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L’Algérie vient de célébrer le 60e anniversaire du début de la guerre d’Indépendance. L’occasion de découvrir ce courrier de Jean Sénac, fils de pieds-noirs engagé aux côtés des indépendantistes algériens, adressé à son fils adoptif, Jacques Miel, en décembre 1961 — la guerre durait alors depuis sept ans.
Mon Jacquot,
Georges vient d’arriver et j’apprends que ça a l’air d’aller pour toi chez Dullin. Des échos disent que tu es excellent dans les improvisations. Voilà donc déjà un bon point d’appui. Et je suis heureux. Pourtant Dieu (ou le néant) sait si ce n’est pas facile de l’être ici en ce moment. Je travaille comme un damné, ne sors plus, mange à peine d’horribles choses et m’endette à nouveau pour du bois. Heureusement que Truc, Durant, Maillet sont là pour m’inviter de temps en temps, venir me chercher et me changer un peu le goût et les idées.
« Nous les artistes, nous sommes le luxe de ces gens, leur distraction. Nous sommes leurs « cigarettes ». »
Le livre est donc sorti, beaucoup plus beau et utile que je croyais. Je monterai à Paris après les fêtes pour la signature avec Benanteur. (Fête ? Je me demande pourquoi ce pauvre Christ est né dans cette misérable étable.) Pour que les mêmes exploiteurs continuent à tourner en dérision son amour et s’empiffrent odieusement au nom de la charité ! Vivement que la Révolution vienne, que chacun ait sa part, que la race des bourgeois soit une bonne fois pour toutes mise au pas et le bien des hommes rendu équitablement à tous les hommes, à tous ! Oui Jacquot, c’est vrai, je n’en peux plus. Vois-tu, nous les artistes, nous sommes le luxe de ces gens, leur distraction. Nous sommes leurs « cigarettes ». Et nous crevons à vouloir les supporter pour le prix d’un sinistre repas. Si j’admire tellement mon peuple (peuple de paysans, d’ouvriers, peuple des bidonvilles !) c’est parce qu’il s’est levé pour nous rendre à nous aussi l’héritage. Pendant ce temps-là, Paris danse le twist. Le fasciste Tixier-Vignancour a raison : « La France n’attend pas la paix en Algérie, elle attend Noël. »
J’ai hâte de mettre au point et de remettre à Gallimard mon roman, le tome I de mon théâtre et 2 livres de poèmes, puis je fous le camp, je réjouis les enfants de mon peuple, ces petits gosses merveilleux comme l’était mon Jacquot de la rue Bailleul. Il y a une chose qui m’a marquée à tout jamais, autant que l’Algérie, autant que ma mère, autant le Père en fuite, cette phrase que tu m’as dite avec tellement de ferveur : « Tu te rends compte, Jeannot, c’est la première fois que je porte du linge à moi, du linge neuf ! Personne n’a mis cette veste avant moi ! » Un soir à Alésia, avec Maria et Louis. Ce fut terrible. Il faut que tu le saches, Jacquot, ce soir-là j’ai pleuré (et aujourd’hui encore, en y songeant, les larmes me viennent aux yeux) mais surtout je me suis juré de mettre toute mon œuvre au service des gamins comme toi, que plus jamais un gosse ne puisse prononcer de telles paroles — car ta joie, cette joie-là, était une condamnation ! Quand on l’a entendue une fois, on ne peut plus vivre comme avant. Noël arrive oui, et une petite fille de mon peuple, Fatima, 5 ans 1/2 —, m’a dit : « Je voudrais une grande poupée, et des pommes et une robe. »
Tu auras une grande poupée Et des pommes et une robe Tu auras tout cela Et une maison Et une école. Pour que le soleil en moi Devienne une signe lisible Et ton rire un doux convoi Vers d’autres cœurs éveillés, Tu auras tout cela, Fatima Je te le jure. Face à la mer. Voilà, Jacques. Il faut que je tienne ma promesse. Les enfants de mon peuple m’appellent. J’ai écrit mon livre pour eux. Ils le connaissent et ils le savent. Maintenant que cela est fini, au point lancé, il faut aller au-delà, au plus profond. Du moins pendant tout ce temps aurai-je été avec eux. Comme eux j’ai connu la faim, la charité, l’humiliation. Mais cette œuvre est faite ; elle est là. C’était l’essentiel. Et leur parole bouleversante me sauve de tous les reproches de petits politicards parisiens. C’est à ces gens que j’ai rendu mes comptes et ils m’ont pris dans leurs bras, si fort que je n’ai plus entendu — enfin ! — les caquètements d’alentour. Merci à toi et à Marie-Do de vous être dressés contre l’ignominie du 18 novembre. Peut-être sauverez-vous ainsi un peu de l’âme tant mutilée de votre peuple. Ci-joint 2 sonnets — Verley les a déjà récités dans Paris. Il m’écrit pour m’annoncer combien ils ont impressionné Roger Blin.
