Entretien inédit pour le site de Ballast
La vitrine d’une poissonnerie brisée, des blocages d’abattoirs, des caméras cachées, des procès toujours plus nombreux, des marches non-violentes de rue, des manifestations devant les cirques, des Unes dans la presse ou des appels aux forces de l’ordre pour « sécuriser » les boucheries : portée depuis l’Antiquité comme aux quatre coins de la planète, la cause animale (aussi divisée soit-elle) occupe une place désormais incontournable dans le débat public — à tel point que l’animateur du talk-show le plus populaire de France a, la semaine passée, fait état du conflit qui oppose « les spécistes et les antispécistes »1. Rappelons que trois millions d’animaux sont tués chaque jour, en France, dans des abattoirs. Pour en parler, nous interrogeons Yves Bonnardel — cofondateur des Cahiers antispécistes et coauteur, en 2018, de l’ouvrage La Révolution antispéciste — et Axelle Playoust-Braure — étudiante en sociologie, militante féministe et cofondatrice du Collectif antispéciste pour la solidarité animale de Montréal. Pourquoi et comment intégrer la cause animale aux luttes sociales et émancipatrices ?
Vous promouviez en 2015 un « socialisme du monde entier » : qu’est-ce à dire ?
C’est un socialisme qui comprend chacun, qui est fondé sur l’éthique et la volonté de justice, sur une exigence d’universalité. Le géographe anarchiste Élisée Reclus exprimait déjà parfaitement cette idée en 1884 : « Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste. » Un tel socialisme, s’il doit rester fondé sur l’humanisme et son terreau naturaliste, n’atteindra certainement pas ses objectifs. Si l’on veut que le projet socialiste ne reste pas basé sur la domination sanguinaire actuelle à l’encontre des autres animaux et ne se retrouve pas confronté à des incohérences indéfendables, il va falloir s’attaquer à l’incroyable déficit de considération morale et politique dont sont victimes les autres animaux. La question animale doit devenir une question que tout le monde se pose : une question de société, une question cruciale qui impose de revoir très profondément notre conception de l’éthique et notre pratique de la politique.
« La question animale doit devenir une question que tout le monde se pose : une question de société, une question cruciale. »
Il reste beaucoup de chemin à parcourir. Encore aujourd’hui, la plupart des forces progressistes font preuve de ce qu’on pourrait appeler une species-blindness2 : les considérations antispécistes sont ignorées ou perçues comme secondaires. L’antagonisme d’espèce reste complètement naturalisé, exclu des analyses critiques. Pour avoir une idée de cet anthropocentrisme qui s’ignore, il faut jeter un œil à l’histoire illustrée parue dans un numéro de L’Assiette au beurre en mai 1910. Elle reflète à merveille l’imaginaire révolutionnaire du Grand Soir. On peut y lire : « Aux abattoirs on ne sacrifie plus que les animaux absolument nécessaires à la consommation ouvrière et des hôpitaux […] L’ère de justice, d’amour, de liberté est enfin réalisée… » Plus d’un siècle plus tard, ce genre de propos aberrants reste la norme dans bien des milieux militants, en France et ailleurs. On ne veut pas abandonner l’idée qu’en tant qu’humain·e·s, nous avons le droit le plus fondamental de (faire) tuer d’autres animaux pour nos commodités. Focalisés sur des notions arbitraires comme l’humanité ou abstraites comme la dignité3, ces milieux militants maintiennent une conception fixiste, réifiée et naturaliste des catégories humanité/animalité : cela les rend incapables de réaliser pleinement l’antagonisme d’espèce qui traverse et structure nos sociétés. On souhaite continuer à croire à une « infériorité naturelle » et évidente des non-humains, alors que ce qui compte est plutôt une infériorisation sociale (Colette Guillaumin parle de situation minoritaire4) politiquement organisée et maintenue par les institutions spécistes (l’élevage et la zootechnie, les lois, les productions culturelles, la publicité, etc.). La notion d’infériorité est aujourd’hui très légitimement refusée en ce qui concerne les humains (les comparaisons intra-humaines), mais reste très légitimement acceptée, hélas, en ce qui concerne les animaux (les comparaisons entre humanité/animalité et entre les espèces). Le principe de solidarité animale devrait être au cœur de tout projet socialiste. Le livre de Sue Donaldson et de Will Kimlycka, Zoopolis, offre des pistes remarquables pour mettre en place concrètement une telle solidarité sociale et politique — notamment avec l’idée d’une citoyenneté animale : il montre que les non-humains sont dans une certaine mesure susceptibles d’accepter et de co-créer des règles sociales, des règles du vivre-ensemble.
Quels seraient les contours de cette solidarité ?
Il s’agit d’abolir l’élevage, la pêche et la chasse. Mais aussi de mettre en place une solidarité qui soit active, autrement dit qui ne concerne pas seulement les non-humains avec lesquels nous sommes en contact quotidien : les animaux dits domestiques ou « de rente ». C’est un projet d’une ampleur sans précédent. Il implique une refonte générale de notre civilisation. Il implique de revoir totalement les buts que nous donnons à nos activités collectives pour les faire servir dans la mesure du possible au bien-être de tou·te·s sur cette planète. En ce sens, il s’agit d’un élargissement du socialisme humaniste à un socialisme animaliste — le premier restant inachevé sans le second. À travers l’idéologie humaniste contemporaine, nous avons tendance à voir le « mal » uniquement là où il y a « système » et « exploitation humaine ». Or dans « la Nature » non plus, la vie n’est idyllique pour personne ; elle est même plutôt « trash » pour la plupart. On sait depuis Darwin que la logique propre à la sélection naturelle n’est pas orientée : il s’agit d’un processus aveugle, accidentel, sans plan ni but. Il n’y a aucune finalité ou direction morale dans l’évolution : elle ne se dirige pas vers un mieux, elle ne suit pas une logique de perfectionnement. Nous sommes tou·te·s confronté·e·s à un univers qui ne nous veut ni du bien ni du mal, qui, selon toute vraisemblance, n’a pas été créé — encore moins pour nous — et ne correspond donc pas d’emblée à nos intérêts en tant qu’individus. « Naturel » n’est pas égal à bon, à agréable, à confortable, à juste ni à souhaitable. Si le monde doit être un jour harmonieux, c’est que nous l’aurons rendu tel… Nous finissons par oublier que nous vivons dans le même monde que les animaux, que nous sommes soumis aux mêmes lois physiques, que le partage de la sentience crée une communauté de sort. Un socialisme du monde entier pourrait se donner pour but la fête sans sacrifices5, un monde où la fête (les privilèges, le confort) des un·e·s ne repose pas sur le sacrifice des autres. Ce sur quoi nous fondons aujourd’hui nos sociétés, nous devrons l’abolir ; nous avons un nouvel horizon éthique à explorer. C’est une tâche collective qui ne repose pas uniquement sur les antispécistes.
