Texte inédit | Ballast
Dans sa préface aux Anarchistes espagnols, Murray Bookchin rappelle « la place conséquente » que la guerre civile qui s’est déroulée dans la péninsule ibérique de 1936 à 1939 a occupé au cours de son adolescence. « Membre des Jeunesses communistes, je m’étais porté volontaire pour prendre part aux combats, mais on m’avait refusé en raison de mon âge. » Et d’ajouter que « j’ai tout de même fini par en savoir assez sur la situation pour rompre complètement avec les staliniens et commencer à sympathiser avec d’autres mouvements, d’abord antistaliniens puis socialistes libertaires ». Support d’un tournant idéologique, la guerre d’Espagne a été un jalon déterminant dans la vie du théoricien états-uniens. Son œuvre en porte-t-elle la trace ? Quel héritage de l’anarcho-syndicalisme chez Bookchin ? C’est ce qu’analyse ici le philosophe Christian Solioz en revenant sur la traduction récente et inédite, aux éditions Lux, des Anarchistes espagnols.
L’insurrection militaire contre la République les 17 et 18 juillet 1936 précipite une révolution sociale d’une ampleur insoupçonnée : autogestion d’usines et de services publics, régimes fonciers communaux, systèmes de logistique libertaires, conseils ouvriers et paysans, démocratie directe et délibérative, fédérations de conseils et collectivités. Simultanément, la guerre d’Espagne (1936 –1939) vient de commencer. « Le scandale le plus immonde de l’histoire de l’humanité1 » rugit un Thomas Mann, solidaire de Federico García Lorca et véhément comme Georges Bernanos. Trop souvent, la guerre civile a masqué la révolution sociale et le rôle décisif des anarchistes, tout particulièrement de la CNT-FAI2. Aux côtés d’autres études qui font autorité, Les Anarchistes espagnols de Murray Bookchin permet de prendre la mesure de l’importance de l’anarchisme en Espagne.
Dans le labyrinthe espagnol (1868–1936)
Hommage aux anarchistes espagnols
Bien que Bookchin ne soit pas un historien hispaniste, le mérite de son livre est double : premièrement, il évite l’écueil d’une histoire événementielle en retraçant — attentif aux particularismes et régionalismes spécifiques au pays — les dynamiques socio-économiques, culturelles et politiques propre à l’Espagne des années 1868 à 1936. Cette approche est d’autant plus indispensable que « les transformations structurelles qui affectèrent l’Espagne au cours des trois premières décennies du XXe siècle sont la base organique de la crise révolutionnaire et de la Guerre civile3 » et permettent de comprendre tant les métamorphoses que la montée en puissance de la mouvance anarchiste.
« Trop souvent, la guerre civile a masqué la révolution sociale et le rôle décisif des anarchistes. »
Deuxièmement, en mettant l’accent sur l’anarchisme espagnol, Bookchin contribue à une histoire de la contre-culture des années trente en Espagne, qui intègre les discours et pratiques des milieux libertaires dans un pays où, cas unique, les idées de Bakounine donnèrent naissance en juillet 1936 à un mouvement de masse et à un processus révolutionnaire libertaire. L’approche retenue par Bookchin, inspiré par l’écrivain britannique et auteur du Labyrinthe espagnol Gerald Brenan, est de privilégier une perspective historique contextualisant cette mouvance qui ne se limite pas au « bref été de l’anarchie4 » en 19365. Il ne s’agit donc pour l’auteur pas tant d’investiguer le mouvement spontané de collectivisation dans l’agriculture, l’industrie et les services publics et la mise en place, les succès et échecs d’un système d’autogestion relevant du conseillisme6, que d’étudier le mouvement social qui a jeté les bases de ces structures sociales libertaires : le mouvement anarchiste espagnol.
Tout au long de son livre, Bookchin insiste sur « les enjeux organisationnels et sociaux qui ont marqué la période où l’anarchisme espagnol a connu son essor » et démontre de manière convaincante que « durant près de trois générations, des travailleurs et des paysans ordinaires sont parvenus à bâtir les organisations sur lesquelles allaient reposer ces collectifs » de l’été 1936. Ce sont donc les « années héroïques », courant de 1868 à 1936, pas seulement cette dernière année, qui ont été marquées « par un processus fascinant d’expérimentation de formes organisationnelles, de techniques de prise de décision, de valeurs individuelles, d’objectifs éducatifs et de méthodes de lutte ».
