Texte inédit | Ballast
Revenant sur six années d’enquête et de vie partagée avec les habitants des aires d’accueil de « gens du voyage », l’ethnologue Lise Foisneau analyse les conséquences de l’incendie de Lubrizol sur les luttes voyageuses. Paradoxalement, les récentes batailles environnementales ont jeté un voile d’ombre supplémentaire sur les multiples atteintes aux droits fondamentaux subies par les collectifs romani et voyageurs. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les « gens du voyage » n’ont cessé de combattre la condition qui leur est faite : interdictions de stationnement, expulsions, terrains désignés, destructions de lieux de vie. Comment les sciences sociales peuvent-elles objectiver leurs résistances à cet encampement ordinaire ?
Un parfum de chocolat flottait autour de l’aire d’accueil de Saint-Menet, à Marseille, lorsque j’y allai pour la première fois en 2014. À la vérité, ce jour-là, le vent soufflait dans la bonne direction : l’odeur provenant de la Chocolaterie de Provence l’emportait sur une autre que je n’avais pas encore identifiée, un effluve asphyxiant de plastique brûlé. Car nuit et jour, l’usine Arkema rejette des tonnes de benzène, un cancérogène avéré. L’aire d’accueil de Saint-Menet se trouve à moins de 500 mètres d’Arkema. Elle est souvent enveloppée par un nuage invisible mais oppressant. Impossible d’échapper à cette odeur suffocante qui entre en vous. Je n’ai pas décelé ce relent toxique immédiatement parce que mes autres sens étaient déjà assaillis. Vue et ouïe étaient saturées par les tourbillons venus de l’autoroute et de la voie ferrée, chacune à moins de 20 mètres des caravanes, et par le grésillement d’un imposant transformateur électrique. En basse continue, un bruit semblable à un bourdonnement provenait d’un circuit de modélisme pour voitures télécommandées.
« Les habitants des aires d’accueil semblent avoir acquis comme un pouvoir de transfiguration : métamorphoser un environnement mortifère en un chez-soi avenant. »
Passé ce premier choc causé par l’environnement, j’ai fini par faire comme mes voisins de caravane et oublier que nous vivions dans un cadre si peu accueillant. Quand un lieu de résidence vous est imposé, autant s’en accommoder : c’est une question de survie. Dans chacune des aires d’accueil où j’ai séjourné, j’ai rencontré des personnes qui ignoraient avec beaucoup de talent les odeurs de la déchetterie d’à‑côté, le vacarme des avions qui décollent, celui des automobiles sur l’autoroute, ou encore l’épaisse poussière déposée quotidiennement sur les caravanes. Les habitants des aires d’accueil semblent avoir acquis comme un pouvoir de transfiguration : métamorphoser un environnement mortifère en un chez-soi avenant. Ils ont appris à leurs dépens qu’une contestation ouverte déclenche souvent une réaction plus écrasante encore, et l’hostilité des lieux qui leur sont réservés est signe du manque de considération que les pouvoirs publics ont pour eux. Bassin d’épuration, déchetterie, usine, aire d’équarrissage, ligne à haute tension, cimetière, autoroute : le voisinage des aires d’accueil symbolise les politiques qui leur sont imposées.
Une attention médiatique inédite a été portée aux aires d’accueil au cours des derniers mois. Les discriminations subies par les « gens du voyage » ont été rendues visibles par le sujet en vogue des inégalités environnementales. Documentaires, bandes dessinées, articles, chroniques, émissions de radio : l’angle environnemental a semblé favorable à la médiatisation des conditions de vie des « gens du voyage », notamment depuis l’incendie de Lubrizol1. Le présent texte vise à revenir sur cette « environnementalisation » des luttes voyageuses2. Il est aussi l’occasion d’un retour réflexif sur six ans d’enquêtes ethnographiques, sur les embûches du travail scientifique portant sur des collectifs discriminés et persécutés sur le territoire national, et, enfin, sur la difficulté d’articuler l’objectivation requise par les sciences sociales avec un engagement politique auprès des collectifs opprimés.
Un panoptique pour accueil
Si les habitants des aires d’accueil s’appliquent autant à oublier l’environnement dans lequel ils vivent, c’est surtout parce que les pollutions des alentours sont bien souvent le cadet de leurs soucis. Ils doivent d’abord composer avec le fait d’habiter dans des lieux assignés sous surveillance constante. Sur une aire d’accueil, la moindre action, ne serait-ce que brancher sa machine à laver, garer son camion ou encore faire un feu, est contrôlée. Les gestionnaires des terrains, souvent des entreprises privées bénéficiant d’une délégation de service public, imposent des règlements intérieurs contraignants qui entravent ces gestes quotidiens. S’installer sur une aire d’accueil revient donc à renoncer à une partie de ses libertés les plus élémentaires.
