L’écosocialisme : qu’est-ce donc ?


Texte inédit pour le site de Ballast — Rubrique « Qu’est-ce donc ? »

L’écologie : com­bien de divi­sions ? Beaucoup, et c’est heu­reux. Nous n’avons rien à attendre, et même tout à craindre, des cou­rants libé­raux, mains­tream, iden­ti­taires ou irra­tion­nels qu’elle compte en son sein. Au car­re­four de la tra­di­tion maté­ria­liste socia­liste et de la lutte pour la pro­tec­tion de l’environnement, l’écosocialisme rap­pelle que la pré­ser­va­tion de l’écosystème est incom­pa­tible avec la logique éco­no­mique capi­ta­liste, fon­dée qu’elle est sur le pro­duc­ti­visme et la recherche infi­nie du pro­fit dans un monde fini. ☰ Par Pierre-Louis Poyau


Juin 1972, Stockholm. En ce début d’été se tient, sous l’égide de l’Organisation des Nations unies, la pre­mière grande confé­rence inter­na­tio­nale sur l’environnement. L’événement, sou­vent consi­dé­ré comme le pre­mier Sommet de la Terre, réunit un nombre impor­tant de diri­geants mon­diaux. Les décla­ra­tions de prin­cipes suc­cèdent aux dis­cours léni­fiants, jusqu’à ce qu’une cer­taine ora­trice prenne la parole. Indira Gandhi, à la tête d’un Congrès natio­nal indien alors d’orientation social-démo­crate, dirige l’Inde depuis 1966. Son dis­cours, expres­sion des sen­ti­ments de nom­breux pays du Sud, tranche avec les prises de parole des diri­geants occi­den­taux. Commençant par évo­quer son atta­che­ment à la ques­tion envi­ron­ne­men­tale, elle ne tarde pas à mettre en cause les méfaits éco­lo­giques du sys­tème éco­no­mique capi­ta­liste. Déclarant que « la recherche du pro­fit, indi­vi­duel ou col­lec­tif, semble éclip­ser tout le reste1 », elle affirme que « la pol­lu­tion n’est pas un pro­blème tech­nique. Le pro­blème ne réside pas dans la science ou la tech­no­lo­gie en tant que telles mais dans le sys­tème de valeurs du monde contem­po­rain, qui ignore les droits des indi­vi­dus et est oublieux du long terme2 ». Poursuivant son dis­cours, elle dénonce l’obsolescence pro­gram­mée et la pro­duc­tion mas­sive de biens de consom­ma­tion inutiles. À l’issue de la Conférence de Stockholm, une décla­ra­tion de 26 prin­cipes est adop­tée, qui met l’accent sur la dété­rio­ra­tion des éco­sys­tèmes : « des niveaux dan­ge­reux de pol­lu­tion de l’eau, de l’air, de la terre et des êtres vivants ; des per­tur­ba­tions pro­fondes et regret­tables de l’équilibre éco­lo­gique de la bio­sphère ; la des­truc­tion et l’épuisement de res­sources irrem­pla­çables ; enfin de graves défi­ciences qui sont dan­ge­reuses pour la san­té phy­sique, men­tale et sociale de l’homme3 ».

« Si le constat de la catas­trophe éco­lo­gique est bien éta­bli, la res­pon­sa­bi­li­té du sys­tème capi­ta­liste n’est jamais mise en question. »

Toutefois, nulle part il n’est fait men­tion de la res­pon­sa­bi­li­té du modèle éco­no­mique contem­po­rain dans ce pro­ces­sus de dégra­da­tion de l’environnement. L’intervention remar­quée d’Indira Gandhi illustre avec éclat la carence majeure du dis­cours envi­ron­ne­men­ta­liste mains­tream contem­po­rain : si le constat de la catas­trophe éco­lo­gique est bien éta­bli, la res­pon­sa­bi­li­té du sys­tème capi­ta­liste, fon­dé sur un pro­duc­ti­visme éche­ve­lé et gui­dé par le seul impé­ra­tif de « croître ou mou­rir4 », n’est jamais mise en ques­tion. Partant du pos­tu­lat selon lequel « une éco­lo­gie qui ignore ou méprise le mar­xisme et sa cri­tique du féti­chisme de la mar­chan­dise est condam­née à n’être qu’un cor­rec­tif des excès du pro­duc­ti­visme capi­ta­liste5 », l’écosocialisme, appa­ru dans les années 1970, se veut une syn­thèse de la cri­tique sociale por­tée par le socia­lisme et du sou­ci de sou­te­na­bi­li­té et de pré­ser­va­tion des éco­sys­tèmes qui consti­tue l’écologie politique.