[Hilma af Klint]
Si le livre de Bookchin a le souci de retracer les grandes étapes de l’anarcho-syndicalisme espagnol, il ne perd jamais de vue sa dimension éthique ni son ancrage dans le quotidien. Le style de vie promu est guidé par la volonté d’une transformation radicale de l’individu selon des principes libertaires : « Les anarchistes espagnols se souciaient des aspects concrets d’une société libertaire future et discutaient avidement de presque tous les changements qu’une révolution pourrait apporter à leur vie quotidienne. Nombre d’entre eux mettaient immédiatement leurs principes en pratique, dans la mesure où il leur était humainement possible de le faire. Des milliers d’entre eux modifiaient leur alimentation et renonçaient à des vices
créateurs de dépendance comme la consommation d’alcool ou de tabac. » Outre des liens politiques évidents, c’est surtout un profond engagement personnel qui anime les groupes d’affinité anarchistes : « S’inscrivant dans un mouvement qui prônait l’action directe, ces groupes produisaient des individus dotés d’une force de caractère et d’une audace exceptionnelles. »
Tout au long de son livre, Bookchin envisage le mouvement anarchiste espagnol « comme l’expression des milieux populaires espagnols eux-mêmes plutôt que comme un ensemble de doctrines libertaires hermétiques ». Malgré l’échec en 1936, défaite imputée à l’irrésolution des leaders autoproclamés, malgré l’épouvantable tragédie de la guerre civile, l’éloge de l’idéalisme de celles et ceux qui ont combattu et sont morts sous le drapeau rouge et noir s’impose : « Ces morts méritent l’hommage minimal qui consiste à identifier l’anarchisme à la révolution sociale, et non aux concepts à la mode de décentralisation et d’autogestion qui coexistent en tout confort avec le pouvoir d’État, l’économie de marché et les multinationales. » En effet, ajoute Bookchin, « les conceptions de la commune, de l’autogestion et de l’innovation technologique que défendaient les anarchistes espagnols sont totalement incompatibles avec tout système fondé sur le pouvoir d’État et la propriété privée, et imperméables à tout compromis avec la société bourgeoise ».
Premier bilan
« Malgré l’échec en 1936, malgré l’épouvantable tragédie de la guerre civile, l’éloge de l’idéalisme de celles et ceux qui ont combattu et sont morts sous le drapeau rouge et noir s’impose. »
Dès la mi-août 1936, la CNT-FAI dissout les différents comités révolutionnaires ainsi que colectividades et accepte la militarisation de la milice afin de pouvoir participer aux deux gouvernements républicains : le gouvernement central ainsi que le gouvernement régional autonome de Catalogne. Aux oubliettes la longue tradition d’antipolitique et d’action directe qui remonte au premier congrès de l’Internationale espagnole organisé en 1870 à Barcelone7. La raison d’être d’un mouvement historique s’effondre en deux temps, d’abord le 26 septembre 1936 par l’entrée de trois ministres CNT au gouvernement de la Catalogne, puis le 4 novembre 1936 par la nomination de quatre ministres CNT dans le gouvernement du socialiste Francisco Largo Cabellero, le « Lénine espagnol ».
Nécessité fait loi, l’urgence était alors de gagner la guerre. « Il fallait faire taire les principes, faire des concessions transitoires8 » commente le militant anarco-syndicaliste Gaston Leval. Après avoir pendant la guerre soutenu la participation gouvernementale, Leval s’y oppose fermement : « Quand on fait le bilan de ce collaborationnisme on arrive à la conclusion que la promenade dans les allées du pouvoir fut négative en tous points9. » Comme le souligne l’historien hispaniste François Godicheau, la guerre civile précipite le renforcement de l’État et l’institutionnalisation de la mouvance anarchiste qui, sur le point de réaliser son « idée », tourne le dos à ses principes fondateurs10.
[Hilma af Klint]
Le bilan que dresse pour sa part Bookchin se fait à l’aune de sa philosophie politique. Il souligne ainsi dans son chapitre conclusif que l’anarchisme espagnol, tout particulièrement en Catalogne, « pourrait avoir marqué […] la dernière étape du développement du socialisme prolétarien révolutionnaire avant que ce dernier ne dégénère en variante de l’idéologie capitaliste-étatiste ». Si l’auteur rappelle les acquis des années héroïques, arguant que « les ouvriers ont pris le contrôle de l’industrie et les paysans formé des collectifs libres de gestion des terres, mais, en de nombreux endroits, l’argent a même été aboli, et des normes communistes des plus radicales ont été substituées aux conceptions bourgeoises du travail, de la distribution et de l’administration », il n’en est pas moins conscient des limites du syndicalisme révolutionnaire espagnol. Même en cas d’une très hypothétique victoire, l’auteur doute qu’une société anarcho-syndicaliste aurait pu se développer. Cette lecture critique ne l’empêche pas de souligner que « le génie de l’anarchisme espagnol résidait dans sa capacité à unir les préoccupations du socialisme prolétarien classique à des aspirations plus larges et plus contemporaines », soit l’aspiration à vivre dans « une société libertaire non hiérarchique […] dont les membres seraient regroupés en collectivités libres, pratiqueraient la démocratie directe et contrôleraient pleinement leur vie quotidienne ».