« Sur une aire d’accueil, la moindre action, ne serait-ce que brancher sa machine à laver, garer son camion ou encore faire un feu, est contrôlée. »
En arrivant, il faut « justifier par tout moyen de son statut de voyageur3 », alors même que « voyageur » n’est pas une catégorie administrative en France et qu’il est anticonstitutionnel de demander à quelqu’un de décliner son appartenance ethnique. Le nouvel arrivant doit également accepter de se dessaisir de ses cartes grises de véhicules jusqu’à son départ de l’aire. À ceci s’ajoute l’obligation d’indiquer les identités de toutes les personnes occupant les caravanes — ce qui permet aux gestionnaires de tenir un registre régulièrement remis aux forces de l’ordre. Vient enfin l’usage de l’argent : le dépôt d’une caution est obligatoire, qui a la particularité de devoir être donnée en liquide — les gestionnaires n’acceptant que ce type de paiement ; le nouvel arrivant doit en outre avancer les frais de stationnement et donner une provision pour sa consommation d’eau et d’électricité. Ce système de prépaiement des fluides est une source d’angoisse importante : il faut perpétuellement anticiper sa consommation d’eau et d’électricité au risque de subir l’arrêt des distributions en plein milieu d’une nuit d’hiver ou d’un dimanche de canicule, moments où l’administration est injoignable.
Ce bref aperçu des conditions nécessaires au stationnement sur une aire d’accueil illustre la façon dont sont traités ceux que la législation désigne comme « gens du voyage ». Chaque interaction des gestionnaires avec les voyageurs est empreinte de soupçon : le règlement des aires est pensé non pour faciliter la vie collective mais pour la contrôler. Les modalités de sortie de l’aire (barrières automatiques et dépôt des cartes grises) sont imposées pour restreindre la capacité des occupants à prendre la route librement. L’aire d’accueil, dans sa matérialité même, est organisée autour de l’idée que le « voyageur » est un voleur ou un vandale. Les installations matérielles, comme, les blocs sanitaires, sont conçues pour prévenir des dégradations, et non pour la santé, l’hygiène ou le confort des usagers. C’est d’ailleurs ainsi que les sociétés de construction vantent leurs équipements destinés aux aires d’accueil : « [C]e concept [bloc sanitaire] favorise une gestion simple et économique, et a l’avantage de proposer un produit très solide dans le temps, et étudié anti-vandalisme4. »
Pour le dire simplement, les personnes catégorisées comme « gens du voyage » sont considérées par les administrations comme délinquantes en puissance : l’habitation dans les aires d’accueil est pensée comme une étape de rééducation, d’apprentissage des usages sociaux et de « responsabilisation ». C’est aussi pourquoi un certain nombre d’aires d’accueil sont équipées de centres sociaux où se succèdent éducateurs spécialisés, assistantes sociales et animateurs intervenant dans des pôles « insertion » ou « accompagnement aux démarches administratives »5. Lorsque des animations sont organisées pour les enfants, il est fréquent de demander aux parents 1 euro symbolique pour la participation de chaque enfant ; quand les parents ne veulent ou ne peuvent pas payer, on refuse les enfants pour donner une leçon aux parents. Le discours officiel est d’affirmer que cette astuce du paiement symbolique « responsabilise » les voyageurs. Le personnel des centres sociaux est mandaté d’apporter la socialisation là où elle n’est pas : les annonces d’emploi d’« accompagnateur socioprofessionnel gens du voyage » précisent ainsi parfois que leur mission est de faciliter « une approche mutuelle de deux cultures qui n’ont pas les mêmes codes sociaux, voire les mêmes valeurs6 ». Cet encadrement distille un puissant sentiment d’infériorité — à tel point qu’en ce début de XXIe siècle en France, j’ai fréquemment entendu des habitants dire d’eux-mêmes qu’ils n’étaient pas « civilisés ». Ces aires d’accueil sont de ces lieux où l’État gouverne des populations jugées rétives, qu’il faut redresser pour les rendre civiles.
