Entretien inédit pour le site de Ballast
La Justice a les yeux bandés : attribut de son impartialité. Dès lors que la police est dans la balance, la lame de son glaive tranche pourtant en sa faveur. Pour les victimes : des dépôts de plaintes classées sans suite, des recours exorbitants qui finissent bien souvent par être déboutés — quand les victimes ne finissent pas condamnées. Pour les policiers présumés coupables de violence : des relaxes tant et plus (malgré des dossiers remplis de témoignages ou de vidéos), quelques mois de sursis — quand les présumés coupables ne finissent pas promus par le gouvernement. C’est à ce Goliath à deux têtes que se confronte la famille Pontonnier depuis deux ans maintenant : l’une est coiffée d’une perruque blanche, l’autre d’un képi bleu. Dominique, la mère du jeune gilet jaune mutilé par les forces de l’ordre du gouvernement Macron-Philippe au cours de l’acte II, combat, aux côtés de son avocate Aïnoha Pascual, pour que justice soit rendue à son fils Gabriel. Dans ce troisième et avant-dernier volet, toutes deux nous racontent leur bras de fer avec l’institution.
Dominique Rodtchenki-Pontonnier : On était seuls au monde et on ne savait pas quoi faire. Un journaliste de la revue lundimatin avait écrit un article : il nous a proposé de prendre contact avec un avocat, Maître Pascual. Je sais que la Justice ça coûte les yeux de la tête. Là, en plus, comme c’est arrivé en manifestation, la Macif ne voulait rien prendre en charge — il a fallu l’intervention des avocats pour que l’assurance change de discours. Quant à l’aide juridictionnelle, il y a des barèmes. Gabriel ne peut plus travailler : il devrait y avoir droit mais comme il habite à la maison, il est sur nos impôts. Nous, on travaille. On comprend que nous n’ayons pas droit à ce dispositif social, mais pour Gabriel… Bref, du coup, nous n’avons droit à aucune aide.
« On considère qu’ayant participé à une manifestation, vous êtes responsable de ce qui vous est arrivé. »
Aïnoha Pascual : C’est même pire que cela. Dans les brèves semaines qui ont suivi les manifestations, les assurances sollicitées à la suite de blessures infligées en manifestation ont soumis des avenants de contrats à tous leurs assurés, en intégrant la participation à un mouvement social comme clause d’exclusion de prise en charge. Pour la famille Pontonnier, ce qui est encore plus particulier, si ce n’est odieux, c’est que son assurance a finalement accepté de prendre en charge Gabriel, en partie, mais non le reste de sa famille. C’est-à-dire que sous prétexte d’avoir pris en charge Gabriel, son frère et son cousin — lesquels ont également été blessés —, ne l’ont pas été. Une politique complètement arbitraire. C’est un préjudice énorme et, sur le plan moral, une politique intenable. On considère qu’ayant participé à une manifestation, vous êtes responsable de ce qui vous est arrivé, des blessures et des mutilations subies. Pour ce qui est de l’aide juridictionnelle, tant qu’un juge n’a pas été saisi et une instruction ouverte, elle n’est pas possible. Pour porter plainte, être aidé par un avocat, être assisté lors de la confrontation avec l’IGPN, il n’y a aucune prise en charge, aucune aide. Soit la victime a les moyens, soit elle doit gérer par elle-même. Pour autant, de nombreux avocats prennent sur eux et assistent pour peu.
Dominique Rodtchenki-Pontonnier : Suite à l’accident, il m’a été conseillé de parler de cette histoire dans un journal de grande audience, un qui ne serait pas attaquable. Un journaliste de lundimatin m’a donné le contact de Karl Larske de Mediapart, qui m’a invitée sur un plateau d’entretien. Karl Laske m’a ensuite proposé de prendre Maître Bourdon. Je lui ai répondu que je n’avais pas les moyens de payer ; il m’a dit que nous n’étions plus dans une question d’argent, que notre histoire nous dépassait. On en reparlerait en temps voulu : là, on était sur la défense des droits de Gabriel et des nôtres. Nous sommes du coup défendus par Maître Pascual ainsi que par le cabinet Bourdon. Je ne peux pas les payer pour le moment. Ils prendront sûrement un pourcentage si jamais on gagne.