Évolution des positions de Bookchin
Au cœur de son œuvre, l’anarchisme espagnol
Bookchin escomptait revenir dans un second volume sur la période 1936–1939, projet qui ne verra pas le jour. L’auteur mentionne deux raisons : d’une part, à partir de la fin de l’été 1936, la direction de la CNT-FAI s’éloigne de ses principes et, d’autre part, « l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme espagnols ont atteint leurs sommets les plus remarquables avant 1936 ». On retrouve cependant l’anarchisme espagnol au cœur de différentes publications de Bookchin11. Il consacre notamment à la révolution espagnole le quatrième et ultime volet de son essai sur l’histoire révolutionnaire. Dans la préface à ce volume qui devait être le dernier publié de son vivant, il souligne que le temps lui a « généreusement accordé le privilège de tester et de réexaminer des idées qui, lorsque qu’il était jeune, lui semblaient indiscutables12 ». Peu à peu, son appréciation de la mouvance anarchiste espagnole prend ses distances des analyses des experts (Peirats, Leval, Brenan et Bolloten) et historiens (Bernecker, Ealham, Broué et Témime) pour présenter un narratif critiquant l’anarchisme au nom de la philosophie politique qu’il a formulé entre temps.
« Bookchin est conscient des limites du syndicalisme révolutionnaire espagnol. Même en cas d’une très hypothétique victoire, il doute qu’une société anarcho-syndicaliste aurait pu se développer. »
Si les dissensions et querelles internes au « municipalisme libertaire » expliquent en partie un changement de cap, il faut aussi prendre en compte que l’auteur a évolué et développé sous le terme d’écologie sociale une philosophie politique comportant une critique de l’anarchisme. Encore faut-il préciser qu’il s’agit de l’anarchisme dans sa forme contemporaine comme l’expose en des termes particulièrement vifs le texte intitulé « L’anarchisme : révolution sociale ou mode de vie ? ». Il y écrit que « ces prétendus anarchistes ont déserté le terrain social, que privilégiaient les anarchistes de jadis, tant les anarcho-syndicalistes que les révolutionnaires communistes libertaires, pour lui préférer des coups de main ponctuels — ne nécessitant ni organisation ni cohérence intellectuelle — et, ce qui est plus inquiétant, une attitude ouvertement égotiste alimentée par la décadence généralisée de l’actuelle société bourgeoise13. »
[Hilma af Klint]
Cette critique s’inscrit dans une perspective plus large ciblant également le marxisme, le syndicalisme et le socialisme. Autant d’idéologies ayant une compréhension faussée de la politique : « aucune n’a […] gardé la pertinence qu’elles avaient dans des phases antérieures du développement capitaliste et à des périodes révolues du progrès technologique. Aucune ne peut non plus espérer embrasser la multitude de questions, d’options, de problèmes et d’enjeux que le capitalisme n’a cessé de faire surgir au fil du temps14. » Dans un texte consacré à « L’avenir de la gauche » édité dans le recueil La Révolution à venir, l’auteur reprend son argumentation en insistant sur la capacité d’envisager le futur sans œillères : « En dernière analyse, l’avenir de la gauche dépend de sa capacité à accepter ce qui est pertinent à la fois dans le marxisme et l’anarchisme pour aujourd’hui et demain. […] En faisant l’évaluation de la tradition révolutionnaire, une gauche raisonnée doit se débarrasser des traditions obsolètes qui, comme Marx nous en avertissait, pèsent sur les vivants, et s’engager à créer une société rationnelle et une civilisation épanouie15. »
Vers le municipalisme libertaire
Dans les années 1960, Bookchin s’est appliqué, sur un ton encore conciliant, à redéfinir l’anarchisme en combinant anarchie, écologie, démocratisation directe et décentralisation16. L’auteur se fait plus mordant en 1995 avec la publication d’un livre de combat : Changer sa vie sans changer le monde. Bookchin brûle ses vaisseaux, règle ses comptes tant avec la mouvance anarchiste dont il était une figure de proue17 que le syndicalisme révolutionnaire, se distancie du modèle des groupes affinitaires — forme classique d’organisation des anarchistes et souvent privilégiés dans les milieux de la contre-culture et de la Nouvelle Gauche —, enfin, quitte à se fâcher avec tout le monde, critique les vertus supposées de la spontanéité révolutionnaire pour insister sur l’importance de l’organisation et la nécessité d’élaborer des orientations stratégiques précises. Comme nous allons le voir, ces trois points trouvent leur ancrage dans sa relecture de l’anarchisme espagnol et mobilisent des notions capitales de sa philosophie politique.
