Texte inédit pour le site de Ballast
Qui est Leyla Güven ? Maire en Turquie par deux fois et députée du Parti démocratique des peuples — le HDP —, la militante quinquagénaire, arrêtée il y a un an pour avoir critiqué l’invasion meurtrière de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord conduite par Erdoğan, a été libérée sous contrôle judiciaire le 25 janvier 2019. Derrière les barreaux, elle menait une grève de la faim en vue d’obtenir la cessation de l’isolement carcéral imposé à Abdullah Öcalan, figure du mouvement révolutionnaire kurde emprisonné depuis bientôt vingt ans — un régime de détention également dénoncé par Amnesty International. Danielle Simonnet, coordinatrice du Parti de gauche, s’est rendue en Turquie à l’invitation du HDP et du TJA, le Mouvement des femmes libres, afin d’appuyer la lutte de l’ensemble des prisonniers politiques et de Leyla Güven en particulier, dont la grève se poursuit à l’heure qu’il est. Sa libération a eu lieu lors de son séjour, dont elle nous livre ici les notes.
La situation est préoccupante. Leyla Güven, députée du HDP emprisonnée depuis un an, est en grève de la faim depuis le 7 novembre 2018 ; son état de santé s’est fortement dégradé. Son procès se tient ce vendredi 25 janvier 2019 : elle est poursuivie pour avoir dénoncé dans ses discours l’attaque d’Afrin par les armées d’Erdoğan. Sa grève de la faim n’a pourtant pas pour objet sa propre libération mais la fin de l’isolement carcéral d’Abdullah Öcalan, leader du PKK et figure de premier plan du peuple kurde, emprisonné depuis 1999 et purgeant une peine de prison à vie sur une île non loin d’Istanbul. Cet isolement complet est subi depuis trois ans au mépris de toutes les conventions internationales. Alors que le PKK avait fait le choix d’une refondation stratégique vers le confédéralisme démocratique — tournant ainsi la page du nationalisme kurde et du marxisme-léninisme —, la Turquie a, ces dernières années, durci sa répression à l’encontre du peuple kurde et de ses représentants et soutiens. Après la « tentative de coup d’État » de juillet 2016, le président Erdoğan a fait basculer le pays dans une dictature : journalistes bâillonnés et arrêtés, vaste purge des fonctionnaires et des universitaires, emprisonnement massif de dirigeants et militants politiques (principalement du HDP).
« Erdoğan a fait basculer le pays dans une dictature : journalistes bâillonnés et arrêtés, emprisonnement massif de dirigeants et militants politiques. »
Dans la même période, les Forces démocratiques syriennes (FDS), au sein desquelles combattent les forces armées kurdes YPG et YPJ, ont joué un rôle déterminant dans la lutte contre Daech : elles ont été saluées par toute la communauté internationale, libérant Raqqa, après que les combattants kurdes ont aussi largement contribué à reprendre Mossoul, fief de Daech. L’expérience politique qu’ils développent au Rojava, au nord de la Syrie, est singulière dans la région, et même à l’échelle du monde : pluraliste, sociale, sans discrimination ethnique ou religieuse, porteuse d’une pratique communaliste, féministe et soucieuse d’écologie1. Cette expérience non seulement nous passionne, mais constitue un point d’appui pour la paix face aux États nationalistes panarabes ou fondamentalistes islamistes de la région. La rupture de l’isolement et la libération d’Öcalan — le Mandela du peuple kurde — n’est pas qu’une question de défense des droits de l’Homme, elle est aussi un enjeu politique fondamental : une condition essentielle pour engager un processus de solution politique au service de la paix dans cette région du Moyen-Orient. Cela nécessite de sortir le PKK de la liste des organisations terroristes : les héros combattants d’hier et d’aujourd’hui doivent cesser d’être considérés comme les pestiférés des tables de négociations internationales.