L’IGPN : une enquête à charge
Dominique Rodtchenki-Pontonnier : L’enquête de l’IGPN a été faite à charge contre Gabriel. Tout a été fait pour l’inculper, pour le rendre coupable, responsable. L’accident, ça serait de sa faute. Le rapport dit pourtant bien que Gabriel n’a pas pris la grenade en main, sinon elle aurait été totalement soufflée. C’est un fait établi, mais l’enquête suggère tout de même qu’il a dû se pencher.
« Personne ne savait que les forces de l’ordre utilisaient une arme de guerre de type militaire. Une arme qui peut exploser et arracher des membres. »
Aïnoha Pascual : Savoir si, oui ou non, Gabriel a voulu prendre et relancer la grenade en main, et ce dans l’intention de la relancer sur les forces de l’ordre colore et parasite tout le dossier. Toutes les questions posées et l’axe d’investigation tournent, en arrière-plan, autour de l’idée permanente de prouver que Gabriel a voulu ramasser la grenade. Ce point n’a aucune pertinence ! Dans cette nuit noire, peut-on lui reprocher de ne pas avoir su ce qui venait rouler à ses pieds ? D’avoir voulu se pencher ? Pouvait-il reconnaître ce qu’était une GLI-F4 [grenade contenant 26 grammes de TNT, ndlr] ? D’autant que lorsque Gabriel et sa famille se retrouvent dans cette manifestation, nous sommes le 24 novembre 2018, autrement dit le deuxième week-end de manifestation des gilets jaunes. Ce qu’on appellera rétrospectivement l’acte II. À cette époque, la plupart des manifestants connaissent bien les gaz lacrymogènes : ils en ont avalé toute la journée et ont vu rouler au sol palets et autres tubes en plastique. Mais personne ne savait que les forces de l’ordre utilisaient des grenades GLI-F4, c’est-à-dire une arme de guerre de type militaire classée A2. Une arme qui peut exploser et arracher des membres. Je mets quiconque au défi de trouver quelqu’un qui, à cette date, le savait. La plainte déposée par Maître Bourdon et moi-même a été menée sur ce front : violences volontaires commises par des personnes dépositaires de l’autorité publique. Elle ne se limite pas au seul cas de Gabriel ; elle s’étend aux membres de sa famille qui, eux aussi, ont été blessés et traumatisés à cette occasion. Dès le début, ils ont été relégués au second plan de l’enquête, laquelle s’est focalisée sur Gabriel. Ne serait-ce que vis-à-vis d’eux, la question de savoir si Gabriel a voulu ou non ramasser cette grenade n’a aucune pertinence. Le fait est qu’ils ont été blessés lors de l’explosion de la grenade GLI-F4 alors même qu’ils exerçaient leur droit à manifester, et que rien ne leur était reproché. Ce constat justifie à lui seul que la Justice se prononce sur les circonstances dans lesquelles le préjudice qu’ils ont subi a pu advenir. Mais tous ces éléments n’ont pas du tout intéressé l’IGPN : à aucun moment, ils ne se sont placés du point de vue de la famille.
