Les racines néolibérales de la révolte chilienne


Texte inédit pour le site de Ballast

Au Chili, la mobi­li­sa­tion sociale se pour­suit, sou­te­nue par une très large par­tie de la popu­la­tion. Le pré­sident-mil­liar­daire Piñera vient cepen­dant de faire savoir qu’il irait jus­qu’au bout de son man­dat. S’il recon­naît aux micros de la BBC être res­pon­sable d’une par­tie du « pro­blème », il pré­cise que celui-ci s’est « accu­mu­lé depuis trente ans ». Allons jus­qu’à qua­rante-six. Allende tom­bait, encer­clé par les put­schistes ; Pinochet s’emparait du pou­voir puis recru­tait un groupe d’é­co­no­mistes for­més à Chicago par Milton Friedman et Arnold Harberger. Le Chili, dans la rue, rejette aujourd’­hui la greffe. L’autrice, his­to­rienne lati­no-amé­ri­ca­niste, revient sur la construc­tion de ce soi-disant « miracle éco­no­mique ». ☰ Par Lissell Quiroz


Depuis la mi-octobre, le Chili connaît des mobi­li­sa­tions popu­laires d’une ampleur inédite dans l’histoire chi­lienne post-Allende. Elles ont été déclen­chées par la hausse du prix du billet de métro, lequel est déjà le plus cher de toute l’Amérique latine (un euro en heure de pointe). Le pré­sident Sebastián Piñera, un homme d’af­faires dont la for­tune est esti­mée à 2 mil­liards d’euros, n’a pas immé­dia­te­ment pris la mesure de la situa­tion. Au moment même où les manifestant·es pre­naient les rues de Santiago, il appa­rais­sait dans les médias en train de savou­rer une piz­za pour l’an­ni­ver­saire de son petit-fils. Piñera pro­vient de la bour­geoi­sie entre­pre­neu­riale dépeinte par Pablo Larraín dans le film No. Lors du coup d’État de Pinochet, Piñera com­men­çait un mas­ter d’économie à Harvard. Il a fait for­tune dans les années 1980, dans le milieu de la banque et des cartes de cré­dit — jusqu’à deve­nir l’un des hommes les plus riches du pays. Connu pour son carac­tère « bien trem­pé », habi­tué à « gagner » tant en poli­tique qu’en affaires, Piñera ne s’en est pas moins vu dépas­ser par l’importante mobi­li­sa­tion de « la mar­cha más grande de Chile » : le 25 octobre 2019, elle a ain­si ras­sem­blé plus d’1,2 mil­lion de per­sonnes. En réponse au mou­ve­ment popu­laire, le pré­sident n’a pas hési­té à faire sor­tir les mili­taires pour réta­blir l’ordre : le Chili serait « en guerre ». Le solde de ces jour­nées de pro­tes­ta­tion est lourd : vingt-trois per­sonnes ont per­du la vie1 — le quart sous la répres­sion mili­taire et poli­cière. Piñera a ten­té de gagner du temps : annonce d’un plan de mesures sociales (dont l’augmentation du salaire mini­mum), renou­vel­le­ment de son gou­ver­ne­ment. Mais le mou­ve­ment se pour­suit et la côte de popu­la­ri­té du gou­ver­ne­ment est tom­bée à 14 %. Tous les spé­cia­listes s’accordent à dire que la hausse du prix des trans­ports n’est que le cata­ly­seur d’un malaise social plus pro­fond, conte­nu dans une cocotte-minute dont la sou­pape a fini par explo­ser le 14 octobre dernier.