Prenons le philosophe Francis Wolff comme cas archétypique : que révèle-t-il lorsqu’il affirme qu’« au-delà de l’humanité, la passion égalitaire est pathologique » ?
Selon une logique commune à de nombreux autres mouvements sociaux, les défenseurs des animaux ont fait émerger de façon explicite les défenseurs… de la viande ! La végéphobie6 et le néocarnisme7 sont des réactions face à la menace végétarienne, à la remise en question de la légitimité du meurtre alimentaire8. La réaction de Wolff tient du même réflexe conservateur de pathologisation d’un mouvement progressiste que celui qui meut les antiféministes. Même rhétorique, même peur du changement, même défense des privilèges, même manque d’imagination politique. Les revendications égalitaristes suscitent chez certain·e·s l’appréhension angoissante (et infondée) que « tout le monde se ressemble », que des distinctions essentielles (pour l’ordre social) soient remises en question. Leur crainte n’est en fait fondée que sur un seul point : l’humanité devra en effet renoncer à son suprématisme, à sa volonté de se placer identitairement au sommet de l’échelle des êtres — elle devra évidemment renoncer aux privilèges qui y sont associés et à l’exploitation qu’ils fondent. Ce n’est pas un bien grand malheur pour les humain·e·s (il pourrait même en résulter des bienfaits collatéraux importants), mais ce devrait être d’une très grande portée pour les autres êtres sentients de la planète. Aujourd’hui, les antispécistes sont des fauteurs de trouble dans l’ordre hiérarchique du monde. L’essayiste Dominique Lestel nous reproche ainsi notre « vision waltdisneyenne du monde ». Le recours de Wolff au terme « passion » révèle d’ailleurs le refus de ces intellectuels humanistes de reconnaître la dimension rationnelle des arguments égalitaristes. Ces arguments n’ont pourtant jamais été réfutés depuis leur exposition par Peter Singer, dans Animal Liberation, il y a plus de 40 ans. La tactique suivie par les spécistes francophones consiste simplement à ne pas les affronter.
« Les antispécistes ne s’opposent bien évidemment pas aux droits fondamentaux humains (beaucoup sont actifs pour les défendre !), mais seulement aux privilèges injustes obtenus sur le dos des autres animaux. »
Ce que révèlent également les propos de Wolff, et consorts, c’est que « l’unité du genre humain » se fonde en grande partie sur la distinction vis-à-vis des animaux. Faire entrer les animaux au sein de notre « passion égalitaire » représenterait ainsi une menace pour l’identité humaine et le statut particulier de celle-ci. La différence humanité/animalité a une fonction politique qui doit survivre aux acquis scientifiques (Darwin, l’éthologie et les neuro-sciences contemporaines) et aux contestations sociales. Notre civilisation a élevé l’hmanité au rang d’entité supérieure, quasi divine. Nous sommes devenus les Seigneurs de la Terre, régnant sans partage sur le monde. Et des trublions voudraient que nous nous soucions du bien-être de nos inférieurs ; bien pis, que nous leur accordions ces droits fondamentaux que nous ne nous octroyons que parce que nous sommes les (infiniment) supérieurs ? Ne serait-ce pas nous rabaisser, et rabaisser les raisons pour lesquelles nous nous accordons les uns les autres ces droits fondamentaux ? Notre humanité tranche infiniment avec tout ce que le monde a pu produire d’autre, elle est extraordinaire et n’a pas de prix… Allez, soyons charitables ! Considérons que Francis Wolff ne tient pas seulement à rester le roi de la Création, mais craint simplement que la prise en compte des intérêts des animaux fragilise les acquis des droits humains, selon un principe de vases communicants. Nous pensons qu’il se fait bien du souci à tort.
C’est la réplique ultra classique, oui : prendre en compte les animaux reviendrait à mépriser l’espèce humaine…
C’est que les droits humains reposent aujourd’hui sur un fondement bien fragile, sur cette idéologie humaniste/naturaliste que nous évoquions et que tous les acquis contemporains sont en train de renvoyer aux poubelles de l’Histoire. Pourtant, ces mêmes droits peuvent être défendus sur une base enfin solide, qui semble même pouvoir résister à toutes les attaques : l’égalité animale, la prise en compte des intérêts des uns et des autres, non pas parce qu’ils sont humains, mais parce qu’ils sont sentients. Cesser de raisonner en termes de supérieurs et d’inférieurs permettrait enfin d’éloigner cette menace permanente qui pèse sur tant de catégories dominées d’humain·e·s, du déclassement vers l’animalité ou la naturalité, de la déchéance d’humanité. Les antispécistes ne s’opposent bien évidemment pas aux droits fondamentaux humains (beaucoup sont actifs pour les défendre !), mais seulement aux privilèges injustes obtenus sur le dos des autres animaux. Il n’y a donc finalement qu’un seul droit humain contre lequel nous nous battons, un droit qui est certes perçu et défendu comme fondamental mais jamais vraiment explicité comme tel : le droit de vie ou de mort, pour les motifs les plus futiles, que nous nous arrogeons à l’encontre de tous les non-humains.
