Texte inédit pour Ballast
Aubervilliers, département de la Seine-Saint-Denis. Environ 90 000 habitants. La grande industrie et les nombreuses vagues migratoires — régionales, européennes, africaines ou encore asiatiques — ont fait l’identité de cette ancienne ville ouvrière de banlieue. Le temps d’une marche à pied, l’auteur et habitant conte les époques qui se télescopent, le travail quotidien des « nouveaux prolétaires » et les manœuvres en cours des promoteurs immobiliers. « Grandir à Aubervilliers, c’est apprendre à transformer la rage en détermination. » ☰ Par Loez
Oui oui, si si (93 Hardcore)
Ça vient d’Auber’, mon frère
On a la dalle (93 Hardcore)
« 93 hardcore », Tandem
Dans le frais d’un matin de printemps à Aubervilliers, le 5 mars 2022, au croisement des rues André-Karman et Carnot, une déflagration rompt le silence qui saisit encore le quartier. Elle arrache brutalement à leur sommeil ses habitant·es, ou du moins celles et ceux qui ne sont pas encore éveillé·es. Car ici beaucoup embauchent tôt. Au quatrième et dernier étage du numéro 101, un appartement a été complètement soufflé. L’immeuble en briques rouges était élégant. Il a été construit en 1909 par Henri Péping, un architecte natif de la ville à qui l’on doit de nombreuses constructions. Désormais, une cavité béante et noire comme une dent arrachée troue la façade, laissant voir des morceaux de charpente comme des chairs déchiquetées. L’enquête conclura à une explosion due au gaz. Vingt-deux personnes ont été blessées, dont trois gravement.
Le sinistre vient s’ajouter à une liste déjà longue, qui témoigne de la vétusté de l’habitat dans cette partie d’Aubervilliers. L’immeuble attenant a lui aussi été fragilisé par l’explosion. Ses habitant·es ont dû être relogés. Au rez-de-chaussée, le bar L’Estaminet, ou Bejaïa — on ne sait pas trop : c’est le nom inscrit sur les auvents en toile couleur bordeaux —, a tiré son rideau de fer. C’est là que commence notre déambulation le long de trois rues qui sont histoire(s), qui sont un monde. Nous marcherons comme on marche dans une ville qu’on s’apprête à quitter, la poussière des habitudes chassée du regard par la perspective du départ.
À m’asseoir seul sur un banc
Comme les anciens qu’ont tout vu, bière à la main
Fais même écouter mon son à ton gamin
Il comprendra un soir
« Baume au cœur », Rémy
Face au café fermé, à l’angle des rues Karman et Sadi-Carnot, le chantier bardé d’échafaudages métalliques du complexe Villa Favory a repris. Des tôles blanches rendent le trottoir impraticable aux piétons sur quelques dizaines de mètres. L’enveloppe du bâtiment semble achevée. C’est maintenant le tour des façades. Les modélisations des architectes les montrent colorées, balcons débordant de fleurs sous un doux soleil. Sur l’image, les passant·es, vêtu·es de tenues légères, vaquent à diverses occupations. Tous sont blancs, toutes sont blanches.
Comme bon nombre d’autres constructions aux alentours, les promoteurs immobiliers visent soit un public de classe moyenne aisée, n’ayant pas les moyens d’acheter à Paris, soit des investisseurs du marché locatif. Le champ lexical du promoteur éclaire sur sa vision de ce lieu d’habitation. « Une enclave privilégiée », « un îlot », « un petit cocon à l’abri des regards » : c’est un espace coupé de son environnement qui est proposé ici. Si l’architecture est annoncée « contemporaine et élégante, dans un style très new-yorkais », « qu’on ne s’y trompe pas, ici, c’est à l’intérieur que tout se passe ». Et de promettre un espace « riche en espèces végétales et en biodiversité » qui permettra aux habitant·es « de se sentir chez soi hors de chez soi » et de prolonger « leur vie vers l’extérieur » — mais, bien sûr, tout cela « à l’abri de l’effervescence de la ville ». Cette politique de bulle sociale est dans l’air du temps, et les services suivent les logements. Elle se traduit aussi par l’explosion du nombre d’écoles Montessori ces dernières années. L’une d’elle a d’ailleurs ouvert à quelques centaines de mètres, au cœur d’une zone de rénovation urbaine du quartier Quatre-Chemins. Aidés par la casse des moyens de l’enseignement public menée par le sinistre Blanquer, un pur produit de l’école privée, les entrepreneurs de l’éducation dressent le tableau d’une école publique défaillante, violente et traumatisante pour les enfants, pour mieux vendre leurs prestations à des tarifs prohibitifs pour la majeure partie de la population locale. Reposant sur une conception vitaliste de l’enfant à qui la nature aurait donné toutes les potentialités de se développer seul, la pédagogie de Montessori la bigote est individualiste et s’accorde bien avec le néolibéralisme.