« Ces aires d’accueil sont de ces lieux où l’État gouverne des populations jugées rétives, qu’il faut redresser pour les rendre civiles. »
Les occupants des aires d’accueil sont ainsi encore perçus et présentés comme potentiellement « dangereux », à l’instar de leurs ancêtres classés comme « nomades » selon la loi de 1912, qui reposait sur l’« idée exacte que le nomade est, presque toujours, un malfaiteur7 ». Lors d’un tour de France des aires d’accueil entrepris avec le photographe Valentin Merlin, plusieurs « agents d’accueil » nous ont conseillé de faire « attention à [notre] sécurité » en nous précisant que nous ne nous rendions « vraiment pas compte de qui [était] en face de [nous] ». Ces mêmes « agents d’accueil » nous ont parfois dit que nous ne pouvions pas rester sur les aires qui étaient des endroits privés réservés aux « gens du voyage » ; d’autres ont appelé leurs supérieurs ou la police pour nous faire partir. Quand ils se rendaient compte que nous avions l’habitude de stationner sur les aires d’accueil, ils disparaissaient. Après une conversation de ce genre avec un « agent d’accueil » sur l’aire d’Aurillac, de jeunes garçons habitants des lieux crurent, non sans humour, devoir nous donner une explication : « Ici, les gardiens ne tiennent même pas un an et pourtant ils [les cadres de l’entreprise VAGO] mettent des karatékas, grands et forts. » Mais, ajoutèrent-ils en imitant une manière de parler empruntée aux gadjé8, « ce serait trop dur psychologiquement
pour eux, ils craquent ». Il ne faudrait pas croire que les surveillés se soumettent docilement à ces dispositifs de contrôle. En revanche, leurs stratégies de résistance sont aussi nombreuses qu’il y a de collectifs parmi lesdits « gens du voyage », qui ne choisissent pas tous l’affrontement, bien loin de là.
Impossible à gouverner ?
La fiction d’une « communauté des gens du voyage » est produite par le dispositif des aires d’accueil qui crée une unité où il n’y en a pas. Le monde du voyage français, si tant est qu’un tel ensemble ait des contours définissables, est composé d’une multitude de collectifs qui ne se fréquentent pas toujours, qui n’ont pas la même histoire, pas la même langue, ni les mêmes pratiques du voyage. Ce que ces collectifs voyageurs ont en commun est d’avoir été rassemblés par le lexème9 « gens du voyage » et d’être physiquement regroupés dans des aires d’accueil. L’idée d’une « communauté » est un effet d’État. Ce contraste entre une fragmentation réelle et la représentation politique d’un monde unique a des conséquences importantes. De l’absence réelle d’unité des collectifs découle l’hétérogénéité des formes de contestation des législations relatives aux « gens du voyage ». Certaines personnes luttent sur le territoire français — à Hellemmes-Ronchin, à Rouen, à Castelsarrasin, à Blois, à Gex, et dans bien d’autres lieux encore —, mais il n’y a pas d’unité de ces combats qui portent sur des fronts aussi variés que les violences policières, l’insalubrité ou un emplacement toxique10.
Ce contraste entre la dispersion concrète des collectifs et l’image idéologique d’une « communauté des gens du voyage » favorise l’émergence de représentants autoproclamés accrédités par les institutions officielles. La défense des « gens du voyage » dans l’espace public dominant attire des personnes n’ayant souvent qu’un pied dans le monde du voyage, voire pas du tout, mais qui se présentent elles-mêmes comme porte-parole ou qui sont traitées comme telles par les médias. L’un des effets de ces prises de parole opportunistes est qu’elles sont le cheval de Troie de toutes sortes d’associations d’aide ou de défense des « gens du voyage » ou des « Tsiganes », qui sont presque exclusivement composées de gadjé. La plupart des subventions publiques ou européennes revenant aux collectifs romani et voyageurs sont ainsi happées par ces organisations. Les membres de ces associations interviennent sur les aires d’accueil des « gens du voyage » où ils agissent souvent avec un paternalisme décomplexé. Prétextant aider les « gens du voyage », ces associations confisquent la parole des premiers concernés : lors de l’incendie de Lubrizol, plusieurs d’entre elles ont ainsi envoyé des communiqués aux médias et à diverses institutions11 alors même que leurs représentants ne s’étaient pas rendus sur l’aire d’accueil de Petit-Quevilly après l’accident, et que les voyageurs qui y habitaient n’avaient pas été eux-mêmes consultés.
« Ces conflits n’ont pas trouvé d’expression autorisée dans l’espace public ; ils furent étouffés par les centres sociaux. »
Pour bien comprendre le rapport de force qui se joue entre les collectifs voyageurs et ces associations, il faut ajouter que ces dernières offrent régulièrement des formations au personnel des aires d’accueil et aux intervenants sociaux qui travaillent avec des « gens du voyage ». Il fut même un temps où elles géraient elles-mêmes des aires d’accueil, comme par exemple l’Association régionale d’études et d’actions auprès des Tsiganes (AREAT). Ces associations proposent aussi au public de se familiariser avec les « gens du voyage » : en 2021, la FNASAT fournit ainsi des modules de formation, comme celui qui porte sur les « pratiques éducatives et protection de l’enfance12 ». On y apprend à « mieux appréhender les dimensions afférentes à la famille et à l’éducation chez les familles du voyage » et à « renforcer les capacités d’intervention des acteurs éducatifs, de la prévention et de l’intervention sociale13 ». Ces formations initient également à la « gestion des conflits », à « l’insertion socioprofessionnelle » des « gens du voyage », etc. Elles procurent une activité rémunératrice importante aux associations qui les organisent et assoient le monopole de ces dernières comme représentantes des « gens du voyage ». Ainsi se multiplient les « médiateurs » dont le travail est conçu comme une jonction nécessaire entre les « gens du voyage » et les pouvoirs publics14. Le dispositif des aires d’accueil n’est donc pas seulement un aménagement panoptique des terrains : il professionnalise les relations humaines avec « les gens du voyage ».