« Quitte à se fâcher avec tout le monde, Bookchin critique les vertus supposées de la spontanéité révolutionnaire pour insister sur l’importance de l’organisation. »
Dans Une société à refaire, publié en 1990, l’auteur s’emploie à redéfinir les lignes de force de tout projet révolutionnaire. Dans la lignées des travaux de l’École de Francfort, la réfutation du paradigme de l’ouvriérisme permet d’« envisager l’histoire en des termes d’intérêts plus vastes, comme la liberté, la solidarité, l’amour du semblable : le désir, véritablement, de prendre une part active à l’équilibre de la nature. Ces centres d’intérêt n’étaient plus propres à une classe particulière, à un sexe, une race ou une nationalité. Il s’agissait d’intérêts universels, communs à l’humanité dans son ensemble. Les problèmes économiques et les conflits de classes ne pouvaient certes pas être négligés, mais s’y cantonner laissait de côté tout un ensemble de sensibilités et de relations perverties qu’il fallait au contraire affronter et corriger dans la perspective d’un changement social d’une plus grande portée18. »
Pour le dire autrement, Bookchin a en vue l’intérêt social général, le « commun » avec pour lieu privilégié l’espace municipal, le « droit à la ville », dirait Henri Lefebvre, dont la création suppose non seulement engagement dans la durée, mais aussi réflexion et organisation. Impossible en effet pour Bookchin de ne pas prendre en compte les questions de pouvoir, d’institutions sociales et de stratégie politique. La rupture avec l’anarchisme — tout particulièrement avec l’anarchisme individualiste qualifié de lifestyle anarchism — est ici manifeste. Plus avant, l’auteur développe une philosophie politique en adéquation avec l’écologie sociale dont les piliers sont le « municipalisme libertaire » et la confédération de communes écologiques autonomes.
[Hilma af Klint]
Non sans un clin d’œil à ce que Hannah Arendt appelait le « trésor perdu » des révolutions19, soit l’expérience moderne d’auto-institution démocratique en référence aux conseils de soldats et conseils ouvriers allemands (1918), soviétiques (Kronstadt, 1921) et hongrois (1956), le « communalisme » s’affirme comme nouvelle perspective politique. Le « municipalisme libertaire » a pour objectif de ramener l’éthique dans la politique, une éthique fondée sur le partage et la coopération, et à démocratiser son fonctionnement. En termes opérationnels, il « s’appuie sur des candidats de la gauche libertaire qui revendiquent, au niveau municipal, un découpage des municipalités en circonscriptions permettant la création d’autant d’assemblées populaires qui donnent aux citoyens les moyens de participer directement à la vie politique. Ayant ainsi œuvré à leur propre démocratisation, les municipalités se confédéreraient en un pouvoir parallèle opposé à l’État-nation20. »
« Le
municipalisme libertairea pour objectif de ramener l’éthique dans la politique, une éthique fondée sur le partage et la coopération, et à démocratiser son fonctionnement. »
En bref, l’État est l’intrus et il s’agit de réhabiliter la démocratie locale, de reconfigurer l’économie au plan régional ; de donner donc le pouvoir aux municipalités mise en réseau dans une trame confédérale. On retrouve ici les idées tant de Lewis Mumford, dont Bookchin était proche, que celles de Léopold Kohr, auteur de L’Effondrement des puissances, ainsi que celles de l’écoanarchiste Peter Berg, figure de proue du biorégionalisme. Ces positions rappellent également celles défendues par Diego Abad de Santillan — l’une des plus grandes figures de l’anarchisme espagnol — qui critique le localisme pour lui préférer une fédération de communes et conseils21.