Face à un monde extérieur présenté comme hostile, entrepreneurs et promoteurs ont su parfaitement s’approprier la grammaire d’un discours centré sur le bien-être personnel, aux accents vaguement écologiques et sociaux, pour attirer une population qui en a les moyens dans leurs projets de « réhabilitation » menés dans les quartiers populaires. Bien moins onéreux qu’à Paris, ou dans les villes de banlieue déjà gentrifiées, le prix des terrains leur permet d’y faire de juteuses affaires. Et pour rassurer leur « cœur de cible », ils proposent de se réfugier dans des espaces protégés et fermés, « à l’abri des regards ».
Mais dans l’implicite de leur discours, la propagande se fait sur le dos des habitant·es des quartiers qu’ils envahissent. Ici, seuls 22 % d’entre eux sont propriétaires de leur logement tandis que 40 % vivent en HLM. Et ces nouveaux projets ne leur sont pas destinés. Comme l’a déclaré la maire de droite, Karine Franclet, pour justifier la requalification d’HLM dans le parc privé : « À Aubervilliers c’est 47 % du parc de logements qui est en habitat social. J’estime que c’est suffisant. » La sélection s’opère insidieusement, autant par le capital économique que par le capital culturel. Le vernis social et écologique dont elle est parfois recouverte se craquelle vite et peine à masquer l’entre-soi… Le projet, loin d’être le premier du genre à Aubervilliers, est mené par le promoteur Interconstruction. Il a été racheté en 2020 par le groupe Eaglestone, qui se targue d’une vision urbaine « novatrice » et ambitieuse. Les deux loups de l’immobilier à sa tête ont aiguisé leurs dents en Belgique et comptent bien faire de leur start-up une licorne à l’horizon 2024 — c’est-à-dire la faire évaluer à plus d’un milliard de dollars.
On est pertinemment conscient d’tous nos échecs scolaires
Mais tout serait différent si la Sorbonne serait domiciliée à Auber’
« 93 hardcore », Mac Tyer
À deux pas de la Villa Favory, en direction du canal Saint-Denis, au numéro 45 de la rue Sadi-Carnot, on débouche sur le parvis du collège public Gisèle-Halimi, qui s’anime au gré du flux et reflux des « gentils enfants d’Aubervilliers, gentils enfants des prolétaires » — pour reprendre les mots de Jacques Prévert ; enfants, ajoute Pierre Perret, « au cœur bien chevillé au béton gris ». La façade tout de verre, bois, métal et brique claire évoque le passé industriel de la ville. Le week-end, une rangée de scooters est accrochée aux barrières métalliques du parvis. Arrimé à l’arrière de chacun, un panier de livraison Picard vert pâle. En face, la maison du VTC propose ses services aux chauffeurs désireux de développer leur auto-entreprise.
On songe que le collège Gisèle-Halimi aurait dû être le lieu d’une expérience éducative novatrice, là où repenser la pédagogie est le plus nécessaire. Mais le soir du vendredi 8 juin 2020, la nouvelle est tombée comme un couperet : le recteur Auverlot, homme de main de Blanquer, mettait fin au projet coopératif et polytechnique élaboré durant dix ans par le collectif A2CPA. Malgré les accords signés entre le collectif et l’administration, quelques lignes d’un mail auront suffi à balayer un travail passionné et acharné pour que les pédagogies alternatives soient accessibles à tous et toutes, et non un privilège à payer. Fini les décisions prises collectivement en conseils (adultes, élèves, adultes et élèves), les co-enseignements, les tâches partagées par tous et toutes, fini les activités libres du matin, les voyages scolaires d’intégration, le tutorat inter-élèves… Fini le projet d’une pédagogie polytechnique et émancipatrice.
Il faut dire que les galères avaient déjà commencé pendant la construction. L’année scolaire 2018 s’est déroulée dans des préfabriqués installés sur une friche à 500 mètres de là, en bordure d’un autre collège, car les travaux de construction avaient commencé en retard. Face à un propriétaire qui en réclamait un prix indécent, il aura fallu des années de bataille juridique pour que les pouvoirs publics aillent au bout de la procédure d’expropriation. Le collège est né des flammes. Le terrain où il se situe est celui d’un entrepôt parti en fumée le 26 juillet 2004, ravagé par un incendie qui avait menacé de se propager aux immeubles environnants, avant d’être contenu par les pompiers.