En écrasant les associations réellement composées par des voyageurs, les organisations des gadjé empêchent la contestation ouverte du dispositif des aires d’accueil. Dès la création des premiers « centres pour nomades » après-guerre, des conflits éclatèrent un peu partout en France pour protester contre ce qui était vu par les premiers intéressés comme un « parcage » ou une « mise en réserve ». Ces conflits n’ont pas trouvé d’expression autorisée dans l’espace public ; ils furent étouffés par les centres sociaux, les associations et de pseudos représentants, qui eux-mêmes participaient simultanément à l’élaboration de cette politique d’assignation à résidence15. Peu à peu, un seul discours s’est imposé politiquement comme vertueux : les aires d’accueil seraient l’effet d’une politique humaniste, le seul combat restant légitime étant celui de l’augmentation du nombre d’aires d’accueil afin d’obliger les communes réputées récalcitrantes à appliquer les lois Besson I et II. Devant la difficulté de construire et de faire entendre une critique politique du dispositif qui les contraint, les voyageurs ont recours à d’autres tactiques — la résistance se passe souvent de mots. Ceux qui ont des revenus suffisants achètent un terrain, voire plusieurs, pour habiter et voyager sans surveillance. Ceux qui n’ont pas les moyens de tels achats privilégient les occupations dites « illicites ». Habiter les aires d’accueil est un expédient.
Contester le dispositif ?
Lorsque j’ai projeté d’étudier le dispositif des aires d’accueil, la première question que je me suis posée a été de trouver une méthode d’observation scientifique : comment décrire les conditions d’existence des personnes appartenant à la catégorie des « gens du voyage » sans redoubler le système étatique de surveillance déjà en place ? Autrement dit, comment accéder aux aires d’accueil sans se placer d’emblée du côté des surveillants, c’est-à-dire des travailleurs sociaux et des gestionnaires16 ? La réponse à cette question m’a été suggérée par un habitant de ces lieux, qui nous avait dit, à Valentin Merlin et moi-même, que si nous voulions comprendre ce qu’impliquait être « gens du voyage » en France aujourd’hui, il fallait le devenir soi-même. Devenir « gens du voyage » n’est pas chose impossible, puisqu’il suffit pour y parvenir de répondre à des critères exigés par l’administration. « Gens du voyage » est une catégorie juridique et administrative. En 2015, Valentin Merlin s’est donc déclaré « gens du voyage » au service des forains de la préfecture de Marseille. Il devint détenteur de notre livret de circulation et endossa le rôle patriarcal de « chef de famille » sur lequel s’appuie encore l’administration pour le contrôle des « gens du voyage ». Munis de ce livret de circulation, nous avons pu accéder aux aires d’accueil comme n’importe lequel des « gens du voyage ». Ce choix méthodologique n’était en aucun cas destiné à dissimuler l’enquête aux habitants des aires d’accueil, qui ont toujours été informés de notre activité réelle parmi eux. En revanche, l’acquisition récente de ce statut demeura un secret bien gardé entre eux et nous, à l’abri des regards du panoptique. Les collectifs habitant les caravanes connaissaient donc l’objet de mes recherches universitaires, mais les gestionnaires des lieux et le personnel du centre social l’ignoraient17.