Les partisans de la libération animale sont continuellement accusés de « tout mettre sur le même plan », de « tout relativiser ». Comment l’entendre ?
Reformulons : on nous reproche de brouiller une hiérarchie des problématiques et des luttes qui serait évidente. Bref, de relativiser ou rabaisser les luttes dites sociales — c’est-à-dire les luttes humano-humaines (comme si les luttes animalistes n’étaient pas « sociales » et « politiques »…). Ce reproche est cependant tout à fait vrai ! Et nous l’assumons entièrement. D’un point de vue éthique, nous mettons sur un même plan intérêts humains et non-humains d’importance similaire : l’intérêt à ne pas être torturé ou tué, par exemple. Et nous ne considérons pas qu’il y ait d’autre hiérarchie des luttes que, éventuellement, en fonction de l’importance des intérêts en jeu9. Mais ce n’est qu’aux yeux de personnes aveuglées par le spécisme que notre position revient à rabaisser les luttes sociales. Il faut d’emblée considérer qu’il y aurait des luttes nobles et d’autres viles pour en « rabaisser » certaines ! Tout fantasme spéciste mis à part, mettre sur un même plan ne relativise rien. Comparer le massacre des animaux avec un génocide ne devrait pas passer pour relativiser le génocide en question : c’est au contraire pour une personne non spéciste une façon de réaffirmer l’horreur qu’il représente ; c’est reprendre le fameux « Plus jamais ça ! » en l’actualisant. D’ailleurs, même si c’est finalement anecdotique et ne prouve rien, il n’est pas inintéressant de savoir que l’une des seules maisons d’édition « de gauche » qui ait publié un ouvrage sur l’implication française dans le génocide rwandais et qui ait soutenu la création de La Nuit rwandaise, une revue consacrée à faire la lumière sur les responsabilités hexagonales dans cette abomination, est une structure antispéciste. On attend par contre toujours, depuis 30 ans, que la plupart des militants progressistes consacrent un tant soit peu d’énergie à dénoncer la Françafrique et ses crimes…
En termes de chiffres, les morts animales causées par la main des humains dépassent d’ailleurs de loin celles que ces derniers s’infligent mutuellement.
« Nombre de personnes découvrent le féminisme, la lutte contre le racisme ou la critique du capitalisme par le biais des luttes animalistes. »
Oui. En France, on tue chaque année de façon abominable 1 milliard 200 millions de vertébrés terrestres et plus de 15 milliards de poissons. On pourrait, à cette aune, imaginer une priorisation de la cause animale, couplée à une diminution de l’intérêt pour les luttes purement humano-humaines, perçues comme nécessairement secondaires. On observe plutôt l’inverse ! Il semble que les militant·e·s animalistes soient très souvent impliqué·e·s dans les luttes dites sociales, plus souvent en tout cas que la moyenne de la population10. Et nombre de personnes découvrent le féminisme, la lutte contre le racisme ou la critique du capitalisme par le biais des luttes animalistes et des idées égalitaristes qu’elles mobilisent. Bref, le refus de « tout mettre sur un même plan » que nous balancent souvent les humanistes marque fondamentalement le refus de notre égalitarisme. Tant que ces personnes et les mouvements progressistes qui se réclament aujourd’hui de l’humanisme resteront sur des bases similaires, ils feront malheureusement partie du problème, et non de la solution.
La notion philosophique de « liberté » revient sans cesse dans ce débat. Pourquoi un attachement aussi peu réfléchi à cette valeur, qui n’est pas en elle-même gage d’émancipation ?
L’attachement à l’idée de liberté humaine n’est rien d’autre qu’un attachement à l’idée d’exceptionnalisme humain, de fracture radicale et définitive entre les humain·e·s et les autres animaux. Revendiquer une liberté spécifique à son espèce permet de poser l’existence d’une différence de nature. Cette liberté est une liberté-privilège, intrinsèquement liée à un statut, à une position majoritaire dans les rapports de pouvoir spécistes : c’est la liberté de celles et ceux qui s’appartiennent en propre, qui se voient reconnaître le statut de propriétaires, qui ne sont donc la propriété de personne et qui par contre peuvent s’approprier les autres et le monde. Accorder ou refuser la reconnaissance d’une liberté (métaphysique) permet de légitimer d’un côté la mise sous tutelle et l’appropriation, et de l’autre la souveraineté et possession de soi. Les animaux se situent bien entendu du côté des non-propriétaires, des non-libres, c’est-à-dire, des appropriables : ils appartiennent à un propriétaire (éleveur, maître, etc.), ou bien potentiellement à « tout le monde » lorsqu’ils ne sont pas élevés (le statut social de chose appropriable des animaux sauvages est ancré dans le droit par le statut juridique de res nullius, « chose de personne »). En tout cas, ils ne s’appartiennent pas à eux-mêmes. La liberté humaine est valorisée pour remplir un rôle de contraste avec l’absence de liberté supposée de ces « êtres de Nature » que sont censés rester les animaux.
« Faites ce que vous voulez mais laissez-moi libre de manger ce que je veux » : c’est là l’un des arguments centraux des opposants à la cause animale. La liberté tous azimuts est pourtant, c’est bien connu, celle du plus fort…
La « liberté de manger ce qu’on veut » est un moyen éclatant de réaffirmer la non-valeur absolue des animaux concernés par cette consommation. Ils n’ont tellement pas de valeur qu’on ne juge pas nécessaire de les prendre en compte dans l’équation morale au sujet de la consommation de viande. Cette consommation doit rester de l’ordre du choix personnel, du privé11. Cette liberté revendiquée fièrement n’est rien moins que la liberté du propriétaire, qui peut user et abuser librement de son bien. On retrouvait la même liberté il y a peu, du mari de corriger sa femme, et aujourd’hui toujours, des parents de battre leurs enfants. C’était sa femme, ce sont leurs enfants. « C’est notre bouffe. Laissez-nous tranquilles ! »
Vous déplorez la mise en avant d’un « mouvement végane » en lieu et place d’un mouvement social favorable à l’égalité, c’est-à-dire antispéciste : comment contrer le seul « mode de vie » individualiste ?