Socialisme et écologie : une relation tumultueuse

Socialisme et éco­lo­gie peuvent paraître au pre­mier abord dis­tants, voire contra­dic­toires. Nombre de pen­seurs du cou­rant éco­lo­giste n’ont pas man­qué de mettre en lumière l’absence de consi­dé­ra­tion des socia­lismes dits « réels » pour la pro­blé­ma­tique envi­ron­ne­men­tale. Durant l’entre-deux-guerres, l’exploitation du char­bon fut le moteur prin­ci­pal de la crois­sance indus­trielle en URSS, éri­gée au rang de prio­ri­té abso­lue par les diri­geants sovié­tiques. Au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, ces der­niers s’étant fixé l’objectif de « dépas­ser » les États-Unis, l’industrialisation à outrance demeu­ra le cre­do du régime en matière de poli­tique éco­no­mique. À la veille de la chute du mur de Berlin, les États du bloc sovié­tique ne font guère figure d’élèves modèles en matière envi­ron­ne­men­tale : la Tchécoslovaquie émet alors 20,7 tonnes de CO2 par an et par habi­tant, la RDA 22 tonnes. Le Canada, pour­tant l’un des plus impor­tants émet­teurs de CO2 des pays de l’OCDE, ne pro­duit alors « que » 16,2 tonnes de CO2 par habi­tant et par an6. L’écosocialisme ne sau­rait remettre en cause l’évidence : le pro­duc­ti­visme à la sovié­tique, au regard des des­truc­tions éco­lo­giques, n’a rien à envier au sys­tème capi­ta­liste. Cette cri­tique éco­lo­giste des régimes de type sovié­tique doit cepen­dant être réfu­tée lorsqu’elle pré­tend déce­ler une incom­pa­ti­bi­li­té entre la théo­rie mar­xiste et l’écologie politique.

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Selon une idée répan­due, Marx aurait fait peu de cas du pro­blème envi­ron­ne­men­tal, de même que la plu­part des théo­ri­ciens mar­xistes après lui7. Cette asser­tion ne résiste pas à l’analyse. Comme l’observe John Bellamy Foster8, l’un des prin­ci­paux repré­sen­tants de l’écosocialisme aux États-Unis et diri­geant de la Monthly Review, on trouve en effet dans le tome I du Capital des pas­sages qui témoignent d’une conscience aiguë des dégâts envi­ron­ne­men­taux engen­drés par le capi­ta­lisme. Marx y dénonce la rup­ture entre les hommes et la Terre, affirme que le pro­duc­ti­visme de l’agriculture à grande échelle ne peut qu’aggraver cette « rup­ture méta­bo­lique », alerte sur l’appauvrissement des sols et sur la pol­lu­tion urbaine, fus­tige l’épuisement de la terre et constate que « les condi­tions exis­tantes imposent une régu­la­tion ration­nelle de la rela­tion méta­bo­lique entre les êtres humains et la terre, ce qui pointe au-delà de la socié­té capi­ta­liste, vers le socia­lisme et le com­mu­nisme9 ». Loin de se dés­in­té­res­ser de la ques­tion, les conti­nua­teurs immé­diats de Marx pro­longent ses réflexions. Karl Kautsky, figure majeure de la social-démo­cra­tie alle­mande, évoque ain­si les dan­gers de l’utilisation de pes­ti­cides dès 1899. Rosa Luxemburg, dans sa cor­res­pon­dance, évoque le pro­blème de la dis­pa­ri­tion des oiseaux engen­drée par la des­truc­tion de leur habi­tat. En Union sovié­tique, dans les années 1920, Vladimir Vernadsky intro­duit le concept de bio­sphère, déve­lop­pé ensuite par Alexandre Oparine. En Grande-Bretagne, l’intellectuel mar­xiste Christopher Caudwell tente, dans Heredety and Development, d’élaborer une pen­sée éco­lo­gique cohé­rente : son influence se fait sen­tir aujourd’hui dans les tra­vaux de bio­lo­gistes répu­tés10. Force est de consta­ter, cepen­dant, que le sou­ci éco­lo­gique a bel et bien connu une éclipse pro­lon­gée au sein de la pen­sée mar­xiste. La ques­tion, en effet, n’apparaît que de manière très mar­gi­nale dans les œuvres des prin­ci­paux théo­ri­ciens socia­listes du XXe siècle.