« Comment accéder aux aires d’accueil sans se placer d’emblée du côté des surveillants, c’est-à-dire des travailleurs sociaux et des gestionnaires ? »
Or, si cette méthode m’a permis d’observer la façon dont s’opère la surveillance sur les aires d’accueil, du moins celles où j’ai vécu, elle m’a aussi moi-même piégée. Les dispositifs de contrôle ayant été pensés pour étouffer toute résistance, ma position d’observatrice n’était moralement pas toujours tenable, et je me suis retrouvée obligée de prendre parti. Les circonstances dans lesquelles ce basculement eut lieu méritent d’être racontées. Alors que nous étions au début de l’hiver, les commodités sanitaires de l’aire où je me trouvais n’étaient plus fonctionnelles. Mes voisines me chargèrent d’en toucher un mot aux gestionnaires de l’aire. Après plusieurs semaines de demandes infructueuses et de détresse sanitaire, je décidai, avec l’accord de mes voisines, d’envoyer une lettre avec accusé de réception à l’entreprise chargée de la gestion de l’aire d’accueil. De leur côté, indépendamment, certains des habitants du terrain avaient cessé de régler leurs factures pour protester contre le manque d’entretien du terrain, ce qui est l’un de leurs modes de résistance usuels. Notre lettre fut suivie d’un double résultat : une entreprise de plomberie vint déboucher les canalisations de l’aire, et Valentin Merlin et moi-même fûmes publiquement « convoqués au bureau » par le responsable administratif du site. Ce dernier s’était renseigné sur nous et montra qu’il connaissait des détails de la vie de mon compagnon, et qu’il savait que je menais une sorte d’enquête. Il nous accusa d’être responsables de l’état des canalisations, nous accusant de jeter intentionnellement des petits cailloux et des emballages dans les tuyaux d’évacuation des eaux. Après cette convocation, les incidents désagréables se multiplièrent. L’entreprise privée nous rendit fautifs du fait que plus personne ne payait le loyer de son emplacement : les employés parcouraient l’aire en racontant à qui voulait les entendre qu’il y allait avoir un « grand procès » contre nous et que nous étions de « faux gitans ».
Un matin, des huissiers nous réveillèrent pour nous remettre un jugement prononçant notre expulsion de l’aire d’accueil avec effet immédiat18. L’entreprise privée gérant l’aire nous avait dissimulé qu’elle avait entrepris une procédure à notre encontre, ne nous ayant jamais remis les courriers de convocation au tribunal. Il faut préciser ici qu’il n’y a aucune boîte aux lettres personnelles sur une aire d’accueil, la remise du courrier étant un des moyens d’assujettissement des habitants au pouvoir des surveillants. L’entreprise privée avait demandé notre expulsion en arguant que nous résidions sur l’aire depuis plus de six mois, le règlement intérieur limitant la durée de stationnement à deux mois renouvelables deux fois. Malgré cette conformité à la légalité, il s’agissait bien là d’une mesure d’exception visant à nous faire taire, puisque ces durées de stationnement sont usuellement discutées à l’amiable. Nous avons ainsi appris à nos dépens que le règlement intérieur des aires d’accueil est invoqué à discrétion par les gestionnaires comme moyen de pression sur les habitants contestataires. Après notre départ forcé, nous eûmes la surprise de constater que le gestionnaire nous avait blacklistés : impossible d’accéder aux autres aires gérées par cette entreprise. Cet incident nous permit de découvrir une pratique abusive dont les « gens du voyage » sont fréquemment les victimes : lorsqu’une personne se plaint ou conteste une gestion, si légitimes que soient ses doléances, elle en est expulsée et se voit privée du droit de séjourner sur de nombreuses aires d’accueil, ce qui a pour conséquence mécanique de l’empêcher d’accéder aux conditions de stationnement autorisées et de la plonger de fait dans l’illégalité.
Mais, à vrai dire, l’accès aux aires d’accueil de ce gestionnaire nous est devenu inaccessible, non seulement parce que nous avions contesté de l’intérieur les conditions de vie précaires que nous subissions, mais aussi en raison de ma position d’ethnologue. Après notre expulsion, un employé du centre social de l’aire d’accueil nous apprit en effet que la découverte d’une tribune que j’avais signée dans Mediapart avait affolé les gestionnaires. Dans cette tribune du 25 août 2015 coécrite avec Cécilia Demestre, une voisine de l’aire, le débat autour de la suppression du livret de circulation et l’obligation faite aux communes de plus de 5 000 habitants d’aménager une aire d’accueil était replacé dans la perspective historique longue d’une politique de sédentarisation qui ne disait pas son nom. Saisir le tribunal pour demander notre expulsion était évidemment pour cette entreprise un moyen d’empêcher mes observations. Suite à cet épisode, je pris également conscience que l’expulsion d’une ethnologue de son terrain sur le territoire français n’intéressait pas grand monde. Alors même que cet incident éclairait la difficulté de mener une enquête scientifique sur le dispositif des aires d’accueil, j’eus la déception de constater qu’il ne suscita pas de réaction publique. Cela traduisait sans doute malheureusement non seulement l’indifférence habituelle rencontrée par les chercheurs sur des terrains difficiles19, mais aussi la méconnaissance générale des modes de surveillance et de contrôle en vigueur sur les aires d’accueil.
La question se posait donc de savoir comment combattre cette ignorance flagrante et donner à connaître les conditions de vie des « gens du voyage » en France sur les aires d’accueil.
