Entretien inédit pour le site de Ballast
On dénombrait récemment, en France, plus de 800 000 accidents du travail dans l’année, entraînant la mort de plus de 700 travailleurs et travailleuses. Ce fait social massif continue pourtant d’être traité sous l’angle du fait divers et local. Hier, un ouvrier tombait d’un toit en Moselle ; il y a cinq jours, un ouvrier était transporté en urgence absolue vers un hôpital de Haute-Savoie après avoir été piégé sous un coffrage de béton de 850 kilos ; la veille, un ouvrier installé sur une nacelle était gravement blessé à Quimper ; quelques jours plus tôt, en Maine-et-Loire, un technicien de maintenance a eu le bras happé par une machine. On pourrait poursuivre cette funeste liste sans fin. C’est, justement, ce que Matthieu Lépine, professeur d’histoire et auteur du blog Une Histoire populaire, entreprend depuis 2019 avec son compte Twitter « Accidents du travail : silence des ouvriers meurent ». Un travail aussi minutieux qu’essentiel, qui s’élève contre le silence médiatique et politique.
Les accidents du travail sont principalement abordés par la presse locale et régionale, et la plupart du temps dans la rubrique « faits divers ». Pourquoi ?
Je me pose cette question tous les jours. Il y a de façon quasi-générale dans les médias une banalisation de la question des accidents du travail. On peut tenter d’y répondre à partir de différents angles. D’abord, la méconnaissance du sujet chez bon nombre de journalistes : je repense à BFM illustrant un article par l’image d’une personne marchant sur une peau de banane… Ensuite, vient l’idée selon laquelle un accident serait une fatalité — et donc l’absence de réflexion qui en découle sur les causes et les conséquences. L’absence, aussi, tout simplement, de volonté de se pencher sur le sujet. Des journalistes m’ont déjà rapporté que leur rédaction ne trouvait pas le sujet « assez sexy en plein été » ou « qu’il ne correspondait pas vraiment à leur ligne éditoriale ». Finalement, face à la saturation de l’information et l’appât du buzz, peu de place pour les accidents du travail. Le fait qu’une grande partie des groupes de presse soient aux mains de quelques industriels est un facteur qu’il faut peut-être prendre en compte.
Ce n’est pourtant pas un problème marginal…
« Lorsqu’un policier ou un militaire décède dans le cadre de sa mission, l’ensemble de la presse s’empare du sujet. »
C’est même un phénomène d’ampleur. En 2019, l’Assurance maladie a reconnu 880 885 accidents du travail, dont 655 715 ayant entraînés un arrêt. Parmi les victimes, 733 sont décédées. On arrive même à 1 264 décès si on y ajoute les accidents de trajet et les maladies professionnelles. Des chiffres qui ne prennent en compte que les travailleurs relevant du régime général… Combien de suicides liés au travail, par ailleurs ? Il s’agit d’un fait social.
Qu’entendez-vous par là ?
Ça questionne l’organisation du travail et, plus globalement, les politiques menées sur cette question. Que des journalistes puissent réduire ça à de simples faits divers relève presque, pour moi, d’une faute professionnelle.
L’ouvrier Éric Louis raconte dans le livre On a perdu Quentin le décès de ce cordiste de 21 ans et le traitement médiatique qui s’en est suivi. Il écrit : « Sous la rubrique faits divers, je me tape le récit très succinct, au milieu duquel brille une publicité. Le nom de Quentin n’est même pas cité. Contrairement à celui du directeur de l’usine. »
Lorsqu’un policier ou un militaire décède dans le cadre de sa mission, l’ensemble de la presse s’empare du sujet. Très rapidement, la photo de la victime est dévoilée ainsi que son nom. Les circonstances de son décès sont développées et, parfois, un hommage national lui est même rendu. Un ouvrier, un agriculteur, un chauffeur-routier ou un marin-pêcheur n’ont le droit qu’à quelques lignes dans la presse locale. Et encore… Ils construisent nos logements, nous nourrissent, nous soignent, transportent nos marchandises mais n’ont droit à aucune reconnaissance. Les articles de presse sur les accidents du travail ressemblent davantage à des brèves. En fin de journée, les journalistes font souvent « la tournée » des hôpitaux, commissariats, casernes de pompiers, pour se renseigner. C’est ainsi qu’ils glanent notamment des informations sur les accidents du travail. On connaît ainsi le lieu, parfois le métier et l’âge de la victime, mais peu de détails sur les circonstances. Et il ne faut pas chercher à aller plus loin. Il m’est arrivé plusieurs fois de contacter des journalistes par mail ou via les réseaux sociaux pour avoir des compléments d’informations.
