Traduction d’un article paru dans New Lines Magazine
Chibani : en arabe, celui qui a les cheveux blanc. Un terme qui a fini par désigner, en France, l’ensemble des vieux travailleurs immigrés venus d’Afrique du Nord après la Seconde Guerre mondiale. Affectés le plus souvent aux tâches les plus précaires et dangereuses, ils ont aussi été les premiers à être renvoyés lorsque les usines ont commencé à fermer. Voici dix ans, une mission parlementaire estimait à 850 000 le nombre d’immigrés âgés de plus de 55 ans vivant en France sans pouvoir accéder aux droits que leur réservait pourtant leur âge. Depuis, leur statut s’est quelque peu amélioré, mais la situation des chibanis reste celle d’un exil sans cesse prolongé. La journaliste franco-tunisienne Maya Elboudrari est allée à la rencontre de certains d’entre elles et eux dans le XXe arrondissement de Paris, au Café social animé par l’association Ayyem Zamen. Dans cet article, paru initialement dans la revue New Lines Magazine, que nous traduisons, elle revient sur leur histoire.
Des hommes âgés viennent au café pour jouer aux cartes et aux dominos, boire un café et, surtout, discuter. Parfois, ils parlent de leurs enfants ou de leurs petits-enfants ; parfois, de sport, de politique ou du temps exécrable qu’il fait à Paris ; souvent de chez eux, ou de ce qui a été chez eux : le Maroc, l’Algérie, la Tunisie. « Nous pensions tous venir en France pour travailler, gagner un peu d’argent et rentrer chez nous« , explique Hassan Chrifi, un fringant Marocain de 83 ans, moustachu, cheveux blancs coupés à ras. « Personne n’est venu pour rester. Et puis c’est ce qui s’est passé. Nous avons eu des enfants, et voilà. Maintenant, j’ai vécu plus souvent ici que là-bas. Je n’ai plus d’amis au Maroc. Je ne connais même plus ma famille.«
Situé dans une rue calme de Belleville, dans le vingtième arrondissement de Paris, le café Ayyem Zamen, « Le bon vieux temps » en arabe maghrébin, est modeste, voire un peu daté, avec ses vieilles tables en bois et ses chaises pliantes dépareillées. Mais ce « Café social » est un point d’ancrage pour des centaines d’immigrés nord-africains vieillissants qui vivent dans une sorte de limbes : bien qu’ils aient passé la majeure partie de leur vie en France, ils ne se sentent pas Français. Ils ne se sentent plus non plus pleinement Algériens, Tunisiens ou Marocains. On les appelle les « chibanis ». Le mot signifie « cheveux blancs » en arabe dialectal : des hommes qui sont venus pour travailler et qui ont fini par fonder leur famille ici, par la faire venir de leur pays d’origine ou par passer leur vie seuls en exil. Aujourd’hui, alors qu’ils vieillissent, ils sont confrontés aux réalités du mythe, construit au fil des décennies par l’État et les immigrés eux-mêmes, selon lequel ils retourneraient un jour dans leur pays.
« Je ne retournerai dans mon pays que dans une boîte. »
Hassan, qui est un habitué d’Ayyem Zamen, est arrivé en France à la fin des années 1950 et a passé les quatre décennies suivantes à occuper divers emplois, essentiellement manuels — à l’exception d’un passage dans un cirque — et à planifier son retour au Maroc. Il s’est marié dans son pays d’origine, y a acheté une maison et est même retourné en Afrique du Nord pendant quelques temps dans les années 1960. Mais au fil des décennies, il s’est rendu compte que davantage de choses le retenaient en France et de moins en moins l’attiraient chez lui : quelques problèmes de santé, des opportunités de travail, l’inertie. Plus d’un demi-siècle plus tard, il a fini par l’accepter : « Je ne retournerai dans mon pays que dans une boîte.«
Ce fantasme du retour au pays n’est pas propre aux Nord-Africains de France. Elle fait partie de nombreuses histoires de migration. Mais en tant que plus importante communauté immigrée du pays et la première à être venue en masse depuis les anciennes colonies, les chibanis et leurs familles ont une histoire spécifique en France et avec celle-ci. Les immigrés de l’empire colonial français, principalement d’Afrique du Nord et surtout d’Algérie, sont arrivés en grand nombre pendant les Trente Glorieuses. La France avait alors besoin d’une main-d’œuvre bon marché pour reconstruire et développer le pays après le la Seconde Guerre mondiale. Pour faciliter l’afflux de cette main-d’œuvre, la France a assoupli les restrictions migratoires, allant parfois jusqu’à payer le passage des travailleurs. Des centaines de milliers de Nord-Africains ont émigré, travaillant pour envoyer de l’argent au pays en pleine décolonisation. Mais dans l’esprit des immigrés eux-mêmes et du gouvernement français, ils n’étaient pas censés rester aussi longtemps. Le mythe du retour est ainsi devenu un point clé de l’histoire sociopolitique française, fondé sur ce que le sociologue Ahmed Boubeker appelle le « mensonge réciproque » entre les autorités françaises et les migrants nord-africains au milieu du XXe siècle. Dans une relation encore profondément marquée par le colonialisme, les deux parties considéraient qu’elles faisaient partie d’un mouvement temporaire. « La France les considérait simplement comme des travailleurs et pensait que ces personnes pouvaient vivre pendant des décennies sans droits, sans vie affective« , explique le sociologue. Il évoque les politiques de regroupement familial mal conçues à l’origine, fondées sur l’hypothèse que les travailleurs n’auraient pas besoin d’avoir leur famille avec eux en France. « Et les immigrés considéraient leur séjour ici comme une simple étape intermédiaire, avant de repartir. »