La distinction végane/antispéciste est probablement en partie surfaite (comme l’opposition entre abolitionnisme et néo-welfarisme12), mais elle est utile en ce qu’elle permet de formuler des choses importantes. Même s’il n’y a pas d’opposition directe, il y a une grande différence entre s’adresser aux individus directement, individuellement, en faisant appel à leur conscience morale et en leur demandant de faire des efforts (l’appel à la vertu), et s’adresser à la société, organiser la lutte en tant que mouvement politique et trouver les moyens de susciter un débat collectif avec des mesures structurelles à la clé (l’exigence de justice). Un agrégat de gens véganes ne fait pas un projet de société. Bien que le boycott soit bel et bien motivé par des raisons morales et politiques, il ne suffit pas d’être beaucoup-chacun-dans-son-coin pour faire la différence. Cette différence s’opère lorsqu’un collectif s’organise en vue d’un but défini, lorsque des stratégies sont élaborées, qu’une dynamique d’opposition, de contestation et de contre-pouvoir est lancée et régulièrement alimentée, qu’une vision à long terme est discutée et mise en œuvre, qu’on réussit à mobiliser des ressources importantes, etc. Le véganisme, en tant que décision individuelle, peut se vivre dans son coin, tandis que l’antispécisme se pose comme un projet sociétal.
« Il n’y a pas de raison que le véganisme soit au centre de notre activisme. Ce dernier n’est pas une question de pureté individuelle : nous vivons de toute façon dans un monde
sale. »
Le refus de contribuer à l’exploitation animale (le véganisme) et la volonté de changer l’ordre social et politique (l’antispécisme) constituent une suite logique. Les deux ont pour origine la révolte face à ce que subissent de notre part les autres animaux. De la même façon qu’il semble incohérent de défendre des principes antispécistes sans chercher à remettre en question ses privilèges humains (et donc sa consommation de viande), il serait étrange de refuser de participer à la grande messe humano-carniste que représente la consommation d’animaux sans remettre en cause de façon plus générale l’exploitation animale, sans juger qu’elle devrait être remise en question de façon collective, sans chercher à élaborer des stratégies pertinentes pour y mettre fin. Renoncer à la consommation de produits d’origine animale reste évidemment extrêmement pertinent — surtout lorsque ce renoncement est revendiqué comme un refus de collaborer, un choix politique de résistance au système spéciste, un geste de solidarité animale et de rupture symbolique avec l’ordre spéciste du monde (comme c’est le cas lors de la marche de la Veggie Pride). On peut donc refuser de collaborer au meurtre alimentaire. Mais gardons à l’esprit qu’à l’échelle de l’ordre spéciste, il s’agit d’une démarche quasi symbolique. Si nous refusons de manger les animaux, ce n’est pas parce que nous pensons que c’est particulièrement efficace pour mettre un terme à ce massacre : ce n’est pas là que se situe la lutte. Reconnaissons le véganisme pour ce qu’il est (une condamnation en acte qui a une très forte valeur symbolique), mais ne le faisons pas passer pour ce qu’il n’est pas. Le véganisme, uniquement comme « choix de consommation » vertueux, ne suffit pas : une quantité non négligeable des personnes se disant végétariennes ou véganes… ne le sont pas en pratique, ou ne le restent pas longtemps (sans doute à cause de la pression et de la répression sociales). Il y a plein de secteurs sur lesquels notre boycott ne peut avoir d’influence : ce que mangent nos voisin·e·s par exemple, tou·te·s celles et ceux qui ne boycottent pas !
Le mouvement consacre trop de temps à essayer de convaincre les individus. La plupart du temps, ce n’est pas efficace : la majorité ne fonctionne pas au bon sens et à l’éthique mais à l’habitude, à l’intégration et à la valorisation sociale, au moindre effort. Comme le rappelle Florence Burgat dans L’Humanité carnivore, la psyché humaine n’est pas faite d’un « bois tendre et docile ». Nous devons nous focaliser sur les changements structurels. Il est illusoire de penser qu’un intérêt sincère pour les animaux puisse se généraliser rapidement dans des sociétés qui en pêchent et tuent des millions par jour et qui ont fondé le critère social d’appartenance fondamental sur l’espèce. Il n’y a pas de raison que le véganisme soit au centre de notre activisme. Ce dernier n’est pas une question de pureté individuelle : nous vivons de toute façon dans un monde « sale » — le spécisme est partout… Prêcher une excellence végane n’est pas toujours la meilleure solution : au contraire, il faut dans une certaine mesure se salir les mains, plonger dans la complexité du spécisme, de la société. L’exigence politique est préférable à l’intransigeance individuelle. Il nous faut dépasser cet écueil qui a fait que, pendant des siècles et malgré les très nombreux détracteurs du meurtre alimentaire, la question animale est essentiellement restée cantonnée à une question de conduite individuelle ! Ne laissons pas passer notre chance, organisons-nous à la hauteur de nos ambitions : changer le monde.
Qu’on le veuille ou non, le fait de se définir comme véganes réduit considérablement la portée de notre discours, notamment face aux médias — et peu importent nos efforts pour qualifier de « politique » notre régime alimentaire… Trier les produits et activités entre végane/non-végane avec un tamis toujours plus fin est une perte de temps. Aucun autre mouvement de lutte sociale n’adopte un comportement identitaire/individualisé à ce point ! Nous aurions tout intérêt à nous positionner davantage dans le sillon d’une culture militante proche des autres mouvements pour l’égalité et la justice sociale. La stratégie véganiste est fondée sur une interprétation particulière du principe « le privé est politique » — une interprétation qui ne nous semble pas vraiment fidèle à la puissance du message initial. Il ne s’agit pas de dire qu’on peut faire la révolution en changeant le contenu de son assiette, mais de souligner que nos comportements et habitudes les plus intimes sont le résultat de systèmes politiques qui ne vont pas de soi et peuvent être contestés. Contester le carnisme ne suffit pas. Demander aux gens pourquoi ils mangent des cochons mais pas des chiens ne suffit pas. Il faut interroger le spécisme à sa racine. On devrait d’ailleurs a minima mettre en avant le terme « spécisme » : il a un potentiel tant explicatif que contestataire énorme. La réflexion éthique, stratégique et politique est fondamentale pour le mouvement.