Et que vous disent-ils ?
La plupart du temps, je n’ai eu aucune réponse. Lorsqu’on m’a répondu, c’est toujours pour me dire « On ne sait pas », « On va se renseigner ». Renseignements que j’attends encore ! Depuis quelque temps, j’interpelle directement certains médias locaux lorsqu’une information est portée à ma connaissance mais qu’aucun d’entre eux ne s’en est fait le relai. Souvent, si l’accident concerne un chantier ou une entreprise importante, ils s’emparent de la question rapidement. J’ai ainsi pu nouer quelques contacts avec certains journalistes. Mais loin de moi l’idée de mettre tout le monde dans le même paquet : c’est aussi parce qu’il existe ces brèves que je peux faire mon travail de recensement. Et je remarque que quelques médias, comme par exemple Actu.fr, me servent régulièrement de source. Ce qui me désole, c’est de voir que certains semblent penser qu’ils ont rempli leur mission en se limitant à ça. Je ne dis pas que le sujet des accidents du travail doit prendre une place démesurée dans les colonnes des journaux ou sur les plateaux des chaînes d’information en continu. Mais tout de même, on parle de plus de 800 000 victimes par an et d’au moins 730 décès. C’est probablement moins « vendeur » qu’un nouveau débat sur le voile ou la viande hallal…
Avez-vous la possibilité d’aller au-delà des articles de presse que vous pouvez trouver — en contactant l’entreprise, les syndicats, les proches ou la victime ?
« On me répond souvent :
On ne va pas faire un article dès qu’un ouvrier meurt !Je crois que tout est dit. »
Malheureusement, entre mon travail, ma vie de famille et le temps passé sur le recensement, il reste peu de place pour l’investigation. Le travail de recensement est déjà une tâche de longue haleine. C’est chronophage, et même morbide. Si on venait à faire le tri dans mes recherches sur Google, des entrées comme « mort », « meurt », « décédé » ou « tue » seraient assurément en tête. Une fois les articles recensés, il faut les lire, faire le tri dans les informations données et parfois même comparer des sources aux informations contradictoires. Défricher, en somme. J’aimerais pouvoir pousser mes recherches. Le travail d’investigation est certainement plus intéressant — c’est justement un travail de journaliste. J’ai cependant pu nouer un certain nombre de contacts depuis maintenant deux ans et demi. Avec des travailleurs, des formateurs en prévention des risques, des inspecteurs du travail, des médecins du travail, des chercheurs ou même des avocats. Des contacts avec des familles de victimes ont également pu s’établir. À plusieurs reprises j’ai été sollicité, notamment par des mères de jeunes travailleurs décédés. Leur motivation était toujours la même : ne pas voir leur enfant tomber dans l’oubli, donner de la visibilité à son histoire, lui rendre hommage. Se faire le relai de ces histoires, c’est un devoir qu’on doit aux victimes mais aussi à leurs proches. C’est ainsi que j’ai pu faire le portrait de Romain, Hugo, Ludovic, Adrien, Teddy… Souvent de jeunes, voire de très jeunes victimes. La dignité, la combativité de ces mères m’ont toujours époustouflées. Leurs témoignages sont poignants et de véritables leçons de courage. Il ne faut pas oublier qu’un accident du travail est généralement un drame, une vie brisée, une famille meurtrie à jamais. Pourquoi ces personnes n’auraient pas droit au même traitement que les policiers ou les militaires ? On me répond souvent : « On ne va pas faire un article dès qu’un ouvrier meurt ! » Je crois que tout est dit.