Concept-clé pour Bookchin, le « communalisme », conçu comme une critique de la société hiérarchique et capitaliste dans son ensemble, souligne « la dimension démocratique de l’anarchisme, son attachement à une administration de la sphère publique par la majorité » ; d’où il ressort que « la démocratie et l’anarchisme ne sont pas antithétiques ; la règle majoritaire et les décisions non consensuelles ne sont, de leur côté, nullement incompatibles avec une société libertaire22 ». Nul doute qu’avec ces propos Bookchin ait en vue les pratiques de collectivisation, de socialisation et le communisme libertaire expérimentés dans l’Espagne révolutionnaire. Autant d’illustrations exemplaires des quatre principes de base de l’auteur : « une confédération de municipalités décentralisées ; une opposition inébranlable à l’étatisme ; une croyance en la démocratie directe ; et sa vision d’une société communiste libertaire23. »
Relire la révolution espagnole à l’aune d’une philosophie nouvelle
Différentes analyses portant sur les expérimentations libertaires en Espagne légitiment ce point de vue. Pris globalement, les réussites de la révolution sociale furent nombreuses et « l’action sociale et culturelle fut souvent remarquable et le bilan économique honorable, quoique très divers et parfois négatif dans l’industrie » selon les termes mesurés Bartolomé Bennassar. L’historien hispaniste toulousain précise : « La réalité de la révolution libertaire
dans les anciens États de la Couronne d’Aragon (Catalogne, Aragon, Valence), en Nouvelle-Castille et dans une partie de l’Andalousie intérieure ne fait aucun doute. On peut même affirmer que ce fut la tentative de révolution la plus profonde et la plus complète jamais effectuée en Europe. Ce fut un mouvement messianique dont l’ambition politique, économique, sociale et éthique, formulée ou non, était la naissance de l’homme nouveau. Elle visait tout à la fois la nature et les formes de désignation des pouvoirs de décision, l’organisation du travail et la répartition de ses fruits, l’éducation, la culture et les loisirs24. »
[Hilma af Klint]
L’hispaniste Walther Bernecker présente quant à lui l’une des analyses les plus rigoureuse et détaillée de la révolution. Il passe ainsi au peigne fin les pratiques du mouvement spontané de collectivisation dans les secteurs respectivement agricole, industriel et des services. Au terme de son étude, il souligne que même si dans le domaine de l’agriculture il est difficile d’obtenir des informations précises, le bilan de certaines exploitations collectives est « étonnamment positifs » ; dans le secteur industriel, si les éléments structurels d’une économie de guerre sont présents, les expériences menées ont connu un « développement dynamique » ; dans le domaine des transport publics à Barcelone, démonstration a été faite « de la capacité des travailleurs catalans à assumer la responsabilité de la direction d’une grande entreprise » et, dans les domaines socio-humanitaire, culturel et éducatif, ainsi que dans la sauvegarde communautaire des moyens de subsistance individuels, l’auteur constate « que les collectifs ont remporté des succès incontestables25 ».
Bookchin concentre pour sa part son argumentation sur un point névralgique de l’anarchisme et un enjeu stratégique quant à l’issue de la révolution : la question du pouvoir. Prenons un texte de 2002 : « C’est parce qu’elles et ils n’avaient pas les moyens d’analyser leur situation que les syndicalistes (et les anarchistes) espagnols, après avoir vaincu les forces franquistes durant l’été 1936, se sont montrés incapables d’engager l’étape suivante
et d’instaurer une forme de gouvernement ouvrier et paysan26. » L’auteur fait référence ici au plénum régional de la CNT catalane du 23 juillet 1936. Au lieu de donner naissance à une « Commune de Barcelone » en changeant l’intégralité de l’ordre social comme c’était alors envisageable, le plénum refusa de s’engager dans cette voie. Bookchin commente ce moment clé dans un texte intitulé « Anarchisme et pouvoir dans la révolution espagnole » publié la même année : « En refusant d’exercer le pouvoir qu’il avait déjà, le plénum ne l’a pas éliminé en tant que tel — il l’a abandonné aux mains de ses alliés
les plus perfides » et de préciser : alors que la CNT-FAI avait enfin les moyens de changer la société espagnole, « elle est restée hébétée, déstabilisée par la réussite de ses membres ouvriers à atteindre les objectifs inscrits dans sa rhétorique. Il ne s’agit pas là d’un manque de nerf, mais d’un manque de perspective théorique de la part de la CNT-FAI sur les mesures qu’elle aurait dû prendre pour conserver le pouvoir ».