S. avait sept ans à l’époque, et s’en souvient encore. Il était seul à la maison ce jour-là, quand il a commencé à entendre les gens crier. Du balcon de son appartement, il a senti la chaleur des flammes sur son visage. Épouvanté, il s’est réfugié devant la télé, dont il a monté le son, pour s’isoler dans une bulle, avant d’être évacué par les pompiers. Il restera marqué pendant plusieurs années par ce sinistre, la peur du feu resurgissant quand il voit à la télé des images d’incendie. Aujourd’hui, il vit encore avec ses parents dans le même appartement. Fils d’ouvriers du textile, il a lutté avec succès pour se faire une place dans le secteur de l’informatique. Comme plusieurs de ses ancien·nes camarades de classe, il a désormais un travail qu’il apprécie et des revenus confortables. Tous et toutes sont conscient·es de la revanche qu’elles et ils prennent sur une société qui les relègue dans ses périphéries, autant sociales que géographiques, et dans laquelle il leur a fallu batailler pour s’imposer. Désormais, c’est la cour du collège Halimi qu’il contemple de son balcon. Comme il le dit, les cris de panique se sont transformés en cris de joie des adolescent·es.
Ouais mais la dernière fois ma tess pleurait
Un incendie ravageur, les daronnes criaient, les schmitts riaient
« Nouvelle époque », MacTyer et Rémy
Alors que la construction touche à sa fin, un autre incendie se déclare et le collège connaît un sérieux coup de chaud. Il suffit de continuer notre marche sur une centaine de mètres pour apercevoir les restes calcinés de structures métalliques éventrées, face à une cour de béton envahie par des herbes sauvages. Le 26 mai 2019, 6 000 mètres carrés d’entrepôts partent en fumée quelques numéros plus loin. Un panache de fumée noire et grasse, visible à des kilomètres, obscurcit le ciel de la ville. Il faut plus de cent sapeurs-pompiers pour maîtriser le mur de flamme qui s’élève à plusieurs mètres de hauteur. Juste en face, s’étend sur 150 mètres la façade blanche d’une énorme barre de logements où vivent plusieurs centaines de personnes.
Rue Sadi-Carnot, rue des sinistres. En juin 2020, c’est au numéro 24 qu’un feu s’est déclenché : de nouveau dans un espace de stockage. En plein milieu d’habitations, les bâtiments vétustes de cette ancienne zone industrielle, reconvertis en entrepôts, sont souvent loués par des sociétés de l’énorme quartier du textile. C’est qu’à un jet de pierre, de l’autre côté du canal Saint-Denis, se trouve la zone appelée « triangle d’or ». Dominée par le groupe Eurasia de Hsueh Sheng Wang qui y possède une grosse partie du foncier, elle est majoritairement occupé par des commerçant·es d’origine chinoise. Les propriétaires d’entrepôts, peu regardants, se fichent de savoir ce qui s’y passe tant que l’argent rentre1. Ils sont loués, sous-loués, voire sous-sous-loués sans que l’on ne sache plus très bien qui en a l’usage. Les pouvoirs publics, ordinairement plutôt indifférents quant à leur utilisation, se cassent les dents lorsqu’ils décident de se lancer dans leur réhabilitation. Abrités derrière un tissu de SCI, il est parfois difficile de mettre la main sur les propriétaires. Et ces derniers, peu enclins à négocier, en demandent souvent des sommes d’argent exorbitantes. En attendant, ce sont les habitant·es qui en paient les conséquences.
Une fois dépassés les entrepôts calcinés, apparaissent d’autres hangars qui, eux, fourmillent d’activité. En cette fin de vendredi, de nombreux camions sont garés dans la cour. Des hommes s’affairent à y charger des cartons. Quelques pas encore, et la rue Carnot débouche sur le boulevard Félix-Faure. En face, un pont permet de franchir le canal Saint-Denis, où passent des péniches chargées de sable qui alimentent les bétonneurs situés sur les berges. À droite, la station de métro Aimé-Césaire s’apprête à ouvrir ses portes après des années d’attente. Le bar-tabac Pont de Stains fait l’angle, son bâtiment reconnaissable à sa forme particulière. Devant, des fumeurs et des buveurs de café, et deux porteurs du Fashion Center, reconnaissables à leur diable métallique bleu, qui prennent une pause en grattant des jeux de hasard. Sans doute venus de la région de Wenzhou comme la plupart des travailleurs et travailleuses du quartier, ils courent toute la journée sur les trottoirs du quartier, poussant des piles de caisses devant eux.