Le tournant néolibéral de la dictature

« Avec le sou­tien de Pinochet, les éco­no­mistes libé­raux allaient mettre en place une thé­ra­pie dite de choc. »

Rien ne lais­sait pré­sa­ger qu’un tel sou­lè­ve­ment tou­che­rait le Chili. C’est que ce der­nier fai­sait figure de pays « émergent » et stable, d’un point de vue éco­no­mique et poli­tique. Le « miracle éco­no­mique chi­lien » tant van­té pré­sente pour­tant de nom­breuses failles : elles remontent à l’instauration même de ce modèle éco­no­mique sous la dic­ta­ture de Pinochet (1973–1990). Le régime mili­taire a mis en place, dès 1973 (mais sur­tout à par­tir de 1975), de pro­fondes réformes éco­no­miques et sociales : elles rom­paient avec l’État social pour orien­ter le pays vers l’économie de mar­ché. Depuis les années 1960, une jeune géné­ra­tion d’économistes, diplô­més des uni­ver­si­tés du Chili et de Chicago — d’où leur appel­la­tion de « Chicago boys » —, exerce une impor­tante influence intel­lec­tuelle. Tout en s’opposant fer­me­ment à la « voie chi­lienne au socia­lisme » de Salvador Allende (1970–1973), ces éco­no­mistes ont ral­lié à leur cause les hommes d’affaires les moins hos­tiles aux réformes. Après la chute d’Allende, les Chicago boys étaient appe­lés à la res­cousse : le pays avait som­bré dans une grave crise éco­no­mique, com­bi­née aux consé­quences de celle, pétro­lière, de 1973. Avec le sou­tien de Pinochet, les éco­no­mistes libé­raux allaient mettre en place une thé­ra­pie dite « de choc ».

Le pro­gramme d’ajustement struc­tu­rel et de libé­ra­li­sa­tion de l’économie s’est dérou­lé en deux phases : 1975–1981 et 1985–1989. Après un pre­mier temps de tâton­ne­ment, l’objectif affi­ché fut d’en finir avec le modèle d’intervention éco­no­mique éta­tique. Les réformes se sont axées sur cinq domaines. Il s’agit donc, d’a­bord, de limi­ter au maxi­mum le rôle de l’État, à tra­vers la sup­pres­sion du défi­cit fis­cal, la réduc­tion de la dépense publique et des impôts, la libé­ra­li­sa­tion des prix et des mar­chés, ain­si que la pri­va­ti­sa­tion de la majo­ri­té des entre­prises publiques, du sys­tème de sécu­ri­té sociale et d’une par­tie de l’éducation et de la san­té. Entre 1985 et 1990, la dépense publique dans le PIB pas­sa de 32 à 22 %. En le « libé­rant » du poids de l’intervention éco­no­mique, l’État a alors pu se concen­trer sur son rôle de « pro­tec­teur » de « l’ordre public ». Deuxièmement, l’État a pro­cé­dé à l’ouverture de l’économie en éli­mi­nant toutes les bar­rières aux impor­ta­tions et en fixant des taux de douane très faibles. Puis on assis­ta à la créa­tion d’un mar­ché de capi­taux libre. En qua­trième lieu, le gou­ver­ne­ment a mis en place la flexi­bi­li­sa­tion du mar­ché de l’emploi via une légis­la­tion du tra­vail très souple et avan­ta­geuse pour les entre­prises, et œuvré au déman­tè­le­ment des syn­di­cats (consi­dé­ré comme un enne­mi interne, les syn­di­ca­listes sont arrê­tés, tor­tu­rés et mis à pied dans les entre­prises — la Centrale unique des tra­vailleurs est pros­crite ; la négo­cia­tion col­lec­tive et la grève sont inter­dites). Enfin, pour pal­lier les effets sociaux dras­tiques d’une telle poli­tique, le plan pré­voyait la créa­tion de pro­grammes ponc­tuels de pro­tec­tion des plus démuni·es.

[Le général Pinochet | Marcelo Montecino | Getty]

Ce modèle néo­li­bé­ral fut appli­qué dans le cadre d’un gou­ver­ne­ment mili­taire répres­sif, rai­son pour laquelle qu’il n’y eut pas de contes­ta­tion syn­di­cale ni popu­laire. Mais cela ne veut pas dire que la popu­la­tion accep­ta pas­si­ve­ment les réformes éco­no­miques ; bien au contraire : lors de la crise éco­no­mique de 1982–1984, la légi­ti­mi­té du gou­ver­ne­ment s’est vue remise en ques­tion. L’opposition se réor­ga­ni­sa ; des jour­nées de pro­tes­ta­tion s’en­sui­virent : le gou­ver­ne­ment réagit bru­ta­le­ment et le régime poli­ti­co-éco­no­mique se main­tint. La fin de la dic­ta­ture n’a pas remis en cause cette greffe néo­li­bé­rale — elle a même été conso­li­dée après la période de la « tran­si­tion » démo­cra­tique de Patricio Aylwin (1990–1994), puis lors des man­dats d’Eduardo Frei (1994–2000) et de Ricardo Lagos Escobar (2000–2006). La poli­tique éco­no­mique néo­li­bé­rale s’est même impo­sée comme un dogme dans la région : le Chili a été éri­gé en modèle à suivre pour les autres pays du sous-conti­nent américain.