Misères et impasses du « capitalisme vert »

« Selon une idée répan­due, Marx aurait fait peu de cas du pro­blème envi­ron­ne­men­tal, de même que la plu­part des théo­ri­ciens mar­xistes après lui. »

C’est dans les tra­vaux d’André Gorz que l’on peut trou­ver les fon­de­ments théo­riques de l’écosocialisme tel qu’il est aujourd’hui conçu. D’abord dis­ciple de l’exis­ten­tia­lisme sar­trien, Gorz se rap­proche par la suite d’Ivan Illich, pen­seur ico­no­claste qui l’amène à se pen­cher sur la ques­tion envi­ron­ne­men­tale. Partant du constat selon lequel « il est impos­sible d’éviter une catas­trophe cli­ma­tique sans rompre radi­ca­le­ment avec les méthodes et la logique éco­no­mique qui y mènent depuis cent cin­quante ans11 », Gorz pro­pose une inno­vante théo­rie poli­tique fon­dée sur l’alliance du sou­ci éco­lo­gique et de l’anticapitalisme. La rup­ture avec une cer­taine « logique éco­no­mique », c’est en effet cela qui dis­tingue l’écosocialisme de l’environnementalisme mains­tream. Ce der­nier s’attache à pro­mou­voir un « capi­ta­lisme vert12 », une éco­lo­gie poli­tique qui s’abstient de remettre en cause le sys­tème éco­no­mique contem­po­rain. L’histoire d’une grande par­tie du mou­ve­ment éco­lo­giste fran­çais est symp­to­ma­tique de ce pro­blème. Les Verts ont ain­si long­temps refu­sé de prendre posi­tion quant au cli­vage droite/gauche, arguant du fait que l’écologie était intrin­sè­que­ment indé­pen­dante de toute autre ques­tion et ne pou­vait s’inscrire dans l’échiquier poli­tique tra­di­tion­nel. En 1986, les Verts refusent par exemple l’ouverture du mou­ve­ment aux auto­ges­tion­naires, prô­nant l’autonomie du cou­rant éco­lo­giste et refu­sant de s’identifier à la gauche. Lors des élec­tions pré­si­den­tielles de 1988, Antoine Waechter, alors diri­geant des Verts, fait cam­pagne sur le dépas­se­ment du cli­vage droite/gauche13.

La plu­part des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales et la grande majo­ri­té des poli­tiques envi­ron­ne­men­tales mises en place reposent par ailleurs sur les méca­nismes du mar­ché. Le Programme des Nations unies pour l’environnement, le PNUE, pro­meut ain­si, depuis les années 1990, la théo­rie du « sou­tien mutuel ». Cette der­nière fait de la libé­ra­li­sa­tion du com­merce et de l’investissement un outil stra­té­gique dans la lutte contre les dérè­gle­ments cli­ma­tiques. Une telle poli­tique per­met­trait en effet, selon le PNUE, de dif­fu­ser les inno­va­tions tech­no­lo­giques « vertes » sur les mar­chés mon­diaux et de les rendre dis­po­nibles à tous14. En réa­li­té, l’augmentation du com­merce mon­dial est à l’origine d’un accrois­se­ment impor­tant des émis­sions de gaz à effet de serre. Par ailleurs, « la libé­ra­li­sa­tion du com­merce des ser­vices et biens envi­ron­ne­men­taux […] accé­lère leur pri­va­ti­sa­tion et les sou­met à la logique de la valeur mar­chande au détri­ment d’une ges­tion locale, pérenne et démo­cra­tique de ces com­muns15 ».