Auber’ c’est pas L.A., c’est Detroit
« Un peu ivre », Rémy
À gauche, le boulevard tourne à 135°. L’espace triangulaire qui fait l’angle semble servir de parking. Un plan du terroir de Saint-Denis, datant de 1708, indique que se trouvait là une croix de chemin2, aujourd’hui disparue. De l’autre côté, le fabricant d’huile pour moteurs Motul s’est installé dans ce que furent les bâtiments en triangle de la fonderie Seine Ardennes, installée en ces lieux dans la première décennie du XXe siècle. D’un côté comme de l’autre, des graffs évoquant l’univers mécanique ont été peints sur un fond rouge-orange vif.
Le boulevard est animé. Bruits de klaxons et musique d’autoradios. Le pollen et la pollution font éternuer. Des trous dans le bitume laissent parfois voir les pavés d’origine. Parallèle au canal Saint-Denis, c’est un des axes de circulation principaux de la ville. Ce n’est pas un lieu de résidence. Son ouverture à la fin du XIXe siècle a marqué le début d’une intense activité industrielle pour le quartier, notamment dans les domaines de la chimie et de la métallurgie. De cette époque subsistent nombre de bâtiments reconvertis aujourd’hui en activité commerciale. Comme la cour devant laquelle on passe à présent, et dont les bâtiments furent ceux d’une cartonnerie ouverte en 1891, une des premières usines du coin. Désormais, des commerces asiatiques, un supermarché, un grossiste en vin et un restaurant à la façade imposante, le Royal Dinasty, s’y sont installés. En face, le vendredi, le trottoir est rempli de fidèles venus prier à la mosquée de la Fraternité, abritée derrière un portail discret qui ne laisse pas deviner la fonction du lieu.
Au numéro 87, un complexe de bureaux à la façade terne et recouverte de tôle ondulée, caractéristique des bâtiments administratifs, abrite le centre des impôts d’Aubervilliers. Sous la chaleur inhabituelle d’un mois de mai, avant même l’ouverture, une file d’attente s’étire sur des dizaines de mètres le long du trottoir. Elle témoigne de la fracture numérique qui touche la ville, comme de la diversité des situations face à l’administration fiscale, que quelques clics ne suffisent pas à résoudre. Elle témoigne, aussi, de services publics à bout de souffle dans le 93. Dépecés par les politiques néolibérales de ses dernières années, ils manquent de personnel.
Quelques mètres plus loin, on croise sur le trottoir des groupes d’hommes qui attendent. Ils sont adossés au mur, ou assis sur le trottoir, sous les platanes pour s’abriter du soleil. La plupart sont noirs, et jeunes. Eux ne sont pas venus remplir leur déclaration d’impôts. Probablement qu’ils ne seraient pas imposables de toute façon. La plupart sont sans-papiers, précaires. Ils viennent ici louer leur force de travail devant les nombreux grossistes du bâtiment qui ont pignon sur boulevard. La Plateforme du Bâtiment s’est installée sur l’ancien site des aciéries de Micheville. Lapeyre, lui, a occupé les bâtiments de ce qui fut la scierie des Fils de Arthur Mathieu depuis la fin de la Grande Guerre jusque dans les années 1970. À deux pas des finances publiques, c’est le ballet des camionnettes de sous-traitants et d’artisans, parfois des voitures de particuliers qui s’arrêtent, le temps de héler depuis le volant les hommes aux aguets. On recherche un manœuvre, un maçon, un menuisier, pour la journée ou quelques heures. Celui qui a la chance d’être choisi empoigne un sac dans lequel on devine quelques outils, des gants de travail, peut-être un casque de chantier. Les autres continuent à tuer le temps en bavardant, sirotant un soda ou balayant l’écran de leur téléphone. La veste de couleur vive siglée Eiffage Construction que porte l’un d’eux suffit à raconter le système d’exploitation par la sous-traitance mis en place par les géants du BTP. Un article de l’Humanité daté de 2004 évoquait déjà la situation de ces travailleurs. Pas grand-chose a changé, si ce n’est qu’à l’époque on y buvait semble-t-il plus de bières, servies par le restaurant turc fermé aujourd’hui, et que les ouvriers venus d’Europe de l’Est étaient plus nombreux.
De tels groupes s’égrènent le long du boulevard, à mesure que celui-ci file au sud-est vers la porte de la Villette, au fil des commerces du bâtiment. À l’endroit où il croise la rue Karman, venue du nord, nous bifurquons dans celle-ci. Anciennement rue de la Goutte-d’Or, elle a été renommée en hommage à l’ancien ouvrier fraiseur, résistant communiste déporté à Dachau. L’homme a été maire communiste de la ville de 1957 jusqu’à sa mort en 1984. Son fils Jean-Jacques, fondateur de la tendance interne Gauche Communiste3 au sein du PCF, a essayé en vain de suivre ses traces. Sa dernière tentative de se faire élire maire aux élections municipales de 2020, candidat dissident face à la maire PCF sortante Meriem Derkaoui, se solde par un échec, imputable à l’éclatement des candidatures mais sans doute aussi à une déconnexion de plus en profonde avec la population. La victoire surprise de la liste de droite marque l’oraison funèbre de la domination communiste sur la ville.