Pour la sociologue et anthropologue française Nacira Guenif, dont les travaux portent sur l’immigration, le retour n’était pas un simple mythe, mais une caractéristique co-construite intégrée au système. « Pour la France, il s’agissait d’un objectif tangible, l’une des conditions pour importer cette main-d’œuvre flexible« , souligne-t-elle. « Pour les migrants, il s’agissait d’une aspiration qui les poussait à quitter leur pays d’origine. » Cet espoir de retour au pays peut être plus fort pour ceux qui ont eu une vie difficile en France, en particulier ceux qui sont arrivés dans les années d’après-guerre, occupant des emplois pénibles dans les usines automobiles ou les travaux publics, travaillant en tant qu’ouvriers agricoles ou métallurgistes. Leurs métiers étaient physiquement éprouvants, parfois dangereux, mal payés, répétitifs et facilement remplaçables. La pauvreté et la précarité étaient telles que la seule façon de tenir était de se dire : « On souffre, on supporte, on subit. Mais un jour, on rentrera« , explique Ahmed Boubeker. « D’une certaine manière, ils sont restés en retrait de la société française. C’est un transit qui a duré des décennies, avec des destins sacrifiés.«
Au Café social, Mabrouk Halmous, né en Tunisie en 1942, qualifie sa génération de « génération de la souffrance« , celle qui a tout sacrifié pour la suivante. Cela se voit sur son visage — profondément ridé et usé par le temps — et dans sa voix, où s’entend une note d’amertume et de résignation. Ce père de huit enfants raconte avoir exercé une série d’emplois épuisants, de chauffeur de camion à ouvrier du bâtiment, pour que ses enfants puissent recevoir une éducation et ne manquent de rien. « J’ai renoncé à ma jeunesse, à ma santé et à mon temps. Qu’est-ce qui me retient ici maintenant ? » L’une des choses qui le retient en France est un enchevêtrement de problèmes administratifs : il est difficile de prendre sa retraite dans son pays d’origine tout en conservant une pension et parfois des prestations de sécurité sociale pour les années travaillées à l’étranger. Par exemple, la France prévoit un minimum vieillesse qui permet d’atteindre environ 1000 euros par mois pour une personne seule, pour les plus de 65 ans qui perçoivent les retraites les plus faibles. Mais pour avoir droit à cette prestation, il faut vivre en France plus de la moitié de l’année. L’obligation de résidence pour bénéficier de cette allocation vient de passer à neuf mois par an. Cette mesure s’inscrit dans le cadre d’une campagne ciblée visant à limiter les allocations sociales pour les travailleurs non français. En avril dernier, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a spécifiquement ciblé les Nord-Africains. Les Français en ont « ras-le-bol de la fraude« , a-t-il affirmé. « Ils n’ont aucune envie de voir que des personnes peuvent bénéficier d’aides, les renvoyer au Maghreb ou ailleurs, alors qu’ils n’y ont pas droit.«
« Le mythe du retour au pays affecte encore nombre de parcours migratoires et a des conséquences pour les nouvelles générations d’immigrés. »
« Autrefois, il était beaucoup plus facile d’aller et venir« , déplore Mabrouk Halmous. « Nous ne sommes pas venus en France pour demander la charité. Nous ne sommes pas des hors-la-loi. » Nacira Guenif poursuit : « C’est comme si leur présence en France continuait à être vécue à l’ombre de cette injonction : vous venez ici, mais une fois que vous n’êtes plus utiles au travail, vous repartirez. Comme si nous n’avions jamais pu nous détacher complètement de cette attente, et estimions qu’ils n’avaient pas rempli leur part du contrat. C’est sans doute aussi parce que l’État français n’accepte toujours pas pleinement leur présence que le mythe du retour au pays ne peut pas mourir de sa belle mort.«
Il fut pourtant un temps où ce mythe semblait sur le point de disparaître : dans les années 1970, après le premier choc pétrolier, la crise économique et le chômage de masse frappent la France. Ce dernier touche d’abord les hommes immigrés, déjà dépourvus de droits sociaux. Lorsque le marché du travail s’effondre, ils doivent faire face à un climat national xénophobe qui associe chômage et immigration. En 1974, le gouvernement met fin à l’immigration économique. La première « aide au retour » est créée dans ce contexte en 1977 : elle alloue 10 000 francs (l’équivalent d’environ 1 500 euros) aux immigrés qui quittent définitivement la France. Après avoir appelé les Nord-Africains à travailler en France pendant des décennies, le pays leur disait concrètement : Prends 10 000 balles et casse-toi !, selon le titre d’une comédie franco-algérienne de 1982 consacrée à la prime. Et, bien sûr, la plupart du temps cela n’a pas fonctionné.
