Texte inédit pour le site de Ballast — Rubrique « Qu’est-ce donc ? »
L’écologie : combien de divisions ? Beaucoup, et c’est heureux. Nous n’avons rien à attendre, et même tout à craindre, des courants libéraux, mainstream, identitaires ou irrationnels qu’elle compte en son sein. Au carrefour de la tradition matérialiste socialiste et de la lutte pour la protection de l’environnement, l’écosocialisme rappelle que la préservation de l’écosystème est incompatible avec la logique économique capitaliste, fondée qu’elle est sur le productivisme et la recherche infinie du profit dans un monde fini. ☰ Par Pierre-Louis Poyau
Juin 1972, Stockholm. En ce début d’été se tient, sous l’égide de l’Organisation des Nations unies, la première grande conférence internationale sur l’environnement. L’événement, souvent considéré comme le premier Sommet de la Terre, réunit un nombre important de dirigeants mondiaux. Les déclarations de principes succèdent aux discours lénifiants, jusqu’à ce qu’une certaine oratrice prenne la parole. Indira Gandhi, à la tête d’un Congrès national indien alors d’orientation social-démocrate, dirige l’Inde depuis 1966. Son discours, expression des sentiments de nombreux pays du Sud, tranche avec les prises de parole des dirigeants occidentaux. Commençant par évoquer son attachement à la question environnementale, elle ne tarde pas à mettre en cause les méfaits écologiques du système économique capitaliste. Déclarant que « la recherche du profit, individuel ou collectif, semble éclipser tout le reste1 », elle affirme que « la pollution n’est pas un problème technique. Le problème ne réside pas dans la science ou la technologie en tant que telles mais dans le système de valeurs du monde contemporain, qui ignore les droits des individus et est oublieux du long terme2 ». Poursuivant son discours, elle dénonce l’obsolescence programmée et la production massive de biens de consommation inutiles. À l’issue de la Conférence de Stockholm, une déclaration de 26 principes est adoptée, qui met l’accent sur la détérioration des écosystèmes : « des niveaux dangereux de pollution de l’eau, de l’air, de la terre et des êtres vivants ; des perturbations profondes et regrettables de l’équilibre écologique de la biosphère ; la destruction et l’épuisement de ressources irremplaçables ; enfin de graves déficiences qui sont dangereuses pour la santé physique, mentale et sociale de l’homme3 ».
« Si le constat de la catastrophe écologique est bien établi, la responsabilité du système capitaliste n’est jamais mise en question. »
Toutefois, nulle part il n’est fait mention de la responsabilité du modèle économique contemporain dans ce processus de dégradation de l’environnement. L’intervention remarquée d’Indira Gandhi illustre avec éclat la carence majeure du discours environnementaliste mainstream contemporain : si le constat de la catastrophe écologique est bien établi, la responsabilité du système capitaliste, fondé sur un productivisme échevelé et guidé par le seul impératif de « croître ou mourir4 », n’est jamais mise en question. Partant du postulat selon lequel « une écologie qui ignore ou méprise le marxisme et sa critique du fétichisme de la marchandise est condamnée à n’être qu’un correctif des excès
du productivisme capitaliste5 », l’écosocialisme, apparu dans les années 1970, se veut une synthèse de la critique sociale portée par le socialisme et du souci de soutenabilité et de préservation des écosystèmes qui constitue l’écologie politique.
