Entretien inédit pour le site de Ballast
Lier Ferré au rap paraît, à première vue, assez improbable. À première vue seulement — Stan Cuesta propose, dans son ouvrage Léo Ferré, la formule suivante : « Ferré, inventeur du rap français ». Pour en parler, nous nous sommes entretenus avec Trublion, rapeur du groupe La vie d’artiste, dont le premier album, Ferré ce rap, explore à sa manière les textes du célèbre poète anarchiste.
Comment est née cette envie de raper sur des textes de Ferré ?
Plus jeune, j’écoutais surtout Renaud, mais quand j’ai découvert Ferré, il y a une dizaine d’années, j’ai pris une grosse gifle ! Avec ses textes d’abord, puis avec sa musique et ses orchestrations. Spontanément, j’ai eu envie de revisiter ses morceaux, sans réellement me poser ce type de questions au départ. La force de son propos, sa poésie et ensuite sa musique, pour les samples, m’apparaissaient comme un matériau incroyable.
Bertrand Cantat s’est méfié, dans un livre d’entretien (L’expérience des limites), qu’on puisse faire de Ferré un précurseur du rap (en ce que cela déracinait le rap de son lieu de naissance et de sa culture originelle). Il ajoutait : « Pour ce qui est du message, de la revendication dans le rap, je ne suis pas persuadé qu’il y ait un rapport. » Qu’en pensez-vous1 ?
Sur la forme, son phrasé déclamé se rapprochait plus du spoken word, avec les Last Poets ou Gil Scott-Heron. Mais, en fin de carrière, il a annoncé lui-même faire du rap avec son morceau « La méthode ». C’était dans l’émission « Merci et encore bravo », l’un de ses rares passages télé (on comprend d’ailleurs pourquoi, étant donné le triste accueil qui lui a été fait !). Et quand je suis tombé dessus, ça m’a conforté dans l’idée de l’album. Sa musique a des correspondances étonnantes avec le rap. On a parfois l’impression qu’elle a été arrangée pour être samplée. Dans « Je t’aimais bien tu sais », par exemple, la rythmique programmée fait carrément penser à un breakbeat. Du côté des textes, je pense que cette parenté vient en grande partie de l’esprit de révolte qui irrigue toute son œuvre, et qui est pour moi indissociable du rap. Mais si tu compares « Il n’y a plus rien » ou « La violence et l’ennui » aux morceaux rap les plus énervés, c’est vrai qu’il y a de quoi sourire…
N’y a-t-il pas quelque chose de vertigineux à reprendre un artiste aussi imposant ?
« La parenté vient en grande partie de l’esprit de révolte qui irrigue toute son œuvre et qui est indissociable du rap. »
Si, évidemment. S’attaquer à une figure majeure, avec une discographie de quarante albums, ça paraît démesuré à côté de mon petit parcours de MC ! Mais je me suis lancé dans l’album sans avoir encore vraiment conscience de tout ça. C’est venu après. Au fur et à mesure des enregistrements. Avec Supafuh, qui a réalisé l’album, on a tenté de transformer cette pression en exigence artistique pour être le plus à la hauteur possible face à l’œuvre originale.
Mais vous êtes-vous demandé : « Au fond, pourquoi toucher à son œuvre ? Que peut-on y apporter ? »
On a pour nous de revisiter les morceaux dans un tout autre registre. Je pense que les auditeurs ont moins le réflexe de comparer avec les originaux que pour des reprises strictement chanson. Mais nous nous sommes posés la question pour chaque titre, et lorsque ça n’apportait rien par rapport à l’original, ou en terme de rap, nous n’avons pas gardé le titre — ou bien on est parti dans une autre direction. Au-delà du plaisir et du défi artistique de bosser sur une telle œuvre, notre démarche était d’amener Ferré « dans l’oreille » des auditeurs de rap. Et inversement. Notre parti n’était pas d’égaler les originaux mais de les mettre le plus en valeur possible dans une nouvelle forme. C’est aussi pour ça que je n’en fais pas des caisses dans l’interprétation, sur le disque comme sur scène : d’abord parce qu’on n’aime pas ça et puis, surtout, pour rester à notre place face à l’œuvre de Ferré.