Croissance économique, accroissement des inégalités

« Le prin­ci­pal effet des poli­tiques néo­li­bé­rales a été, en Amérique latine, le ren­for­ce­ment des inéga­li­tés et l’af­fai­blis­se­ment des classes moyennes. »

En termes macroé­co­no­miques, la poli­tique néo­li­bé­rale a por­té ses fruits dès la fin de la décen­nie 1980. Entre 1980 et 2014, le Chili a ain­si connu la crois­sance éco­no­mique la plus impor­tante de la région, avec une moyenne 4,6 % par an (contre 2,5 en Argentine et 2,8 au Brésil, durant la même période). En trente ans, le Chili mul­ti­plie par cinq son PIB par habi­tant2. Parallèlement, selon un rap­port de l’ONU, la pau­vre­té a été divi­sée par cinq entre 1990 et 2013, pas­sant de 68 à 14 %. Les résul­tats sur l’emploi sont moins écla­tants. Alors que le taux de chô­mage se situait autour de 5 % entre 1960 et 1973, cet indi­ca­teur a for­te­ment grim­pé à par­tir de 1974, attei­gnant un niveau proche de 15 % (voire de plus de 20 durant la crise de 1982–1983). Depuis la fin du XXe siècle, le Chili a pu opé­rer une réduc­tion pro­gres­sive du chô­mage, lequel se situe de nos jours autour de 7 %. Mais ces résul­tats cachent des réa­li­tés bien dis­tinctes pour les Chilien·nes. La socié­té demeure pro­fon­dé­ment inéga­li­taire, à l’ins­tar d’autres pays de la région qui ont sui­vi la même voie économique.

Le prin­ci­pal effet des poli­tiques néo­li­bé­rales a été, en Amérique latine, le ren­for­ce­ment des inéga­li­tés et l’af­fai­blis­se­ment des classes moyennes. Ces der­nières sont tom­bées dans la pré­ca­ri­té ou ont réus­si à se his­ser vers un confort maté­riel plus grand. À cela s’ajoute la mau­vaise répar­ti­tion de la richesse : au Chili, entre 1987 et 1994, les riches ont vu leurs reve­nus croître de 50 % tan­dis que la crois­sance n’a été que d’un tiers pour les pauvres. Aujourd’hui, 20 % des per­sonnes les plus aisées concentrent 72 % des richesses du pays alors que le quin­tile3 le plus pauvre ne détient aucune part de richesse mais, qui plus est, a des dettes plus impor­tantes que ses reve­nus. Selon le rap­port du Boston Consulting Group, la concen­tra­tion du pou­voir éco­no­mique se ren­force et 115 familles chi­liennes cen­tra­lisent à elles seules 12,5 % de la richesse du pays. Le taux d’endettement des ménages a quant à lui for­te­ment aug­men­té, attei­gnant désor­mais 73,3 % des reve­nus des foyers.

[Le président Sebastian Piñera | AP Photo | Esteban Felix]