Dominique Rodtchenki-Pontonnier : La gendarmerie a réalisé une « enquête de moralité » sur nous auprès de la mairie et du voisinage, mais aussi auprès de l’employeur de Gabriel. Ils ont fait leur petite enquête sociale et psychologique… Ils ont clairement essayé de nous salir. Ils ont fouillé dans nos antécédents, ils cherchaient à savoir si, par exemple, on n’avait pas déjà été arrêtés pour avoir fumé un joint. Là, ils auraient pu nous qualifier de drogués et de délinquants ! Il leur fallait quelque chose à se mettre sous la dent. Mais ils n’ont rien trouvé. À lire l’enquête, elle est totalement à charge contre Gabriel et nous. Un exemple : parce que Gabriel était vêtu d’un jogging et d’un blouson noir, une des policières le qualifie de « black bloc ». Il est habillé en noir, donc c’est un black bloc, avec tout ce que ça veut dire…
Aïnoha Pascual : Le fait que l’IGPN tente de monter un dossier afin de remettre en cause la probité des Pontonnier ne m’étonne pas particulièrement. C’est un procédé que l’on retrouve souvent. Lors des auditions devant l’IGPN, alors que les personnes sont censées être des victimes, il y a des questions que l’on peut qualifier de « retorses » : elles tentent d’inverser la vapeur et les rôles. Alors que la victime vient se plaindre pour un éclat reçu au visage, l’IGPN lui demande ce qu’elle pense des black blocs. Elle lui demande ce que la victime pense du fait que des policiers soient blessés et fassent l’objet de jets de projectiles. « Êtes-vous attaché aux valeurs de la République ? », peut-elle également entendre. Bref, des questions qui n’ont strictement rien à voir avec les faits dont elle s’estime victime. En tant qu’avocat, notre présence à l’audition apparaît alors véritablement utile en tant qu’elle évite une trop grande déstabilisation de la personne auditionnée. Dans le cas de Gabriel, l’IGPN a insisté sur le fait que la famille soit venue manifester. Puis qu’elle ne soit par partie tout de suite et soit restée tardivement. Enfin, que Gabriel ait éventuellement voulu ramasser la grenade pour la relancer. La composition de ce tableau participe de l’atténuation des reproches à l’encontre des forces de l’ordre.
Justice-police : une complicité structurelle
Dominique Rodtchenki-Pontonnier : La ligne d’attaque des avocats a été de dire que Gabriel a été blessé à cause de la police et par une arme de guerre. De demander que son handicap soit reconnu et que des dommages et intérêts lui soient donc accordés. Le b.a.-ba. En fait, ce qui devrait être normal.
« Les policiers bénéficient d’une sorte de présomption de bonne foi et de bonne action vis-à-vis des procureurs. »
Aïnoha Pascual : Dans ce type de dossier qui relève du pénal, la question est de savoir si le tir était justifié au regard de la situation. Le jet de grenade était-il proportionnel et pertinent ? Ce sont des dossiers finalement très simples du point de vue de l’institution policière et judiciaire, car il existe un très grand nombre de micro-facteurs pouvant être à décharge des forces de l’ordre. Le fait qu’elles étaient en manifestation toute la journée, psychologiquement, cela va atténuer les responsabilités ; le fait qu’elles n’avaient plus assez de MP7 [grenades lacrymogènes] va justifier le recours au GLI-F4, car elles se trouvaient « démunies ». Sans parler du fait qu’elles subissaient des agressions… Bref, la situation est tellement confuse qu’il est facile de dédouaner et dès lors d’atténuer, voire d’ôter, la responsabilité des policiers. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle l’IGPN « la blanchisserie ». Les cas de condamnations sont plus que rares : c’est un véritable problème. Il ne faut pas négliger non plus le fait que, normalement, pour chaque plainte déposée dans le cas de violences policières, si le policier auteur des supposées violences est authentifié, une procédure disciplinaire est censées être menée en parallèle – ce sont des enquêtes administratives. En général, elle n’aboutissent pas plus que les enquêtes pénales. Du point de vue de la Justice, c’est intrinsèque à l’institution. Les policiers bénéficient d’une sorte de présomption de bonne foi et d’action légitime vis-à-vis des procureurs. D’où la réelle difficulté à obtenir leur condamnation.
Paradoxalement, les meilleurs procès sont d’ailleurs ceux menés contre les policiers. Pourquoi ? Parce que lorsqu’ils se retrouvent confrontés à la justice, la façon dont l’enquête est diligentée et le procès tenu sont exemplaires. Le point de vue du policier est toujours pris en compte : sa psychologie, ses difficultés personnelles, le contexte… Le juge mène une enquête approfondie. Il prend le temps de mettre en perspective un ensemble d’éléments. Ce n’est pas que les policiers soient trop bien traités, non : ce devrait simplement être le traitement de tout prévenu. Dans les faits, ce n’est hélas pas du tout le cas. Lorsqu’une personne est poursuivie pour violence à l’encontre de personnes dépositaires de l’autorité publique, les enquêtes se concentrent le plus souvent uniquement sur le geste et ses conséquences. Le contexte est rarement pris en compte. Ce qui peut même conduire à un retournement : tout est fait pour légitimer le policier dans l’usage de la force, voire de faire passer la victime pour un potentiel criminel.