Socialisme et écologie : une relation tumultueuse
Socialisme et écologie peuvent paraître au premier abord distants, voire contradictoires. Nombre de penseurs du courant écologiste n’ont pas manqué de mettre en lumière l’absence de considération des socialismes dits « réels » pour la problématique environnementale. Durant l’entre-deux-guerres, l’exploitation du charbon fut le moteur principal de la croissance industrielle en URSS, érigée au rang de priorité absolue par les dirigeants soviétiques. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces derniers s’étant fixé l’objectif de « dépasser » les États-Unis, l’industrialisation à outrance demeura le credo du régime en matière de politique économique. À la veille de la chute du mur de Berlin, les États du bloc soviétique ne font guère figure d’élèves modèles en matière environnementale : la Tchécoslovaquie émet alors 20,7 tonnes de CO2 par an et par habitant, la RDA 22 tonnes. Le Canada, pourtant l’un des plus importants émetteurs de CO2 des pays de l’OCDE, ne produit alors « que » 16,2 tonnes de CO2 par habitant et par an6. L’écosocialisme ne saurait remettre en cause l’évidence : le productivisme à la soviétique, au regard des destructions écologiques, n’a rien à envier au système capitaliste. Cette critique écologiste des régimes de type soviétique doit cependant être réfutée lorsqu’elle prétend déceler une incompatibilité entre la théorie marxiste et l’écologie politique.
Selon une idée répandue, Marx aurait fait peu de cas du problème environnemental, de même que la plupart des théoriciens marxistes après lui7. Cette assertion ne résiste pas à l’analyse. Comme l’observe John Bellamy Foster8, l’un des principaux représentants de l’écosocialisme aux États-Unis et dirigeant de la Monthly Review, on trouve en effet dans le tome I du Capital des passages qui témoignent d’une conscience aiguë des dégâts environnementaux engendrés par le capitalisme. Marx y dénonce la rupture entre les hommes et la Terre, affirme que le productivisme de l’agriculture à grande échelle ne peut qu’aggraver cette « rupture métabolique », alerte sur l’appauvrissement des sols et sur la pollution urbaine, fustige l’épuisement de la terre et constate que « les conditions existantes imposent une régulation rationnelle de la relation métabolique entre les êtres humains et la terre, ce qui pointe au-delà de la société capitaliste, vers le socialisme et le communisme9 ». Loin de se désintéresser de la question, les continuateurs immédiats de Marx prolongent ses réflexions. Karl Kautsky, figure majeure de la social-démocratie allemande, évoque ainsi les dangers de l’utilisation de pesticides dès 1899. Rosa Luxemburg, dans sa correspondance, évoque le problème de la disparition des oiseaux engendrée par la destruction de leur habitat. En Union soviétique, dans les années 1920, Vladimir Vernadsky introduit le concept de biosphère, développé ensuite par Alexandre Oparine. En Grande-Bretagne, l’intellectuel marxiste Christopher Caudwell tente, dans Heredety and Development, d’élaborer une pensée écologique cohérente : son influence se fait sentir aujourd’hui dans les travaux de biologistes réputés10. Force est de constater, cependant, que le souci écologique a bel et bien connu une éclipse prolongée au sein de la pensée marxiste. La question, en effet, n’apparaît que de manière très marginale dans les œuvres des principaux théoriciens socialistes du XXe siècle.
Misères et impasses du « capitalisme vert »
« Selon une idée répandue, Marx aurait fait peu de cas du problème environnemental, de même que la plupart des théoriciens marxistes après lui. »
C’est dans les travaux d’André Gorz que l’on peut trouver les fondements théoriques de l’écosocialisme tel qu’il est aujourd’hui conçu. D’abord disciple de l’existentialisme sartrien, Gorz se rapproche par la suite d’Ivan Illich, penseur iconoclaste qui l’amène à se pencher sur la question environnementale. Partant du constat selon lequel « il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis cent cinquante ans11 », Gorz propose une innovante théorie politique fondée sur l’alliance du souci écologique et de l’anticapitalisme. La rupture avec une certaine « logique économique », c’est en effet cela qui distingue l’écosocialisme de l’environnementalisme mainstream. Ce dernier s’attache à promouvoir un « capitalisme vert12 », une écologie politique qui s’abstient de remettre en cause le système économique contemporain. L’histoire d’une grande partie du mouvement écologiste français est symptomatique de ce problème. Les Verts ont ainsi longtemps refusé de prendre position quant au clivage droite/gauche, arguant du fait que l’écologie était intrinsèquement indépendante de toute autre question et ne pouvait s’inscrire dans l’échiquier politique traditionnel. En 1986, les Verts refusent par exemple l’ouverture du mouvement aux autogestionnaires, prônant l’autonomie du courant écologiste et refusant de s’identifier à la gauche. Lors des élections présidentielles de 1988, Antoine Waechter, alors dirigeant des Verts, fait campagne sur le dépassement du clivage droite/gauche13.