« Bookchin concentre son argumentation sur un point névralgique de l’anarchisme et un enjeu stratégique quant à l’issue de la révolution : la question du pouvoir. »
Publiée en 1948, l’analyse de Grandizo Munis, trotskyste orthodoxe critiquant toutes les organisations de l’Espagne républicaine, vient corroborer celle de Bookchin : « le prolétariat espagnol possédait avec la CNT une organisation de fort potentiel révolutionnaire. Elle aurait pu obtenir la victoire à elle toute seule, si elle avait intégré la nécessité de conquérir le pouvoir politique et de créer un État prolétarien. Menée par les idées anarchistes, elle était condamnée à la défaite, à l’opportunisme et à sa propre ruine27. » Bien entendu, cette impasse ne renvoie pas qu’au contexte espagnol ; d’une manière générale Bookchin y voit le symptôme d’un anarchisme auquel il manque un « corps théorique cohérent ». L’alternative, selon lui : « Plutôt que de refuser le pouvoir qui lui était donné par ses propres membres, la plénière de la CNT aurait dû l’assumer puis légitimer et approuver les nouvelles institutions, qui avaient déjà été créées, de sorte que le prolétariat et la paysannerie espagnoles puissent maintenir leur pouvoir économique et politique. » Et de tirer la leçon de cette douloureuse expérience : « au lieu de fermer les yeux sur le problème du pouvoir, les révolutionnaires sociaux doivent se demander comment lui donner une forme institutionnelle concrète et émancipatrice28. »
On retrouve la même analyse formulée par Bookchin en des termes plus sévères dans The Third Revolution publié en 2005 : « Faute de dirigeants compétents, le prolétariat espagnol s’est doté de dirigeants mal inspirés. Federica Montseny, Juan García Oliver et Diego Abad de Santillán étaient certes idéalistes et parfois nobles, mais ils manquaient cruellement de compréhension historique, d’engagement théorique et de capacités stratégiques. Le résultat de leur leadership a été désastreux : au début des années 1930, période non révolutionnaire, ces militants influents
appellent à des soulèvements et agissent comme si chaque grève signalait le début d’une insurrection. Mais lorsque la situation révolutionnaire se présente en 1936–1937, ils n’ont pas eu le courage de franchir l’épineuse frontière qui sépare le capitalisme du communisme libertaire. » Bien entendu, outre la logique interne à la mouvance anarchiste, l’importance de facteurs exogènes comme la montée en puissance des communistes, la mobilisation de la droite espagnole et le rôle des grandes puissances furent également décisifs et sont autant d’éléments invitant à nuancer les propos de Bookchin.
[Hilma af Klint]
D’autres auteurs analysent en des termes similaires les facteurs endogènes de l’échec de la révolution. Outre Bernecker, l’historien Chris Ealham pense que la direction de la CNT-FAI ne savait comment réussir une révolution communiste libertaire29. Le bilan de Brenan est quant à lui beaucoup plus critique : « par rapport à leurs objectifs proclamés, malgré leurs grands airs révolutionnaires, les anarcho-syndicalistes ne sortirent en définitive jamais du cabotinage et de l’infantilisme », avant de de poursuivre de manière plus nuancée : « Inefficace en tant que force révolutionnaire, l’anarchisme espagnol n’a remporté que des succès limités dans la lutte pour l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, s’est applique à entraver l’action de tous les gouvernements successifs, bons ou mauvais, progressistes ou réactionnaires. Cette attitude l’amena nécessairement à s’allier à maintes reprises à la réaction. Néanmoins, il a exprimé, bien mieux que ne pouvaient le faire le socialisme ou le libéralisme, les aspirations profondes des pauvres, et c’est pourquoi on ne peut négliger son influence morale30. »