La mission prévue est courte : nous partons le jeudi et rentrons le samedi. Nous nous rendons à Diyarbakir le vendredi, jour programmé du procès de Leyla Güven, pour tenter de briser le silence politique et médiatique autour de sa grève de la faim. L’ancienne maire, signataire de « L’appel à un règlement pacifique de la question kurde en Turquie », avait déjà fait de la prison de 2009 à 2014, comme de nombreuses personnalités politiques kurdes ou sympathisantes accusées, bien sûr, de complicité « terroriste » ; de nouveau incarcérée, Güven, sortie députée des élections législatives du 24 juin 2018 et bénéficiant dès lors de l’immunité propre à la fonction, devait être libérée — le procureur fit appel, annulant sa libération. Entre les quatre murs de sa cellule, cette femme qui a consacré toute sa vie au combat politique n’a plus que son corps pour se battre. La grève de la faim, à l’approche du vingtième anniversaire de l’emprisonnement d’Öcalan, est selon Güven une démarche personnelle pour faire entendre sa demande : « J’ai poussé un cri dans la nuit », précisera-t-elle. 276 autres Kurdes, dont de nombreux prisonniers, lui ont par la suite emboîté le pas. Depuis que Trump a annoncé le retrait des troupes américaines de Syrie, Erdoğan s’est engouffré dans la brèche pour menacer de nouveau, et plus fortement encore, le Rojava d’une attaque militaire. La situation s’accélère. Une attaque militaire des forces turques contre le nord de la Syrie serait non seulement un terrible massacre mais provoquerait le redéploiement potentiel de Daech et d’Al-Nosra dans la région. Malgré ce contexte politique pourtant chargé, silence radio à la fois des autorités politiques françaises et européennes comme des médias. Nous avons beau publier des communiqués de presse : rien.
À l’initiative d’Éric Coquerel, les députés France insoumise ont impulsé une lettre signée par des parlementaires — du PCF à l’UDI — à l’attention du président de la République française pour qu’il interpelle Erdoğan : rien. J’ai organisé une délégation — avec nos deux députés européens2, notre tête de liste aux européennes3 et une de nos candidates4 — pour exprimer notre soutien aux 15 grévistes de la faim qui, à Strasbourg, ont suivi Leyla Güven : rien. Pas un journaliste ne se déplace. D’ailleurs, une semaine plus tôt, nous avions été frappés par l’absence des médias à la grande manifestation annuelle, depuis 6 ans déjà, à la mémoire de Sakine Cansiz, Fidan Doğan et Leyla Söylemez, ces trois dirigeantes kurdes assassinées en plein Paris sur ordre des services secrets turcs. Triple féminicide aujourd’hui encore impuni. Du coup, depuis une semaine, je tente d’imposer le sujet dans chacun de mes passages médias. Sur France Info TV, alors que Macron vient enfin de rendre l’antenne après six heures de ce grand faux débat national (et au moins une heure de retard sur le planning prévu), la journaliste me demande de commenter ce show qui m’insupporte. « Avant de vous répondre, je veux vous parler de cette femme. » Je sors la photo de Leyla Güven, avec son T‑shirt de gréviste arborant le portrait d’Öcalan. À peine la première phrase exprimée, la journaliste, paniquée et semblant avoir l’oreillette plus qu’un peu agitée, tente de me couper la parole ; j’ai tenu bon et pu exposer la situation. Seul Le Media va réellement m’inviter sur le sujet, nous permettant, avec Berivan Firat, porte-parole du CDKF (Conseil démocratique des Kurdes en France), d’exposer toute la situation. Côtés autorités, Jean-Luc Mélenchon tente un courrier au ministre des Affaires étrangères, Le Drian, pour que la France plaide au moins la situation préoccupante de l’état de santé de Leyla Güven : à ce courrier également, aucune réponse ne sera faite. C’était déjà décidé, mais c’est encore plus important pour nous à présent : nous devions marquer notre présence aux côtés de nos camarades du HDP et du mouvement féministe kurde. Leyla Güven ne doit pas mourir.