Cette différence de traitement peut s’expliquer structurellement. La justice fonctionne sur ce lien de confiance entre les juges et les policiers : un lien ténu car les dossiers qui arrivent dans les mains des juges reposent sur des éléments qui proviennent… de la police ! Dans le cas des violences policières, il y a donc un conflit potentiel entre Justice et police. En condamnant ou en jetant le discrédit sur l’institution policière en général, les acteurs de la justice ont l’impression de rompre ce lien, de perdre leur partenaire principal. Il faut bien entendre que ces conflits n’arrivent majoritairement que dans ce genre de dossiers. On ne peut nier, toutefois, que dans le cas de l’affaire Pontonnier, l’enquête a été menée de manière convenable. Les personnes qui devaient être entendues l’ont été. Le tireur a été retrouvé, ce qui est plus que rare — la plupart du temps, il n’est pas identifié.
Un classement sans suite
« Le rapport pointe pourtant de nombreuses contradictions. Il affirme que les forces de l’ordre n’ont pas suivi les procédures, qu’il n’y a pas eu de sommation. »
Dominique Rodtchenki-Pontonnier : Au début de l’enquête, l’IGPN nous avait affirmé que nous n’étions responsables de rien du tout, que nous étions bien les victimes, que Gabriel n’avait rien fait et n’était pas considéré comme émeutier. Que ça serait pris en compte. On n’avait pas à s’inquiéter, le juge allait être saisi et nous allions être convoqués peu de temps après les résultats de l’enquête. Entre-temps, l’IGPN a recontacté Gabriel pour savoir s’il portait des gants ce jour-là, car il y avait des soupçons sur le fait qu’il faisait partie des black blocs. Gabriel a répondu que oui, que c’était ceux de sa mère — c’était bien les miens : nous nous prêtions nos gants à tour de rôle pour nous réchauffer. Il faisait tellement froid, ce jour-là ! Puis nous avons reçu un courrier stipulant que l’affaire était classée : il n’y avait pas eu d’erreur commise par les forces de l’ordre ! Le rapport pointe pourtant de nombreuses contradictions. Il affirme qu’elles n’ont pas suivi les procédures, qu’il n’y a pas eu de sommation, que le policier n’a pas regardé là où il a envoyé sa grenade, que les policiers ne sont pas venus nous secourir… En somme, du grand n’importe quoi. L’IGPN a tout donné au parquet et le parquet a décidé de classer sans suite.
Aïnoha Pascual : Généralement, en tant qu’avocat en charge de ce type de dossiers, le procédure consiste à saisir le procureur par le biais d’un dépôt de plainte. Nous qualifions les faits avec des éléments — témoignages, photographies, certificats médicaux… Nous essayons de lui fournir un début de dossier. Ensuite, le procureur saisit l’IGPN qui, à son tour, va convoquer la victime pour pouvoir l’entendre : cela confirme ainsi le dépôt de plainte. Commence alors l’enquête préliminaire — L’IGPN n’ayant pas le pouvoir de décider d’entamer ou non une procédure judiciaire. Au regard des éléments fournis par l’enquête, le procureur peut demander d’approfondir les investigations. Il peut demander à entendre d’autres témoignages, à ce que soient menées des expertises, ordonner des réquisitions notamment auprès d’un médecin des UMJ [unité médico-judiciaire] afin d’établir les ITT [incapacité temporaire de travail]. Enfin, l’IGPN renvoie son enquête au parquet, qui, sur la base du dossier, va prendre une décision : soit décider de le transmettre à un juge d’instruction — ce qui est relativement rare, mais qui existe —, soit classer sans suite, pour différents motifs.