Enfin, il est intéressant d’inscrire cette discussion dans une perspective plus globale. Dans La Démocratie des conseils, le chercheur Yohan Dubigeon invite à une compréhension dynamique de ces derniers en tenant compte de leur possible pérennisation. Dubigeon souligne qu’« une construction stratégique favorable à l’instauration révolutionnaire du pouvoir des conseils est une condition nécessaire — mais non suffisante — à la pérennisation de la démocratie par en bas31 ». Ceci dit, les cas aussi bien russe, qu’allemand, hongrois ou espagnol viennent rappeler que « les expériences de démocratie par en bas sont à la fois rares et instables, souvent coincées dans une temporalité et un espace très courts » comme si elles étaient fatalement « incapable de dépasser la temporalité insurrectionnelle de la brèche32 ». Une brèche condamnée à se refermer. Le rêve brisé, reste le souvenir : « Peut-être la première phase d’une révolution est-elle toujours la plus belle : quand toutes les espérances sont permises, quand tout semble facile, quand l’opposition entre l’idéal et la réalité s’évanouit, quand aucune routine n’entrave le vol des idées les plus audacieuses33. »
« Le mouvement anarchiste espagnol est devenu pour Bookchin à la fois le révélateur,
bain d’arrêtet fixateur tant de la théorie que de la pratique libertaires en chantier permanent. »
Si de toute évidence certaines analyses de l’anarchisme espagnol sont filtrées par la philosophie politique de Bookchin, on peut également affirmer que cette dernière est significativement influencée par la révolution libertaire espagnole. Rappelons que la guerre d’Espagne a occupé une place significative de sa jeunesse : « membre des Jeunesses communistes, je m’étais porté volontaire pour prendre part aux combats, mais on m’avait refusé en raison de mon âge ». Plus Bookchin en apprend sur le conflit, plus il remet en question son affiliation d’abord au Parti communiste pour finir par « rompre complètement avec les staliniens et commencer à sympathiser avec d’autres mouvements, d’abord antistaliniens puis socialistes libertaires » avant que, dans les années 1960, cette sympathie pour le socialisme libertaire devienne explicitement anarchiste — c’est à ce moment qu’il publie Les Anarchistes espagnols. Par la suite, le mouvement anarchiste espagnol devient pour Bookchin à la fois le révélateur, « bain d’arrêt » et fixateur tant de la théorie que de la pratique libertaires en chantier permanent. Reste la nostalgie de ces « années héroïques » qui sont pour l’auteur « l’époque […] la plus inoubliable — une époque où nous brûlions de passion pour des idéaux pour lesquels il valait la peine de se battre ».
*
Autre contexte, autres nécessités. S’il convient d’élaborer de nouvelles façons d’envisager la société, il importe cependant de « renouer avec un socialisme éthique » et de faire montre d’une « une fidélité inébranlable à une vision rationnelle de l’actualisation des potentialités humaines […], une fidélité dont faisaient preuve les militants anarchistes espagnols ».
Une bouteille à la mer.
Illustrations de bannière et de vignette : Hilma af Klint
- Daté de 1936, ce texte-manifeste dénonce la politique de non-intervention et traite les démocraties de « capitalistes ». André Gide préface et publie le livre de Thomas Mann, Avertissement à L’Europe, (trad. Rainer Biemel), Gallimard, 1937, p. 50.[↩]
- Confédération nationale du travail (fondée en 1910) — Fédération anarchiste ibérique. Alors que la CNT est dissoute pendant le Directoire d’abord militaire (1923–1925) puis civil (1925–1930) de Miguel Primo de Rivera, la FAI est fondée dans la clandestinité en 1927.[↩]
- Grandizo Munis, Leçons d’une défaite promesse de victoire. Critique et théorie de la révolution espagnole, 1930–1939, Paris, Science marxiste, 2017 (1948), p. 29.[↩]
- Expression qui renvoi au roman de collage que Hans Magnus Enzensberger consacre à Buenaventura Durruti, Le Bref été de l’anarchie, Gallimard, 1975. [↩]
- Bookchin ne suit cependant pas Brenan lorsque celui-ci présente l’anarchisme espagnol comme la relique d’un lointain passé et le limite à être un mouvement paysan et millénariste.[↩]
- Pour une approche scientifique, on se reportera à l’ouvrage de Walther Bernecker, Colectividades y Revolución Social. Anarquismo en la guerra civil española 1936–1939, Grijalbo, 1982. Différents ouvrages, parfois hautement propagandistes, rédigés par des anarchistes ou anarcho-syndicalistes — que Bookchin connaissait personnellement — méritent d’être mentionnés : Gaston Leval, Espagne libertaire (36–39). L’œuvre constructive de la révolution espagnole, Éditions du Monde Libertaire, 1983 (1971) ; Frank Mintz, L’Autogestion dans l’Espagne révolutionnaire, Maspero, 1976 ; Sam Dolgoff (Éd.), The Anarchist Collectives. Workers’ Self-Management in the Spanish Revolution, 1936–1939, Free Life Editions Inc., 1974 ; et José Peirats, La CNT dans la révolution espagnole. Tome 1, Éditions Noir & Rouge, 2017.[↩]