Du haut d’ma tour, j’vois qu’les H.L.M
Et la vie est parfaite que quand j’regarde la lune […]
Du haut d’ma tour, j’vois qu’les H.L.M
Vécu dans les coins sales, ouais, ma vie c’est ça
« Du haut de ma tour », Rémy
Là où nous sommes entrés dans la rue Karman, du côté droit, se trouvait auparavant la cité Demars. Le développement de cette partie de la ville autour du quartier Quatre-Chemins s’effectue de manière rapide et incontrôlée à partir de 1860. La floraison des industries s’accompagne d’un besoin de logements pour les ouvrier·es qui y travaillent, venu·es du nord et de l’est de la France, mais aussi de Belgique, du Luxembourg, d’Allemagne, de Suisse, puis de Bretagne, d’Espagne, d’Italie, de Kabylie, du Portugal, de Kabylie de nouveau… Cette population est coupée du reste d’Aubervilliers, un gros bourg alors. Une coupure à la fois géographique, les deux quartiers étant séparés par des espaces moins denses dédiés au maraîchage, mais aussi sociale. Ville rurale, Aubervilliers est peuplée à l’époque d’agriculteurs, et les notables locaux occupent le centre.
C’est dans ce contexte qu’en 1866, un groupe d’habitant·es du quartier industriel en plein essor entame des démarches pour demander l’indépendance des Quatre-Chemins et faire sécession avec les communes de Pantin et d’Aubervilliers. Ils leur reprochent de faire peu de cas de la situation des ouvrier·es du nouveau quartier en pleine expansion. Le nom des membres de la commission qui adresse le 1er mars 1872 à l’Administration supérieure un exposé des motifs pour une constitution en commune dit les origines diverses : Cartier-Bresson, Sarrebourse d’Audeville, Beaujard, Odend’hal, Vallienne, Leonardy, Ed. Michaud, Nicolle, Joigneaux-poulain, Jeneson, Muller, Rimailho. Ils écrivent qu’« il existe, dans le groupe des Quatre-Chemins
, deux parties importantes, puisque la population de chacune d’elles dépasse 3 000 habitants ; l’une, la cité Demars, située sur le territoire d’Aubervilliers ; l’autre, la cité Forey, sur celui de Pantin, n’ont pas été rachetées par ces communes. De là, des inconvénients fort graves pour les habitants : des mois entiers se passent sans que les immondices soient enlevés dans ces rues qui, durant l’hiver, se changent en véritables cloaques ». En 2022, la propreté de la ville reste une revendication de nombre de ses habitant·es. La nuit, les chats rasent les murs quand les rats chassent dans les poubelles.
Les dissidents de 1872, forts du soutien de 1034 signataires, ajoutent : « 3 500 habitants peuplent la cité Demars ; cette cité située en contrebas, n’ayant pas un seul égout pour recevoir les eaux pluviales et ménagères, ces eaux s’amassent près des habitations, et forment actuellement trois mares permanentes qui, l’été, deviennent un véritable foyer pestilentiel. Il y a là une question d’hygiène publique. Il faut que ces cloaques disparaissent. Sur tous les points de notre centre, nous avons à constater la même indifférence de la part des deux communes auxquelles nous appartenons. » Dans une tirade à l’actualité troublante, ils dénoncent : « La situation que nous subissons peut, jusqu’à un certain point, s’expliquer par notre éloignement : nos besoins ne frappent pas l’édilité, chaque jour, à chaque instant ; nous sommes des annexes, des extrémités ; nous sommes oubliés. » Déjà, Aubervilliers est rebelle et ne s’en laisse pas compter.
La cité Demars, insalubre, fait l’objet d’une reconstruction complète dans les années 1960 et devient la cité Villette, appelée aussi Les 45. Une boulangerie fait l’angle de la rue Karman avec la rue Bordier. L’accueil est chaleureux ; les client·es bavardent avec les employé·es — et tant pis si une queue se forme. À la pause de midi, des ouvriers viennent y trouver de quoi casser la croûte. Une poignée de pièces jaunes serrées dans la paume, les enfants y achètent des bonbons quand sonne la cloche de l’école primaire Francine-Fromont toute proche. Nous continuons à remonter la rue, le long d’un trottoir bordé de quelques arbres qui apportent une fraîcheur bienvenue. En face, la façade d’une ancienne usine recouverte de lierre laisse deviner par ses ouvertures une grande friche à l’abandon.
