Les chibanis et le mythe du retour au pays


Traduction d’un article paru dans New Lines Magazine

Chibani : en arabe, celui qui a les che­veux blanc. Un terme qui a fini par dési­gner, en France, l’ensemble des vieux tra­vailleurs immi­grés venus d’Afrique du Nord après la Seconde Guerre mon­diale. Affectés le plus sou­vent aux tâches les plus pré­caires et dan­ge­reuses, ils ont aus­si été les pre­miers à être ren­voyés lorsque les usines ont com­men­cé à fer­mer. Voici dix ans, une mis­sion par­le­men­taire esti­mait à 850 000 le nombre d’immigrés âgés de plus de 55 ans vivant en France sans pou­voir accé­der aux droits que leur réser­vait pour­tant leur âge. Depuis, leur sta­tut s’est quelque peu amé­lio­ré, mais la situa­tion des chi­ba­nis reste celle d’un exil sans cesse pro­lon­gé. La jour­na­liste fran­co-tuni­sienne Maya Elboudrari est allée à la ren­contre de cer­tains d’entre elles et eux dans le XXe arron­dis­se­ment de Paris, au Café social ani­mé par l’association Ayyem Zamen. Dans cet article, paru ini­tia­le­ment dans la revue New Lines Magazine, que nous tra­dui­sons, elle revient sur leur histoire. 


Des hommes âgés viennent au café pour jouer aux cartes et aux domi­nos, boire un café et, sur­tout, dis­cu­ter. Parfois, ils parlent de leurs enfants ou de leurs petits-enfants ; par­fois, de sport, de poli­tique ou du temps exé­crable qu’il fait à Paris ; sou­vent de chez eux, ou de ce qui a été chez eux : le Maroc, l’Algérie, la Tunisie. « Nous pen­sions tous venir en France pour tra­vailler, gagner un peu d’argent et ren­trer chez nous« , explique Hassan Chrifi, un frin­gant Marocain de 83 ans, mous­ta­chu, che­veux blancs cou­pés à ras. « Personne n’est venu pour res­ter. Et puis c’est ce qui s’est pas­sé. Nous avons eu des enfants, et voi­là. Maintenant, j’ai vécu plus sou­vent ici que là-bas. Je n’ai plus d’amis au Maroc. Je ne connais même plus ma famille.« 

Situé dans une rue calme de Belleville, dans le ving­tième arron­dis­se­ment de Paris, le café Ayyem Zamen, « Le bon vieux temps » en arabe magh­ré­bin, est modeste, voire un peu daté, avec ses vieilles tables en bois et ses chaises pliantes dépa­reillées. Mais ce « Café social » est un point d’ancrage pour des cen­taines d’immigrés nord-afri­cains vieillis­sants qui vivent dans une sorte de limbes : bien qu’ils aient pas­sé la majeure par­tie de leur vie en France, ils ne se sentent pas Français. Ils ne se sentent plus non plus plei­ne­ment Algériens, Tunisiens ou Marocains. On les appelle les « chi­ba­nis ». Le mot signi­fie « che­veux blancs » en arabe dia­lec­tal : des hommes qui sont venus pour tra­vailler et qui ont fini par fon­der leur famille ici, par la faire venir de leur pays d’origine ou par pas­ser leur vie seuls en exil. Aujourd’hui, alors qu’ils vieillissent, ils sont confron­tés aux réa­li­tés du mythe, construit au fil des décen­nies par l’État et les immi­grés eux-mêmes, selon lequel ils retour­ne­raient un jour dans leur pays.

