Il y a trois ans, nous publiions le témoignage qu’Anna Lagréné Ferret avait livré à l’ethnologue Lise Foisneau dans le cadre d’une série d’articles sur les luttes voyageuses. Celle qui est née en 1942 alors qu’un génocide touchait les siens, racontait sa vie quotidienne sur une « aire d’accueil » après être passée, des décennies durant, d’un « terrain désigné » à un autre. Elle signe ces jours-ci son premier livre, Mémoires manouches — Les miettes oubliées de la Seconde Guerre mondiale, qui paraît aux éditions Pétra. Dans cet extrait, elle revient sur ses jeunes années et se rappelle les marques laissées par la guerre et les camps de concentration dans son histoire familiale.
Les parents ne parlaient pas de la guerre. Mes parents jouaient de la musique, ils nous faisaient chanter, c’était tout, pour oublier. Des fois, ils parlaient entre eux des souffrances qu’ils avaient eues, et j’entendais. Dans les caravanes, on ne pouvait pas être séparés des parents. On était couchés, mais on avait toujours ce contact. Alors, quand l’hiver les parents parlaient doucement entre eux, on écoutait et j’ai été traumatisée par tout ce que j’ai entendu. C’est terrible. Ils parlent de ma tante Mirela1. Elle était dans la ligne pour aller au four, pour être gazée, et il y avait des musiciens. Il y avait l’orchestre pour les amener. Et elle, elle était dans le rang, mais il y a eu un débordement et elle n’est pas rentrée dans la chambre à gaz. Ses parents et sa famille étaient dedans, eux. Elle était toute jeune. Elle a eu un garçon qui a réussi à s’échapper. J’ai entendu cette histoire enfant. Cette fille-là était jeune dans les camps et elle racontait son histoire. On n’écoutait pas tout parce que mes parents ne voulaient pas, mais j’ai écouté, des petites fuites. J’étais curieuse : je comprenais qu’il y avait quelque chose d’important que nos parents ne voulaient pas nous faire savoir.
« Je comprenais qu’il y avait quelque chose d’important que nos parents ne voulaient pas nous faire savoir. »
Les parents, les grands-parents ne parlaient jamais de ça devant nous. Des fois je posais des questions, mais on me disait : « C’est rien, c’est du passé, c’est fini, on ne raconte pas ça, vous êtes trop jeunes. » C’est en écoutant que j’ai appris que ma sœur était née dans le camp, parce que ma mère en parlait avec les femmes. Je savais que ma mère ne voulait pas que j’écoute, mais j’écoutais quand même.
Quand ils sont sortis des camps, ils étaient malades, ils étaient tuberculeux, ils avaient toutes sortes de maladie. J’ai vu un de mes petits cousins qui avait huit ou dix ans après les camps, et il est mort. Je ne sais pas comment j’ai grandi avec ça. J’étais pleine de vie, j’aimais les choses, j’allais à l’école, je m’amusais avec mes copains et copines, on s’amusait avec un rien, on était contents. On avait faim, par contre. On subissait quand même le dénuement d’après-guerre, on était en survie. On ne pensait qu’à manger, on cherchait des bouts de pain. À l’école, ils ne nous donnaient rien, enfin si, en rentrant le matin, ils nous donnaient une bouteille de lait, et de temps en temps un pain au lait. On avait faim, mais en allant à l’école ça nous passait la faim. On oubliait les souffrances. Sauf quand on entendait ces histoires. Mes parents nous protégeaient beaucoup, mais il n’y avait pas de Sécurité sociale, pour payer les médecins c’était difficile. Ils se débrouillaient pour nous donner du lait chaud ou une tisane.
Heureusement, j’étais forte. Un hiver, on était cinq, six familles sur la place [les lieux où l’on stationne avec sa caravane], les enfants allaient à l’école et tous ont attrapé la rougeole. Mes parents faisaient attention. Nuit et jour, ils laissaient le feu allumé, parce qu’ils avaient entendu qu’il ne fallait pas prendre froid par dessus, sinon les enfants mouraient. Ils mettaient un bout de chiffon devant la porte pour que l’air ne rentre pas. Mes parents se relayaient pendant la nuit, une heure ou deux mon père, une heure ou deux ma mère. Moi, j’avais rien ! Mais je voulais être malade aussi pour qu’ils prennent soin de moi, pour qu’ils me dorlotent comme les autres qui étaient au lit.