Ce travail de recension des accidents ne pourrait-il pas être porté par les syndicats ?
Ils jouent leur rôle sur le terrain. Ils accompagnent notamment les victimes ou leurs familles dans les démarches et procédures. Solidaires recense par exemple les suicides au travail. Mais je crois malheureusement qu’ils n’ont pas le temps de se lancer dans un tel chantier. Entre la casse du code du travail, la réforme des retraites, celle de l’assurance-chômage, les combats ne manquent pas ces dernières années. Il est évident qu’avec les données qui leurs sont remontées depuis le terrain, leur travail de recensement serait certainement plus exhaustif que le mien. Peut-être faudrait-il créer un collectif ? D’ailleurs, il existe des observatoires sur tous les sujets en France mais rien ou si peu sur les accidents du travail… Est-ce finalement le rôle des syndicats ? Là où les syndicats ont un rôle important à jouer, c’est dans les entreprises, notamment auprès des plus jeunes qui manquent parfois de recul face aux risques. Un travail de prévention, de formation, qui peut être porté par les syndicats, mais qui doit l’être aussi par l’entreprise, me semble important. Par ailleurs, sans vouloir faire une fixette sur les médias, je crains malheureusement que Solidaires ou la CGT n’aient pas la même audience que BFM ou CNews. Le combat se situe aussi au niveau de la prise de conscience globale. Au final, peu de personnes connaissent l’ampleur du sujet, la réalité des chiffres, la réalité des drames qui se nouent chaque jour sur nos chantiers ou dans nos usines. Dans l’imaginaire de beaucoup de gens, et même dans celui de certains politiques, « On ne meurt plus au travail ». Il y a vraiment un effort d’éducation à faire auprès du grand public sur ce sujet.
Vous avez affirmé qu’à travers le traitement médiatique du sujet, ce qui ressort « c’est le récit de la fatalité1 », quand ce n’est pas un supposé manque de responsabilité de la victime qui est mis en cause. Comment mettre en branle ce récit afin de questionner la responsabilité des entreprises et de l’organisation sociale du travail ?
Selon l’article L. 4121–1 du code du travail, « l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés. Dans ce cadre, l’employeur ne doit pas seulement diminuer le risque, mais doit l’empêcher ». C’est un devoir pour l’employeur d’assurer la santé et la sécurité de ses employés. C’est important de le rappeler car les gens ont tendance à l’oublier, notamment avec l’uberisation du travail. À l’évidence, il est plus simple pour certains de se cacher derrière la fatalité, car ça évite d’avoir à se remettre en question. Mais c’est le rôle de l’employeur de vérifier la conformité des machines ou la formation de ses employés. Si un ouvrier se met en danger d’une façon ou d’une autre, c’est son rôle de lui rappeler les règles de sécurité. Si un jeune employé se retrouve sans encadrement, c’est son rôle d’y remédier. De plus en plus, on entend dire que les salariés doivent être acteurs de leur propre sécurité. Derrière cette idée se cache la volonté de déresponsabiliser les employeurs. Le traitement inique des livreurs des plateformes comme Uber Eats ou Deliveroo nous apporte un aperçu de ce que certains rêvent de généraliser à l’ensemble du monde du travail2. On pousse des livreurs à aller toujours plus vite en prenant toujours plus de risque avec un matériel qu’ils ont dû se fournir eux-mêmes sans qu’il n’y ait aucun contrôle dessus. Et si malheureusement un accident survient, la plateforme décline toute responsabilité car le livreur est un travailleur (soi-disant) indépendant… Voilà en partie ce qui se cache derrière cette promotion à tout-va de l’auto-entreprenariat. C’est l’un des enjeux majeurs des années à venir.
Connaît-on les principales causes des accidents du travail ?