« Je ne veux pas que les gens arrêtent de manger de la viande : je veux que la société abolisse la viande », avez-vous déclaré un jour. Mais la société n’est-elle pas cet « agrégat » de gens, justement, seulement capables d’agir ou de céder sous la pression d’une frange organisée desdits gens en son sein ?
« Il ne s’agit pas que les gens arrêtent de manger de la viande, mais que la viande soit abolie. »
Ça, c’est ce que nous martèle l’idéologie libérale actuelle ! Margaret Thatcher disait déjà en 1982 : « There is no such thing as society. » Il n’existerait que des individus… Pourtant, une société est bien plus qu’un agrégat d’individus ; elle a une histoire déterminante ; elle est structurée par des rapports sociaux qui s’imposent dans une large mesure aux individus, qui les incorporent et internalisent — même si les individus, et plus encore les collectifs, peuvent en retour, dans une certaine mesure, agir sur les structures. Une société, ce sont des institutions et les idéologies qui les traduisent, ce sont des catégories sociales constituées, éventuellement antagonistes, auxquelles nous sommes censés appartenir ; ce sont des richesses et des modes de production et de répartition de ces richesses (héritage, industrie, etc.), ce sont des capitaux, ou encore le droit, une morale fondamentale, des mœurs, etc. Notre époque est très individualiste et libérale : cela correspond très certainement au fait que la généralisation des rapports marchands et des rapports salariés nous libère des anciennes formes de sujétion personnelle (sujétion à d’autres individus : la sujétion des paysans ou des serfs aux seigneurs féodaux, etc.) et nous permet d’apparaître illusoirement comme des individus déliés des appartenances sociales, existant « en soi », par nous-mêmes, indépendamment de la société. C’est bien entendu faux13.
Lorsque l’on parle de spécisme, d’abolition de la viande ou de fermeture des abattoirs, on met l’accent sur le fait que l’exploitation animale est une question de société : une question idéologique, sociétale, politique, économique, juridique14… Lorsqu’il est dit qu’il ne s’agit pas que les gens arrêtent de manger de la viande, mais que la viande soit abolie, cela souligne non seulement que la question n’est pas simplement individuelle, qui ressortirait de notre vie privée, mais aussi et surtout que notre but est que la société dans son ensemble accepte le débat et, prenant acte des argumentaires éthiques logiques, prenne position et décrète la fin de la consommation de viande — comme à d’autres époques elle a su décréter la fin de la féodalité et de l’Ancien Régime ou celle de la traite transatlantique.
À qui profite cette dépolitisation ?
Aux structures spécistes en place. Elle participe du maintien de l’ordre des choses existant. On peut en trouver une belle illustration récente dans un article qui explique comment les amendements (plus ou moins) intéressants de la loi agriculture et alimentation ont été rejetés par les députés. Le rapporteur de la commission des finances rejetait ainsi la proposition d’interdiction de la castration à vif des porcelets : « De toute façon, le plus efficace c’est le choix du consommateur, que le consommateur mette en adéquation ses actes d’achats avec ses demandes. Et en fonction de ça, ces filières prendront en compte ces attentes sociétales. » Il fallait oser. Le plus efficace, pour ce qui est de lutter contre une pratique, ne serait plus de légiférer pour l’interdire purement et simplement, mais de laisser l’ensemble des consommateurs opérer un choix rapide, averti, éthique, rationnel et responsable ? On serait tenté·e·s d’en tirer la conclusion que l’État et ses commis considèrent bien plutôt la simple « consomm’action » comme une inaction qui n’est pas prête de nuire aux intérêts mis en cause.
Dans une brochure coécrite en 1989, Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d’animaux, s’adresser aux pouvoirs publics était vu comme « du temps perdu ». Diriez-vous la même chose aujourd’hui ? Ne faut-il donc pas, à terme, viser l’instauration d’une loi — par l’État, fussiez-vous libertaires — visant à interdire d’exploiter les animaux et de les consommer ?
« C’est lorsque au niveau culturel, l’abolition sera une idée acquise, évidente pour la majorité, allant de soi d’un point de vue moral, qu’elle pourra aboutir à des lois d’interdiction, de prohibition. »
Entre-temps… les temps ont changé. Et nous aussi ! Les rejets répétés par les députés d’amendements proposés pour un meilleur « bien-être animal » pourraient pourtant nous donner raison. La stratégie déployée par L214, jusqu’à très récemment, consistait plutôt à s’adresser aux enseignes de la grande distribution qu’à l’État pour tenter d’obtenir des changements — concernant la commercialisation des œufs issus de poules de batterie, par exemple. C’est que l’État, en France, est lié de façon inextricable aux filières agricoles et à l’industrie agro-alimentaire, et cela depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il ne faut rien en attendre sans un rapport de force qui relèverait du bras de fer — dont on n’a pas les moyens. Mais tenter d’obtenir des changements législatifs nous paraît néanmoins aujourd’hui une très bonne stratégie à mettre en œuvre. Tout dernièrement, le refus des élus d’entériner des amendements pourtant bien dérisoires, mais qui avaient la sympathie de l’opinion publique et des médias, a permis aux associations de souligner que la question animale était portée par la population et trahie par les politiciens, ce qui ne peut que favoriser une adhésion accrue de la « société civile » à la question animale.