Le modèle éco­no­mique néo­li­bé­ral, en accrois­sant les inéga­li­tés, ren­force l’individualisme et la concur­rence entre les habitant·es. Sa devise ? Qui veut, peut ; chacun·e pour soi. Il ne faut pas oublier que le Chili, comme la majeure par­tie de la région, a connu des muta­tions géo­gra­phiques et sociales très impor­tantes ces der­nières décen­nies. Le taux d’urbanisation a for­te­ment aug­men­té en Amérique latine, pas­sant de 41 % en 1950 à 75,3 en 2000. Au Chili, il est pas­sé de 58,4 % en 1950 à 87,8 en 2010. À cela s’ajoute, la macro­cé­pha­lie4 du pays : la région du Gran Santiago (7,1 mil­lions d’habitants en 2017, soit 38 % de la popu­la­tion) concentre un fort poids démo­gra­phique, éco­no­mique et poli­tique — soit plus de 50 % des emplois les plus qua­li­fiés, 32 sièges cen­traux des 59 uni­ver­si­tés du pays. Ces évo­lu­tions s’accompagnent d’une restruc­tu­ra­tion de la com­po­si­tion des foyers et des liens fami­liaux et com­mu­nau­taires. Le modèle de la famille nucléaire tend à rem­pla­cer, en milieu urbain, les soli­da­ri­tés com­mu­nau­taires qui domi­naient dans les espaces ruraux et autoch­tones jusque dans les années 1970. Par ailleurs, la tran­si­tion démo­gra­phique a per­mis un allon­ge­ment pro­gres­sif de la durée de vie des habitant·es : la pro­por­tion de per­sonnes de plus de soixante ans a ain­si aug­men­té à un rythme plus éle­vé que la popu­la­tion totale5.

Un mouvement de remise en cause

« Le sys­tème de retraite par capi­ta­li­sa­tion lèse les per­sonnes déjà très vul­né­rables économiquement. »

Derrière le « miracle éco­no­mique chi­lien » se cachent donc des points de vul­né­ra­bi­li­té sociale : ils ont écla­té au grand jour depuis le début du mil­lé­naire et ont été au cœur des émeutes d’octobre 2019. Les reven­di­ca­tions por­tées et visi­bi­li­sées lors de ces mani­fes­ta­tions dépassent le seul coût des trans­ports. À com­men­cer par l’extrême vul­né­ra­bi­li­té des per­sonnes âgées — la fai­blesse des retraites consti­tue un pro­blème majeur pour les familles les plus dému­nies. Le Chili dis­po­sait, jusqu’en 1982, d’un sys­tème de retraites par répar­ti­tion ; cette année-là, le gou­ver­ne­ment mili­taire et José Piñera, frère de l’actuel pré­sident et, alors, ministre du Travail et de la Prévision sociale, réfor­maient le sys­tème des retraites en impo­sant le modèle par capi­ta­li­sa­tion (sa ges­tion était accor­dée à des socié­tés pri­vées de ges­tion des fonds de pen­sion, plus connues au Chili sous le nom d’AFP). Or, depuis leur créa­tion, les AFP ne rem­plissent pas leurs pro­messes et n’assurent pas leur fonc­tion, à savoir four­nir de meilleures pen­sions que celles du sys­tème par répar­ti­tion. Les retraites chi­liennes sont, de fait, extrê­me­ment basses : une étude de 2015 a mon­tré que 79 % d’entre elles étaient infé­rieures au salaire mini­mum (44 % se situent en-des­sous du seuil de la pau­vre­té). Le sys­tème de retraite par capi­ta­li­sa­tion lèse les per­sonnes déjà très vul­né­rables éco­no­mi­que­ment, comme les femmes, les per­sonnes han­di­ca­pées et les chômeur·ses de longue durée. Un mou­ve­ment anti AFP (« No+AFP6 ») s’est orga­ni­sé depuis cinq ans et se mobi­lise pour faire pres­sion et réfor­mer le sys­tème. Il était pré­sent lors des manifestations.