Le choix des titres repris, ce fut uniquement affaire de goût personnel ? Une sélection difficile à effectuer ?
Oui, le choix a été dur ! Sur près de 400 morceaux, ma liste de départ nous aurait obligé à sortir un triple-album… Il y avait à la fois mes goûts, l’idée que certains morceaux me paraissaient évidents pour le rap et aussi l’envie d’avoir une sélection un minimum représentative de l’œuvre, autant des textes que musicalement. Mais les contraintes du sampling, le cahier des charges des ayants-droits et les envies des beatmakers et des guests [invités] ont resserré les possibilités. Au final, tout s’est quand même bien imbriqué !
Et pourquoi avoir laissé présente, par des samples, la voix de Ferré ici et là ?
Même si nous n’avons pas annoncé clairement l’album comme un hommage à Ferré, il y avait un peu de ça. On a utilisé sa voix dans cet esprit, comme un arrangement et un fil conducteur. Notamment dans les interludes. Et pour les scratches, on n’imaginait pas utiliser une autre matière. Je crois que ça a aussi participé à rendre le disque homogène.
La famille de Ferré – son fils, notamment – continue de promouvoir son travail : avez-vous eu des contacts ou des retours ?
« C’est sa liberté dans l’écriture et son approche de la poésie qui ont laissé des traces dans ma façon d’aborder la création. »
Oui. J’ai contacté son fils dès les premiers enregistrements et il nous a donné son accord assez vite. Il a posé des conditions sur le respect de l’œuvre, que l’on a trouvé justifiées. Il nous a encouragés dès le début, mais sans nous faire de véritables retours sur la musique : de manière générale il dit ne pas se positionner sur les choix artistiques.
Ferré, ce n’est pas que de la musique, c’est aussi un écrivain et un homme impliqué politiquement. Quelle est la place de la pensée contestataire/libertaire de Ferré dans votre travail ?
Je me suis plongé dans l’œuvre de Ferré pendant la période où je commençais à m’intéresser à l’anarchie donc, forcément, il m’a nourri politiquement et j’ai dû attraper quelques références au détour de ses textes. Mais ce qui m’a surtout marqué, c’est qu’il expliquait l’anarchie avec des mots simples — « négation de toute autorité » — et démontait les idées reçues, notamment en l’associant à l’amour. Je crois que c’est plutôt sa liberté dans l’écriture et son approche de la poésie qui auront laissé des traces dans ma façon d’aborder la création.
Vous disiez dans une interview que vous ne vous sentiez pas tout à fait en phase avec la scène rap contemporaine. Pourquoi ?
Pour parler uniquement du rap français, il y a encore une dizaine de MC actuels que j’apprécie et pour lesquels je suis à l’affût des sorties, mais ça fait peu par rapport à la masse des groupes… Je pense que c’est à la fois mes goûts et mes exigences qui se sont affinés. Et puis l’impossibilité du rap à devenir une musique adulte me fatigue ! Que les plus jeunes soient dans l’attitude et les coquilles vides, à la limite je peux comprendre, mais les quadragénaires…
Du coup, la fameuse coupure rap entertainement et rap conscient vous semble-t-elle judicieuse ?