« C’est tellement plus simple de se dire qu’il s’agit d’une fatalité ! Plus simple pour les entreprises mais aussi pour les décideurs politiques. »
On les connaît. La surcharge de travail, le manque de formation, les cadences, les contraintes physiques, les manquements aux règles de sécurité… On sait que certains salariés comme les jeunes, les intérimaires ou les sous-traitants sont plus exposés que les autres. Mais c’est tellement plus simple de se dire qu’il s’agit d’une fatalité ! Plus simple pour les entreprises mais aussi pour les décideurs politiques. Il ne faut tout de même pas oublier que depuis une dizaine d’années, le code du travail, l’inspection du travail ou la médecine du travail ont été particulièrement mis à mal. Comment penser que la suppression des Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) n’a eu aucune conséquence sur la prévention des risques professionnels ?
Un rapport de 2018 de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail recensait que presque 45 % des accidents du travail concernaient des ouvriers et des ouvrières. Sur les accidents graves et mortels sur lesquels vous vous penchez, êtes vous en mesure de tirer des grandes tendances entre accidentés du travail et classes sociales, genre, etc. ?
Après deux ans et demi de recensement, il y a des tendances assez claires qui se dégagent. Le BTP est le secteur où les accidents graves sont les plus récurrents. Les ouvriers et artisans du bâtiment représentent par exemple un tiers des victimes d’accidents graves ou mortels que j’ai recensées en 2020. On retrouve énormément de chutes, mais aussi des chocs avec des engins de chantier ou encore des effondrements de charges diverses. Le monde agricole arrive ensuite avec les agriculteurs et les ouvriers agricoles. Dans ce secteur, ce sont les accidents de tracteur ou liés à des machines agricoles qui sont les plus récurrents. Un milieu déjà particulièrement touché par les suicides. L’industrie a aussi son lot de drames. On compte beaucoup d’agents de maintenance des machines ou d’ouvriers intérimaires parmi les victimes. Les chauffeurs routiers ne sont malheureusement pas en reste. On constate notamment beaucoup de malaises cardiaques dans le secteur des transports. Le surpoids ou le tabagisme touchent tout particulièrement ces travailleurs du fait de leur sédentarité. Les bûcherons ou les marins-pêcheurs reviennent enfin régulièrement. C’est important de le noter, notamment au regard des effectifs dans ces secteurs. On est sur deux métiers où les risques peuvent être énormes.
Vous avez des chiffres en tête ?
Sur les années 2019 et 2020, j’ai recensé parmi les morts au travail 168 ouvriers ou artisans du BTP, 106 agriculteurs ou ouvriers agricoles, 90 chauffeurs routiers, 76 ouvriers de l’industrie, 43 militaires dont gendarmes, 32 bûcherons ou élagueurs, 32 marins ou encore 21 agents de police. On parle beaucoup de ces derniers en ce moment. Loin d’être une profession sans risques, on remarque cependant que les métiers de la police arrivent loin derrière les secteurs du BTP, de l’agriculture ou de l’industrie. Et je ne parle là que des accidents les plus graves. Concernant le bâtiment, le recours aux travailleurs sans-papiers reste important, notamment en Île-de-France où les chantiers pullulent. Des patrons peu scrupuleux profitent de leur précarité et de leurs situations administratives pour les employer dans des conditions inhumaines (absence de matériel de protection, prise de risques, non-assistance aux blessés…). La mort récente de Bary Keita, ouvrier malien de 27 ans, sur un chantier à Pantin (Seine-Saint-Denis) est dramatiquement venue nous le rappeler. Dans la même veine, le traitement des livreurs dont j’ai déjà parlé est tout aussi insupportable. Déjà trois morts depuis le début de l’année : Mohammed (Deliveroo), Ahmed (Uber Eats) et Chahi (Uber Eats). Il n’est d’ailleurs pas rare de trouver des sans-papiers parmi eux.
Vous pointiez dans une interview que les travailleurs et les travailleuses du secteur des services à la personne sont très touchés par les accidents du travail, mais encore moins visibles. Comment l’expliquer ?