Les inégalités environnementales comme outils de communication
« Mes enquêtes avaient montré en effet qu’une grande majorité de ces lieux étaient situés dans des zones extrêmement polluées. »
S’il existe certaines analogies évidentes entre les aires d’accueil et les missions, les réserves et les autres dispositifs mis en œuvre un peu partout dans le monde pour gouverner des collectifs dominés, le fait qu’une telle discrimination existe et perdure sur le territoire métropolitain n’a longtemps choqué personne. Il a fallu attendre l’émergence des problématiques environnementales pour attirer l’attention de la fraction du public réputée sensible aux inégalités et à l’atteinte des libertés. En 2016, le collectif des femmes de l’aire d’accueil d’Hellemmes-Ronchin qui demandait une relocalisation de leur aire située près de deux usines (béton et concassage) a été le moteur d’un éveil de l’opinion. Dès lors, au lieu de décrire exclusivement ces dispositifs pour ce qu’ils sont, à savoir une forme légale d’enfermement et d’encampement, j’ai choisi moi-même de privilégier, au moins momentanément, la description les inégalités environnementales subies par les « gens du voyage » sur les aires d’accueil.
Mes enquêtes avaient montré en effet qu’une grande majorité de ces lieux étaient situés dans des zones extrêmement polluées, et qu’ainsi, l’intention initiale affichée par le législateur en créant des aires d’accueil, à savoir permettre une meilleure prise en charge de la santé des « gens du voyage », pouvait facilement être prise en défaut20. Ces recherches ont également mis en évidence le fait que les politiques contemporaines se sont construites dès la fin de la Seconde Guerre mondiale : les pouvoirs publics, qui ne mirent jamais en place de mesures de réparation des souffrances et des spoliations endurées par les « nomades » — catégorie administrative antécédente à celle des « gens du voyage » —, cherchèrent délibérément à tirer parti des modes d’enfermement expérimentés durant l’Occupation21.
Le 26 septembre 2019 survint l’incendie de l’usine Lubrizol. À moins de 500 mètres du brasier se trouvait l’aire d’accueil de Rouen/Petit-Quevilly où vivaient une cinquantaine de personnes catégorisées comme « gens du voyage ». Pendant la nuit de l’accident, ces dernières ne furent pas évacuées et ne reçurent aucune consigne de sécurité22. Quarante-huit heures après l’incident, Valentin Merlin et moi-même nous rendîmes sur place et y séjournâmes en camping-car : les habitants étaient encore étourdis. L’usine a continué de fumer plusieurs jours durant. Après plusieurs heures de discussion collective, les habitants décidèrent de témoigner de leur détresse et de porter plainte contre personne non dénommée pour mise en danger de la vie d’autrui et omission de porter secours. Les questions qui revenaient le plus souvent dans ces discussions étaient : comment était-il possible que les résidents soient obligés de payer pour vivre dans un lieu insalubre ? Pourquoi la Métropole Rouen Normandie les avait-elle mis dans une situation de si grande vulnérabilité ? Malgré les recommandations officielles23, l’aire d’accueil n’était pas dotée de local de confinement, ne disposait que d’une seule issue de secours (à savoir l’entrée principale) et ne semblait pas conforme aux normes sanitaires minimales. Grâce aux différents réseaux sociaux, notamment Facebook et Twitter24), une vidéo que nous avons tournée sur les lieux attira l’attention de médias nationaux, au point que France 2 consacra « l’œil du 20h » du 3 octobre 2020 aux habitants des aires d’accueil, filmant aussi bien l’aire d’accueil de Petit-Quevilly que Saint-Menet d’où nous avions été expulsés25.
« Comment était-il possible que les résidents soient obligés de payer pour vivre dans un lieu insalubre ? »
Malheureusement, au lieu de bénéficier aux occupants de l’aire de Petit-Quevilly, cette médiatisation leur occasionna divers désagréments majeurs. Les gestionnaires du terrain avaient l’habitude d’octroyer quelques « faveurs » d’ordres différents aux habitants, allant en effet de l’usage de l’imprimante de l’administration jusqu’à des remises sur le coût du stationnement des caravanes de leurs enfants. Alors même que les résidents avaient porté plainte « contre personne non dénommée » pour éviter toute confrontation directe avec leur bailleur, dans les semaines qui suivirent l’incendie, la Métropole Rouen Normandie manda plusieurs fois des huissiers sur le terrain pour faire constater que le règlement intérieur de l’aire d’accueil n’était pas respecté. Nous fûmes témoins de contrôles de police spectaculaires. Les habitants de Petit-Quevilly furent menacés d’expulsion pour manquement au règlement, tactiques et arguments également utilisés dans le cas de notre expulsion de l’aire d’accueil de Saint-Menet. Non seulement la Métropole Rouen Normandie s’abstint de reloger les habitants pour les éloigner des émanations toxiques du site encore brûlant de Lubrizol, mais elle refusa toute négociation directe avec eux26.