« Je ne retour­ne­rai dans mon pays que dans une boîte. »

Hassan, qui est un habi­tué d’Ayyem Zamen, est arri­vé en France à la fin des années 1950 et a pas­sé les quatre décen­nies sui­vantes à occu­per divers emplois, essen­tiel­le­ment manuels — à l’exception d’un pas­sage dans un cirque — et à pla­ni­fier son retour au Maroc. Il s’est marié dans son pays d’origine, y a ache­té une mai­son et est même retour­né en Afrique du Nord pen­dant quelques temps dans les années 1960. Mais au fil des décen­nies, il s’est ren­du compte que davan­tage de choses le rete­naient en France et de moins en moins l’attiraient chez lui : quelques pro­blèmes de san­té, des oppor­tu­ni­tés de tra­vail, l’inertie. Plus d’un demi-siècle plus tard, il a fini par l’accepter : « Je ne retour­ne­rai dans mon pays que dans une boîte.« 

Ce fan­tasme du retour au pays n’est pas propre aux Nord-Africains de France. Elle fait par­tie de nom­breuses his­toires de migra­tion. Mais en tant que plus impor­tante com­mu­nau­té immi­grée du pays et la pre­mière à être venue en masse depuis les anciennes colo­nies, les chi­ba­nis et leurs familles ont une his­toire spé­ci­fique en France et avec celle-ci. Les immi­grés de l’empire colo­nial fran­çais, prin­ci­pa­le­ment d’Afrique du Nord et sur­tout d’Algérie, sont arri­vés en grand nombre pen­dant les Trente Glorieuses. La France avait alors besoin d’une main-d’œuvre bon mar­ché pour recons­truire et déve­lop­per le pays après le la Seconde Guerre mon­diale. Pour faci­li­ter l’afflux de cette main-d’œuvre, la France a assou­pli les res­tric­tions migra­toires, allant par­fois jusqu’à payer le pas­sage des tra­vailleurs. Des cen­taines de mil­liers de Nord-Africains ont émi­gré, tra­vaillant pour envoyer de l’argent au pays en pleine déco­lo­ni­sa­tion. Mais dans l’esprit des immi­grés eux-mêmes et du gou­ver­ne­ment fran­çais, ils n’étaient pas cen­sés res­ter aus­si long­temps. Le mythe du retour est ain­si deve­nu un point clé de l’histoire socio­po­li­tique fran­çaise, fon­dé sur ce que le socio­logue Ahmed Boubeker appelle le « men­songe réci­proque » entre les auto­ri­tés fran­çaises et les migrants nord-afri­cains au milieu du XXe siècle. Dans une rela­tion encore pro­fon­dé­ment mar­quée par le colo­nia­lisme, les deux par­ties consi­dé­raient qu’elles fai­saient par­tie d’un mou­ve­ment tem­po­raire. « La France les consi­dé­rait sim­ple­ment comme des tra­vailleurs et pen­sait que ces per­sonnes pou­vaient vivre pen­dant des décen­nies sans droits, sans vie affec­tive« , explique le socio­logue. Il évoque les poli­tiques de regrou­pe­ment fami­lial mal conçues à l’origine, fon­dées sur l’hypothèse que les tra­vailleurs n’auraient pas besoin d’avoir leur famille avec eux en France. « Et les immi­grés consi­dé­raient leur séjour ici comme une simple étape inter­mé­diaire, avant de repar­tir. » 

[Ali Ghrab | Brigitte Sombié]

Pour la socio­logue et anthro­po­logue fran­çaise Nacira Guenif, dont les tra­vaux portent sur l’immigration, le retour n’était pas un simple mythe, mais une carac­té­ris­tique co-construite inté­grée au sys­tème. « Pour la France, il s’agissait d’un objec­tif tan­gible, l’une des condi­tions pour impor­ter cette main-d’œuvre flexible« , sou­ligne-t-elle. « Pour les migrants, il s’agissait d’une aspi­ra­tion qui les pous­sait à quit­ter leur pays d’origine. » Cet espoir de retour au pays peut être plus fort pour ceux qui ont eu une vie dif­fi­cile en France, en par­ti­cu­lier ceux qui sont arri­vés dans les années d’après-guerre, occu­pant des emplois pénibles dans les usines auto­mo­biles ou les tra­vaux publics, tra­vaillant en tant qu’ouvriers agri­coles ou métal­lur­gistes. Leurs métiers étaient phy­si­que­ment éprou­vants, par­fois dan­ge­reux, mal payés, répé­ti­tifs et faci­le­ment rem­pla­çables. La pau­vre­té et la pré­ca­ri­té étaient telles que la seule façon de tenir était de se dire : « On souffre, on sup­porte, on subit. Mais un jour, on ren­tre­ra« , explique Ahmed Boubeker. « D’une cer­taine manière, ils sont res­tés en retrait de la socié­té fran­çaise. C’est un tran­sit qui a duré des décen­nies, avec des des­tins sacri­fiés.« 