Il est très compliqué pour nous, qui assistons des personnes victimes de violences policières, de savoir quelle sera l’issue de leur dossier : dans la réalité, il nous est souvent impossible de le prédire. J’ai un dossier où une instruction a été ouverte pour une personne blessée le même jour que Gabriel : cet homme a eu la main touchée par la déflagration d’une grenade — elle n’a pas été soufflée, mais calcinée. Il a également perdu une grande partie de son audition et souffre de nombreux acouphènes, des effets « larsen », ainsi que des traumas psychologiques. Sans minorer ses blessures, elles demeurent moindres que celles de Gabriel. Et pourtant, à la suite de l’enquête de l’IGPN, son dossier n’a pas été classé sans suite : il a fait l’objet d’une ouverture d’instruction. C’est plus que rare. Mais je ne peux m’empêcher d’émettre des hypothèses… à la différence de Gabriel, cet homme a toujours soutenu qu’il ne participait pas directement à la manifestation des gilets jaunes. Est-ce que le fait de ne pas être manifestant, de ne pas être « gilet jaune », a justifié qu’on porte davantage attention aux circonstances de ses blessures ? Peut-être. Il y a également eu une autre ouverture d’instruction, pour Vanessa Langard, mutilée à l’œil, assistée par Chloé Chalot — avec qui je travaille en binôme. Ici, et alors même qu’elle participait à la manifestation, la juge d’instruction saisie est très consciencieuse ; elle a repris l’enquête du début, considérant que celle de l’IGPN était largement insuffisante. Quelques cas font donc exception : l’instruction se fait après enquête de l’IGPN. Tout dépend du magistrat qui instruit les dossiers.
« La notion d’usage proportionné de la force est une notion juridique qui n’est pas définie et qui demeure floue. »
Dans le cas de Gabriel, il y a eu un classement sans suite pour infraction non-caractérisée, c’est-à-dire qu’il a été considéré que les faits qui sont reprochés — de violences volontaires, notamment — n’étaient pas constitués au moment où le major Jacky David a jeté la GLI-F4. Ils ont considéré que le tir de grenade était justifié car il y avait des tirs de projectiles émanant de cet endroit. Un constat difficile à entendre autant qu’à contester. Tout d’abord au regard des circonstances rapportées par la famille de Gabriel et des vidéos. Ensuite, parce que la notion d’usage proportionné de la force est une notion juridique qui n’est pas strictement définie et qui demeure floue. Cela permet de faire entrer tout et n’importe quoi dans cette définition, rendant dès lors très difficile sa contestation. Tout comme la « participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations » dont il est impossible d’avoir une définition et un cadre précis. Ce flou permet de faire rentrer ce que l’on veut dedans.
Se porter partie civile
Dominique Rodtchenki-Pontonnier : J’ai voulu arrêter quand les conclusions de l’enquête sont tombées. C’est Maître Pascual qui m’a dit que même si j’arrêtais, elle, elle continuerait. Il était hors de question de baisser les bras et de laisser cette affaire en l’état. Pour qu’elle avance, il fallait qu’elle soit portée au tribunal, c’est-à-dire se porter partie civile. Personnellement, je pensais qu’en France, la justice était gratuite et égale pour tous, mais non. On m’a demandé de débourser 2 700 euros pour se porter partie civile ! Là, je voulais arrêter. Je me disais que, de toute manière, nous allions droit dans le mur : c’est le pot de terre contre le pot de fer. Finalement, les enfants m’ont convaincue de continuer.