À côté de la boulangerie, un grand portail ouvert laisse voir une cour arborée entourée d’un énorme bâtiment de brique rouge. Construit au début des années 1930, il abrite 125 logements des HBM, ancêtres des HLM, et fait toujours partie du parc de logements sociaux de l’OPLH d’Aubervilliers. Ces appartements bon marché sont une des rares initiatives des pouvoirs publics de l’époque en direction de la population qui afflue. La plupart des logements construits pour les ouvrier·es sont des projets du marché privé et spéculatif. Ainsi, un peu plus loin, au numéro 22, se dresse le premier bâtiment d’un ensemble de cinq immeubles parallèles de cinq à six étages en brique rouge « construits à la même époque, en 1928–1929, par un unique propriétaire, M. Estique, en plusieurs tranches et à deux adresses différentes, bien que l’ensemble corresponde à une seule parcelle ». Si les constructions du 22 sont de qualité, ce n’est pas le cas de la majeure partie des réalisations privées. À l’époque déjà, le souci de rentabilité prend le pas sur d’autres considérations.
Une lourde grille en fer forgé sépare de la rue la première des cours pavées de l’ensemble. Un passage qui s’ouvre à droite sous les bâtiments permet de passer de l’une à l’autre. Les deux premières sont encombrées de scooters, vélos et vélos électriques. Les sacs isothermes accrochés sur les porte-bagages, siglés Deliveroo, UberEats, Picard, ne laissent guère de doute quant à leur utilisation. Originaires en grande partie d’Asie du Sud et d’Afrique du Nord, souvent jeunes, les livreurs sont nombreux à loger dans les immeubles des environs. Si certains vivent avec leur famille, d’autres cohabitent entre hommes dans des appartements exigus, où les lits en mezzanine permettent d’augmenter le nombre de couchages. Un petit groupe semble organiser le travail et gérer la flotte de deux roues, dont ils s’occupent des réparations. Peut-être louent-ils aussi des comptes sur applications et des logements ? Là où vivent des travailleurs précaires, les marchands de sommeil font leur beurre. Ils louent à prix d’or des endroits insalubres, caves, garages, à celles et ceux qui n’ont pas la possibilité de trouver un logement sur le marché légal de la location — lui-même impitoyable. Depuis le début des années 2000, la mairie tente de s’attaquer à cette autre forme d’exploitation. Là encore, les procédures sont longues et les condamnations sont rares.
Au numéro 24, les anciens locaux de la société Rouière et compagnie ont été transformés en boxes à louer, comme l’annonce une pancarte agrémentée d’un numéro de téléphone accrochée sur le mur de la rue. Le pavillon extérieur, bureaux de la direction devenus lieux de vie, a été construit lui aussi par Henri Peping. De temps à autre, à ce niveau, le trottoir est encombré de ce qui semble avoir été des effets entreposés et laissés à l’abandon. Morceaux de meubles, planches de bois, cartons déchirés d’où s’échappent de mystérieux cahiers ayant appartenu à une association catholique, désormais livrés à la pluie et au vent avant d’être ramassés par les éboueurs. Un tas de ciment qui a coulé d’un sac éventré il y a plusieurs mois est toujours là. Dans l’air, flotte une odeur de levain. Nous passons devant les locaux modernes de La Parisienne de baguette. Cour fermée par un grand portail métallique noir, et façade de la même couleur, la société de boulangerie industrielle installée à Aubervilliers depuis 2014 connaît une belle réussite. Mais en 2019 la préfecture tire la sonnette d’alarme. Comme l’explique un article du Parisien : « En début d’année, la municipalité avait été échaudée par l’état des lieux alarmiste dressé par la préfecture et son service des installations classées. » Branchement illégal sur une conduite de gaz aérienne, exploitation de farine dans une quantité supérieure à celle autorisée… Les deux forment un cocktail explosif, comme le relèvent les services préfectoraux, qu’on ne peut guère taxer de gauchisme, et qui ont conclu que « les installations de combustion de gaz et de stockage de farine génèrent un risque accidentel important, alors que l’établissement est implanté en zone urbaine dense, à proximité d’immeubles d’habitation et d’un établissement scolaire ». Tout est bon pour le profit, et tant pis pour celles et ceux qui habitent autour. Depuis, les patrons affirment avoir effectué des travaux pour mettre l’établissement aux normes.