La plupart des institutions internationales et la grande majorité des politiques environnementales mises en place reposent par ailleurs sur les mécanismes du marché. Le Programme des Nations unies pour l’environnement, le PNUE, promeut ainsi, depuis les années 1990, la théorie du « soutien mutuel ». Cette dernière fait de la libéralisation du commerce et de l’investissement un outil stratégique dans la lutte contre les dérèglements climatiques. Une telle politique permettrait en effet, selon le PNUE, de diffuser les innovations technologiques « vertes » sur les marchés mondiaux et de les rendre disponibles à tous14. En réalité, l’augmentation du commerce mondial est à l’origine d’un accroissement important des émissions de gaz à effet de serre. Par ailleurs, « la libéralisation du commerce des services et biens environnementaux […] accélère leur privatisation et les soumet à la logique de la valeur marchande au détriment d’une gestion locale, pérenne et démocratique de ces communs15 ».
Autre exemple typique de la logique du capitalisme vert, les droits à polluer s’inscrivent dans une logique de marché. Introduits par le protocole de Kyoto, entré en vigueur en 2005, les « marchés carbone » reposent sur un principe relativement simple : une autorité publique (État ou organisation internationale) fixe un plafond d’émission de CO2 aux entreprises. Si l’entreprise dépasse ce quota, elle est tenue de payer la différence. Le prix de l’unité de compte, la tonne de CO2, varie selon les fluctuations du marché. Selon les tenants de ce système, le mécanisme même du marché contraint ainsi les entreprises à réduire leurs émissions. En réalité, les quotas carbone ont été si généreusement distribués que le cours de la tonne de carbone s’avère exceptionnellement bas : le mécanisme de marché carbone n’a donc aucun effet dissuasif sur les entreprises. Non seulement inefficace, ce mécanisme participe du processus de marchandisation généralisée propre au capitalisme contemporain : il suppose en effet la création d’une unité de compte et d’échange, la tonne de carbone, qui permet aux entreprises d’acheter et de revendre à loisir des droits à polluer16. En définitive, la carence majeure du discours d’une grande partie des écologistes contemporains « réside dans leur ignorance de la connexion entre productivisme et capitalisme. La négation de ce lien consubstantiel conduit à l’illusion d’un capitalisme propre
17 », ainsi qu’à la mise en place de politiques publiques inutiles, si ce n’est contre-productives.
L’écosocialisme comme dépassement du productivisme capitaliste
« Fondé sur la recherche de la rentabilité immédiate, obsédé par le calcul des pertes et des profits, le capitalisme est incapable de se préoccuper des échéances lointaines. »
Pour les tenants de l’écosocialisme, il faut chercher l’origine de la crise écologique dans le fonctionnement du capitalisme lui-même. C’est à l’action humaine que le réchauffement global de la planète ou la disparition d’espèces sont généralement imputés. C’est aller un peu vite en besogne : si l’Homo sapiens apparaît il y a environ deux cent mille ans, la communauté scientifique s’accorde à dater le début du réchauffement climatique à la seconde moitié du XIXe siècle18, soit dans le sillage de la révolution industrielle et de l’avènement du capitalisme. Ce n’est donc pas l’action humaine en tant que telle qui est en cause, mais bien un système économique. Il ne s’agit pas non plus de mettre en question la technologie, à l’instar de nombre de disciples de Martin Heidegger ou de Jacques Ellul : « La technologie actuelle, qui contribue de manière notable à la ruine de l’environnement, n’existe pas en elle-même : elle est le produit et l’expression du capital, elle est un instrument de l’accumulation capitaliste19. » Si l’écosocialisme fait du capitalisme le cœur du problème, c’est qu’il dresse ce constat aussi simple qu’implacable : les conséquences de l’action humaine sur la planète se faisant sentir sur le temps long, la sauvegarde de notre écosystème n’est pas envisageable sans une prise en compte du long terme. Fondé sur la recherche de la rentabilité immédiate, obsédé par le calcul des pertes et des profits, le capitalisme est incapable de se préoccuper des échéances lointaines. Guidé par le seul impératif de rentabilité, le productivisme propre au système capitaliste ne tient aucun compte des dégâts qu’il peut engendrer : il ne « peut pas faire face à la crise écologique, parce que son être essentiel, son impératif catégorique, croître ou mourir, est précisément la raison même de cette crise20 ».