« Ce qu’on nous fait passer pour du divertissement est au mieux de l’abrutissement pathétique ; au pire, un relais de l’idéologie marchande. »
Comme toutes les cases, c’est très schématique, même si ça peut décrire une séparation réelle. Il y a tellement de styles de rap différents que, nécessairement, beaucoup ne se retrouvent ni dans l’un ni dans l’autre. Ce qu’on nous fait passer pour du divertissement est au mieux de l’abrutissement pathétique ; au pire, un relais de l’idéologie marchande. Et c’est bien souvent un mélange des deux ! Alors, forcément, si je dois choisir, je vais me sentir plus proche du deuxième… À condition que le son me parle, qu’il y ait de la musicalité. La combinaison du fond et de la forme, en somme. Je n’invente rien…
Si vous aviez cinq rappeurs à citer, parmi ceux qui vous inspirent le plus ?
En français, je dirais Fabe pour les anciens et Psykick Lyrikah pour les plus actuels. Côté USA : Gang Starr, The Roots et Pharoahe Monch. Ce dernier fait vraiment partie des groupes les plus sous-estimés, avec une discographie pourtant quasi-parfaite ! L’album W.A.R. est un modèle pour moi en terme de couleurs et de MCing.
Un projet est-il prévu avec des compositions entièrement personnelles ?
Oui. Nous sommes en train de composer et d’écrire avec La Vie d’Artiste. Nous travaillons sur notre premier véritable album, avec notre identité propre : il devrait s’appeler Utopies en ruines. Contrairement à Ferré, ce rap, où la plupart des rythmiques étaient produites aux machines par plusieurs beatmakers, les batteries seront toutes live et Supa composera la quasi-intégralité des morceaux.
- Le biographe de référence de Ferré, Robert Belleret, explique quant à lui : « Ferré, annonciateur ou précurseur du slam ou du rap ? Pour le slam, c’est très tentant de l’imaginer, oui. Il a été le premier chanteur, voire le seul, à parler de son temps et de ses tares et à s’insurger contre ce qui l’horrifiait, donc à prôner, à sa manière, en marge, en rage, la rébellion et la révolte. Il a innové en osant lancer des invectives, des « mots sans culotte » et pratiquer une poésie non-académique à une époque où triomphait le yéyé et où pointait le show-biz, bien comptant et plutôt bien pensant. Il a été aussi le premier à déstructurer radicalement la chanson classique pour construire des œuvres à partir de vers libres, de langage parlé, de confessions intimes et sans le secours de la mélodie (mais il avait prouvé avant que les mélodies, il savait faire). Il a eu enfin le culot de déclamer sur scène et en disque des monologues incantatoires, débarrassés du carcan de la rime sur des durées plus qu’inhabituelles, extravagantes. « Le Chien », premier galop d’essai très convaincant, « Il n’y a plus rien » (16 minutes éblouissantes de tension et de fureur), « Et basta ! » (35 minutes de confessions d’une amertume et d’une noirceur poignantes) étaient-ils des tranches de slam avant l’invention du mot ? C’est évident et on pourrait aller jusqu’à les considérer comme des œuvres fondatrices. Il ne suffit évidemment pas d’ouvrir le robinet à verbiage pour devenir un « last-poète », il faut beaucoup de talent pour jongler avec les mots, les concepts, les images, les métaphores. Et le talent est une denrée assez rare… Mais le slam contemporain a pu produire d’excellentes choses. Pour le rap, la parenté existe aussi sûrement dans le contenu, très souvent en opposition à un ordre établi, mais elle est beaucoup moins évidente dans la forme. À vrai dire, je connais assez mal ce genre qui a pour première vertu de jouer avec les mots et de rechercher du sens, sur un rythme cependant très particulier, souvent répétitif et basé sur un débit où prédomine la violence. A mes oreilles, le rap manque cruellement d’inventivité musicale. Surtout, la grande différence du rap avec le style Ferré de la dernière époque tient, à mon avis, au fait que beaucoup de rappeurs s’efforcent d’accumuler les rimes, souvent riches au demeurant ; un exercice en forme de gageure qui constitue un sacré paradoxe. Les mots s’entrechoquent, les sonorités se répondent mais on est aux antipodes du vers libre. Cela dit, quel rap fantastique on pourrait faire avec « Poète… vos papiers ! »[↩]