Contrairement à ce qu’on croit souvent, des revendications comme l’installation de caméras dans les abattoirs ne viennent pas des associations animalistes. Le député Falorni, tout particulièrement, en a fait son cheval de bataille, alors que les associations étaient pour le moins réservées quant à l’utilité et l’opportunité d’un tel projet. Mais du fait que les autres députés aient refusé d’avaliser leur installation, on voit bien qu’ils préfèrent défendre l’exploitation animale et l’industrie de l’élevage/abattage que prendre en compte l’évolution des sensibilités (humaines) concernant l’exploitation animale. Ça ne peut que radicaliser les personnes déjà sensibilisées, et pousser les hésitant·e·s à s’engager. Si l’installation de ces caméras doit tout de même un jour être votée, ce sera une bonne chose également : ce sera un geste politique et sociétal symbolique comme quoi le « bien-être animal » compte un tant soit peu. Et cela permettra très concrètement de diffuser de nouvelles vidéos d’abattoir démontrant que ces caméras ne résolvent aucun problème et qu’un abattage « humain » et contrôlé est une chimère… C’est déjà ce qu’a fait L214 en produisant des images sordides de l’abattoir de Houdan, en soulignant bien qu’il s’agissait pourtant d’un abattoir qui s’est doté de caméras en interne.
Lorsque nous estimions autrefois que s’adresser aux pouvoirs publics était « du temps perdu » et que cette question n’était pas d’ordre juridique, nous voulions simplement dire : le personnel politicien ne prendra pas d’initiatives allant à l’encontre de l’avis de la population sur un sujet pareil. Les premiers concernés, ceux qui passent sous le couteau, ne votent pas (et, de toute façon, ceux qui votent ne sont pas beaucoup pris en compte non plus : ils ne financent pas…). La question animale est d’abord une question à aborder de façon culturelle et idéologique, en s’adressant à l’ensemble de la population, avant de penser l’aborder juridiquement et politiquement. Lorsque nous parlons d’abolition de la viande, ou de l’exploitation animale, nous pensons d’abord à une abolition sociétale avant d’être légale : c’est lorsque au niveau culturel, l’abolition sera une idée acquise, évidente pour la majorité, allant de soi d’un point de vue moral, soutenue de façon déterminée par des forces importantes dans la société, qu’elle pourra aboutir à des lois d’interdiction, de prohibition. L’abolition « sociétale » va bien plus loin que l’abolition légale, même si cette dernière l’ancre dans la durée et la consolide symboliquement. L’abolition de l’esclavage, ou de la féodalité, va bien au-delà de leur interdiction : c’est l’idée même de mettre d’autres humain·e·s en esclavage ou en servage qui nous paraît aujourd’hui profondément révoltante et la restauration de ces rapports sociaux nous semble désormais totalement inenvisageable (même si le salariat, lui, n’est hélas guère critiqué !). L’abolition que nous devons viser concernant l’exploitation animale doit être du même ordre : c’est l’idée même de rapports d’appropriation et d’oppression des non-humains par les humain·e·s qui doit devenir scandaleuse.
« Le racisme et le spécisme sont des idéologies étroitement imbriquées », pouvait-on lire dans la revue Informations et Réflexions Libertaires au début des années 1990. Quels sont les liens à vos yeux évidents et pourquoi, s’ils le sont à ce point, ne sont-ils pas perçus par nombre de militants bel et bien antiracistes et féministes ?
« La métaphore populaire la plus utilisée et la plus puissante pour exprimer un état de sujétion est celle qui fait référence au fait d’être traité·e comme du bétail, comme de la viande, c’est-à-dire comme un animal soumis aux rapports d’élevage. »
La démarche matérialiste offre beaucoup d’outils pour remettre en question le spécisme : elle est anti-naturaliste et adopte le parti pris théorique de partir de l’oppression. Les féministes matérialistes françaises ont contribué par leurs travaux à une théorie générale de l’exploitation, qui dépasse de loin l’analyse des rapports sociaux de sexe. La sociologue Christine Delphy annonce ainsi, dans L’Ennemi principal : « Je pense et j’espère que le démontage des blocs du Lego de l’oppression des femmes, justement parce qu’ils ne sont pas spécifiques de l’oppression des femmes, peut et doit servir à d’autres groupes dominés. » Colette Guillaumin a analysé l’existence de rapports de pouvoir spécifiques, mais comparables : les rapports d’appropriation, par lesquels une catégorie sociale (les hommes, les adultes, les nobles, les Blancs, les humains…) s’approprie les membres d’une autre classe (les femmes, les enfants, les vilains ou les serfs, les Noirs, les animaux…), en fait sa propriété15. Les apports épistémologiques de Nicole-Claude Mathieu sur l’androcentrisme sont eux aussi pertinents pour définir les contours de l’anthropocentrisme dans la pensée et les luttes sociales : historiquement, les savoirs ont été produits d’un point de vue masculin qui s’est toujours ignoré comme dominant. Elle fait de la variable sexe une variable critique, qu’elle éloigne de la conception biologique pour aboutir à une appréhension purement sociologique. Le même type de travail sur la notion d’espèce pourrait beaucoup apporter au mouvement.
Comme avec les classes de sexe (et donc les identités genrées, masculine et féminine), on a affaire à une construction dialectique entre humanité et animalité : à la fois opposition et lien permanent (Christine Delphy parle de complémentarité négative). L’un des groupes (le dominant) se définit par rapport et en opposition à l’autre (qu’il définit), et tire de cette définition sa haute valeur ontologique, existentielle, identitaire… Mais il y a quelque chose de déstabilisant à lire les féministes matérialistes : leur spécisme inquestionné et latent est (quasi)contradictoire avec leurs thèses anti-naturalistes. La plupart d’entre elles ont recours à nouveau à l’idée de nature (de façon implicite) lorsqu’elles abordent le sujet des animaux et justifient ce principe bancal par le lieu commun de la séparation du monde entre le « naturel » et le social. Peut-on être anti-naturaliste à moitié ? Le féminisme matérialiste n’a certes pas (encore) intégré la critique du spécisme, mais exploiter cette lignée théorique reste extrêmement pertinent. Nous aurions tort de nous passer des « vertus de l’analogie ». Delphy s’est inspirée entre autres de Marx pour penser les rapports sociaux de sexe et théoriser le féminisme matérialiste, mais elle opère aussi une rupture avec cette pensée marxiste profondément lacunaire dans sa prise en compte des rapports entre les sexes. À nous de nous approprier les travaux des féministes matérialistes, de les critiquer et enrichir par nos analyses antispécistes.