Jeudi 24 janvier, 13 h 20
« Quelques mois auparavant, je m’étais vu refuser l’autorisation par l’État d’Israël d’aller en Palestine dans le cadre d’une délégation d’élu·es : décidément. »
Dans l’aéroport, on a quelques appréhensions. Lors de notre dernier voyage, à l’occasion des élections présidentielles et législatives, où nous nous étions rendus à Diyarbakir en tant qu’observateurs internationaux pour le HDP, les services secrets turcs nous avaient interceptés à Istanbul. Deux heures d’interrogatoire politique, avec téléphones et ordinateurs confisqués, pour aboutir à un premier verdict : nous allions être expulsés par le premier vol pour Paris et serions interdits à vie d’entrée sur le territoire turc. Quelques mois auparavant, je m’étais vu refuser l’autorisation par l’État d’Israël d’aller en Palestine dans le cadre d’une délégation d’élu·es : décidément. Sans qu’on en comprenne les causes, quelque temps après ces deux heures d’interrogatoire, un nouveau verdict tombe : nous sommes autorisés à poursuivre notre voyage. J’ai donc pu observer l’étrange élection présidentielle de Turquie. Imaginez : le candidat de l’opposition, Selahattin Demirtaş, contraint de faire campagne depuis sa prison ! Coprésident du HDP, député depuis 2007, il a été arrêté en novembre 2016 dans le cadre des purges massives conduites par Erdoğan contre l’opposition, accusé, comme beaucoup d’autres, de diriger, soutenir et faire la propagande du PKK. J’ai pu constater nombre d’irrégularités manifestes : des bureaux de vote surveillés par les militaires qui n’hésitent pas à imposer leur présence armée à l’intérieur ; de nombreux incidents, comme ce militant de l’AKP menaçant des électeurs de son arme ; pire, des urnes qui s’envolent en hélicoptère avant d’être dépouillées… Ni la France, ni l’Union européenne n’ont protesté : un sombre et sinistre accord est passé depuis longtemps avec les autorités d’Ankara — à grand renfort de moyens financiers, l’Union européenne leur a délégué le contrôle de l’immigration aux frontières.
Avec Jean-Christophe Sellin, nous avons pris nos précautions et défini un protocole de sécurité précis — des appels à nos camarades planifiés pour leur assurer de notre passage à la frontière ou, le cas échéant, si absence d’appel de notre part, la nécessité pour eux de contacter les services de l’ambassade. Mais rien de cela ne s’est avéré nécessaire. Nous arrivons à Istanbul puis à Diyarbakir vers minuit. Quelle va être notre journée ? À cette heure-là, nous n’en savons rien. Je me remémore toutes mes rencontres avec mes amies kurdes, Anim, Berivan et Hazal, sans oublier Nursel — qui a dû, un temps, se retirer du militantisme pour des raisons de santé. Les liens se sont tissés au fur et à mesure5. En octobre, Anim m’a embarquée pour Francfort afin de participer à la conférence internationale des femmes organisée par les réseaux féministes kurdes. Imaginez : plus de 700 femmes dans un amphi, venues du monde entier et échangeant leurs expériences, de luttes féministes mais aussi écologistes. Inoubliable. Le vendredi 18 janvier 2019, Berivan Firat m’a annoncé la dégradation très préoccupante des conditions de santé de Leyla Güven. Un rassemblement est improvisé en deux heures dans la gare du Nord : je n’oublierai pas la ferveur, mais aussi le désespoir, dans les yeux et les intonations des slogans de ces camarades. Leyla Güven va-t-elle mourir dans le silence assourdissant des autorités françaises, européennes et des médias ?