« Il faut comprendre que pour une famille qui souffre déjà de perdre un proche, les procédures judiciaires sont un véritable chemin de croix. »
C’est même l’un des seuls milieux où les accidents du travail sont en constante augmentation. Certes, il ne s’agit pas de blessures graves comme dans le BTP par exemple. Mais là n’est pas la question. Douleurs articulaires ou musculaires sont le quotidien des salariés de ce secteur. Venir en aide à des personnes physiquement dépendantes, parce qu’âgées ou handicapées, est loin d’être une partie de plaisir pour le corps. Ces travailleuses — car ce sont essentiellement des femmes — sont par ailleurs souvent isolées, ce qui renforce le risque. En cas d’accident, il faut se débrouiller toute seule. Par ailleurs, les déplacements motorisés sont fréquents dans une journée pour une aide à domicile et les accidents de la route restent l’une des premières causes d’accident du travail. L’isolement joue assurément dans l’invisibilité de ces personnels. Si demain une infirmière à domicile se déchire l’épaule en relevant un patient, l’information ne fera pas le tour de la presse locale. On ne pense pas à ces travailleuses lorsqu’on pense « accident du travail ». Le traitement médiatique est de toute façon à deux vitesses. Récemment, Audrey Adam, assistante sociale de 36 ans, est morte assassinée au domicile d’un homme qu’elle accompagnait au titre de sa mission. Cette information a été totalement éclipsée par le déchainement politique et médiatique autour de l’assassinat du policier Éric Masson.
Depuis 1996, dix ouvriers sont morts suite à un accident à l’usine d’ArcelorMittal de Dunkerque. Si l’inspection du travail pointe la responsabilité de l’entreprise, le parquet de Dunkerque a classé sans suites ces accidents. Les condamnations d’entreprises sont rares : sur quel front mener ce combat si les employeurs ne sont presque jamais inquiétés ?
Je ne sais pas si ce sont les procès qui sont rares, les condamnations ou les deux. Ce qui est certain c’est que ces dernières sont dérisoires. La récente condamnation de Renault Cléon à 300 000 euros d’amende pour homicide involontaire, après la mort du technicien de maintenance Jérôme Deschamps en 2016, est assez exceptionnelle. À titre de comparaison, après la mort d’Hugo Bardel en 2018, un apprenti bûcheron de 22 ans, l’entreprise a été reconnue coupable d’homicide involontaire par imprudence et s’est vue condamnée à un total de 70 000 euros d’amendes à ce stade des procédures. Amendes assorties d’une interdiction de recruter un apprenti pendant une période deux ans. Pourquoi ne pas interdire définitivement à une entreprise reconnue coupable de la mort d’un de ses apprentis d’en recruter à nouveau ? La question judiciaire est extrêmement importante. Il faut comprendre que pour une famille qui souffre déjà de perdre un proche, les procédures judiciaires sont un véritable chemin de croix. Elles sont longues et complexes et ne débouchent parfois sur rien ou si peu, comme le montre le cas des ouvriers d’ArcelorMittal (où les victimes sont d’ailleurs principalement des intérimaires ou des sous-traitants). Sur le site Cristal Union de Bazancourt on dénombre trois cordistes morts en cinq ans. Sept ans après la mort d’Arthur Bertelli (23 ans) et Vincent Dequin (33 ans) les entreprises Cristal Union et Carrard services ont été chacune condamnée à 100 000 euros d’amende, leurs dirigeants à huit mois et un an de prison avec sursis. C’était il y a maintenant 9 ans et le procès en appel n’a toujours pas eu lieu. Pour les familles c’est un calvaire.