Mabrouk Halmous se souvient de cette époque. « Au début, ils nous ont ouvert la porte comme du bétail. Nous avons suivi sans savoir où nous allions ; nous avons juste entendu dire qu’il y avait du travail. » Lorsque le travail a disparu, le pays a espéré que les immigrants feraient de même. « Après des années où les patrons venaient chercher des travailleurs, où les entreprises faisaient la queue pour nous embaucher, nous avons commencé à entendre sur les chantiers : Nous n’avons plus besoin de vous, rentrez chez vous. Rentrez chez vous
. » Mabrouk a refusé la prime. Il savait qu’en l’acceptant il renoncerait à ses droits et que le temps passé en France n’aurait servi à rien. « Nous avons relevé la France, et c’est la France qui en a profité« , raconte-t-il. « Qu’allaient-ils faire en retournant dans leur pays ? » ajoute Nacira Guenif. « 10 000 francs, ce n’était rien. Ils n’ont pas été dupes du discours de l’État, qui leur a proposé trop peu, trop tard. »
Au même moment, leurs enfants devenaient français et défendaient leurs droits. Les politiques de regroupement familial, permettant aux travailleurs migrants de faire venir leur conjoint et leurs enfants de leur pays d’origine sous certaines conditions, étaient déjà entrées en vigueur. Une nouvelle génération — parfois deux — était née en France et n’avait rien connu d’autre. Au début des années 1980, la France a dû finir par admettre que les Maghrébins étaient là pour rester, sans pour autant parvenir à les considérer comme des Français à part entière. Le mythe du retour s’est érodé du côté de l’État. Il est devenu en quelque sorte un échec, « quelque chose de fondateur mais qui n’a pas pu se réaliser« , selon Nacira Guenif. Mais s’il appartient au passé en tant que politique publique officielle à l’échelle collective, il affecte encore nombre de parcours migratoires et a des conséquences pour les nouvelles générations d’immigrés et leurs descendants.
« Certains chibanis vivent encore dans des foyers de travailleurs délabrés construits dans les années 1950 à la périphérie de Paris et qui, comme les travailleurs, étaient destinés à n’être que temporaires. »
L’une de ses manifestations les plus visibles sont les maisons appartenant à des immigrés qu’on trouve dans toute l’Afrique du Nord, construites pour leur retraite, symboles de leur espoir de vivre là-bas. Le financement de ces maisons se fait souvent au prix d’un sacrifice important de la qualité de vie de l’immigré en France, où la plupart d’entre eux ne pourront jamais accéder à la propriété. Certains chibanis vivent encore dans des foyers de travailleurs délabrés construits dans les années 1950 à la périphérie de Paris et qui, comme les travailleurs, étaient destinés à n’être que temporaires. Par conséquent, nombre d’entre eux n’ont pas été rénovés depuis des décennies, tandis que leurs locataires vieillissent en même temps qu’eux. De retour dans leur pays, les maisons construites grâce aux envois de fonds restent vides pendant des années, parfois pour toujours. Moncef Labidi, fondateur d’Ayyem Zamen, a vu cette histoire se répéter à maintes reprises. « Les gens construisent des châteaux qu’ils n’occupent pas et préfèrent vivre dans un petit studio d’ouvrier ici« , explique-t-il. « Cela fait partie du statut du migrant : il doit participer à la construction pour protéger sa famille. Il pense que lorsqu’il sera à la retraite, il aura enfin le confort qu’il n’a jamais eu ici. »
Même en dehors des classes les plus défavorisées, renoncer à l’idée du retour peut être douloureux. « Je suis rentrée en 2005 en pensant que ce serait définitif« , raconte Thouraya Saddoud Azaiez, une femme tunisienne d’une quarantaine d’années. « Ce fut la plus belle année de ma vie. » Elle explique qu’elle aurait voulu que ses enfants soient élevés dans leur famille, comme elle, mais qu’ils ont eu du mal à s’adapter. « Tout était différent, le confort leur manquait, ils étaient très critiques. » Le rejet de sa patrie par ses enfants a poussé Thouraya Saddoud Azaiez à retourner en Europe, mais le fait d’accepter que son avenir était ici l’a fait tomber en dépression. Lorsqu’elle s’est demandée si la réaction de ses enfants était normale, son médecin lui a rappelé la dure réalité : « Il m’a dit : Ils ont des origines tunisiennes, mais ils ne sont pas Tunisiens, ils ont grandi ici.
