Si chacun connaît Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, combien savent qui se cache sous le nom de son dédicataire ? « À Léon Werth. Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne. J’ai une excuse sérieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J’ai une troisième excuse : cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. » Léon Werth l’insoumis, tel que son biographe Gilles Heuré l’a nommé. Léon Werth le « journaliste, libertaire, antimilitariste, soldat des tranchées […], critique d’art, nageur, danseur, voyageur, écrivain, poète et observateur », tel qu’il l’a décrit. L’Histoire l’a mis de côté. Réclamons-lui deux ou trois comptes.
Lançons deux dates : 1878 et 1955. La première le vit naître et la seconde se devine. Fils d’un commerçant et d’une mère issue de la petite noblesse provinciale, le jeune Werth est ce que l’on nomme un élève modèle. Bien malgré lui pourtant : les bancs d’école lui sont à ce point sinistres qu’il délaisse ceux des classes préparatoires pour gagner son pain sur les Halles. Pigiste puis journaliste, il s’en va interviewer la fine fleur du Tout-Paris intellectuel et culturel — mais avoue préférer la compagnie des gredins ou des putains à celle de ce beau linge qu’il abomine. Werth écrit des nuits entières, opium et noix de kola à portée de main. Ses mots n’ignorent pas sur quel pied danser ; l’homme n’a pas coutume de ménager ses coups. La plume frappe sans bavures : le verbe est précis et la formule affilée. Werth sait que la probité ne s’embarrasse pas d’artifices : sa pensée chemine d’un pas franc. Le jargon et les grands mots ? Laissons cela aux beaux esprits qui bombent le torse pour l’Université et les salons.
« Le jargon et les grands mots ? Laissons cela aux beaux esprits qui bombent le torse pour l’Université et les salons. »
Le journaliste s’avère toutefois sans illusions sur la profession qu’il exerce. Trop de ses collègues, écrit-il, ne sont rien d’autre que des « marchands de lignes » semblables aux « marchands de viande ». André Gide, l’illustre Gide, lui demande un texte pour la NRF : Werth ne se préoccupe pas des exigences de l’écrivain et fait savoir qu’il n’acceptera pas la moindre coupe… Qu’une main extérieure modifie une seule de ses lignes le plonge dans des colères noires. Le natif des Vosges a l’œil sombre et l’âme chagrine. Irritable, revêche, susceptible et capricieux. Le sourire chiche. On le sait intègre et impossible à corrompre. L’argent ? Werth s’en méfie comme des importuns. Il lui arrive d’ailleurs d’enrouler un serpent à son poignet lorsqu’il écrit afin que nul ne vienne le troubler. Ombrageux et impulsif, sincère jusqu’à l’extrême… « Pessimiste ? Non, anar, oui. Ceux qui le connaissent savent qu’il a souffert. […] Une psychologie un peu douloureuse, car approcher le plus près possible de la vie est chez lui une obsession. […] La conscience de Werth, c’est une grande ligne de chemin de fer, c’est tout droit, direct, pas de bifurcation, pas d’embranchement », dira de lui le peintre fauviste Vlaminck. Mais Léon Werth sait aussi se montrer doux et affectueux, généreux et capable de beaucoup pour ceux qu’il aime. « Nature de fauve qui aurait un cœur », résume en trois traits l’un de ses amis.