Une seconde pierre d’achoppement porte sur le sys­tème édu­ca­tif, extrê­me­ment inéga­li­taire au Chili, et explique la mobi­li­sa­tion de la jeu­nesse. L’éducation est per­çue par la majo­ri­té de la popu­la­tion comme le prin­ci­pal moyen d’ascension sociale. Les réformes de 1980 en ont fini avec l’éducation publique en trans­fé­rant la ges­tion de l’éducation pri­maire aux muni­ci­pa­li­tés. En échange, celles-ci reçoivent une sub­ven­tion (vou­cher7) par élève ins­crit dans les éta­blis­se­ments de sa com­mune. Ces réformes ont créé trois types d’écoles : les écoles muni­ci­pales (publiques), les écoles pri­vées sub­ven­tion­nées et les écoles pri­vées. Les écoles pri­vées sub­ven­tion­nées reçoivent le même vou­cher que les publiques. La réforme a conduit éga­le­ment à la perte du sta­tut de fonc­tion­naire pour les enseignant·es, qui sont désor­mais des travailleur·ses de droit pri­vé. En 1994, le gou­ver­ne­ment a pro­mul­gué une loi qui auto­rise les écoles pri­vées sub­ven­tion­nées et les publiques à tou­cher des frais d’inscription, rom­pant dès lors le prin­cipe de gra­tui­té de l’école. Bien que la loi inter­dise la sélec­tion dans le pri­maire, de nom­breuses écoles pri­vées pré­voient des ren­dez-vous avec les parents et exigent la pré­sen­ta­tion de docu­ments attes­tant leur sol­va­bi­li­té finan­cière (ou leur reli­gion). Le sec­teur pri­vé sub­ven­tion­né attire de plus en plus les classes moyennes en quête de dis­tinc­tion par rap­port aux classes popu­laires : elles y trouvent un envi­ron­ne­ment social plus homo­gène et mieux doté en infra­struc­tures édu­ca­tives et spor­tives. La ségré­ga­tion sco­laire s’est accen­tuée depuis les années 1980. La pré­si­dente Michelle Bachelet s’est atte­lée à réfor­mer ce sys­tème anti­dé­mo­cra­tique durant son man­dant, notam­ment après le mou­ve­ment étu­diant de 2011 et 2016 : elle a enta­mé l’intégration des écoles pri­vées sub­ven­tion­nées au sys­tème d’éducation publique. Les syn­di­cats se mon­tèrent insa­tis­faits, exi­geant des réformes struc­tu­relles qui impli­que­raient davan­tage encore l’État en matière d’éducation.

[Santiago, 19 octobre 2019 | Ivan Alvarado | Reuters]

Le gou­ver­ne­ment de Pinochet avait libé­ra­li­sé le sys­tème d’éducation supé­rieure, lais­sant au sec­teur pri­vé la pos­si­bi­li­té d’ouvrir des uni­ver­si­tés, des ins­ti­tuts et des centres de for­ma­tion tech­nique. La for­ma­tion supé­rieure chi­lienne se carac­té­rise donc par son coût très éle­vé, de l’ordre de 3 000 euros annuels en lettres et de 6 500 euros en méde­cine. Or le salaire men­suel moyen par foyer est de l’ordre de 850 euros. Nombre d’étudiant·es se sont donc vus dans l’obligation de contrac­ter des prêts pour finan­cer leurs études depuis les années 1990. Parallèlement, le pour­cen­tage des étudiant·es de l’enseignement supé­rieur n’a ces­sé d’augmenter : le Chili comp­tait 200 000 étudiant·es en 1986 ; ils étaient 1,176 mil­lion en 2018, soit presque six fois plus. Cette crois­sance a sur­tout béné­fi­cié aux classes moyennes et supé­rieures. Ainsi, le quin­tile des Chilien·nes les plus riches concentre le pour­cen­tage de diplômé·es uni­ver­si­taires le plus éle­vé (51,2 % en 2013). À l’inverse, le quin­tile le plus pauvre ne four­nit que 3,59 % des diplômé·es. Ces fortes inéga­li­tés expliquent des mobi­li­sa­tions étu­diantes de plus en plus impor­tantes depuis le début du XXIe siècle. En 2006, la révolte des « pin­gouins » (« revo­lu­ción pingüi­na », en réfé­rence aux uni­formes bleu marine et aux che­mi­siers blancs des collégien·nes) a secoué le gou­ver­ne­ment de Michelle Bachelet : les collégien·nes réagis­saient à la hausse du prix de l’examen d’entrée à l’université. Mais, très vite, le mou­ve­ment récla­ma que l’État reprenne en charge toute l’éducation chi­lienne. La mobi­li­sa­tion étu­diante a repris de plus belle en 2011, durant le pre­mier gou­ver­ne­ment Piñera. La jeu­nesse chi­lienne récla­mait la démo­cra­ti­sa­tion de l’éducation et la par­ti­ci­pa­tion accrue de l’État dans tout le sys­tème éducatif.