Vendredi 25 janvier, 8 heures
Duygu, jeune militante turque du HDP et attachée parlementaire du député de Diyarbakir, vient nous chercher à l’hôtel. Nous débarquons devant le tribunal de la ville. D’autres cadres du HDP sont là, avec nombre de militant·es — nous y retrouvons Pervin Buldan, l’actuelle coprésidente du parti. Tous nous remercient de notre présence et, malgré l’inquiétude dans tous les regards, les sourires bienveillants sont sur toutes les lèvres. Je rencontre la fille de Leyla Güven. Quel courage, quelle présence malgré la situation préoccupante de sa mère ! On se retrouve à enchaîner des interviews pour des médias kurdes que nous ne connaissons pas. Je trouve, enfin, un correspondant de l’AFP sur place : notre déplacement aura donc peut-être une répercussion dans les médias français (j’avais, avant mon départ, contacté l’AFP pour décrocher les coordonnées de leur correspondant en Turquie mais n’avais aucune garantie qu’ils couvrent le procès de Leyla Güven ; maintenant, c’est chose faite). Nous ne savons pas encore si nous serons autorisés à assister à l’audience6. Nous avons effectué les demandes adéquates aux autorités, via l’ambassade, qui nous a signalé que les audiences étaient libres, sans pour autant nous donner de garantie pour l’entrée effective… La veille, a eu lieu le procès à répétition de Demirtaş ; il devait faire face à 37 chefs d’accusation, et le voilà sous le coup d’une condamnation à 142 années d’emprisonnement dans ce simulacre de justice !
9 heures
« On nous fait entrer. Elle est allongée sur un canapé, un masque sur la bouche. »
On nous apprend que le HDP a décidé de boycotter la séance, considérant comme totalement inique de tenir une audience sans que la prévenue soit en état physique d’y assister, sans que les avocats aient pu faire valoir quoi que ce soit. Nous attendons. Il fait bien moins froid qu’à Paris et, malgré la pluie annoncée, un beau soleil brille sur Diyarbakir. Puis on apprend la nouvelle : Leyla Güven va être libérée ! Libre, elle est libre ! On a du mal à comprendre. Tout le monde court rejoindre les voitures et nous voilà partis en convoi vers la prison de Diyarbakir. Une prison ? Oui, on voit bien les miradors, avec des pelotons armés, mais les bâtiments sont dans un tel état, au milieu de ce centre-ville aux rues défoncées, aux immeubles dégradés, qu’on croit plutôt avoir affaire à un bidonville à peine amélioré. La police est là, finalement numériquement moins impressionnante que lors des manifs des gilets jaunes à Paris (bien qu’ils soient eux aussi armés de Flash-Ball). On patiente. On refait des interviews. Puis on se dirige à pied derrière la prison, comprenant que l’ambulance ne sortira pas par l’entrée principale. Et c’est sous les applaudissements de la foule qui a grossi que l’ambulance transportant Leyla Güven quitte enfin la prison.
11 heures
On nous invite à regagner bien vite les voitures : Leyla Güven tient à remercier, chez elle, toutes les délégations venues la soutenir. On arrive dans une cité HLM. Beaucoup de gens sont dehors à attendre, joyeux et tristes à la fois. Ils se retrouvent, s’embrassent, se serrent dans les bras. Nous montons à l’étage. Sur le palier de son appartement, des dizaines et des dizaines de paires de chaussures étalées. Une femme pleure. Je la serre dans mes bras. En dépit du monde, le silence est là — seul·es parlent à voix haute quelques militant·es qui organisent les passages dans le salon où se trouve Leyla. On nous fait entrer. Elle est allongée sur un canapé, un masque sur la bouche. Elle nous remercie de notre soutien et nous explique pourquoi elle entend bien poursuivre sa lutte. Malgré la traduction, formulée à voix si basse qu’elle m’échappe parfois, j’ai le sentiment de tout comprendre. Comme si ses gestes, sa voix faible mais déterminée et son regard suffisaient à saisir l’essentiel. Elle entend nous transmettre le peu de force qu’il lui reste pour qu’on poursuive le combat. Cette femme ne lâchera jamais sa cause : déterminée, elle est prête à sacrifier sa vie, toute sa vie. Nous quittons ce salon, cet appartement, cet immeuble, ce quartier sans pouvoir trop parler. Autant de tristesse, de colère que d’admiration. Leyla Güven est libérée mais les charges contre elles ne sont pas levées ; son procès aura lieu en mai prochain. Elle est décidée à poursuivre sa grève de la faim, combien de jours tiendra-t-elle avant son dernier souffle ?