- Les débats internes à la CNT-FAI sont exposés par l’historien anarchiste, secrétaire de la CNT en exil en 1947, José Peirats, Une Révolution pour horizon. Les anarcho-syndicalistes espagnols, 1869–1939, Éditions CNT-RP & Libertalia, 2013, p. 229–248. Voir aussi José Peirats, La CNT dans la révolution espagnole. Tome 2, Éditions Noir & Rouge, 2019.[↩]
- Gaston Laval, « L’Autogestion, l’État et la Révolution », Noir et Rouge, 1961, supplément au n° 41, p. 16.[↩]
- Leval, Espagne libertaire (36–39), op. cit., p. 363.[↩]
- François Godicheau, La Guerre d’Espagne. De la démocratie à la dictature, Gallimard, 2006, p. 28.[↩]
- Murray Bookchin, To Remember Spain. The Anarchist and Syndicalist Revolution of 1936, AK Press, 1994.[↩]
- Murray Bookchin, The Third Revolution. Popular Movements in the Revolutionary Era. Volume 4, Continuum, 2005, p. VIII.[↩]
- Murray Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde. L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale, Agone, 2019, p. 12.[↩]
- Murray Bookchin, La Révolution à venir. Assemblées populaires et promesses de démocratie directe, Agone, 2022, p. 11.[↩]
- Ibid., p. 279–280.[↩]
- Publié en 1971, Au-delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance (Écosociété, 2016) rassemble des essais initialement parus dans la revue Anarchos dans les années 1960.[↩]
- Rappelons que Bookchin était en 1964 le co-fondateur de la Fédération anarchiste de New York.[↩]
- Murray Bookchin, Une société à refaire. Vers une écologie de la liberté, Écosociété, 2010, p. 233.[↩]
- Le conseillisme est au cœur de la philosophie politique de Hannah Arendt, Cornelius Castoriadis et Miguel Abensour. Lire Yohan Dubigeon, La démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, Klincksieck, 2017 ; ainsi que l’ouvrage collectif, Communistes de Conseils contre le capitalisme d’État, Eterotopia, 2023.[↩]
- Bookchin, La révolution à venir, op. cit., p. 145.[↩]
- Diego Abad de Santillan, « Le socialisme libertaire dans la société de l’avenir », Autogestion et socialisme. Études, débats, documents, janvier-avril 1972.[↩]
- Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde, op. cit., respectivement p. 101 et 102.[↩]
- Ibid., p. 106.[↩]
- Bartholomé Bennassar, La Guerre d’Espagne et ses lendemains, Tempus-Perrin, 2006 (2004), respectivement p. 276 et p. 277.[↩]
- Walther Bernecker, Anarchismus und Bürgerkrieg. Zur Geschichte der Sozialen Revolution in Spanien 1936–1939, Graswurzelrevolution, 2006, p. 365.[↩]
- Bookchin, La Révolution à venir, op. cit., p. 16–17.[↩]
- Munis, Leçons d’une défaite promesse de victoire, op. cit., p. 60.[↩]
- Ibid., respectivement p. 203, p. 204, p. 205 et p. 206.[↩]
- Chris Ealham, « From the summit to the abyss : the contradictions of individualism and collectivism in Spanish Anarchism », dans Paul Preston et Ann L. Mackenzie (dir.), The Republic Besieged. Civil War in Spain, Edinburgh University Press, 1996, p. 140. Du même auteur : Les Anarchistes dons la ville. Révolution et contre-révolution à Barcelone (1898–1937), Agone, 2021.[↩]
- Brenan, Le Labyrinthe espagnol. Origines sociales et politiques de la guerre civile, Champ Libre, 1984 (1943), respectivement p. 234 et p. 237.[↩]
- Dubigeon, La Démocratie des conseils, op. cit., p. 243.[↩]
- Ibid., respectivement p. 216 et p. 242.[↩]
- Hanns-Erich Kaminski, Ceux de Barcelone, Allia, 2003 (1937), p. 8.[↩]
REBONDS
☰ Lire les bonnes feuilles « Les anarchistes espagnols », Murray Bookchin, novembre 2023
☰ Lire notre article « Détruire le capitalisme : Lordon et Bookchin, une discussion croisée », Victor Cartan, juin 2023
☰ Lire notre article « Le moment communaliste ? », Élias Boisjean, décembre 2019
☰ Lire l’abécédaire de Murray Bookchin, septembre 2018
☰ Lire notre entretien avec Susana Arbizu et Maëlle Maugendre : « Guerre d’Espagne : la parole aux femmes », juillet 2018
☰ Lire notre traduction « Juana Doña, une mémoire de la guerre d’Espagne », décembre 2014