J’ai eu beaucoup de mal à l’accepter. Je continue à dire que c’est leur pays. »
Pour de nombreux immigrés de l’ancienne génération, ce sont leurs enfants — nés en France et ayant obtenu la nationalité française à l’âge de 18 ans, ou parfois même avant — qui les maintiennent en Europe. Cherifa Ouadenni, 81 ans, arrivée d’Algérie en 1965, se souvient d’avoir pleuré en pensant aux mariages de ses enfants. « Aucun d’entre eux n’a épousé quelqu’un de chez nous. Je pensais les fiancer et les marier là-bas. Et ils se sont mariés tout seuls. » Elle reste aujourd’hui à Paris pour être proche d’eux et de ses petits-enfants, même si elle a acheté une maison en Algérie, il y a des années, afin d’y passer sa retraite. Lorsque les immigrés passent des années ou des décennies loin de leur pays d’origine, leurs enfants, mais aussi eux-mêmes, ont du mal à trouver leur place lorsqu’ils y retournent, que ce soit pour des vacances ou de façon permanente. Moncef Labidi a un jour demandé à un client du Café social où il se sentait le plus à l’aise : en France ou dans son pays d’origine. L’homme a répondu : « Dans l’avion. »
« Je me sens étranger ici et étranger là-bas » est une phrase qui résonne dans presque tous les entretiens. La sociologie des migrations parle de « double absence1 ». Certains expliquent qu’ils ont l’impression que leur pays essaie simplement de leur soutirer de l’argent. D’autres disent que les mentalités ont « trop changé » au cours des décennies écoulées. Ezzedine Gam a quitté son pays en 1985 pour étudier le droit en France et contribuer ensuite à l’amélioration du système judiciaire tunisien. « Dès le début, j’ai eu l’idée de revenir après avoir terminé mes études. J’ai passé trois ans à essayer de revenir« , explique-t-il. Mais il s’est rendu compte que le paysage professionnel du pays était trop difficile et que les Tunisiens venant de l’étranger étaient mal vus sur le marché de l’emploi. « Nous nagions à contre-courant : les gens essayaient de partir et nous faisions le contraire« , ajoute-t-il. Ce professeur souhaite toujours revenir après sa retraite. Il a le projet de construire des bibliothèques dans les écoles afin de rendre quelque chose à son pays d’origine. « La retraite est pour moi le début de la vraie vie. Le temps de faire ce que je ne pouvais pas faire lorsque j’avais d’autres engagements professionnels et familiaux.«
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Je me sens étranger ici et étranger là-basest une phrase qui résonne dans presque tous les entretiens. »
Et puis il y a la dynamique familiale qui se modifie au fil des longues absences. Maïa Lecoin, qui dirige actuellement Ayyem Zamen, explique que beaucoup d’hommes qui ont laissé leur famille au pays ont éprouvé une culpabilité écrasante de ne pas s’impliquer davantage auprès de leurs enfants. « Plus ils passent de temps loin de chez eux, plus ces liens s’affaiblissent. Il est très difficile pour eux de revenir après la retraite« , en dépit de ce qu’ils avaient prévu. Discutant avec une connaissance à l’une des tables du café, Cherifa Ouadenni se souvient de la douloureuse constatation après la mort de sa mère, lorsqu’elle a appris que ses frères l’avaient retirée du testament, pensant, dit-elle : « Pourquoi aurait-elle droit à un héritage ? Elle vit en France, elle ne reviendra jamais. » Une poignée de personnes nous ont raconté qu’elles avaient construit une maison dans leur pays d’origine, avant de la voir occupée, ou parfois vendue, par des membres de leur famille.