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Autre exemple typique de la logique du capi­ta­lisme vert, les droits à pol­luer s’inscrivent dans une logique de mar­ché. Introduits par le pro­to­cole de Kyoto, entré en vigueur en 2005, les « mar­chés car­bone » reposent sur un prin­cipe rela­ti­ve­ment simple : une auto­ri­té publique (État ou orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale) fixe un pla­fond d’émission de CO2 aux entre­prises. Si l’entreprise dépasse ce quo­ta, elle est tenue de payer la dif­fé­rence. Le prix de l’unité de compte, la tonne de CO2, varie selon les fluc­tua­tions du mar­ché. Selon les tenants de ce sys­tème, le méca­nisme même du mar­ché contraint ain­si les entre­prises à réduire leurs émis­sions. En réa­li­té, les quo­tas car­bone ont été si géné­reu­se­ment dis­tri­bués que le cours de la tonne de car­bone s’avère excep­tion­nel­le­ment bas : le méca­nisme de mar­ché car­bone n’a donc aucun effet dis­sua­sif sur les entre­prises. Non seule­ment inef­fi­cace, ce méca­nisme par­ti­cipe du pro­ces­sus de mar­chan­di­sa­tion géné­ra­li­sée propre au capi­ta­lisme contem­po­rain : il sup­pose en effet la créa­tion d’une uni­té de compte et d’échange, la tonne de car­bone, qui per­met aux entre­prises d’acheter et de revendre à loi­sir des droits à pol­luer16. En défi­ni­tive, la carence majeure du dis­cours d’une grande par­tie des éco­lo­gistes contem­po­rains « réside dans leur igno­rance de la connexion entre pro­duc­ti­visme et capi­ta­lisme. La néga­tion de ce lien consub­stan­tiel conduit à l’illusion d’un capi­ta­lisme propre17 », ain­si qu’à la mise en place de poli­tiques publiques inutiles, si ce n’est contre-productives.

L’écosocialisme comme dépassement du productivisme capitaliste

« Fondé sur la recherche de la ren­ta­bi­li­té immé­diate, obsé­dé par le cal­cul des pertes et des pro­fits, le capi­ta­lisme est inca­pable de se pré­oc­cu­per des échéances lointaines. »

Pour les tenants de l’écosocialisme, il faut cher­cher l’origine de la crise éco­lo­gique dans le fonc­tion­ne­ment du capi­ta­lisme lui-même. C’est à l’action humaine que le réchauf­fe­ment glo­bal de la pla­nète ou la dis­pa­ri­tion d’espèces sont géné­ra­le­ment impu­tés. C’est aller un peu vite en besogne : si l’Homo sapiens appa­raît il y a envi­ron deux cent mille ans, la com­mu­nau­té scien­ti­fique s’accorde à dater le début du réchauf­fe­ment cli­ma­tique à la seconde moi­tié du XIXe siècle18, soit dans le sillage de la révo­lu­tion indus­trielle et de l’avènement du capi­ta­lisme. Ce n’est donc pas l’action humaine en tant que telle qui est en cause, mais bien un sys­tème éco­no­mique. Il ne s’agit pas non plus de mettre en ques­tion la tech­no­lo­gie, à l’instar de nombre de dis­ciples de Martin Heidegger ou de Jacques Ellul : « La tech­no­lo­gie actuelle, qui contri­bue de manière notable à la ruine de l’environnement, n’existe pas en elle-même : elle est le pro­duit et l’expression du capi­tal, elle est un ins­tru­ment de l’accumulation capi­ta­liste19. » Si l’écosocialisme fait du capi­ta­lisme le cœur du pro­blème, c’est qu’il dresse ce constat aus­si simple qu’implacable : les consé­quences de l’action humaine sur la pla­nète se fai­sant sen­tir sur le temps long, la sau­ve­garde de notre éco­sys­tème n’est pas envi­sa­geable sans une prise en compte du long terme. Fondé sur la recherche de la ren­ta­bi­li­té immé­diate, obsé­dé par le cal­cul des pertes et des pro­fits, le capi­ta­lisme est inca­pable de se pré­oc­cu­per des échéances loin­taines. Guidé par le seul impé­ra­tif de ren­ta­bi­li­té, le pro­duc­ti­visme propre au sys­tème capi­ta­liste ne tient aucun compte des dégâts qu’il peut engen­drer : il ne « peut pas faire face à la crise éco­lo­gique, parce que son être essen­tiel, son impé­ra­tif caté­go­rique, croître ou mou­rir, est pré­ci­sé­ment la rai­son même de cette crise20 ».