Au Café social, Mabrouk Halmous, né en Tunisie en 1942, qua­li­fie sa géné­ra­tion de « géné­ra­tion de la souf­france« , celle qui a tout sacri­fié pour la sui­vante. Cela se voit sur son visage — pro­fon­dé­ment ridé et usé par le temps — et dans sa voix, où s’entend une note d’amertume et de rési­gna­tion. Ce père de huit enfants raconte avoir exer­cé une série d’emplois épui­sants, de chauf­feur de camion à ouvrier du bâti­ment, pour que ses enfants puissent rece­voir une édu­ca­tion et ne manquent de rien. « J’ai renon­cé à ma jeu­nesse, à ma san­té et à mon temps. Qu’est-ce qui me retient ici main­te­nant ? » L’une des choses qui le retient en France est un enche­vê­tre­ment de pro­blèmes admi­nis­tra­tifs : il est dif­fi­cile de prendre sa retraite dans son pays d’origine tout en conser­vant une pen­sion et par­fois des pres­ta­tions de sécu­ri­té sociale pour les années tra­vaillées à l’étranger. Par exemple, la France pré­voit un mini­mum vieillesse qui per­met d’atteindre envi­ron 1000 euros par mois pour une per­sonne seule, pour les plus de 65 ans qui per­çoivent les retraites les plus faibles. Mais pour avoir droit à cette pres­ta­tion, il faut vivre en France plus de la moi­tié de l’année. L’obligation de rési­dence pour béné­fi­cier de cette allo­ca­tion vient de pas­ser à neuf mois par an. Cette mesure s’inscrit dans le cadre d’une cam­pagne ciblée visant à limi­ter les allo­ca­tions sociales pour les tra­vailleurs non fran­çais. En avril der­nier, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a spé­ci­fi­que­ment ciblé les Nord-Africains. Les Français en ont « ras-le-bol de la fraude« , a-t-il affir­mé. « Ils n’ont aucune envie de voir que des per­sonnes peuvent béné­fi­cier d’aides, les ren­voyer au Maghreb ou ailleurs, alors qu’ils n’y ont pas droit.« 

« Le mythe du retour au pays affecte encore nombre de par­cours migra­toires et a des consé­quences pour les nou­velles géné­ra­tions d’immigrés. »

« Autrefois, il était beau­coup plus facile d’aller et venir« , déplore Mabrouk Halmous. « Nous ne sommes pas venus en France pour deman­der la cha­ri­té. Nous ne sommes pas des hors-la-loi. » Nacira Guenif pour­suit : « C’est comme si leur pré­sence en France conti­nuait à être vécue à l’ombre de cette injonc­tion : vous venez ici, mais une fois que vous n’êtes plus utiles au tra­vail, vous repar­ti­rez. Comme si nous n’avions jamais pu nous déta­cher com­plè­te­ment de cette attente, et esti­mions qu’ils n’avaient pas rem­pli leur part du contrat. C’est sans doute aus­si parce que l’État fran­çais n’accepte tou­jours pas plei­ne­ment leur pré­sence que le mythe du retour au pays ne peut pas mou­rir de sa belle mort.« 

Il fut pour­tant un temps où ce mythe sem­blait sur le point de dis­pa­raître : dans les années 1970, après le pre­mier choc pétro­lier, la crise éco­no­mique et le chô­mage de masse frappent la France. Ce der­nier touche d’abord les hommes immi­grés, déjà dépour­vus de droits sociaux. Lorsque le mar­ché du tra­vail s’effondre, ils doivent faire face à un cli­mat natio­nal xéno­phobe qui asso­cie chô­mage et immi­gra­tion. En 1974, le gou­ver­ne­ment met fin à l’immigration éco­no­mique. La pre­mière « aide au retour » est créée dans ce contexte en 1977 : elle alloue 10 000 francs (l’équivalent d’environ 1 500 euros) aux immi­grés qui quittent défi­ni­ti­ve­ment la France. Après avoir appe­lé les Nord-Africains à tra­vailler en France pen­dant des décen­nies, le pays leur disait concrè­te­ment : Prends 10 000 balles et casse-toi !, selon le titre d’une comé­die fran­co-algé­rienne de 1982 consa­crée à la prime. Et, bien sûr, la plu­part du temps cela n’a pas fonctionné.