James O’Connor, fondateur de la revue Capitalism, Nature, Socialism et théoricien écosocialiste, identifie ainsi une contradiction fondamentale entre capitalisme et soutenabilité des écosystèmes. Le système capitaliste, selon l’analyse d’O’Connor, repose sur trois « conditions de production » : le travail humain, les ressources naturelles (pétrole, bois, eau…) et le patrimoine bâti (villes, infrastructures urbaines). La dégradation et l’amenuisement progressifs des ressources, engendrés par le capitalisme lui-même, causent une augmentation des coûts de production. Autrement dit, « par sa dynamique expansionniste, le capital met en danger ou détruit ses propres conditions, à commencer par l’environnement naturel21 ». Si la responsabilité du productivisme capitaliste dans la dégradation des écosystèmes ne fait aucun doute pour qui se réclame de l’écosocialisme, des auteurs tels que Razmig Keucheyan font un pas de plus : non seulement le capitalisme est à l’origine de la crise écologique que nous connaissons, mais les dégâts provoqués ne sont pas ressentis de la même manière par tous. Lorsqu’en 2005 l’ouragan Katrina balaie la Nouvelle-Orléans, on constate une frappante surreprésentation des Noirs parmi les victimes : alors que la ville en compte 68 %, ils constituent 84 % des personnes disparues. Étonnant au premier abord, le fait s’explique en réalité aisément : les quartiers noirs sont situés dans les zones inondables22. Les conséquences du dérèglement climatique ont donc une dimension de classe : ce sont les exclus et les plus pauvres qui sont très majoritairement frappés.
Le problème identifié, l’écosocialisme se propose, alliant soucis du progrès social et de la préservation des écosystèmes, de « subordonner la valeur d’échange à la valeur d’usage, en organisant la production en fonction des besoins sociaux et des exigences de la protection de l’environnement23 ». Dans cette optique, l’outil principal d’une politique écosocialiste est la planification, qui doit permettre de restituer le pouvoir de décision « à la société qui seule peut prendre en compte l’intérêt général24 ». Il n’est évidemment pas ici question d’une planification autoritaire et dirigiste à la soviétique, mais d’un plan qui fixerait les grands principes qui doivent prévaloir en matière de politique économique. Ainsi entendue, la planification n’entre pas en contradiction avec l’autogestion démocratique des entreprises au niveau local : « La décision de transformer, par exemple, une usine de voiture en unité de production de bus ou de tramway reviendrait à l’ensemble de la société, l’organisation et le fonctionnement internes de l’usine seraient gérés démocratiquement par les travailleurs eux-mêmes25. » Cette planification doit s’accompagner d’un développement important des mécanismes de démocratie directe. Chaque prise de décision serait ainsi précédée d’un long débat, finalement tranché de façon collective au niveau local, régional ou national : « Une telle démocratie, commune et participative, est le seul moyen non pas d’éviter de faire des erreurs, mais de les corriger par la collectivité sociale elle-même26. »
« La planification n’entre pas en contradiction avec l’autogestion démocratique des entreprises au niveau local. »
L’écosocialisme ne manque pas de théoriciens. Il peut aussi prétendre à une certaine représentation institutionnelle, qui s’exprime par le biais de divers partis sur les deux rives de l’Atlantique. Aux États-Unis, le Green Party est sans doute celui qui se rapproche le plus du projet écosocialiste. Fondé en 1984, il présente régulièrement des candidats à l’élection présidentielle, parvenant, à l’occasion de la candidature de Ralph Nader en 2000, à réunir près de trois millions de voix. Dans son texte d’orientation, le parti insiste sur la nécessité d’allier transition écologique, justice sociale et démocratie locale, reprenant ainsi à son compte le triptyque porté par le courant écosocialiste. La plateforme programmatique mise en place par le parti, qualifiée de Green New Deal, emprunte autant à la volonté de progrès social historiquement portée par le mouvement