James O’Connor, fon­da­teur de la revue Capitalism, Nature, Socialism et théo­ri­cien éco­so­cia­liste, iden­ti­fie ain­si une contra­dic­tion fon­da­men­tale entre capi­ta­lisme et sou­te­na­bi­li­té des éco­sys­tèmes. Le sys­tème capi­ta­liste, selon l’analyse d’O’Connor, repose sur trois « condi­tions de pro­duc­tion » : le tra­vail humain, les res­sources natu­relles (pétrole, bois, eau…) et le patri­moine bâti (villes, infra­struc­tures urbaines). La dégra­da­tion et l’amenuisement pro­gres­sifs des res­sources, engen­drés par le capi­ta­lisme lui-même, causent une aug­men­ta­tion des coûts de pro­duc­tion. Autrement dit, « par sa dyna­mique expan­sion­niste, le capi­tal met en dan­ger ou détruit ses propres condi­tions, à com­men­cer par l’environnement natu­rel21 ». Si la res­pon­sa­bi­li­té du pro­duc­ti­visme capi­ta­liste dans la dégra­da­tion des éco­sys­tèmes ne fait aucun doute pour qui se réclame de l’écosocialisme, des auteurs tels que Razmig Keucheyan font un pas de plus : non seule­ment le capi­ta­lisme est à l’origine de la crise éco­lo­gique que nous connais­sons, mais les dégâts pro­vo­qués ne sont pas res­sen­tis de la même manière par tous. Lorsqu’en 2005 l’ouragan Katrina balaie la Nouvelle-Orléans, on constate une frap­pante sur­re­pré­sen­ta­tion des Noirs par­mi les vic­times : alors que la ville en compte 68 %, ils consti­tuent 84 % des per­sonnes dis­pa­rues. Étonnant au pre­mier abord, le fait s’explique en réa­li­té aisé­ment : les quar­tiers noirs sont situés dans les zones inon­dables22. Les consé­quences du dérè­gle­ment cli­ma­tique ont donc une dimen­sion de classe : ce sont les exclus et les plus pauvres qui sont très majo­ri­tai­re­ment frappés.

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Le pro­blème iden­ti­fié, l’écosocialisme se pro­pose, alliant sou­cis du pro­grès social et de la pré­ser­va­tion des éco­sys­tèmes, de « subor­don­ner la valeur d’échange à la valeur d’usage, en orga­ni­sant la pro­duc­tion en fonc­tion des besoins sociaux et des exi­gences de la pro­tec­tion de l’environnement23 ». Dans cette optique, l’outil prin­ci­pal d’une poli­tique éco­so­cia­liste est la pla­ni­fi­ca­tion, qui doit per­mettre de res­ti­tuer le pou­voir de déci­sion « à la socié­té qui seule peut prendre en compte l’intérêt géné­ral24 ». Il n’est évi­dem­ment pas ici ques­tion d’une pla­ni­fi­ca­tion auto­ri­taire et diri­giste à la sovié­tique, mais d’un plan qui fixe­rait les grands prin­cipes qui doivent pré­va­loir en matière de poli­tique éco­no­mique. Ainsi enten­due, la pla­ni­fi­ca­tion n’entre pas en contra­dic­tion avec l’autogestion démo­cra­tique des entre­prises au niveau local : « La déci­sion de trans­for­mer, par exemple, une usine de voi­ture en uni­té de pro­duc­tion de bus ou de tram­way revien­drait à l’ensemble de la socié­té, l’organisation et le fonc­tion­ne­ment internes de l’usine seraient gérés démo­cra­ti­que­ment par les tra­vailleurs eux-mêmes25. » Cette pla­ni­fi­ca­tion doit s’accompagner d’un déve­lop­pe­ment impor­tant des méca­nismes de démo­cra­tie directe. Chaque prise de déci­sion serait ain­si pré­cé­dée d’un long débat, fina­le­ment tran­ché de façon col­lec­tive au niveau local, régio­nal ou natio­nal : « Une telle démo­cra­tie, com­mune et par­ti­ci­pa­tive, est le seul moyen non pas d’éviter de faire des erreurs, mais de les cor­ri­ger par la col­lec­ti­vi­té sociale elle-même26. »