[Mazia et Belgacem Djaafri | Brigitte Sombié]

Mabrouk Halmous se sou­vient de cette époque. « Au début, ils nous ont ouvert la porte comme du bétail. Nous avons sui­vi sans savoir où nous allions ; nous avons juste enten­du dire qu’il y avait du tra­vail. » Lorsque le tra­vail a dis­pa­ru, le pays a espé­ré que les immi­grants feraient de même. « Après des années où les patrons venaient cher­cher des tra­vailleurs, où les entre­prises fai­saient la queue pour nous embau­cher, nous avons com­men­cé à entendre sur les chan­tiers : Nous n’avons plus besoin de vous, ren­trez chez vous. Rentrez chez vous. » Mabrouk a refu­sé la prime. Il savait qu’en l’acceptant il renon­ce­rait à ses droits et que le temps pas­sé en France n’aurait ser­vi à rien. « Nous avons rele­vé la France, et c’est la France qui en a pro­fi­té« , raconte-t-il. « Qu’allaient-ils faire en retour­nant dans leur pays ? » ajoute Nacira Guenif. « 10 000 francs, ce n’était rien. Ils n’ont pas été dupes du dis­cours de l’État, qui leur a pro­po­sé trop peu, trop tard. »

Au même moment, leurs enfants deve­naient fran­çais et défen­daient leurs droits. Les poli­tiques de regrou­pe­ment fami­lial, per­met­tant aux tra­vailleurs migrants de faire venir leur conjoint et leurs enfants de leur pays d’origine sous cer­taines condi­tions, étaient déjà entrées en vigueur. Une nou­velle géné­ra­tion — par­fois deux — était née en France et n’avait rien connu d’autre. Au début des années 1980, la France a dû finir par admettre que les Maghrébins étaient là pour res­ter, sans pour autant par­ve­nir à les consi­dé­rer comme des Français à part entière. Le mythe du retour s’est éro­dé du côté de l’État. Il est deve­nu en quelque sorte un échec, « quelque chose de fon­da­teur mais qui n’a pas pu se réa­li­ser« , selon Nacira Guenif. Mais s’il appar­tient au pas­sé en tant que poli­tique publique offi­cielle à l’échelle col­lec­tive, il affecte encore nombre de par­cours migra­toires et a des consé­quences pour les nou­velles géné­ra­tions d’immigrés et leurs descendants.

« Certains chi­ba­nis vivent encore dans des foyers de tra­vailleurs déla­brés construits dans les années 1950 à la péri­phé­rie de Paris et qui, comme les tra­vailleurs, étaient des­ti­nés à n’être que temporaires. »

L’une de ses mani­fes­ta­tions les plus visibles sont les mai­sons appar­te­nant à des immi­grés qu’on trouve dans toute l’Afrique du Nord, construites pour leur retraite, sym­boles de leur espoir de vivre là-bas. Le finan­ce­ment de ces mai­sons se fait sou­vent au prix d’un sacri­fice impor­tant de la qua­li­té de vie de l’immigré en France, où la plu­part d’entre eux ne pour­ront jamais accé­der à la pro­prié­té. Certains chi­ba­nis vivent encore dans des foyers de tra­vailleurs déla­brés construits dans les années 1950 à la péri­phé­rie de Paris et qui, comme les tra­vailleurs, étaient des­ti­nés à n’être que tem­po­raires. Par consé­quent, nombre d’entre eux n’ont pas été réno­vés depuis des décen­nies, tan­dis que leurs loca­taires vieillissent en même temps qu’eux. De retour dans leur pays, les mai­sons construites grâce aux envois de fonds res­tent vides pen­dant des années, par­fois pour tou­jours. Moncef Labidi, fon­da­teur d’Ayyem Zamen, a vu cette his­toire se répé­ter à maintes reprises. « Les gens construisent des châ­teaux qu’ils n’occupent pas et pré­fèrent vivre dans un petit stu­dio d’ouvrier ici« , explique-t-il. « Cela fait par­tie du sta­tut du migrant : il doit par­ti­ci­per à la construc­tion pour pro­té­ger sa famille. Il pense que lorsqu’il sera à la retraite, il aura enfin le confort qu’il n’a jamais eu ici. »