Au sein de la gauche, on trouve une injonction latente à la subordination de la lutte antispéciste à toutes les autres luttes (c’est-à-dire aux luttes humanistes). L’identité humaine étant en large partie construite par opposition à « l’animalité », les animaux font bien souvent figure de repoussoir. La métaphore populaire la plus utilisée et la plus puissante pour exprimer un état de sujétion est celle qui fait référence au fait d’être traité·e comme du bétail, comme de la viande, c’est-à-dire comme un animal soumis aux rapports d’élevage. Il n’y a qu’à voir l’empressement qu’ont les mouvements sociaux à employer des formules telles que « On n’est pas du bétail », « On est tous humains » ! Cette rhétorique humaniste n’évoque la situation d’élevage avec indignation qu’à sens unique, que lorsqu’elle traite d’humain·e·s. Delphy avait déjà repéré ce type de rhétorique, mais appliquée aux femmes. Dans un article, elle écrit : « L’un des héros du film Exodus, forcé de révéler la pire indignité que les nazis lui ont fait subir, s’écroule en sanglotant : ils m’ont traité comme une femme ! » En mobilisant la condition animale comme repoussoir, les luttes humanistes reconnaissent malgré elles que le sort que nous leur réservons est hyper violent et fondamentalement injuste. Sans quoi, la référence à la condition animale perdrait son sens. Le rapprochement entre minorités humaines et animaux paraît indécent, outrageusement provocateur et dangereux pour le statut social de ces humains « porteurs de dignité ». L’humanisme soutient implicitement qu’on ne pourrait envisager une fraternité humaine sans cadavre animaux.
Cette critique radicale de l’humanisme est inaudible, pour une grande partie de la gauche !
« L’idée que les animaux sont faits pour être utilisés et mangés relève de la même conception hiérarchisée du monde qui soutient que les femmes sont faites pour enfanter et rester à la maison. »
Pourtant, l’humanisme n’offre paradoxalement qu’une faible garantie de protection aux humain·e·s, dans la mesure où il constitue en lui-même un modèle élitiste et hiérarchique qui laisse toujours une porte ouverte à l’exclusion. Bien plus : qui met en place les moyens de cette exclusion et le mépris qui l’accompagne. L’humanisme est une arnaque éthique, une supercherie. Bien que cette notion soit associée à l’égalité, à la tolérance, au progrès, il n’en est rien. De plus en plus de recherches en psychologie viennent confirmer ce que les antispécistes avaient d’emblée pressenti : il existe des liens étroits entre l’idéologie spéciste, raciste et sexiste — et avec les valeurs conservatrices/hiérarchiques/autoritaires de façon plus générale. L’idée que les animaux sont faits pour être utilisés et mangés relève de la même conception hiérarchisée du monde qui soutient que les femmes sont faites pour enfanter et rester à la maison s’occuper de la famille, ou que les Noir·e·s sont des corps vigoureux faits pour le labeur ou les taudis. Il s’agit dans les trois cas d’un même type de rapport au monde. Mais pourquoi la gauche se fonde-t-elle autant sur le rejet de l’animalisation ? Pourquoi l’exclusion sociale passe-t-elle par l’animalisation ? L’humanisme de la gauche entérine l’oppression des animaux et, donc, l’oppression tout court. La frontière d’espèce est fragile, puisqu’il s’agit d’une frontière construite à des fins politiques : les lignes peuvent bouger en fonction de l’évolution de ces fins politiques. Ce n’est donc pas en essayant désespérément d’« humaniser » les groupes marginalisés que nous aurons des chances de combattre effectivement les systèmes de domination ; il faut plutôt s’interroger sur les fondements mêmes de cette dichotomie humanité/animalité pour se donner les chances de pouvoir la désamorcer. Pourquoi entendons-nous que les femmes sont de la viande, les Noirs des animaux, les Juifs de la vermine et les ouvriers du bétail ? Si la gauche veut prétendre désamorcer ce genre de rabaissement social, il faut qu’elle s’intéresse au spécisme : elle n’a pas le choix.
Si ces liens ne sont pas perçus par certain·e·s militant·e·s antiracistes ou féministes, c’est que ces personnes ne sont pas simplement antiracistes ou féministes : elles sont aussi humain·e·s, c’est-à-dire bénéficiaires directes du système spéciste. Et au-delà de ce niveau individuel et de la réticence personnelle de certain·e·s à renoncer à un ordre qui leur bénéficie, on trouve également des raisons plus structurelles : les principes et assises mêmes des luttes progressistes sont imprégnées d’humanisme. Pour ne prendre qu’un exemple : l’idée que la lutte contre l’oppression doit être l’œuvre des opprimé·e·s elles/eux-mêmes. Voilà un principe qui ne peut se vérifier dans le cas de la lutte contre le spécisme ! Quelle conclusion en tirer ? Que les animaux ne peuvent donc être qualifiés d’opprimés, que le spécisme n’est pas vraiment une oppression ? Que les antispécistes sont des bobos désœuvrés qui s’inventent des luttes ? Ne doit-on pas en conclure, au contraire, que l’universalité de ce principe doit être sérieusement remise en question ? La solution à ces tensions inter-luttes est « simple », sur le papier : le mouvement de refus du spécisme doit gagner en indépendance théorique et en puissance politique. Les antispécistes sont souvent bien prompts à faire un pas en arrière face aux critiques du reste de la gauche. Il faut rester camper sur les analyses et positions politiques que nous trouvons justes.