« Mes parents ont tellement subi que les petites choses qu’on avait, nous, des conflits entre enfants ou à l’école, on ne devait pas se plaindre. »
Ma mère mettait des marmites de tilleul sur le feu et les donnait à boire, parce que les médecins disaient qu’il fallait boire beaucoup. Quand je revenais de l’école et que les petits étaient couchés, j’allais les voir et je leur disais : « Donne-moi un peu de tisane. » Je buvais un peu de tisane des petits pour tomber malade, mais je n’ai jamais été malade ! Je n’ai jamais eu la rougeole. Maintenant on est vaccinés, mais pas à l’époque. Ma mère faisait du tilleul qu’elle achetait au détail dans les magasins. C’était pas cher. Les petits étaient rouges comme des fraises. On disait qu’il fallait que ça sorte le plus possible. Moi j’étais là : « Donne-moi un petit peu de tisane », je voulais attraper la rougeole, mais j’ai rien eu. Tous les enfants de la place l’ont eue, ils étaient tous couchés. C’était à Loos-en-Gohelle dans le Pas-de-Calais, je m’en rappelle encore tellement c’était marquant. On était dans les mines, il y avait de grandes mines de charbon. Souvent, on se mettait sur des places à côté des anciennes mines. On s’arrêtait dans les mines, dans le charbon. À un kilomètre, cinq cents mètres du pays [village]. Et j’allais à l’école. Je ne voulais pas, j’avais peur, mais ma mère disait : « Faut que tu y ailles. » Pour ça, elle était stricte ma mère, fallait que ce soit droit. On est restés jusqu’à ce que les petits soient guéris, une vingtaine de jours, un mois. Je n’ai pas trop de souvenirs de cette école, donc ça devait aller, mais, de toute façon, on n’avait pas le droit de se plaindre.
Mes parents ne voulaient pas d’ennuis, ils en avaient eu tellement qu’ils ne voulaient plus en avoir. Et ils avaient tellement peur. Ils ont tellement subi que les petites choses qu’on avait, nous, des conflits entre enfants ou à l’école, si on avait des conflits, on ne devait pas se plaindre. Et je crois que c’est ça qui nous a permis d’être toujours bien ensemble, en famille et entre voisins. Je connais des gens qui n’ont que des histoires, avec l’un, avec l’autre. Sur une place, il n’y a que des disputes, parce que tous se plaignent. Mais ça n’avance à rien. Ma mère disait toujours : « Aujourd’hui c’est toi, demain ça sera l’autre. On n’a pas fini si on fait attention à ça, toute la journée on va se disputer. » Moi, je n’allais plus me plaindre, même si j’avais raison ou que je prenais une baffe, je ne disais rien. Mais c’est vrai ce qu’elle disait parce que des fois c’est moi qui tirais les cheveux. C’était ça notre solution, fallait rien dire. On passait beaucoup de temps avec des gens qu’on ne connaissait pas, nos parents ne se sont jamais disputés, ni un petit coup de gueule, parce qu’on a été élevés comme ça.
Elle était sévère ma mère, elle n’était pas méchante, mais stricte. Si elle disait une parole : « Tu n’iras pas là-bas », il ne fallait pas y aller. Elle ne nous tapait pas, elle nous punissait. « Tu ne sors pas de la campine [caravane], tu restes couchée toute la journée. » Si on désobéissait, fallait filer doux. Ma grand-mère, non, elle était très maternelle ! On allait vers elle quand ma mère m’avait grondée ou giflée : « Maman, elle m’a tapée, elle m’a fait ci. » « C’est rien ma fille, c’est pas grave, ça va passer ! » ou alors elle nous donnait tort : « Oui, parce que tu n’obéis pas, c’est pour ça qu’elle est comme ça avec toi », mais deux minutes après : « Viens, ma fille, t’es gentille ma fille. » Elle nous flattait, mais elle n’allait pas contre ma mère. Elle mettait les choses justes et après elle s’occupait de nous, elle nous consolait. Ma mère était sévère, mais mon père non. Il nous disait de ne pas faire ça, mais bon, j’avais moins à craindre de mon père que de ma mère. Lui quand il disait quelque chose, ça passait, mais elle, fallait que ce soit comme ça et pas autrement. Elle était de parole. Elle ne rigolait pas, elle était droite.