Même en dehors des classes les plus défa­vo­ri­sées, renon­cer à l’idée du retour peut être dou­lou­reux. « Je suis ren­trée en 2005 en pen­sant que ce serait défi­ni­tif« , raconte Thouraya Saddoud Azaiez, une femme tuni­sienne d’une qua­ran­taine d’années. « Ce fut la plus belle année de ma vie. » Elle explique qu’elle aurait vou­lu que ses enfants soient éle­vés dans leur famille, comme elle, mais qu’ils ont eu du mal à s’adapter. « Tout était dif­fé­rent, le confort leur man­quait, ils étaient très cri­tiques. » Le rejet de sa patrie par ses enfants a pous­sé Thouraya Saddoud Azaiez à retour­ner en Europe, mais le fait d’accepter que son ave­nir était ici l’a fait tom­ber en dépres­sion. Lorsqu’elle s’est deman­dée si la réac­tion de ses enfants était nor­male, son méde­cin lui a rap­pe­lé la dure réa­li­té : « Il m’a dit : Ils ont des ori­gines tuni­siennes, mais ils ne sont pas Tunisiens, ils ont gran­di ici. J’ai eu beau­coup de mal à l’accepter. Je conti­nue à dire que c’est leur pays. »

[Mahamadou Gassama | Brigitte Sombié]

Pour de nom­breux immi­grés de l’ancienne géné­ra­tion, ce sont leurs enfants — nés en France et ayant obte­nu la natio­na­li­té fran­çaise à l’âge de 18 ans, ou par­fois même avant — qui les main­tiennent en Europe. Cherifa Ouadenni, 81 ans, arri­vée d’Algérie en 1965, se sou­vient d’avoir pleu­ré en pen­sant aux mariages de ses enfants. « Aucun d’entre eux n’a épou­sé quelqu’un de chez nous. Je pen­sais les fian­cer et les marier là-bas. Et ils se sont mariés tout seuls. » Elle reste aujourd’hui à Paris pour être proche d’eux et de ses petits-enfants, même si elle a ache­té une mai­son en Algérie, il y a des années, afin d’y pas­ser sa retraite. Lorsque les immi­grés passent des années ou des décen­nies loin de leur pays d’origine, leurs enfants, mais aus­si eux-mêmes, ont du mal à trou­ver leur place lorsqu’ils y retournent, que ce soit pour des vacances ou de façon per­ma­nente. Moncef Labidi a un jour deman­dé à un client du Café social où il se sen­tait le plus à l’aise : en France ou dans son pays d’origine. L’homme a répon­du : « Dans l’avion. »

« Je me sens étran­ger ici et étran­ger là-bas » est une phrase qui résonne dans presque tous les entre­tiens. La socio­lo­gie des migra­tions parle de « double absence1 ». Certains expliquent qu’ils ont l’impression que leur pays essaie sim­ple­ment de leur sou­ti­rer de l’argent. D’autres disent que les men­ta­li­tés ont « trop chan­gé » au cours des décen­nies écou­lées. Ezzedine Gam a quit­té son pays en 1985 pour étu­dier le droit en France et contri­buer ensuite à l’amélioration du sys­tème judi­ciaire tuni­sien. « Dès le début, j’ai eu l’idée de reve­nir après avoir ter­mi­né mes études. J’ai pas­sé trois ans à essayer de reve­nir« , explique-t-il. Mais il s’est ren­du compte que le pay­sage pro­fes­sion­nel du pays était trop dif­fi­cile et que les Tunisiens venant de l’étranger étaient mal vus sur le mar­ché de l’emploi. « Nous nagions à contre-cou­rant : les gens essayaient de par­tir et nous fai­sions le contraire« , ajoute-t-il. Ce pro­fes­seur sou­haite tou­jours reve­nir après sa retraite. Il a le pro­jet de construire des biblio­thèques dans les écoles afin de rendre quelque chose à son pays d’origine. « La retraite est pour moi le début de la vraie vie. Le temps de faire ce que je ne pou­vais pas faire lorsque j’avais d’autres enga­ge­ments pro­fes­sion­nels et fami­liaux.« 

