro­tes­tante et l’esprit du capi­ta­lisme, Gallimard, 2004 (1905).[]
  2. Voir à ce sujet les tra­vaux d’Alain Ehrenberg, dont Le Culte de la per­for­mance, Paris, Calmann-Lévy, 1994, où celui-ci montre notam­ment com­ment, au cours des années 1980, les cham­pions spor­tifs sont pas­sés du sta­tut de sym­boles de l’arriération des classes popu­laires à celui de paran­gons de l’excellence sociale, à côté des entre­pre­neurs éco­no­miques.[]
  3. Voir à ce pro­pos Jacques Defrance, « La poli­tique de l’apolitisme. Sur l’autonomisation du champ spor­tif », Politix, n° 50, p. 13–27.[]
  4. En la matière, Emmanuel Macron consti­tue un cas d’école, assé­nant, trois jours avant le début de la Coupe du monde de foot­ball mas­cu­line au Qatar, qu’« il ne faut pas poli­ti­ser le sport » (Le Monde, 17 novembre 2022), avant de faire deux fois l’aller-retour à Doha pour assis­ter aux matches de l’équipe de France, non sans prendre la pose en fai­sant mine de conso­ler ces joueurs à l’issue de leur finale per­due.[]
  5. Voir Jean-Marc Durand-Gasselin, La Théorie cri­tique, La Découverte, 2023.[]
  6. Jean-Marie Brohm, Sociologie poli­tique du sport, Presses uni­ver­si­taires de Nancy, 1992 [1976].[]
  7. Jean-Marie Brohm, op.cit., p. 89 (sou­li­gné dans l’original).[]
  8. Jean-Marie Brohm, 1936. Les Jeux olym­piques à Berlin, André Versaille Éditions, 2008.[]
  9. Il a éga­le­ment consti­tué un petit cercle de par­ti­sans autour de lui, tels que Michel Caillat, Marc Perelman, Patrick Vassort ou Fabien Ollier, mais s’est aus­si régu­liè­re­ment brouillé avec plu­sieurs d’entre eux.[]
  10. Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civi­li­sa­tion. La vio­lence maî­tri­sée, Paris, Fayard, 1994 [1986].[]
  11. Voir par exemple Wally Rossel, Éloge de la passe. Le sport comme appren­tis­sage des pra­tiques liber­taires, Paris, Éditions Libertaires, 2012.[]
  12. Il faut éga­le­ment rendre jus­tice au Parti socia­liste (PS) qui s’est très tôt inves­ti sur la ques­tion.[]
  13. Sport ouvrier, 10 décembre 1923.[]
  14. Pour une vue d’ensemble, voir André Gounot, Les mou­ve­ments spor­tifs ouvriers en Europe (1893–1939), Presses uni­ver­si­taires de Strasbourg, 2016.[]
  15. Non sans assi­gner tou­te­fois celles-ci à une place dis­tincte et rela­ti­ve­ment en marge. Voir Marianne Amar, « La spor­tive rouge (1923–1939). Pour une his­toire des femmes au sein du sport ouvrier fran­çais », dans Pierre Arnaud (dir.), Les Origines du sport ouvrier en Europe, L’Harmattan, 1994, p. 167–191.[]
  16. Elle en compte actuel­le­ment autour de 240 000, répar­tis dans 4 200 clubs.[]
  17. Pour une pré­sen­ta­tion de cette der­nière par cer­tains de ses acteurs, voir Yvon Adam, René Moustard et Marcel Zaidner, « Table ronde sur l’histoire de la com­mis­sion spor­tive du Parti com­mu­niste fran­çais », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire cri­tique, n° 120, 2013, p. 117–134.[]
  18. Sur cette der­nière, voir notam­ment Fabien Sabatier, Histoire des orga­ni­sa­tions spor­tives com­mu­nistes en France au XXe siècle, PUG, 2013.[]
  19. Voir Jean-François Davoust et Igor Martinache, Du sport ouvrier au sport oublié, Le Geai bleu, 2013.[]
  20. Voir Michaël Attali et Benoît Caritey (dir.), Le SNEP, une his­toire en débat, Éditions uni­ver­si­taires de Dijon, 2005.[]
  21. On peut notam­ment évo­quer l’investissement de la FSGT dans la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, et aujourd’hui les échanges sou­te­nus avec les spor­tives et spor­tifs palestinien·nes.[]
  22. Igor Martinache, « Simples pas­seurs ou créa­teurs ? Les diri­geants du sport com­mu­niste fran­çais face au modèle spor­tif de l’Est (1923–1991) », Staps, n° 125, 2019, p. 15–30.[]
  23. Voir Paul Goirand et al., Les stages Maurice Baquet 1965–1975. Genèse du sport de l’enfant, L’Harmattan, 2004.[]
  24. Un sujet qui a acquis une plus grande acui­té depuis, avec l’accaparement de la dif­fu­sion du foot­ball pro­fes­sion­nel par des chaînes payantes, notam­ment le groupe qata­ri BeINSPORTS, ou l’organisation de matchs en noc­turne à Roland-Garros des­ti­nés à être dif­fu­sés par la mul­ti­na­tio­nale Amazon.[]
  25. Igor Martinache, « Le minis­tère Buffet (1997–2002) : contraintes et contra­dic­tions dans la mise en œuvre d’une poli­tique spor­tive de gauche », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire cri­tique, n° 120, 2013, p. 103–115.[]
  26. Voir par exemple cet article de presse : « Marie-George Buffet : Sans les sup­por­teurs, le sport n’a plus le même sens », La Nouvelle République, 21 mai 2020.[]
  27. Theodor Adorno et Max Horkheimer, La dia­lec­tique de la Raison, Gallimard, 1974 [1944].[]
  28. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le Populaire, Seuil, 1989.[]

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Mickaël Correia : « Le foot­ball : un ins­tru­ment d’émancipation », avril 2018

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Igor Martinache

Igor Martinache est sociologue. Il travaille sur les relations entre sport et politique.

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