ouvrier américain qu’aux réflexions plus récentes sur la nécessité d’un changement de modèle à même de sauvegarder les écosystèmes : nationalisation d’une partie des banques, création de banques publiques, instauration d’un droit à l’électricité et aux transports publics gratuits, investissements massifs dans les énergies renouvelables… Le programme des Verts américains met également l’accent sur la nécessité d’une refonte des institutions démocratiques, plaidant par exemple pour l’interdiction du financement privé des campagnes électorales27. En Europe, le courant écosocialiste est porté de longue date par la gauche radicale scandinave, rassemblée depuis 2004 au sein de l’Alliance de la Gauche verte nordique. Le Parti de gauche suédois, héritier du parti communiste de Suède, et le Mouvement des verts et de gauche islandais sont les plus emblématiques représentants de ce courant.
En France, le Parti de gauche est l’une des rares organisations à se revendiquer de l’écosocialisme. Dans une brochure de 2013, le parti dresse le portrait d’un « système productiviste et capitaliste, [où] il faut produire toujours plus pour gagner plus. Quitte à exploiter à la fois les individus et les écosystèmes28 ». La plateforme programmatique du PG prévoit la nationalisation des secteurs stratégiques (eau, électricité, transports, gestion des déchets) et leur placement sous « contrôle citoyen ». Dans le programme de la France Insoumise pour les élections présidentielles de 2017, la transition écologique fait figure d’enjeu central : constitutionnalisation de la « règle verte » (ne pas prendre davantage à la nature que ce qu’elle peut reconstituer), création d’un pôle public de l’énergie, plan de rénovation écologique du bâti…29 La Gauche anticapitaliste, courant écosocialiste du Nouveau Parti anticapitaliste fondé en 2011, participe en 2012 aux Assises de l’écosocialisme. Ce serait faire erreur que de s’imaginer que « les questions écologiques ne concernent que les pays du Nord, qu’elles seraient un luxe de plus des sociétés riches30 ». Au Brésil, le Mouvement des paysans sans terre se bat pour la défense de l’agriculture paysanne et l’accès aux ressources naturelles, s’opposant depuis des années aux multinationales telles que Monsanto, dont les déversements de pesticides menacent les écosystèmes locaux.
Croissance ou décroissance : le piège d’un faux dilemme
L’écosocialisme se distingue donc de l’écologie politique mainstream par sa remise en cause radicale du productivisme destructeur du capitalisme contemporain. Il entend également dépasser un socialisme qui, trop longtemps, n’a fait que peu de cas de la question écologique. Enfin, il peut croiser le fer avec un important courant écologique contemporain, la décroissance, qui prône un renoncement à « la croissance systématique tous azimuts31 » et une réduction massive de la production et de la consommation. C’est qu’un pan du courant décroissant — très divers — s’aventure en eaux troubles. Serge Latouche, partisan de ce dernier, développe un discours susceptible d’entrer en résonance avec nombre de propositions portées par l’écosocialisme : critique de la croissance aveugle, de la religion du progrès… Mais son « refus en bloc de l’humanisme occidental, de la pensée des Lumières et de la démocratie représentative32 » pose toutefois des problèmes à qui se réclame de l’écosocialisme ; l’on voit mal « comment ses préconisations ne nous ramèneraient pas à l’âge de pierre33 ». Les tenants d’un socialisme écologique jugent inutile et dangereux le refus systématique de la croissance ; les activités destructrices et polluantes doivent indéniablement décroître, celles dont le but est de satisfaire les besoins sociaux doivent croître : « Des secteurs entiers de l’industrie et de l’agriculture doivent être supprimés, réduits ou restructurés, et d’autres doivent être développés, tout en fournissant le plein emploi pour tous34. » Si l’écosocialisme ne saurait se reconnaître dans les propos réactionnaires d’un Teddy Goldsmith, les convergences s’avèrent nombreuses avec un auteur tel que Paul Ariès, fondateur du « socialisme gourmand35 ».