Le combat est donc à mener sur plusieurs fronts. Dans les entreprises, il n’est pas rare que des salariés soient mis sous pression lorsqu’il s’agit de compléter leur déclaration d’accident du travail, surtout s’ils sont précaires ou proches de la retraite. Le travail syndical d’accompagnement est primordial face aux pressions patronales. Uber Eats et consort ont trouvé la parade en feignant de ne pas employer les livreurs. Encore une fois, les plateformes ne risquent rien judiciairement si un livreur meurt pendant une course, sinon pour leur image — mais un livreur ne pèse pas bien lourd face aux campagnes de naming ou de sponsoring menées par Uber Eats (Ligue 1, Top chef…). Le combat doit aussi être politique et médiatique. Malheureusement on a bien compris que la question des accidents du travail ne serait pas l’enjeu central de la prochaine campagne présidentielle. Je ne reviendrai pas sur tout ce qui a déjà été dit sur l’invisibilisation des victimes dans les médias… C’est assez incroyable que la prise de conscience sur ce sujet passe notamment par un compte Twitter comme le mien.
Fin avril dernier, vous aviez diffusé des photos de plaques commémoratives et de monuments aux morts en hommage aux accidentés du travail : quand émergent-ils et sous quelles impulsions ?
« La déconnexion entre les représentants politiques et le monde du travail est importante. »
C’est au hasard de mes recherches que je suis tombé un jour sur une plaque rendant hommage à Hector Loubouta, un jeune de 19 ans employé en contrat d’insertion, décédé en 2002 sur un chantier à Amiens. De fil en aiguille, j’ai recensé un, puis deux, puis à présent un grand nombre d’éléments mémoriels dans le genre. Il peut s’agir de plaques, de stèles, de noms de rues, de stations de métro ou d’aires d’autoroute, voire d’œuvres ou d’édifices plus imposants. On en trouve un peu partout sur le territoire. Peut-être que tous les jours vous passez devant sans vous en rendre compte. Dans les anciennes cités minières, à l’entrée des fosses, des monuments commémoratifs ont souvent été élevés. On y découvre parfois des informations stupéfiantes comme sur cette stèle à la mémoire des mineurs de Bully, dans le Pas-de-Calais, où, parmi les victimes, les noms de Henri (9 ans), Léandre (10 ans), Alexandre (11 ans), Clément (11 ans), Joseph (11 ans), Flore (13 ans) ou Marie-Charlotte (13 ans) ne peuvent laisser indifférents. Dans les cimetières des villes portuaires, une place spéciale est aussi souvent dédiée aux marins morts en mer. Il y a un travail immense à faire sur la question mémorielle. En tant qu’historien, j’espère pouvoir avoir un jour le temps de m’y atteler.
Le thème de l’insécurité est de nouveau porté par plusieurs acteurs politiques. Pourquoi la gauche anticapitaliste ne s’empare-t-elle pas davantage de la question de la sécurité au travail ?
La déconnexion entre les représentants politiques et le monde du travail est importante. Inutile de revenir sur les propos d’Emmanuel Macron pour qui le travail ne peut pas être pénible ou sur ceux d’Aurore Bergé pour qui on ne meurt plus au travail. D’ailleurs, « dans notre civilisation on ne meurt pas en travaillant », selon Olivier Babeau, ancien conseiller du premier ministre François Fillon. Des absurdités qui nous sont rabâchées dès qu’il est question de revenir sur le temps de travail. Fabien Roussel a surpris beaucoup de monde en s’engouffrant à son tour sur le thème de la sécurité. Je n’accuserai cependant pas le Parti communiste ou encore la France insoumise de se désintéresser de la sécurité et de la santé au travail. En 2017, Jean-Luc Mélenchon était d’ailleurs le seul candidat à évoquer à chacun de ses meetings le nombre de morts au travail. À l’évidence, on ne peut pas se limiter à ça. Je crois malheureusement que tout ce que j’ai évoqué précédemment sur la prise de conscience ou même la banalisation s’applique aussi à une grande partie de la gauche.
Photographie de bannière : Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com
- « Silence, des ouvriers meurent : autour du traitement médiatique des accidents du travail », Acrimed, 2 février 2021.[↩]
- Voir à ce sujet le reportage de Rosa Moussaoui et Loez, « Quand on ubérise les livreurs », Ballast, n° 11, 2021.[↩]
REBONDS
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