Son premier livre, paru en 1913, raconte sa lutte contre une maladie qui faillit lui coûter la vie. L’ouvrage est en lice pour le Goncourt mais Werth pénètre dans la littérature française sans essuyer ses souliers : « L’institution des prix littéraires est détestable. Elle encourage la littérature comme la charité encourage la misère. On nourrit quelques faux pauvres et on assassine les pauvres véritables et dignes », déclare-t-il alors, encarté depuis peu à la Section française de l’Internationale ouvrière. Werth soutient Gustave Hervé, fondateur du journal La Guerre sociale et activiste socialiste célèbre pour sa critique acerbe du militarisme et du colonialisme. Les articles de l’écrivain révèlent des positions elles aussi sans équivoques : Werth pourfend le nationalisme, les puissances de l’argent, les casseurs de grèves, l’armée et le pouvoir clérical. Il témoigne également de sa sympathie pour l’anarchiste Sébastien Faure et déclare que « le règne de l’or » lui est « intolérable » en tant que militant révolutionnaire. « Mon anarchisme, explique-t-il, m’incline à vivre comme s’il n’y avait ni gouvernants, ni diplomates. Je conçois un ordre où le roi et le diplomate sont inutiles. » L’époque, elle, est à la cocarde : les nations roulent des mécaniques et l’Europe sent la poudre poindre à l’horizon. La Patrie que l’on débite de bouches en bouches, Werth s’en méfie. Celle qu’il défend s’enracine dans la terre des travailleurs, des serfs, des dominés, des révoltés et des cœurs rétifs. Son pays est sa langue et « la patrie n’est qu’une forme mystique de l’administration » (Clavel soldat). Une balle perfore le cou de l’archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914. Jaurès s’effondre un mois plus tard. La suite s’écrira au sang des innocents.
Léon Werth a trente-six ans et le voici qui s’engage comme volontaire dans l’armée française. Qu’a‑t-il pu se produire pour que ce pacifiste en vienne à rejoindre le front ? « Tout homme qui s’échappe des circonstances est lâche. » La guerre est là, impossible à nier, impossible à fuir. La pensée a rendu les armes et c’est au feu d’écrire l’avenir. Mais Werth se persuade qu’il s’apprête à faire la guerre à la guerre, la dernière des guerres, la guerre pour la paix : les morts bâtiront un futur fraternel.
« Carcasses de chevaux. Un soldat ivre veut planter des choux entre les tranchées. Ça sent la pisse. Des boyaux coulent. »
Excréments à même le sol. Un soldat éclate en larmes. Un autre de rire. Un fou cherche sa femme. Chairs éclatées. Os brisés. Dieu chiale des obus. Et ce curé qui marmonne : le devoir, le devoir dit-il, faut bien être là, là pour se battre. Carcasses de chevaux. Un soldat ivre veut planter des choux entre les tranchées. Ça sent la pisse. Des boyaux coulent. Un soldat murmure : « Ce sont des pères de famille comme nous… » Une sentinelle s’endort ; un officier lui tire une balle dans la tête. Werth lit L’Éthique de Spinoza sous les bombes et couche sur le papier sa rage, son amertume et son écœurement. La guerre est folie, la guerre est furie. Les corps s’écroulent en vain. Clairons, galons, drapeaux. « Les hommes sont maintenant dociles comme des machines. » L’esprit révolutionnaire des masses ? Farces et fariboles de philosophes. Werth songe à tous ces Allemands, en face de lui, juste en face, à portée de canons, venus se battre pour une poignée de puissants qu’ils ne verront jamais. « Un même mensonge crée leur souffrance et la nôtre. » L’héroïsme ? Les généraux en rêvent mais le troufion en crève. Les industriels et les banquiers se chargent du reste… « La foule met son cœur stupide au service des combinaisons diplomatiques. Elle est semblable aux domestiques qui s’enorgueillissent de l’argenterie de leur maître. » Un obus éclate tandis que Werth fume sa pipe : son humérus gauche est fracturé. On l’hospitalise à la fin du mois de septembre 1915.
Sébastien Faure publie, en janvier 1917, un appel à la paix dans le journal anarchiste Ce qu’il faut dire. Werth y joint sa signature et écrit quant à lui dans Le Journal du peuple. Le rescapé jette son encre en eaux troubles : le Peuple n’est plus. Sa majuscule s’est noyée dans la boue des tranchées. Le peuple a rampé et ne s’est pas insurgé lorsque les oligarques l’ont conduit à l’abattoir. Werth n’a vu, partout, qu’obéissance, discipline et garde-à-vous. L’armistice est signé dans la clairière de Rethondes : l’Allemagne a mordu la poussière et la foule acclame la fin des hostilités comme elle a applaudi les trains chargés de soldats il y a quatre années de cela. Werth raconte sa guerre dans deux ouvrages. Dix millions d’âmes lui restent en travers de la gorge. L’auteur refuse la pose martiale, menton fier et larme épique. « On me repoussa de partout », écrira-t-il trois décennies plus tard…
« Le rescapé jette son encre en eaux troubles : le Peuple n’est plus. Sa majuscule s’est noyée dans la boue des tranchées. »
Les ailes de l’aigle impérial sont brisées sous les assauts du peuple russe. Werth a sans doute perdu la foi en la Révolution mais cela ne l’empêche pas de se montrer favorable au mouvement bolchevik, mené par Lénine, au point de s’opposer au blocus économique imposé par les Alliés. Quant à la France, elle danse. Montmartre et Montparnasse balancent leurs jambes sur du charleston. La joie de vivre joue du jazz. Les corps virevoltent et Werth a le cœur serré : le monde guinche sur des cadavres ! Invalides, orphelins, gueules cassées : oubliés !