Un an après l’incendie, les habitants de l’aire d’accueil de Petit-Quevilly ne sont toujours pas relogés, même s’il est toutefois question qu’ils le soient d’ici 2022. La médiatisation de leur situation n’a, en somme, permis aucun changement de leur sort, pas plus que le collectif des femmes d’Hellemmes-Ronchin n’a vu le sien s’améliorer malgré les interviews et les reportages. Certaines personnalités et associations cherchent toutefois à tirer avantage de la situation : d’un point de vue électoral, des politiques de différents partis, notamment le PCF ou EELV font campagne sur ce thème ; des associations d’aide aux « gens du voyage » ont, quant à elles, reçu des fonds pour réaliser des enquêtes sanitaires. L’entrée en scène dans l’espace public des inégalités environnementales dont sont victimes les « gens du voyage » illustre une nouvelle fois la façon dont les luttes des voyageurs peuvent être accaparées par de pseudos représentants ou des associations. De ce fait réapparaît quasi mécaniquement un discours ancien qui se contente de critiquer l’aménagement et la localisation des aires d’accueil plutôt que de dénoncer le dispositif d’encampement lui-même. La remise en cause générale du dispositif des aires d’accueil disparaît pour laisser place aux déclarations affirmant que ce n’est pas la législation qu’il faut questionner, mais son application par les communes.
Réaffirmons-le donc : l’aménagement des aires d’accueil et les pratiques de contrôle qu’il institutionnalise n’ont rien d’une politique humaniste visant à la multiplication des lieux d’accueil ; elle a accompagné la dépossession collective des espaces publics communaux par des mesures de relégation autoritaires. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les « nomades » puis les « gens du voyage » ont été victimes de la privatisation des communs qui les a empêchés de séjourner dans des lieux de leur choix. Avant-guerre, sur les 36 587 communes du territoire métropolitain, la plupart d’entre elles autorisaient le stationnement des « nomades ». En 1967, seules 12 550 communes admettaient ou toléraient l’arrêt des « nomades » sur leur territoire. En 2014, la France comptait 1 096 aires d’accueil, ce qui signifie concrètement que les « gens du voyage » n’avaient plus le droit de stationner que dans 3 % des communes françaises27. Avoir créé des zones de résidence désignées pour une partie de la population française a inscrit ainsi la ségrégation spatiale dans la loi tout en produisant en même temps de nombreux illégalismes. Que les aires d’accueil soient à moins de 500 mètres d’une usine chimique, en bordure d’autoroute ou dans le parc du Verdon, rappelons d’abord qu’elles soumettent des citoyens français à une assignation à résidence forcée et à un enferment légal au prétexte qu’ils habitent en caravane.
Photographies de bannière : Valentin Merlin
- Sans prétendre à l’exhaustivité, citons les interventions de Juliette Loiseau, « Santé : l’empoisonnement à petit feu des gens du voyage », Mediacités, 24 août 2020 ; Clément Baudet, « Gens du voyage : des aires empoisonnées », Les Pieds sur Terre, France Culture, 29 septembre 2020 : Maïa Courtois, « Gens du non-voyage », Politis, 4 novembre 2020 ; Antoine Agasse, « Les gens du voyage relégués entre déchetteries et usines Seveso », AFP, 4 décembre 2020 ; Léa Gasquet, « Les gens du voyage intoxiqués par l’incendie de Lubrizol sont en plus menacés d’expulsion », Streetpress, 28 janvier 2021 ; Maïa Courtois et Gaspard Njock, « Mauvaises aires », La Revue Dessinée, n° 31, printemps 2021 ; Maïa Courtois, « “Gens du voyage” : le business peu reluisant des aires d’accueil », Mediapart, 20 mars 2021.[↩]
- Sur l’environnementalisation des conflits sociaux et le racisme environnemental, lire par exemple en français les articles récents de Marina Rougeon, « Lire les dégradations environnementales et sanitaires au prisme de la racialisation. Prémisses d’une ethnographie sur l’île de Maré (Bahia, Brésil) », Carnets de Terrain, 23 février 2021. Et Buu-Sao Doris, « Face au racisme environnemental. Extractivisme et mobilisations indigènes en Amazonie péruvienne », Politix, 2020/3 (n° 131), pp. 129–152. [↩]
- Règlement intérieur des aires d’accueil de Niort agglomération.[↩]