En vieillissant, de nombreux chibanis restent aussi en France pour accéder aux soins de santé qui font défaut dans leur pays d’origine. Mais cela s’accompagne d’une peur profonde et persistante : mourir en France sans jamais être rentré chez soi. Thouraya raconte avec tristesse l’histoire d’un ami ayant connu une telle fin. « Il a acheté un terrain en Tunisie, il a construit sa maison, il a fait une ferme, un poulailler, il a planté des arbres. Il a travaillé toute sa vie pour cela. Ici, il n’avait qu’un petit appartement. Je lui disais : Achètes-en un plus grand, avec un jardin
, et il me répondait : Non, pour moi, c’est la Tunisie
. L’année dernière, il était si heureux de prendre sa retraite, qu’il avait attendue toute sa vie. Et puis il est mort, sans même en avoir profité. » Mais la mort peut aussi résoudre l’impossible question pour les chibanis. « Lorsqu’ils sont partis, ils ont promis à leurs proches qu’ils reviendraient« , explique Moncef Labidi. « Pour beaucoup d’entre eux, la promesse n’est finalement tenue que par leur cercueil. » De fait, l’importance du rapatriement des corps et de l’enterrement dans le pays d’origine est un sujet de conversation fréquent au café, rapporte Maïa Lecoin. Selon elle, la pandémie a particulièrement ébranlé la communauté. « Non seulement ils n’ont pas pu assister aux grands événements avec leur famille, car les allers-retours habituels étaient bloqués, mais il y avait aussi une peur importante de mourir ici sans pouvoir être enterré là-bas.«
Alors que la génération de l’après-guerre disparaît, le mythe du retour s’enrichit d’un nouveau chapitre, celui des deuxième et troisième générations. Certains de ces enfants gardent des liens étroits avec le pays d’origine de leurs parents. D’autres non, souvent au grand dam de la génération précédente. La plupart de ces enfants n’envisagent pas de vivre dans un pays qu’ils n’ont jamais connu : il s’agirait d’un départ et non d’un retour. « Notre génération a été élevée dans le mythe du retour« , résume le sociologue Ahmed Boubeker. « J’ai vécu dans la nostalgie d’un pays que je ne connaissais pas. Elle a été transmise par nos parents, et c’était trahir leur rêve que de penser qu’on n’y retournerait pas. » Nacira Guenif a étudié cette jeune génération, qui a dû surmonter le mythe et reconnaître que ce n’était pas un échec d’être resté. Ils ont vu le mal que cela a fait à leurs parents, n’ont pas voulu organiser leur vie avec les mêmes attentes et, à la place, ont tourné leur énergie vers l’endroit où ils vivaient. Ce sont aussi eux qui ont mené les luttes antiracistes des années 1980, affirmant que leur avenir était en France et qu’ils méritaient d’y avoir des droits. « Les jeunes générations vivent ce retour dans une dynamique d’aller-retours. Elles vont au bled, renouent avec leur histoire, la revendiquent, y sont attachées« , développe-t-elle. « Pour ces jeunes, il ne s’agit plus de faire un choix déchirant entre rester et partir. Le mythe appartient aux parents et grands-parents qui sont venus en France pour la première fois. La génération suivante en fait l’expérience principalement en termes de récit familial.«
Lorsqu’ils en ont les moyens, certains de leurs parents trouvent eux aussi un équilibre dans ces allers-retours, partageant leur temps entre ici et là-bas. Un retour intermittent, plutôt que permanent, peut résoudre la question, surtout depuis que les voyages sont plus faciles. « J’ai trouvé ma stabilité dans l’entre-deux« , avance Houda, qui est arrivée en 1982 et fait maintenant partie des quelques personnes qui se rendent quatre ou cinq fois par an au Maroc. « Le mythe du retour au pays ne s’arrête jamais, inconsciemment. Mais je sais que je ne vivrai jamais là-bas.«
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Photographies de l’article : Brigitte Sombié, portraits réalisés dans le cadre des 20 ans de l’association Ayyem Zamen
- Titre d’un ouvrage du sociologue Abdelmalek Sayad, qui évoque les contradictions de tous ordres inscrites dans la condition d’immigré, absent de sa famille, de son village, de son pays, et frappé d’une sorte de culpabilité inexpiable, mais tout aussi absent, du fait de l’exclusion dont il est victime, du pays d’arrivée, qui le traite comme simple force de travail.[↩]
REBONDS
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