La vie on la trouve belle comme ce joli levé d’bécane
SO, Mac Tyer
Un scooter passe en vrombissant. On remonte la rue, passant devant un immeuble moderne, un bâtiment industriel qui semble à présent occupé par une mystérieuse SCI, puis de nouveau un immeuble début de siècle. Après avoir dépassé un restaurant de spécialités africaines, notre marche nous amène devant le numéro 67. Un portail métallique noir mat dont la porte ouverte cache un petit bâtiment peint en blanc, haut d’un étage. Rien n’indique que se trouve là une des deux « dark kitchen » de Deliveroo en région parisienne. Sur Google Maps, on ne sait qui a bien pu ranger la société dans la catégorie « soupe populaire »… Midi approche, c’est l’heure du coup de feu. Malgré l’affiche posée sur le portail, aucun livreur « ne se gare moteur coupé » dans la cour. Un simple coup d’œil suffit à comprendre qu’elle serait trop exiguë pour tous les accueillir. Alors la vingtaine de travailleurs du bitume, que la société préfère appeler les « riders » pour donner un côté sportif et chic à l’exploitation de la force de travail, gare ses engins sur la piste cyclable devant les locaux. Quand vient le tour de l’un de récupérer une commande, il faut courir s’en emparer au comptoir avant de foncer la livrer, parfois à quelques centaines de mètres seulement, et jusqu’à 4 kilomètres, dans les nombreux immeubles de bureaux qui se sont installés entre Porte de la Villette et Pantin.
Ouverte le 7 avril 2021, c’est la troisième cuisine du genre en France pour la plateforme de livraison à domicile. Après être devenue un acteur incontournable sur le marché, elle a décidé de prendre le contrôle à la source des livraisons en disposant de ses propres lieux de production. Elle propose ainsi ses locaux à huit restaurateurs réputés, propriétaires parfois d’établissement dans les quartiers huppés de la capitale. Autant d’enseignes qui ont choisi en connaissance de cause un système lucratif d’exploitation de travailleurs précaires, et la concurrence avec les petits établissements de restauration d’Aubervilliers, pour augmenter leurs profits. Elles bénéficient des données statistiques accumulées par Deliveroo sur les commandes et les lieux de livraison pour optimiser leurs menus. Tripletta, Pierre-Sang, K‑Town, PNY, Bao Family, le Petit Cambodge… Chaque entreprise de restauration recrute son équipe de cuistots, qui charbonnent pour que soient livrés en moins de 30 minutes les plats commandés.
De complaisants articles relaient la communication de la plateforme, dont les responsables affirment s’installer dans un secteur où, d’après eux, les possibilités de restauration seraient limitées. Pourtant, les établissements ne manquent pas dans les environs. Rien que dans un rayon de quelques centaines de mètres, on trouve de la cuisine française traditionnelle au café-restaurant le 421, de la cuisine turque au grill Rojden, de la cuisine portugaise au Saint Miguel, et pléthore de restaurants asiatiques dans le quartier du textile tout proche… Le tout frais, bon marché et de bonne qualité la plupart du temps. En réalité, ce quartier partagé entre logement, activités diverses de vente en gros et petites PME/PMI a permis à la société de louer 700 mètres carrés de locaux à un loyer bien inférieur à ceux de Paris, tout en bénéficiant d’une localisation stratégique proche de nombreux sites de bureaux identifiés comme sources de commandes. Avantage non négligeable, elle bénéficie également d’une réserve de main‑d’œuvre corvéable à merci. C’est en effet dans les quartiers populaires, et non dans les beaux quartiers de la capitale, que vivent la plupart des livreurs à scooter et vélo, nouveaux prolétaires d’aujourd’hui. Alors que les plateformes dégradaient conditions de travail et rémunérations après avoir acquis une hégémonie sur le marché, les étudiant·es et jeunes actifs et actives, nombreux et nombreuses à travailler pour celles-ci à leur lancement, ont laissé progressivement la place aux travailleurs les plus précaires, sans-papiers qui sous-louent comptes d’application et deux-roues à des réseaux organisés de type mafieux. De nos jours, une course ne leur rapporte parfois que quelques centimes d’euros.
La dark kitchen jouxte le projet Villa Favory. La boucle se ferme. Quand, dans leur bulle, la faim les prendra, les futurs occupant·es n’auront qu’à ouvrir leur application sans quitter leur abri, leur cocon… En face des immeubles en construction, la cité Carnot fait la transition entre la fin des industries et l’exploitation des auto-entrepreneurs, entre activités de production et activités de service. En 1987, l’ancienne fonderie qui occupait le site est remplacée « par une cité industrielle construite pour accueillir des PME-PMI. […] Ce site représente un bon exemple de l’adaptation de l’architecture industrielle aux nouvelles normes du marché où prédominent, en centre urbain, les petites structures ». Le site n’a plus si fière allure. Une dizaine de plaques sur un mur au pied duquel des herbes sauvages sorties du bitume ont atteint une hauteur incongrue, liste les sociétés encore présentes.