Aïnoha Pascual : Une fois une plainte classée sans suite, il y a plusieurs stratégies possibles, notamment la possibilité de faire un recours au procureur général — supérieur aux procureurs — pour qu’il rouvre éventuellement l’enquête. De là, il peut ordonner des actes supplémentaires afin de compléter le dossier. La plupart du temps — et c’est ce qui s’est passé pour Gabriel —, il y a un dépôt de plainte avec constitution de partie civile. Autrement dit, on force la saisine d’un juge d’instruction afin d’ouvrir une information judiciaire et ce, malgré le fait qu’un refus, un classement sans suite, ait eu lieu. Se pose alors la question de la consignation fixée par le juge, c’est-à-dire une sorte de caution. Dans certains cas, elle peut-être prohibitive — cela dépend du juge d’instruction saisi. Ici, sachant que Gabriel n’a aucun revenu et que la famille est modeste, la somme demandée particulièrement élevée aurait sincèrement pu conduire les Pontonnier à renoncer…
Dominique Rodtchenki-Pontonnier : Il fallait payer avant le mois de mars, donc j’ai réglé rapidement. C’était juste avant le confinement. Je n’ai eu aucune nouvelle jusqu’à octobre dernier.
« À l’heure actuelle, au niveau judiciaire, c’est le flou artistique. Mais j’en attends pas des miracles : entre la justice et l’injustice, ça bascule vite. »
Aïnoha Pascual : Nous nous sommes constitués partie civile en mars 2020. Un juge d’instruction a enfin rouvert le dossier fin octobre 2020. Gabriel a été entendu, assisté par le cabinet Bourdon. La mère de Gabriel m’a rapporté que son fils était sorti de cette audition abattu. Le juge d’instruction a néanmoins ordonné une expertise balistique et médicale afin de confirmer que le préjudice subi provient ou non des forces de l’ordre et d’une GLI-F4. Les juridictions ont refusé de suspendre l’utilisation des LBD et des GLI-F4. Le gouvernement a quant à lui renoncé à utiliser ces dernières, prenant soi disant acte de leur dangerosité, mais cela s’est fait de manière hypocrite : les stocks arrivaient à épuisement. Il fallait donc arrêter de les utiliser, mais seulement après avoir épuisé les stocks. L’État savait déjà depuis longtemps que ces armes étaient dangereuses. En 2014, une employée d’Alsetex — la société qui fabrique cette arme — est décédée suite à l’explosion d’une grenade dans la chaîne de production. En explosant, elle n’est pas supposée faire des éclats transfixiants — ces petits morceaux qui sont projetés dans tout les sens et viennent délabrer les chairs : l’IGPN et l’IGGN [Inspection générale de la Gendarmerie nationale] ont admis, dans un rapport conjoint déposé en 2014, que la grenade était létale selon comment et où elle explosait.
Violence judiciaire
Dominique Rodtchenki-Pontonnier : Avec Gabriel, nous avons participé à un recours devant la plus haute juridiction administrative, le conseil d’État, pour interdire la GLI-F4. Madame Pascale Léglise, la directrice adjointe des affaires juridiques du ministère de l’Intérieur — elle représentait Castaner — a dit en gros « il n’y a pas eu de mort ». Donc pas de problème. Tout cumulé, les histoires juridiques, les problèmes économiques, les batailles administratives, j’en pouvais plus. Ce qui compte avant tout pour moi, c’est la santé de Gabriel. L’administratif et le judiciaire, c’est trop. Entre la MDPH [Maison départementale des personnes handicapées], la Sécu, la CAF, les documents pour les avocats, trouver l’argent… Et avec Gabriel qui vit tout ça… À l’heure actuelle, au niveau judiciaire, c’est le flou artistique. Mais j’en attends pas des miracles : entre la justice et l’injustice, ça bascule vite.
Aïnoha Pascual : La procédure pénale est en cours : il faut saisir la CIVI [Commission d’indemnisation des victimes d’infractions] pour obtenir éventuellement une provision sur les sommes qui pourraient, in fine, être mises à disposition du fait du préjudice subi. Monter ce dossier demande énormément de travail. La bataille se joue sur tous les fronts. Pour Gabriel, les refus participent à une forme d’humiliation globale : le refus de prise en charge des assurances, le refus de reconnaissance du statut d’handicapé par la MDPH… Il a obtenu le statut de travailleur handicapé et non celui d’handicapé, alors qu’il ne peut clairement pas travailler. Son gros orteil du pied a été greffé pour remplacer le pouce de sa main ; il a une perte d’équilibre, il chute régulièrement. Or il ne peut cumuler les pourcentages de handicap de sa main et de son pied : ce sont des considérations techniques sans rapport humain… Récemment, une autre question s’est posée : la prise en charge de la prothèse de la main. Pour que celle-ci le soit, il faudrait qu’il ne lui reste qu’un certain nombre de doigts : il aurait trop de doigts, encore… C’est infâme.