« Les manifestant·es ne perdent pas de vue que le chan­ge­ment de socié­té passe aus­si par l’établissement d’un autre modèle politique. »

Le der­nier aspect de la remise en cause du modèle éco­no­mique néo­li­bé­ral chi­lien est la conver­gence, par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante, de la jeu­nesse de Santiago avec les reven­di­ca­tions des Mapuches. Le jour de « la Marcha más grande de Chile », le dra­peau mapuche (Wenufoye) a ondoyé dans les ave­nues de la capi­tale et a été his­sé sur le monu­ment cen­tral de la Plaza Italia. Historiquement, le peuple mapuche s’est illus­tré par sa résis­tance aux ten­ta­tives de conquête et d’assimilation qui l’assaillent depuis le XVIe siècle. Après l’indépendance, les cam­pagnes mili­taires néo­co­lo­niales, comme la paci­fi­ca­tion de l’Araucanie au XIXe siècle, et la vio­lence de la dic­ta­ture mili­taire se sont tra­duites par la spo­lia­tion des Mapuches, l’assassinat et la tor­ture des militant·es autoch­tones qui défen­daient leurs terres et leurs droits. La tran­si­tion démo­cra­tique n’a pas signi­fié le retour à la tran­quilli­té pour ce peuple ori­gi­naire. Le modèle néo­li­bé­ral a ren­for­cé la pres­sion sur le ter­ri­toire mapuche, qui a vu s’installer des cen­trales hydro­élec­triques, des entre­prises fores­tières, pétro­lières, des fermes d’aquaculture ain­si que des méga­pro­jets tou­ris­tiques. Face à cette menace mul­ti­forme et offen­sive, les Mapuches se main­tiennent sur le pied de guerre. Pour mieux répri­mer le mou­ve­ment, le gou­ver­ne­ment mobi­lise la rhé­to­rique et les pré­ju­gés racistes qui font de ce peuple une com­mu­nau­té bel­li­queuse et sau­vage. L’assassinat du lea­der mapuche Camilo Catrillanca par la police, en novembre 2018, rap­pelle la vio­lence de la répres­sion éta­tique. Lors des der­nières mani­fes­ta­tions d’octobre 2019, de nombreux·ses manifestant·es ont mobi­li­sé le dra­peau mapuche et deman­dé par­don pour leur manque de sou­tien au peuple autochtone.

Mais si la cri­tique du capi­ta­lisme néo­li­bé­ral est au cœur des mobi­li­sa­tions, les manifestant·es ne perdent pas de vue que le chan­ge­ment de socié­té passe aus­si par l’établissement d’un autre modèle poli­tique. Raison pour laquelle la réforme consti­tu­tion­nelle est l’une des reven­di­ca­tions du mou­ve­ment. La Constitution de 1980 appa­raît en effet comme un texte qui bloque la tran­si­tion du Chili vers une véri­table démo­cra­tie. Des consti­tu­tion­na­listes comme Fernando Atria Lemaitre consi­dèrent que ce texte com­porte un cer­tain nombre de « ver­rous », c’est-à-dire de dis­po­si­tifs légaux qui limitent la démo­cra­tie : il ne recon­naît pas les droits sociaux ni cultu­rels et empêche l’implication des citoyen·nes dans la vie poli­tique. Et, sym­bo­li­que­ment, cette consti­tu­tion rap­pelle aux Chilien·nes le trau­ma­tisme de la dictature.

[Militante mapuche, septembre 2017 | Ivan Alvarado | Reuters]

« Unissez-vous »