Innovante alliance du marxisme et de l’écologie politique, l’écosocialisme se veut une alternative radicale au modèle productiviste actuel. Rejetant le faux dilemme entre l’asphyxie progressive due au réchauffement global et la régression sociale que ne manquerait pas d’entraîner une décroissance généralisée, il affirme qu’un « autre monde est possible36 ! ».
Photographies de bannière et de vignette : Benjamin Zank
[lire les « Qu’est-ce donc ? » de Ballast]
- Discours d’Indira Gandhi à la conférence de Stockholm, juin 1972 (nous traduisons).[↩]
- Ibid.[↩]
- Déclaration finale de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement, 1972[↩]
- Löwy Michael, Écosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Mille et une nuits, 2011, p. 165.[↩]
- Ibid., p. 98.[↩]
- Tanuro Daniel, « Capitalisme, productivisme, socialisme réel et écosocialisme », site de la Ligue communiste révolutionnaire, juin 2009.[↩]
- De Kadt Maarten, Engel-di Mauro Salvatore, “Marx’s Ecology or Ecological Marxism : Failed Promise”, Capitalism, Nature, Society, juin 2011, pp. 52–55.[↩]
- Bellamy Foster John, Marx écologiste, Éditions Amsterdam, 2011, p. 14.[↩]
- Ibid., p. 15.[↩]
- Ibid., pp. 24–27 : des biologistes tels que Steven Rose, Richard Lewontin ou Richard Levins[↩]
- Gorz André, Ecologica, Galilée, 2008, p. 29.[↩]
- Tanuro Daniel, L’Impossible capitalisme vert, La Découverte, 2012, p. 232.[↩]
- Serne Pierre, Des verts à EELV, 30 ans d’histoire de l’écologie politique, Les Petits matins, 2014, pp. 48–49.[↩]
- ATTAC, Le Climat est notre affaire, Les liens qui libèrent, 2015, p. 35.[↩]
- Ibid., p. 36.[↩]
- Keucheyan Razmig, La Nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, La Découverte, 2014, pp. 113–116.[↩]
- Löwy Michael, op. cit., p. 30.[↩]
- Garric Audrey, « La NASA illustre le réchauffement climatique depuis 1880 », Le Monde, janvier 2012.[↩]
- Löwy Michael, op. cit., p. 165.[↩]
- Ibid., p. 165.[↩]
- Ibid., p. 28.[↩]
- Keucheyan Razmig, op. cit., p. 27.[↩]
- Löwy Michael, op. cit., p. 33.[↩]
- Ibid., p. 35.[↩]
- Ibid., p. 60.[↩]
- Ibid., p. 74.[↩]
- The Green New Deal, site du Green Party of the United States.[↩]
- Dégâts sociaux et environnementaux, ça suffit ! Vite, la planification écologique.[↩]
- L’avenir en commun. Le programme de la France insoumise et son candidat Jean-Luc Mélenchon, Seuil, 2016, p.67–78.[↩]
- Löwy Michael, op. cit., p. 46.[↩]
- Latouche Serge, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, 2007, p. 14.[↩]
- Löwy Michael, op. cit., p. 15.[↩]
- Ibid., p. 16.[↩]
- Déclaration écosocialiste internationale de Belém, 2008.[↩]
- Ariès Paul, Le Socialisme gourmand. Le bien-vivre : un nouveau projet politique, Les empêcheurs de penser en rond, La Découverte, 2012.[↩]
- Löwy Michael, op. cit., p. 21.[↩]
REBONDS
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