Il embarque pour l’Indochine en 1924 et racontera son séjour dans Cochinchine. Les porteurs d’eau de l’Empire récitent leurs odes à la Civilisation et Werth note dans journal, en 1952 : « Mille kilomètres de route ne compensent pas un seul acte de cruauté ou de goujaterie. » Il ne peut contenir la honte qu’il éprouve à voir la brutalité de ses compatriotes, « leur volonté d’abaisser » et leur « orgueil insensé ». L’écrivain se lie d’amitié avec Nguyen An Ninh, militant indépendantiste et traducteur de Rousseau, puis prend sa défense lorsqu’il sera inculpé par les autorités impérialistes. Le Vietnamien déclarera que Léon Werth fut le premier Européen à lui donner confiance en l’homme. « La colonisation est une forme première du fascisme », écrira le Français, dans les années quarante, lorsqu’il vivra à son tour sous occupation.
« Socialiste sans uniforme. Il abhorre les pantins du Parti qui boivent ses édits comme du vin de messe. Il exècre les jongleurs de concepts pour qui la vérité n’est qu’affaire de papier. »
C’est en 1931 que Léon Werth se retrouve rédacteur en chef d’un hebdomadaire de gauche, Monde. Socialiste, Werth l’est et le restera mais sans jamais voter. Socialiste sans uniforme. Il abhorre les pantins du Parti qui boivent ses édits comme du vin de messe. Il exècre les jongleurs de concepts pour qui la vérité n’est qu’affaire de papier. Il vomit le catéchisme révolutionnaire qui convoque Engels à toutes les phrases pour se dispenser d’avoir à penser. Il tient en horreur la pure théorie, ce Paradis où le réel devient ce que l’on veut qu’il soit. Les livres ne peuvent plus rien dans les tranchées : Werth n’a pas oublié, lui qui confie volontiers son admiration pour le monde paysan et son socialisme concret (« Vivre de la terre et ne pas vivre comme des bêtes », résume-t-il dans Déposition). Un éditeur l’éconduit : « Vous êtes un homme seul et votre pensée, par là même, devient très difficile à définir. » L’écrivain se tient hors des clous dont tant usent pour crucifier les chats errants : les autorités soviétiques refusent de lui accorder un visa et Simone de Beauvoir le traite de « chien de garde » de la bourgeoisie, dans un article où son nom côtoie celui du fasciste Drieu la Rochelle… Le Grand Soir, avance Werth, ne justifie pas à lui seul tous les moyens. Contre les « hommes-serpents du stalinisme », il prend la défense de Victor Serge, ancien anarchiste passé au trotskysme et déporté par le pouvoir communiste. Les deux hommes deviendront amis et Werth préfacera l’un de ses ouvrages. Serge ne cessera de le fasciner : comment fait-il encore pour espérer, pour croire encore que demain sera meilleur pour les gens du quotidien ?