« Je me sens étran­ger ici et étran­ger là-bas est une phrase qui résonne dans presque tous les entretiens. »

Et puis il y a la dyna­mique fami­liale qui se modi­fie au fil des longues absences. Maïa Lecoin, qui dirige actuel­le­ment Ayyem Zamen, explique que beau­coup d’hommes qui ont lais­sé leur famille au pays ont éprou­vé une culpa­bi­li­té écra­sante de ne pas s’impliquer davan­tage auprès de leurs enfants. « Plus ils passent de temps loin de chez eux, plus ces liens s’affaiblissent. Il est très dif­fi­cile pour eux de reve­nir après la retraite« , en dépit de ce qu’ils avaient pré­vu. Discutant avec une connais­sance à l’une des tables du café, Cherifa Ouadenni se sou­vient de la dou­lou­reuse consta­ta­tion après la mort de sa mère, lorsqu’elle a appris que ses frères l’avaient reti­rée du tes­ta­ment, pen­sant, dit-elle : « Pourquoi aurait-elle droit à un héri­tage ? Elle vit en France, elle ne revien­dra jamais. » Une poi­gnée de per­sonnes nous ont racon­té qu’elles avaient construit une mai­son dans leur pays d’origine, avant de la voir occu­pée, ou par­fois ven­due, par des membres de leur famille.

En vieillis­sant, de nom­breux chi­ba­nis res­tent aus­si en France pour accé­der aux soins de san­té qui font défaut dans leur pays d’origine. Mais cela s’accompagne d’une peur pro­fonde et per­sis­tante : mou­rir en France sans jamais être ren­tré chez soi. Thouraya raconte avec tris­tesse l’histoire d’un ami ayant connu une telle fin. « Il a ache­té un ter­rain en Tunisie, il a construit sa mai­son, il a fait une ferme, un pou­lailler, il a plan­té des arbres. Il a tra­vaillé toute sa vie pour cela. Ici, il n’avait qu’un petit appar­te­ment. Je lui disais : Achètes-en un plus grand, avec un jar­din, et il me répon­dait : Non, pour moi, c’est la Tunisie. L’année der­nière, il était si heu­reux de prendre sa retraite, qu’il avait atten­due toute sa vie. Et puis il est mort, sans même en avoir pro­fi­té. » Mais la mort peut aus­si résoudre l’impossible ques­tion pour les chi­ba­nis. « Lorsqu’ils sont par­tis, ils ont pro­mis à leurs proches qu’ils revien­draient« , explique Moncef Labidi. « Pour beau­coup d’entre eux, la pro­messe n’est fina­le­ment tenue que par leur cer­cueil. » De fait, l’importance du rapa­trie­ment des corps et de l’enterrement dans le pays d’origine est un sujet de conver­sa­tion fré­quent au café, rap­porte Maïa Lecoin. Selon elle, la pan­dé­mie a par­ti­cu­liè­re­ment ébran­lé la com­mu­nau­té. « Non seule­ment ils n’ont pas pu assis­ter aux grands évé­ne­ments avec leur famille, car les allers-retours habi­tuels étaient blo­qués, mais il y avait aus­si une peur impor­tante de mou­rir ici sans pou­voir être enter­ré là-bas.« 

[Fettouma Fougrach | Brigitte Sombié]