« La pla­ni­fi­ca­tion n’entre pas en contra­dic­tion avec l’autogestion démo­cra­tique des entre­prises au niveau local. »

L’écosocialisme ne manque pas de théo­ri­ciens. Il peut aus­si pré­tendre à une cer­taine repré­sen­ta­tion ins­ti­tu­tion­nelle, qui s’exprime par le biais de divers par­tis sur les deux rives de l’Atlantique. Aux États-Unis, le Green Party est sans doute celui qui se rap­proche le plus du pro­jet éco­so­cia­liste. Fondé en 1984, il pré­sente régu­liè­re­ment des can­di­dats à l’élection pré­si­den­tielle, par­ve­nant, à l’occasion de la can­di­da­ture de Ralph Nader en 2000, à réunir près de trois mil­lions de voix. Dans son texte d’orientation, le par­ti insiste sur la néces­si­té d’allier tran­si­tion éco­lo­gique, jus­tice sociale et démo­cra­tie locale, repre­nant ain­si à son compte le trip­tyque por­té par le cou­rant éco­so­cia­liste. La pla­te­forme pro­gram­ma­tique mise en place par le par­ti, qua­li­fiée de Green New Deal, emprunte autant à la volon­té de pro­grès social his­to­ri­que­ment por­tée par le mou­ve­ment ouvrier amé­ri­cain qu’aux réflexions plus récentes sur la néces­si­té d’un chan­ge­ment de modèle à même de sau­ve­gar­der les éco­sys­tèmes : natio­na­li­sa­tion d’une par­tie des banques, créa­tion de banques publiques, ins­tau­ra­tion d’un droit à l’électricité et aux trans­ports publics gra­tuits, inves­tis­se­ments mas­sifs dans les éner­gies renou­ve­lables… Le pro­gramme des Verts amé­ri­cains met éga­le­ment l’accent sur la néces­si­té d’une refonte des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, plai­dant par exemple pour l’interdiction du finan­ce­ment pri­vé des cam­pagnes élec­to­rales27. En Europe, le cou­rant éco­so­cia­liste est por­té de longue date par la gauche radi­cale scan­di­nave, ras­sem­blée depuis 2004 au sein de l’Alliance de la Gauche verte nor­dique. Le Parti de gauche sué­dois, héri­tier du par­ti com­mu­niste de Suède, et le Mouvement des verts et de gauche islan­dais sont les plus emblé­ma­tiques repré­sen­tants de ce courant.