J’ai souvent eu l’seum pour mon père qui bosse à l’usine
Putain j’hallucine, vécu d’fou du vieux, d’la vieille
« Freestyle Renaissance », Rémy
Le parcours long de 1 600 mètres que nous avons suivi longe une zone en forme de triangle rectangle et englobe une surface d’environ 11,5 km². Un siècle de mutations des classes laborieuses viennent s’y télescoper ; de multiples nationalités s’y croisent. Dans les logements construits au début du XXe siècle pour les ouvrier·es des grosses industries en plein développement arrivés de l’est et du sud de l’Europe, vivent désormais les travailleurs précarisés des plateformes de livraison, de la sous-sous-traitance du BTP ou du commerce de textile en gros, venus d’Afrique du Nord, de Chine, d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique subsaharienne. Avec la complicité des gouvernements, en s’appuyant sur l’auto-entrepreneuriat, ces entreprises ont réussi à contourner les obligations du code de travail, privant leurs travailleurs et travailleuses — d’avec qui elles nient tout lien de salariat — des protections les plus essentielles gagnées d’arrache-pied au fil des luttes syndicales. Ces entreprises n’ont rien de moderne. Au contraire, leurs pratiques nous ramènent un siècle en arrière, au temps du louage d’ouvrage. Les travailleurs et travailleuses précaires ont toujours été indispensables au fonctionnement du capitalisme afin de lui éviter toute pénurie de main‑d’œuvre. Aucun de ses acteurs, dont l’État qui lui fournit les conditions de son développement, n’a intérêt à ce que cela cesse. Plutôt que de donner aux habitant·es du quartier les moyens d’accéder à un meilleur niveau de vie là où ils résident, et risquer de perdre cette fameuse réserve de main‑d’œuvre, les projets de réhabilitation visent à faire venir de l’extérieur une population plus aisée. La cohabitation ne sera que virtuelle : les résidences à destination de ces nouveaux et nouvelles habitant·es sont des enclaves coupées de l’extérieur, secondées par des structures privées qui investissent un juteux marché : écoles Montessori privées, dark kitchen, dark stores… Tout est fait pour que chacun reste dans son monde et que, surtout, celui-ci ne change pas. Mais face aux promoteurs avides qui la dévorent, la ville n’a pas dit son dernier mot — comme l’a montré récemment la victoire des jardinier·es en lutte et de leurs soutiens au nord-est de la ville, dans la zone du Fort. Au prix d’une résistance déterminée, ils ont obtenu l’arrêt des travaux d’une piscine olympique avec solarium qui avaient condamné au béton une partie des parcelles.
Surtout, les « gentils enfants d’Aubervilliers » ne renoncent pas : ils ont vu leurs parents trimer, appris jeunes qu’ils allaient devoir charbonner pour arracher ce qu’une société qui les regarde avec mépris n’a pas accordé à leurs familles. Grandir à Aubervilliers, c’est apprendre à transformer la rage en détermination. Et, pour reprendre les mots de Nora, si « l’ascenseur social est bloqué, on prend les escaliers, et avec des claquettes ».
Aujourd’hui y’a des terrains avant ça creusait les mines
On est toujours en bas
Toujours au charbon ma caille
Ça m’empêche de dormir tous les gyros dans la ville
Ça m’empêche de sourire tous ces bâtards qui t’embarquent
Aujourd’hui y’a des terrains avant ça creusait les mines
On est toujours en bas
Toujours au charbon ma caille
« Charbon », Rémy
Toutes les photographies sont de Loez | Ballast
- Lire l’enquête de Nathalie Revenu pour Le Parisien.[↩]
- Croix marquant la christianisation d’un lieu et servant de repère.[↩]
- Qui appelle à revenir aux fondamentaux du marxisme.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre récit « Tout ce qui vit », Élie Marek et Elias Boisjean, mai 2022
☰ Lire le texte « 99 », Marc Nammour, avril 2022
☰ Lire notre récit « Drôle de temps, ami », Maryam Madjidi, janvier 2022
☰ Lire les textes « Combien de fois », Claro, décembre 2021
☰ Lire notre nouvelle « L’usine », Marc Graciano, novembre 2021
☰ Lire notre nouvelle « La pierre de Naplouse », Jérémie Rochas, juin 2021