Alors que la géné­ra­tion de l’après-guerre dis­pa­raît, le mythe du retour s’enrichit d’un nou­veau cha­pitre, celui des deuxième et troi­sième géné­ra­tions. Certains de ces enfants gardent des liens étroits avec le pays d’origine de leurs parents. D’autres non, sou­vent au grand dam de la géné­ra­tion pré­cé­dente. La plu­part de ces enfants n’envisagent pas de vivre dans un pays qu’ils n’ont jamais connu : il s’agirait d’un départ et non d’un retour. « Notre géné­ra­tion a été éle­vée dans le mythe du retour« , résume le socio­logue Ahmed Boubeker. « J’ai vécu dans la nos­tal­gie d’un pays que je ne connais­sais pas. Elle a été trans­mise par nos parents, et c’était tra­hir leur rêve que de pen­ser qu’on n’y retour­ne­rait pas. » Nacira Guenif a étu­dié cette jeune géné­ra­tion, qui a dû sur­mon­ter le mythe et recon­naître que ce n’était pas un échec d’être res­té. Ils ont vu le mal que cela a fait à leurs parents, n’ont pas vou­lu orga­ni­ser leur vie avec les mêmes attentes et, à la place, ont tour­né leur éner­gie vers l’endroit où ils vivaient. Ce sont aus­si eux qui ont mené les luttes anti­ra­cistes des années 1980, affir­mant que leur ave­nir était en France et qu’ils méri­taient d’y avoir des droits. « Les jeunes géné­ra­tions vivent ce retour dans une dyna­mique d’aller-retours. Elles vont au bled, renouent avec leur his­toire, la reven­diquent, y sont atta­chées« , déve­loppe-t-elle. « Pour ces jeunes, il ne s’agit plus de faire un choix déchi­rant entre res­ter et par­tir. Le mythe appar­tient aux parents et grands-parents qui sont venus en France pour la pre­mière fois. La géné­ra­tion sui­vante en fait l’expérience prin­ci­pa­le­ment en termes de récit fami­lial.« 

Lorsqu’ils en ont les moyens, cer­tains de leurs parents trouvent eux aus­si un équi­libre dans ces allers-retours, par­ta­geant leur temps entre ici et là-bas. Un retour inter­mit­tent, plu­tôt que per­ma­nent, peut résoudre la ques­tion, sur­tout depuis que les voyages sont plus faciles. « J’ai trou­vé ma sta­bi­li­té dans l’entre-deux« , avance Houda, qui est arri­vée en 1982 et fait main­te­nant par­tie des quelques per­sonnes qui se rendent quatre ou cinq fois par an au Maroc. « Le mythe du retour au pays ne s’arrête jamais, incons­ciem­ment. Mais je sais que je ne vivrai jamais là-bas.« 


Article tra­duit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast, relu et amen­dé par l’autrice | Maya Elboudrari, « In France, Aging Migrants Confront the Myth of Returning Home », New Lines Magazine, 7 décembre 2023
Photographie de ban­nière : Street view | Google maps
Photographies de l’article : Brigitte Sombié, por­traits réa­li­sés dans le cadre des 20 ans de l’association Ayyem Zamen

  1. Titre d’un ouvrage du socio­logue Abdelmalek Sayad, qui évoque les contra­dic­tions de tous ordres ins­crites dans la condi­tion d’immigré, absent de sa famille, de son vil­lage, de son pays, et frap­pé d’une sorte de culpa­bi­li­té inex­piable, mais tout aus­si absent, du fait de l’exclusion dont il est vic­time, du pays d’arrivée, qui le traite comme simple force de tra­vail.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Mohammed Kenzi : « Laisser une trace, témoi­gner, ne pas oublier », mars 2023
☰ Lire notre récit « Drôle de temps, ami », Maryam Madjidi, jan­vier 2022
☰ Lire notre article « Entre Belgique et Angleterre, un cam­pe­ment d’exil », Julie Schyns, octobre 2020
☰ Lire notre récit « Fragments d’exil », Carmen Castillo, avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Mehdi Charef : « Du peuple immi­gré », avril 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Saïd Bouamama : « Des Noirs, des Arabes et des musul­mans sont par­tie pre­nante de la classe ouvrière », mai 2018


Découvrir nos articles sur le même thème dans le dossier : ,
Maya Elboudrari

Journaliste indépendante, spécialiste de l'actualité des migrations.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.