En France, le Parti de gauche est l’une des rares orga­ni­sa­tions à se reven­di­quer de l’écosocialisme. Dans une bro­chure de 2013, le par­ti dresse le por­trait d’un « sys­tème pro­duc­ti­viste et capi­ta­liste, [où] il faut pro­duire tou­jours plus pour gagner plus. Quitte à exploi­ter à la fois les indi­vi­dus et les éco­sys­tèmes28 ». La pla­te­forme pro­gram­ma­tique du PG pré­voit la natio­na­li­sa­tion des sec­teurs stra­té­giques (eau, élec­tri­ci­té, trans­ports, ges­tion des déchets) et leur pla­ce­ment sous « contrôle citoyen ». Dans le pro­gramme de la France Insoumise pour les élec­tions pré­si­den­tielles de 2017, la tran­si­tion éco­lo­gique fait figure d’enjeu cen­tral : consti­tu­tion­na­li­sa­tion de la « règle verte » (ne pas prendre davan­tage à la nature que ce qu’elle peut recons­ti­tuer), créa­tion d’un pôle public de l’énergie, plan de réno­va­tion éco­lo­gique du bâti…29 La Gauche anti­ca­pi­ta­liste, cou­rant éco­so­cia­liste du Nouveau Parti anti­ca­pi­ta­liste fon­dé en 2011, par­ti­cipe en 2012 aux Assises de l’écosocialisme. Ce serait faire erreur que de s’imaginer que « les ques­tions éco­lo­giques ne concernent que les pays du Nord, qu’elles seraient un luxe de plus des socié­tés riches30 ». Au Brésil, le Mouvement des pay­sans sans terre se bat pour la défense de l’agriculture pay­sanne et l’accès aux res­sources natu­relles, s’opposant depuis des années aux mul­ti­na­tio­nales telles que Monsanto, dont les déver­se­ments de pes­ti­cides menacent les éco­sys­tèmes locaux.

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Croissance ou décroissance : le piège d’un faux dilemme

L’écosocialisme se dis­tingue donc de l’écologie poli­tique mains­tream par sa remise en cause radi­cale du pro­duc­ti­visme des­truc­teur du capi­ta­lisme contem­po­rain. Il entend éga­le­ment dépas­ser un socia­lisme qui, trop long­temps, n’a fait que peu de cas de la ques­tion éco­lo­gique. Enfin, il peut croi­ser le fer avec un impor­tant cou­rant éco­lo­gique contem­po­rain, la décrois­sance, qui prône un renon­ce­ment à « la crois­sance sys­té­ma­tique tous azi­muts31 » et une réduc­tion mas­sive de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion. C’est qu’un pan du cou­rant décrois­sant — très divers — s’aventure en eaux troubles. Serge Latouche, par­ti­san de ce der­nier, déve­loppe un dis­cours sus­cep­tible d’entrer en réso­nance avec nombre de pro­po­si­tions por­tées par l’écosocialisme : cri­tique de la crois­sance aveugle, de la reli­gion du pro­grès… Mais son « refus en bloc de l’humanisme occi­den­tal, de la pen­sée des Lumières et de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive32 » pose tou­te­fois des pro­blèmes à qui se réclame de l’écosocialisme ; l’on voit mal « com­ment ses pré­co­ni­sa­tions ne nous ramè­ne­raient pas à l’âge de pierre33 ». Les tenants d’un socia­lisme éco­lo­gique jugent inutile et dan­ge­reux le refus sys­té­ma­tique de la crois­sance ; les acti­vi­tés des­truc­trices et pol­luantes doivent indé­nia­ble­ment décroître, celles dont le but est de satis­faire les besoins sociaux doivent croître : « Des sec­teurs entiers de l’industrie et de l’agriculture doivent être sup­pri­més, réduits ou restruc­tu­rés, et d’autres doivent être déve­lop­pés, tout en four­nis­sant le plein emploi pour tous34. » Si l’écosocialisme ne sau­rait se recon­naître dans les pro­pos réac­tion­naires d’un Teddy Goldsmith, les conver­gences s’avèrent nom­breuses avec un auteur tel que Paul Ariès, fon­da­teur du « socia­lisme gour­mand35 ».

Innovante alliance du mar­xisme et de l’écologie poli­tique, l’écosocialisme se veut une alter­na­tive radi­cale au modèle pro­duc­ti­viste actuel. Rejetant le faux dilemme entre l’asphyxie pro­gres­sive due au réchauf­fe­ment glo­bal et la régres­sion sociale que ne man­que­rait pas d’entraîner une décrois­sance géné­ra­li­sée, il affirme qu’un « autre monde est pos­sible36 ! ».