« Personne ne réussira jamais à faire condamner Castaner. Mais il ne faut pas en attendre trop : les condamnations au pénal sont très rares. »
Nos dépôts de plaintes n’attaquent que sur le plan des violences policières au pénal. Il faudrait faire autant de recours pour tous ces points. Par exemple, madame Pontonnier nous a fait part du refus de la MDPH, hélas de manière trop tardive ; nous ne pouvons plus contester la décision prise. Nous lui avons suggéré de refaire une demande afin de pouvoir, en cas de nouveau refus, les attaquer en bonne et due forme. C’est seulement au bout de deux ans que l’enquête s’ouvre réellement, et nous n’en sommes qu’au début… Après les expertises balistiques et médicales, il faudra que les autres membres de la famille, qui eux aussi ont été blessés soient entendus (Florent a lui aussi été blessé). Les auditions vont reprendre un certain temps ; il va falloir réentendre le tireur Jacky David et sa hiérarchie. Il y en a pour quelques années de procédure… C’est aussi parce que l’on sait que les procédures au pénal sont longues et souvent inefficaces que nous réfléchissons à la voie administrative : devant le tribunal administratif, où l’on entend à engager la responsabilité de l’État, ce sont les victimes qui mènent la bataille, et non l’inverse. Nous passons du côté de ceux qui attaquent.
Du pénal à l’administratif
Dans cette affaire, pour le moment, nous avons décidé avec le cabinet Bourdon de poursuivre la plainte au pénal. Nous tentons de faire engager la responsabilité des policiers pour éventuellement obtenir la condamnation, pour blessure involontaire, du policier ou de son supérieur — sachant que personne ne réussira jamais à faire condamner Castaner. Mais il ne faut pas en attendre trop : les condamnations au pénal sont très rares. La stratégie à prendre dépend des cas. Par exemple, concernant les blessées de la ZAD, nous avons décidé de ne pas faire de plaintes à l’IGPN. La situation était telle lors de l’expulsion de la ZAD qu’il était tout bonnement impossible de savoir qui à tiré. Nous avons directement saisi le tribunal administratif. Ici, à partir du moment où nous réussissons à démontrer que le préjudice a été causé par une arme des forces de l’ordre, le lien avec la responsabilité de l’État est plus facilement établi.
De tels recours se font de plus en plus. Certains ont été médiatisés, tel le cas de Pierre Douillard à Nantes, énucléé en 2007, ou celui de Casti, un supporter de foot blessé en 2012 par un Flash-Ball. Dans ces deux cas, l’État a été condamné à verser plusieurs dizaines de milliers d’euros. Mais l’État n’est que rarement reconnu comme responsable à 100 % de la faute commise — souvent, il est reproché à la victime d’être restée dans l’attroupement, de ne pas s’être éloignée des fauteurs de troubles, etc. Pour autant, on peut raisonnablement s’attendre à ce que, via ces recours administratifs, l’État soit condamné à verser, par exemple, 100 000 euros de dédommagement à chacune des 25 personnes qui ont perdu un œil — ce qui pourrait l’amener à réagir… La logique budgétaire et économique est, hélas, la seule que l’État entende : l’attaquer au portefeuille est une solution envisageable pour, peut-être, le faire plier. Je dois avouer que c’est triste d’en arriver là. En termes de reconnaissance, ce n’est pas l’idée que l’on défend — mais c’est l’un des moyens de pression.
[cagnotte « Tendons la main à Gabriel »]
[lire le quatrième et dernier volet]
Illustrations de bannière et de vignette : Victor Vasarely
REBONDS
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