« C’est moi qui ai appris à lire à ma mère quand j’avais quinze ans. Elle a appris sur la Bible, à l’époque du Réveil. »
Zinda2 ! Elle ne savait ni lire ni écrire. C’est moi qui lui ai appris à lire quand j’avais quinze ans. Elle a appris sur la Bible, à l’époque du Réveil [conversion des Manouches, Rroms, Sinti, Gitans et gens du voyage au pentecôtisme]. À ce moment-là, tout le monde avait acheté des bibles, parce qu’il y avait des Américains qui venaient s’occuper de nous pour faire des réunions. Ils apportaient des bibles et des cantiques. Ma mère ne savait pas lire, donc elle a acheté un Nouveau Testament. Pour lire ce n’était pas facile. Fallait lui apprendre : « Viens voir une minute, qu’est-ce que ça veut dire ça ? » Et elle a appris un peu à lire. C’était à Lille, dans le Nord, sur Paris aussi, quand on était dans les missions [rencontre chrétienne avec des caravanes et un chapiteau]. Mon père savait lire, et un peu écrire. Ma mère ne savait pas, c’est moi et ma petite sœur Mimi qui lui avons appris à lire.
J’avais une grand-mère en or. Heureusement qu’elle était là. Elle était toujours avec nous. Je parle de la mère de ma mère, Maria Émilia Limberger. Parce que la mère de mon père, Bertha Dissenbergen, je ne l’ai pas connue beaucoup. La mère de ma mère m’a tout appris, mais elle ne savait pas lire. Elle savait tout faire. Elle m’a appris à coudre, le tricot. C’était ma chance parce que si on ne savait rien faire, comment qu’on aurait fait ? On serait morts. Elle m’a appris à chiner. J’allais avec elle. Elle chinait de la dentelle, des boutons, des petites choses. Elle vendait des aiguilles qu’elle faisait venir d’un grossiste à Paris et elle les vendait. Elle vendait de la mercerie. Elle avait des petits paquets d’aiguilles, des petits paniers en papier avec dedans des petites aiguilles, des grosses, c’était trop beau. C’était bien présenté et ça me plaisait beaucoup. Elle vendait le petit panier, quand tu l’ouvrais il y avait tout. Ça me plaisait, je lui disais : « Mama ! Comme c’est beau ! » Elle disait : « Oui c’est pour vendre. » Elle n’avait pas trop de sous pour en faire venir, ça devait coûter cher à cette époque-là. Quand elle recevait un colis, c’était comme de l’or. Ça valait de l’or pour elle. Elle me faisait voir chez elle. Elle habitait dans une caravane avec mon grand-père. J’ai vraiment de bons souvenirs de mes grands-parents, j’ai été habituée avec eux, mais les autres grands-parents non. Les autres n’étaient jamais avec nous.
Le père de mon père, Jean Ferret, était mort tout jeune, à 33 ans. Il a attrapé l’appendicite. Quand il a été opéré, à cette époque-là, il n’y avait pas de goutte à goutte. Donc il devait rester deux jours sans boire, sans rien. Mon père me racontait qu’on lui mouillait juste les lèvres. L’infirmière a pris un verre d’eau, parce qu’il avait soif, il avait la bouche toute sèche, mais elle a oublié le verre d’eau sur la table de nuit. Mon grand-père avait tellement soif qu’il a vu le verre et l’a bu. Il a attrapé une péritonite et il est mort. Ils n’ont pas pu l’opérer à cette époque-là. C’était bien avant ma naissance. Mon père n’était pas marié encore.
« Ils ont pris les hommes et les ont mis en prison. Ils ont pris les femmes et les enfants et les ont mis dans les camps. »
Ma grand-mère s’est donc retrouvée seule très jeune et elle s’est remariée, c’est pour ça qu’après elle n’avait plus de contact avec nous. On a été privés d’elle. On l’a connue, mais on n’a pas vécu ensemble. C’était une femme qui était gentille, mais comme elle était seule avec six enfants, elle a trouvé quelqu’un pour se mettre avec pour l’aider. À cette époque-là, ce n’était pas bien vu. Maintenant, c’est plus pareil. Mais à cette époque-là, elle nous évitait à cause des conflits. On a été privés de la grand-mère du côté de mon père. Mon père lui parlait, mais ils ne s’accordaient pas. Ils se voyaient et c’était des disputes. On était toujours avec la famille de ma mère. J’appelais la mère de ma mère « Mama », parce qu’elle s’appelait « Nana », mais comme on était toujours avec elle et c’est elle qui nous a élevés — quand on est sortis des camps, ils étaient là les vieux — donc c’était elle « Mama ». J’appelais ma mère par son nom, et mon Papou, mon grand-père, je l’appelais par son nom aussi. Je ne l’appelais pas Papou. Et la vieille, au lieu de l’appeler Mamie, je l’appelais Mama. Ma mère était là aussi, mais c’était ma grand-mère qui faisait tout. Parce que ma mère était jeune, ma grand-mère s’occupait toujours de nous.