Les mobi­li­sa­tions d’octobre ne sont donc pas un phé­no­mène iso­lé. Elles s’inscrivent dans la lignée de la résis­tance au modèle néo­li­bé­ral impo­sé au Chili tel un dogme. Le publi­ci­taire de la cam­pagne de Pinochet lan­çait ain­si, dans le film de Pablo Larraín : « Si vous vou­lez effrayer les gens, vous devez le faire avec le pas­sé, la pau­vre­té pas­sée, les longues queues pour ache­ter du pain. L’opposition a ses plaintes de socia­listes, certes. Mais la seule chose qui inté­resse les gens c’est le par­tage du butin, et tout le monde sait qu’avec le socia­lisme celui-ci est misé­rable. En revanche vous, vous avez un sys­tème dans lequel n’importe qui peut être riche. Mais, atten­tion ! J’ai dit n’importe qui… pas tout le monde. On ne peut pas perdre quand tout le monde mise pour deve­nir ce n’importe qui. » Les Chilien·nes prennent toute le mesure du leurre du libé­ra­lisme, qui ne pro­fite qu’à celles et ceux qui sont déjà bien placé·es dans l’échelle sociale et culpa­bi­lise les autres en les res­pon­sa­bi­li­sant de leur propre échec.

Pendant la mani­fes­ta­tion du 25 octobre, les Chilien·nes ont scan­dé le célèbre tube « El baile de los que sobran », du groupe Los Prisioneros ; ses paroles s’adressent aux laissé·es pour compte de la crois­sance économique :

Únanse al baile, de los que sobran / Unissez-vous à la danse de ceux qui sont en trop
Nadie nos va a echar de más / On ne man­que­ra à personne
Nadie nos qui­so ayu­dar de ver­dad / Personne n’a vou­lu vrai­ment nous aider
Nos dije­ron cuan­do chi­cos / Quand nous étions enfants, on nous a dit
Jueguen a estu­diar / Jouez à étudier
Los hombres son her­ma­nos y jun­tos deben tra­ba­jar / Les hommes sont frères et ils doivent tra­vailler ensemble
Oías los conse­jos / Tu enten­dais les conseils
Los ojos en el pro­fe­sor / Les yeux posés sur le professeur
Había tan­to sol / Il y avait tel­le­ment de soleil
Sobre las cabe­zas / Sur les têtes
Y no fue tan ver­dad, porque esos jue­gos al final / Mais ce n’était pas si vrai, car ces jeux, à la fin
Terminaron para otros con lau­reles y futu­ro / Ont ter­mi­né pour d’autres avec des lau­riers et un avenir
Y deja­ron a mis ami­gos patean­do pie­dras / Mais ils ont lais­sé mes amis sur le carreau

Cette mobi­li­sa­tion citoyenne, par son ampleur, ses réfé­rences et sa capa­ci­té à faire conver­ger les luttes — les fémi­nistes sont éga­le­ment très mobi­li­sées —, ouvre une nou­velle étape dans l’histoire des résis­tances à l’oppression clas­siste, sexiste et raciste du Chili. Les domi­nants n’ont pas tar­dé à voir le dan­ger que cela repré­sen­tait pour leurs pri­vi­lèges : la réac­tion vio­lente du gou­ver­ne­ment Piñera a immé­dia­te­ment fait pen­ser aux temps les plus noirs de l’histoire du pays. Les manifestant·es demeurent très actifs : ils ne sont pas prêts à aban­don­ner le combat.


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  1. Au 6 novembre 2019, selon le pro­cu­reur de la République.[]
  2. Qui est aujourd’hui de 25 675 dol­lars. À titre de com­pa­rai­son, le PIB par habi­tant est de 21 136 dol­lars au Portugal et de 28 156 en Espagne.[]
  3. Un cin­quième, soit les 20 % les plus pauvres.[]
  4. En géo­gra­phie, la macro­cé­pha­lie désigne la confi­gu­ra­tion d’un espace lar­ge­ment domi­né par un pôle unique qui concentre popu­la­tion, acti­vi­tés et fonc­tions — au point de frei­ner voire d’empêcher l’af­fir­ma­tion de pôles secon­daires.[]
  5. Elle repré­sente 16,2 %, selon le recen­se­ment de 2017, contre 11 % en 2002.[]
  6. Pour « no más AFP », « plus d’AFP ». []
  7. Bon émis par cer­taines agences et don­nant droit à des ser­vices.[]

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion « Chili : la nais­sance d’un sou­lè­ve­ment », Mario Garcés D., novembre 2019
☰ « Si on m’assassine… » — par Salvador Allende, sep­tembre 2017
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Lissell Quiroz

Maitresse de conférences, spécialisée sur l'histoire du féminisme en Amérique latine et les études décoloniales.

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