Photographies de ban­nière et de vignette : Benjamin Zank


[lire les « Qu’est-ce donc ? » de Ballast]


  1. Discours d’Indira Gandhi à la confé­rence de Stockholm, juin 1972 (nous tra­dui­sons).[]
  2. Ibid.[]
  3. Déclaration finale de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement, 1972[]
  4. Löwy Michael, Écosocialisme. L’alternative radi­cale à la catas­trophe éco­lo­gique capi­ta­liste, Mille et une nuits, 2011, p. 165.[]
  5. Ibid., p. 98.[]
  6. Tanuro Daniel, « Capitalisme, pro­duc­ti­visme, socia­lisme réel et éco­so­cia­lisme », site de la Ligue com­mu­niste révo­lu­tion­naire, juin 2009.[]
  7. De Kadt Maarten, Engel-di Mauro Salvatore, “Marx’s Ecology or Ecological Marxism : Failed Promise”, Capitalism, Nature, Society, juin 2011, pp. 52-55.[]
  8. Bellamy Foster John, Marx éco­lo­giste, Éditions Amsterdam, 2011, p. 14.[]
  9. Ibid., p. 15.[]
  10. Ibid., pp. 24-27 : des bio­lo­gistes tels que Steven Rose, Richard Lewontin ou Richard Levins[]
  11. Gorz André, Ecologica, Galilée, 2008, p. 29.[]
  12. Tanuro Daniel, L’Impossible capi­ta­lisme vert, La Découverte, 2012, p. 232.[]
  13. Serne Pierre, Des verts à EELV, 30 ans d’histoire de l’écologie poli­tique, Les Petits matins, 2014, pp. 48-49.[]
  14. ATTAC, Le Climat est notre affaire, Les liens qui libèrent, 2015, p. 35.[]
  15. Ibid., p. 36.[]
  16. Keucheyan Razmig, La Nature est un champ de bataille. Essai d’écologie poli­tique, La Découverte, 2014, pp. 113-116.[]
  17. Löwy Michael, op. cit., p. 30.[]
  18. Garric Audrey, « La NASA illustre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique depuis 1880 », Le Monde, jan­vier 2012.[]
  19. Löwy Michael, op. cit., p. 165.[]
  20. Ibid., p. 165.[]
  21. Ibid., p. 28.[]
  22. Keucheyan Razmig, op. cit., p. 27.[]
  23. Löwy Michael, op. cit., p. 33.[]
  24. Ibid., p. 35.[]
  25. Ibid., p. 60.[]
  26. Ibid., p. 74.[]
  27. The Green New Deal, site du Green Party of the United States.[]
  28. Dégâts sociaux et envi­ron­ne­men­taux, ça suf­fit ! Vite, la pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique.[]
  29. L’avenir en com­mun. Le pro­gramme de la France insou­mise et son can­di­dat Jean-Luc Mélenchon, Seuil, 2016, p.67-78.[]
  30. Löwy Michael, op. cit., p. 46.[]
  31. Latouche Serge, Petit trai­té de la décrois­sance sereine, Mille et une nuits, 2007, p. 14.[]
  32. Löwy Michael, op. cit., p. 15.[]
  33. Ibid., p. 16.[]
  34. Déclaration éco­so­cia­liste inter­na­tio­nale de Belém, 2008.[]
  35. Ariès Paul, Le Socialisme gour­mand. Le bien-vivre : un nou­veau pro­jet poli­tique, Les empê­cheurs de pen­ser en rond, La Découverte, 2012.[]
  36. Löwy Michael, op. cit., p. 21.[]

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Hervé Kempf : « On redé­couvre ce qu’est la poli­tique », juillet 2016
☰ Lire notre article « Le Buen vivir : qu’est-ce donc ? », Émile Carme, juillet 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Jean Malaurie : « Nous vivons la crise mon­diale du pro­grès », juin 2016
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Pierre-Louis Poyau

Vit à Paris. Étudiant en histoire ; ses recherches portent sur la Commune de 1871. Écosocialiste, républicain critique, universaliste.

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