Les puissances fascistes paradent sur le Vieux Continent. La France ne tarde pas à plier le genou devant la force allemande et Pétain fait à la patrie, prétend-il, « le don de sa personne ». Les bottes ennemies piétinent Paris le 14 juin 1940. Les populations civiles fuient. Werth et quelques proches traversent le pays, un mois durant, à bord d’une vieille Bugatti. Avec lui, un seul ouvrage : Terre des hommes de son ami Saint-Exupéry (qui rédigera sa Lettre à un otage pour Werth). Les militaires allemands qu’il croise sont polis et propres sur eux. Ils se lavent au puits. « Ils vous dégoûteraient de l’eau à tout jamais. » Ils rient. Dents de vainqueurs. « Chez les soldats allemands, c’est une béatitude, un étalement de soi. » Werth publiera ces semaines d’exode dans un livre intitulé 33 jours : « Et s’il est quelque théoricien, en qui la présence de l’Allemand ne réveilla point un sens national, je lui réponds que je n’aime pas le prisonnier qui flatte son geôlier. »
Le Jura, zone libre, l’abrite. « La France est comparable à une usine incendiée. Tout a croulé. » Léon Werth a maintenant plus de soixante ans mais il refuse de sombrer dans la résignation la plus totale. Que faire ? Rejoindre de Gaulle en Angleterre ? Il aimerait. Mais en a‑t-il encore l’âge ? Manque-t-il, s’interroge-t-il, de courage ? Il consigne alors, jour après jour, sa vie d’homme esseulé. Que son âme, au moins, résiste en écrivant la vérité. Impressions, quotidien, pensées ; Werth livre des détails qui n’en sont pas. On lui raconte que les guides, entre les deux zones, se font payer pour aider les gens à passer : « Je croyais qu’il était des services qu’on ne rémunérait pas. Cette pièce glissée (le tarif est, paraît-il, de cinquante francs) me ferait croire en effet que « la France est foutue » ». Vichy bavoche dans les radios. Des disques d’une musicienne juive sont brisés en plein Paris. « Je tiens à une civilisation, à la France. Je n’ai pas d’autre façon de m’habiller. Je ne peux pas sortir tout nu. » Un régiment allemand défile sous ses yeux qui s’embuent aussitôt. Pétain parle. Haut-le-cœur. Pourra-t-on encore user du terme « révolution » après que le Maréchal, cette « pourriture enfermée dans une armure », a osé le faire tourner sous sa langue ? Un paysan pauvre lui confie qu’il donnerait bien une de ses vaches si cela pouvait contribuer à la victoire de l’Angleterre. Victor Serge l’implore de croire encore et de ne pas baisser les bras face à tous ceux qui, partout, se plaisent à les tendre en direction de quelque führer. « Les peuples sont devenus des cheptels. L’État les fabrique en série sur un modèle standard », observe Werth.
« Werth ne s’est jamais senti juif mais Vichy sent pour lui qu’il doit l’être et le reconnaître. »
Son nom figure sur la liste des « Jüdische Autoren in französischer Sprache », c’est-à-dire des écrivains juifs de langue française. Werth ne s’est jamais senti juif mais Vichy sent pour lui qu’il doit l’être et le reconnaître : il se rend à la préfecture le 9 juillet 1941. « Je me sens humilié, c’est la première fois que la société m’humilie. […] Je lançai le mot : Juif, comme si j’allais chanter La Marseillaise. » Les Allemands fusillent. Des ouvriers français partent par wagons dans le pays des fusilleurs. Sa femme, séparée de lui, accueille des pilotes anglais ou canadiens, des Juifs ainsi que des résistants. « Les gens du bourg sont inertes. Ils attendent une occasion pour passer un licol à la fatalité. » 13 décembre : « Si Spinoza vivait en 1942, il serait dans un camp de concentration ou fusillé. » L’Allemagne capitule trois ans plus tard. Werth assiste au procès de Philippe Pétain en tant que journaliste, aux côtés de Kessel et Bernanos. Le sauveur de Verdun semble perdu, éteint, las. L’écrivain ne souhaite pas sa mort mais espère la dégradation militaire pour trahison. Le général de Gaulle commue la peine capitale en détention à perpétuité.
Son épouse décède en 1949. Le temps passant charrie les doutes : « Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je écrit ? Rien. Ne me dites pas non… je ne vous croirais pas. » Les éditeurs ne le signent plus. Il griffonne en 1952 : « Je suis un raté. Je ne me le dissimule pas. Littérairement, je n’existe pas. » Il s’éteint trois ans plus tard, à Paris, à l’âge de 77 ans, laissant un fils derrière lui.
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« Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace : À Léon Werth quand il était petit garçon », Antoine de Saint-Exupéry.