C’est quand on était à Lille qu’elle nous a rejoints, ma grand-mère. Je ne sais pas trop ce qu’elle a vécu pendant la guerre, elle ne m’a pas trop raconté. Du moment qu’on était heureux avec elle, c’était tout. Même ma mère, mon père, pareil, il y a des choses que je découvre encore maintenant. Mon père, c’était un résistant. Il était musicien, mais les Allemands ont vu qu’il était manouche et ça les a interpellés. Mon père avait raconté qu’il marchait sur la route avec les chevaux, ils allaient dans un autre pays [village] et c’est là que les SS les ont arrêtés. Quand ils ont vu que c’était des Manouches, ils ont trouvé ça bizarre. Comment ça se fait que les autres sont dans des camps et pas eux ? Mon père a dit : « Nous sommes un orchestre, on travaille dans la musique, on va où que c’est qu’on est embauchés. » Mais eux n’ont pas cherché à comprendre. Ils ont vu des Tsiganes et les Tsiganes devaient être dans des camps. Ils ont pris les hommes et les ont mis en prison. Ils ont pris les femmes et les enfants et les ont mis dans les camps.
Ma grand-mère racontait la vie de ses frères et de ses parents qui faisaient du cirque. Elle racontait qu’ils faisaient de la musculation, du trapèze. Elle n’a jamais dit si elle aussi avait fait du cirque. Je n’ai pas connu les parents de ma grand-mère. J’étais petite, elle ne voulait pas me raconter des choses de la guerre. Elle voulait nous reconstruire, nous donner de la joie, elle nous montrait comment être une femme de ménage, une femme de maison. Elle, c’était une femme de foyer, elle m’a inculqué ça et c’est pour ça que je suis comme ça, que j’aime bien que les choses soient en ordre. À ma petite sœur aussi, Mimi, et mon autre sœur aussi, on est trois sœurs, mais la dernière n’a pas beaucoup connu ma grand-mère. On est restées des années avec ma grand-mère.
À Noël, à cette époque-là, on avait une orange. Ma grand-mère, je ne l’ai jamais vue aller à la messe de minuit, mais elle pratiquait chez elle. Elle faisait une poule ou des hérissons, si les garçons allaient à la chasse. On faisait ça pour Noël. En ragoût, à l’aillé [avec de l’ail]. Ou des glési [des pâtes fraîches]. Ma grand-mère faisait toujours des beignets pour Noël et le jour de l’an. C’est pour ça que je ne sais faire que les beignets, ça vient de là.
Quand ils sont partis, j’avais au moins treize ou quatorze ans, ils sont partis en Belgique vers leurs enfants là-bas. Une fois qu’on était bien reconstruits, nous, ils sont partis. Je ne les ai plus revus. On n’a plus été en Belgique, comme mon père avait été expulsé, il n’avait plus le droit d’aller en Belgique. J’avais des nouvelles d’eux. Ma mère de temps en temps allait les voir. Elle prenait le train et elle passait une journée ou deux. Ils étaient à Bruxelles, à Gand, ces grandes villes. Mais eux avaient eu des terrains à cette époque-là déjà. Les mairies leur avaient donné des terrains, comme c’était des gens qui avaient souffert. Ils les ont encore aujourd’hui. Ma grand-mère, je ne suis pas sûre qu’elle en ait eu un, mais je sais que ça s’est passé pour de la famille.
Extrait de Mémoires manouches — Les miettes oubliées de la Seconde Guerre mondiale, d’Anna Lagréné Ferret, paru aux éditions Pétra en 2024.
Illustrations de bannière et de vignette : Ceija Stojka
- Marie Lagréné, née le 29 octobre 1910 à Rieux-en-Cambrésis, décédée le 3 mai 1994 à Altkirch.[↩]
- Expression manouche d’empathie, « le pauvre », « la pauvre ».[↩]
REBONDS
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