« Prends partout ce que les choses (un objet, une couleur, un bruit) ou les êtres t’apportent. »
Quand passes-tu ton audition ? Bientôt ? Tiens-moi au courant. Fantas, Valère, Anouilh, Tchekhov, bravo ! Ta mémoire s’y fera. Pense à travailler aussi le Scipion du Caligula de Camus et le Jacques ou la soumission (la scène : « cha-cha ») d’Ionesco. Aussi une scène de Haute Surveillance (Gallimard, de Genet, créé jadis par Hossein). J’ai confiance en toi. Cinéma à l’Idhec, oui, bon exercice. Rigueur, exigence. Ne cède à aucune tentation brillante, travaille ferme, dur – deviens un HORRIBLE TRAVAILLEUR – un an, deux ans. Cultive ta mémoire. Découvre (jusqu’à l’ivresse, jusqu’à l’angoisse et la nausée, jusqu’à l’épuisement et l’horreur) le répertoire de Molière, Racine, Shakespeare, les Grecs, Musset, Hugo, Rostand (eh oui, Rostand !!!, Cyrano), Claudel, Brecht, O’Casey, tant d’autres. Emmure-toi dans ces univers. Crache à la gueule des gens. Fais-toi une âme, un corps, un regard, « une » geste, impitoyables. Prends partout ce que les choses (un objet, une couleur, un bruit) ou les êtres t’apportent. Vole-le s’il le faut. Fais-toi comme Rimbaud, « Voleur de feu ». Puis ne t’attarde pas. Ne t’embarrasse pas des faux-sentiments, des faux-conseils, des petites règles de leur vie. Sois un monstre. Mais TROUVE TON NOYAU, ton CENTRE de gravité (ton centre de GRAVE) à toi – à toi seul. Sois sans pitié pour toi. Seulement après tu pourras REVENIR aux autres, te donner. Tu trouveras ta pureté (cette pureté qui va te donner ta voix propre, ton geste, ton allure propres) au milieu de tes cendre à toi – un matin, comme ça, quand tu désespéreras de tout, et que tu seras vidé, troué, ouvert à la dernière détresse, un petit chant montera, fragile et dur – le tien. Tu le prendras comme une torche et tu iras éclairer le monde, tu iras apporter aux pauvres un peu de joie, le soir après l’épuisant travail.
Sois ce comédien qui va apporter aux hommes – à ceux qui ont faim (mais ils ne le savent pas encore – leur vie est trop pénible, pourtant un jour où ils sauront, ils verront) – ce qu’ils attendent inconsciemment au plus profond de leur douleur, de leur plaisir. Ne leur apporte pas du linge qui a déjà été porté. Donne-leur une belle tunique neuve – et qu’ils soient heureux. Et alors, toi aussi, tu seras heureux avec eux quand leurs mains bruyantes te diront merci. Signifie par ta seule présence quelque chose d’essentiel. Peine, trime, pour arriver à ça. Ça vaut le coup. Aime ce qui est difficile. Cela aussi est un art, une science, une vertu. Ça s’apprend, ça s’arrache. Dans la solitude et la solidarité souterraine. Il faut que tu le saches aujourd’hui (et tu le sais déjà) que tu seras seul. Avec tes démons, tes éblouissements, tes bagnes et ta paix. Seul dans la communion fraternelle des autres. Tu ne trouveras que ce qui est déjà à toi, dans l’obscur, le pourri. Porte-le au grand jour. Fais-le propre – comme un diamant arraché aux algues. Passe-le à grande eau. Et dans la joie de ceux qui t’écouteront, dans leur regard, dans cette communication, ce courant d’électrique splendeur, tu trouveras la part la plus vraie de ta joie. Ce sera long. Patiente. Il y aura des pièges, des virages. Patiente. Certains soirs tu te jetteras abattu sur ton lit. Lutte et patiente. Et remets en question. Et repars. Et si les larmes te viennent, pleure. Pour toi seul, dans le secret de ta chambre, de ton travail. Garde le goût des larmes. C’est ta parcelle d’enfance, ta marelle. Et puis après, face au miroir (regarde-toi souvent – regarde-les dans un miroir), fait péter le pathétique, regagne les terrains de sport où évolue l’humour, cet athlète de notre santé. L’humour. Qu’il soit une arme contre la satisfaction et la suffisance. C’est une vertu grave, profonde. Non pas noire, mais bleue comme la mer.
« Il faut que tu le saches aujourd’hui que tu seras seul. Avec tes démons, tes éblouissements, tes bagnes et ta paix. »
Si tu as le trac, tant mieux, c’est une lisière, un barrage précieux qui t’obligera à la vigilance et t’empêchera de pisser partout comme un jeune chien exalté. Sans relâche dompte-le, respecte-le. Il t’obligera à ton tour à mieux respecter la technique. Tu as appris le feu. Apprends le FROID. Sois capable de dire un texte à blanc, de parler à blanc – et que le spectateur puisse être ému aux larmes. Apprends toutes les ruses, tous les effets. Et aussitôt après oublie-les. Lance-toi sur scène comme un aveugle et comme un cascadeur. Les deux à la fois. Apprends aussi le sport. Cultive ton corps comme ta gorge ou ton regard. Sois beau, c’est-à-dire aie du caractère. Signifie par ta seule présence quelque chose d’essentiel qu’un galbe, un élan de ta chair apportent aussi aux autres l’émotion. Une émotion qui prolongera ton jeu. Ne néglige rien. Et sors. Sors. Enferme-toi, étudie, rêve, délire, tranche, réduis. Puis sors. Regarde. Que tout serve à ton accomplissement. La saveur d’un fruit, la couleur d’un ciel, une brise, un moteur stoppé, le corsage d’une fille, la cassure d’un pavé. Les choses immobiles et muettes t’apprendront autant que les bavardages de l’homme. Mais ça, tu le sais. Fuis les bavards, les opportuns, les conseillers, les ceuss-qui-ont-des-opinions-sur-tout. Sois humble et écoute pourtant tes maîtres. Eux savent. Suis-les, puis tu les lâcheras. Écoute. Plie-toi. Ne crains pas les entorses. Les ruptures. Plie-toi. Obéis. Et fonce. Bûche. Bûche. Quand tu en as marre, vas faire un tour dans ton royaume, revoir les paniers à cresson. Oublie cette longue lettre de ton Père, et sous le Pont Neuf va jouer pour la Seine, pour elle seule, ces chansons qui ne sont qu’à toi.
Je t’embrasse
Jeannot.