- Équipement sanitaire et technique pour l’accueil des « gens du voyage ». Eiffage Construction Centre. Documentation réunie par Marc Bordigoni.[↩]
- À titre d’exemple, voir le centre social de l’aire d’accueil de Saint-Menet.[↩]
- Cf. annonce de recrutement de la ville de Niort.[↩]
- Félix Challier, La nouvelle loi sur la circulation des nomades : loi du 16 juillet 1912, Thèse pour le doctorat, Université de Paris, Faculté de droit, Paris, 1913, p. 318.[↩]
- Gadjo, i, e : en romani, celui qui n’est pas Rom.[↩]
- Unité minimale de signification appartenant au lexique, unité de base du lexique.[↩]
- Cf. le film réalisé par le collectif des femmes d’Hellemmes-Ronchin, Nos poumons, c’est du béton, 2016 ; lire aussi Didier Fassin, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, Seuil, 2020 ; dossier spécial sur les aires d’accueil des gens du voyage, Z. Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, n° 13, Éditions de la dernière lettre, pp. 144–163.[↩]
- Parmi la documentation en ligne, voir le communiqué de presse de l’Association Protestante des Amis des Tziganes du 3 octobre 2019.[↩]
- La Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les gens du voyage (FNASAT) regroupe plus de 80 associations et organismes travaillant en lien avec la gestion des « gens du voyage ». [↩]
- Pour consulter les formations offertes par la FNASAT en 2021.[↩]
- Sur la médiation, lire « Les schizes d’une médiation anthropologique entre l’État et “les gens du voyage”. » Entretien avec Gaëlla Loiseau réalisé par Monique Selim, Journal des anthropologues, 2014/1–2 (n° 136–137), pp. 177–204.[↩]
- À propos des résistances des habitants des aires d’accueil, lire L. Foisneau, « Sédentariser les nomades. Du camp de Darnétal à l’aire d’accueil du Petit-Quevilly, une histoire normande », Numéro spécial sur Lubrizol, Z. Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, n° 13, Éditions de la dernière lettre, 2020, pp. 153–158 ; « Résistances voyageuses : un long combat », Lundi Matin, n° 212, 2020. [↩]
- Lise Foisneau, « Terrain partagé. Remarques méthodologiques sur l’ethnographie des gens du voyage », Études tsiganes, n° 61–62, 2018, pp. 146–159.[↩]
- Les trois paragraphes suivant sont tirés d’une communication faite à l’occasion du colloque « Terrains et Chercheurs sous surveillances », organisé le 17 et le 18 mai 2018 par le CHERPA, le LAMES et l’IREMAM à Sciences Po Aix.[↩]
- Ordonnance du 18 mars 2016. Juge des référés du Tribunal Administratif de X.[↩]
- Voir les actes du colloques à paraître « Terrains et Chercheurs sous surveillance », op. cit.[↩]
- Lise Foisneau, « Dedicated Caravan Sites for French Gens du Voyage : Public Health Policy or Construction of Health and Environmental Inequalities ? », Health and Human Rights Journal, vol. 19, n° 2, 2017, pp. 89–98.[↩]
- Cf. travaux de l’auteure au sein du LIER-FYT, EHESS Paris.[↩]
- « Lubrizol : les gens du voyage en première ligne », lundimatin, n° 210, 2019.[↩]
- Schéma départemental d’accueil des gens du voyage de la Seine Maritime, 2012–2017.[↩]
- Plusieurs comptes Facebook et Twitter ont aidé à relayer la lutte des habitants de l’aire d’accueil de Petit-Quevilly, notamment la page Facebook des « Gens du voyage de Besançon » et le compte Twitter du militant William Acker (@Rafumab.[↩]
- « Les gens du voyage aux premières loges des risques Seveso », L’œil du 20 heures, Frances Télévisions, 3 octobre 2019, reportage réalisé par Julien Nény, Lorraine Gublin, Laurent Desbois, Marie Cazaux, Xavier Lepetit et Adrien Mellot.[↩]
- Sur l’absence de négociation de la part de la Métropole Rouen Normandie, voir la vidéo réalisée par Échelle Inconnue le 11 octobre 2019.[↩]
- Sur le nombre d’aires d’accueil en 2014, voir le rapport d’information n° 617 (2014–2015) de MM. Jean-Marie Bockel et Michel Le Scouarnec, sénateurs, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 9 juillet 2015.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre témoignage « On veut être respectés : faire grève en pleine pandémie », avril 2020
☰ Lire notre témoignage « Récit de grève : une victoire à l’hôpital du Rouvray », juillet 2018
☰ Lire notre témoignage « Montrer que la lutte paie », juillet 2018
☰ Lire notre témoignage « Nous étions des mains invisibles », juillet 2018
☰ Lire notre témoignage « À l’usine », juin 2018