- Rappelons que la notion de spécisme désigne l’idéologie qui — à l’instar du racisme ou du sexisme — prône la hiérarchisation systémique des individus ou des groupes ; celle, dans le cas présent, des espèces au profit de l’une d’entre elles, l’Homo sapiens.[↩]
- Construite similairement au color-blindness — une position qui refuse d’intégrer la spécificité raciale en matière d’oppression —, le species-blindness fait fi des discriminations liées à l’espèce.[↩]
- Nda : Ce terme n’a souvent de raison d’être que lorsqu’il est exclusif, c’est-à-dire qu’il ne s’applique qu’aux humain·e·s. Il n’y a de dignité humaine qu’en tant qu’elle permet de nous distinguer des animaux, des non-humains, des sous-humains, des moins qu’humains (celles et ceux qui s’éloignent du modèle dominant). Censée refléter la valeur toute particulière de notre espèce, cette dignité n’est en fait rien de moins qu’un outil idéologique permettant de tenir en respect celles et ceux à qui l’on refuse toute considération morale : les membres des groupes minoritaires, altérisés, celles et ceux qu’on appelle les Autres, les différent.e.s.[↩]
- Nda : « Les groupes [altérisés] se trouvent être tous des groupes minoritaires, c’est-à-dire des groupes qui sont sociologiquement en situation de dépendance ou d’infériorité », Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste — Genèse et langage actuel, Mouton. Voir aussi Colette Guillaumin, « Sur la notion de minorité », L’Homme et la société, n ° 77-78.[↩]
- Nda : Voir « L’autre moitié. Le manifeste de Loen », Les Cahiers Antispécistes n° 22, 2003.[↩]
- La végéphobie se caractérise par un rejet et un mépris envers les végétariens, végétaliens, véganes. Voir le livret Végéphobie, qui présente un état des lieux et des analyses.[↩]
- Le terme de néocarnisme nous vient de Mélanie Joy et désigne la réponse défensive (le backlash) des producteurs et défenseurs de la viande, suscitée par la montée en puissance des revendications animalistes.[↩]
- L’expression « meurtre alimentaire » se trouve sous la plume de Pythagore, Plutarque et Porphyre.[↩]
- Nda : Ce qui n’est pas une raison pour reprocher aux gens de choisir de privilégier telle ou telle lutte en fonction de considérations qui leur sont propres.[↩]
- Nda : De nombreuses études de psychologie sociale confirment que statistiquement, plus les personnes sont sensibles à la question animale, plus elles risquent d’être sensibles aux questions de justice intra-humaines. À l’inverse, le mépris pour les animaux est fortement corrélé à un mépris pour diverses catégories d’humain·e·s. Voir notamment les nombreux travaux de Kimberly Costello, Kristof Dhont, Gordon Hodson, et Cara MacInnis (par exemple : « Social dominance orientation connects prejudicial human–human and human–animal relations », Personality and Individual Differences, Volumes 61-62, 2014), ou bien encore de Jonathan Fernandez (« Spécisme, sexisme et racisme. Idéologie naturaliste et mécanismes discriminatoires », Nouvelles Questions Féministes, 34/1, Dossier « Imbrication des rapports de pouvoir », juin 2015).[↩]
- Nda : Voir Paola Cavalieri, « Principe de liberté, ou principe de dommage envers autrui ? », Les Cahiers Antispécistes n°1, 1991.[↩]
- L’abolitionnisme est une approche dans laquelle l’utilisation des animaux — comme matière première ou pour leur production — est problématique en soi. Celle-ci est considérée comme une oppression, une exploitation qu’il convient de faire cesser. Le welfarism se soucie du bien-être animal sans remettre en cause leur exploitation systémique. Le néo-welfarism souhaiter améliorer le bien-être animal par des réformes successives, et considère que c’est par ces étapes progressives que l’idéal abolitionniste pourra être atteint.[↩]
- Nous sommes tous et toutes construits de part en part par les rapports sociaux qui nous constituent (en tant qu’humain·e·s, hommes ou femmes, enfants ou adultes, blanc·he·s ou racisé·e·s, propriétaires ou non de nos moyens de production, etc.).[↩]
- Nda : On trouve ainsi dans une brochure dédiée à rappeler cette évidence, intitulée justement « L’exploitation animale est une question de société », dans l’article « La question de la viande est un problème de société » (notez l’insistance !) : « Nos sociétés sont fondées sur l’exploitation animale. Celle-ci forme système. Système social, système politique. Tout comme par exemple le patriarcat ou l’esclavage forment des structures sociales et politiques élaborées, l’exploitation animale implique un système organisé d’appropriation sociale des animaux et de leurs productions. Du simple fait qu’ils ne sont pas humains, ils sont des biens, des marchandises, acquérables soit par capture ou meurtre, soit par achat, échange ou don. Ce système d’appropriation et d’exploitation, système politique, nous l’appelons selon ses particularités : élevage, chasse, pêche, en tant que ce sont des pratiques définies socialement, encadrées juridiquement et défendues idéologiquement. L’exploitation animale, comme toute autre forme d’exploitation, implique l’existence d’un système idéologique complexe qui vise à la rendre acceptable moralement : à la banaliser, à la justifier, à l’entériner, et enfin à empêcher sa remise en question. Cette idéologie, nous l’appelons spéciste. […] Il s’agit d’une autre façon de nommer l’idéologie fondamentale de nos sociétés contemporaines : l’humanisme. Ce système, spéciste ou humaniste, est le système dans lequel nous baignons dès notre naissance, à tel point qu’il nous apparaît normal, naturel, évident, logique, sain. »[↩]
- Nda : Cela fonctionne à travers des rapports spécifiques : de servage, d’esclavage, ceux qu’elle appelle de sexage (les rapports de classe hommes/femmes), mais aussi ceux de parentage/éducation (concernant les dits « mineurs »), et ceux d’élevage, etc. Ces rapports d’appropriation produisent dans chaque cas une idéologie naturaliste (sexisme, racisme, âgisme… spécisme).[↩]
REBONDS
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