14 heures
On a rejoint le local du Congrès démocratique de la société. C’est une institution non figée, un congrès permanent qui regroupe les représentations de toutes les communautés culturelles et religieuses, les syndicats, mais aussi le mouvement féministe ainsi que les associations LGBT. J’ai du mal à me représenter comment cela fonctionne, quel type de débats il peut y avoir ; je rêverais d’assister à une de leurs réunions. Après un tchaï (thé noir), et même deux, nous partons pour le local du HDP. Dehors, flotte toujours la multitude de petits drapeaux qui m’avaient émerveillée en juin lors de la soirée électorale. Je me souviens de la foule si joyeuse qui exultait sa fierté d’avoir atteint un score à deux chiffres aux législatives7, synonyme de représentation proportionnelle. À moins qu’elle n’ait tenté d’oublier, le temps d’une soirée de liesse populaire, qu’Erdoğan avait totalement truqué l’élection présidentielle, que sa réélection allait occasionner une aggravation de la répression que le peuple et son opposition politique allaient payer cher. Que j’avais dansé ! Entraînée dans leur farandole traditionnelle où on se tient par le petit doigt, avec un pas de danse répétitif et finalement pas si compliqué à suivre… Ce matin, la place est vide devant le local, et quelques véhicules blindés sont là. Au cas où. Nous sommes accueillis par le candidat à l’élection municipale de Diyarbakir, également député. S’engage une discussion passionnante sur leur stratégie politique, la bataille à venir des municipales du 31 mars 2019. Il nous questionne sur le mouvement des gilets jaunes et exprime son étonnement du niveau de la répression : le « pays des libertés » en a pris un coup, même jusque dans la Turquie pourtant plongée dans la dictature fasciste.
18 heures
« La question féministe n’est ni un à‑côté du combat, ni une partie du programme à réaliser une fois le pouvoir conquis. »
Après avoir exprimé notre soutien politique à l’occasion d’un point presse que le HDP avait organisé, nous prenons une heure de pause, une heure de promenade dans Dyarbakir. Nous rejoignons le marché que nous avions adoré en juin dernier. Quasiment les yeux fermés, nos pieds nous ramènent au vendeur de tapis avec lequel nous avions échangé — on s’était jetés dans les bras quand il avait appris que nous étions là en soutien au HDP (son fils étant l’ami d’enfance de Demirtaş, il considérait ce dernier comme un membre de sa famille)… Puis nous rejoignons un petit restaurant très simple, avec Ayşe Acar Başaran, députée de Batman (c’est bien le nom de la ville). Est présente également Ayşe Gökkan, l’une des fondatrices du TJA, le Mouvement des femmes libres. Dans leur projet révolutionnaire, la question féministe n’est ni un à‑côté du combat, ni une partie du programme à réaliser une fois le pouvoir conquis : c’est un point de départ, un axe central et le condensé de l’objectif révolutionnaire, l’émancipation. Le TJA contribue à aider les femmes à s’auto-organiser, les aide contre les violences sexistes et sexuelles, d’abord au sein même des structures familiales. Il accompagne et incite à l’implication des femmes dans toutes les tâches et luttes du combat social et politique ; il organise des assemblées citoyennes et des espaces de non-mixité, considérant comme essentiel que les femmes prennent elles-mêmes, entre elles, leurs propres décisions.
Le mouvement a créé des centres d’alphabétisation et d’éducation à la santé et aux arts. L’éducation aux questions de genre et au féminisme est considérée comme un pilier fondamental de l’émancipation des femmes et de la destruction du patriarcat — Öcalan lui-même considère que le sujet révolutionnaire ne doit plus être le prolétariat mais les femmes, se fixant à lui et aux hommes la tâche de « tuer le mâle dominant en chacun d’eux ». Sakine Cansiz, une des trois femmes assassinées à Paris en 2013, fut parmi les fondateurs et fondatrices du PKK ; elle avait joué également un rôle central dans la refonte idéologique révolutionnaire, plaçant la question de l’émancipation des femmes en son centre. Le mouvement féministe révolutionnaire kurde a développé une « science des femmes », la jinéologie, fondée sur une mythologie qui édifie la femme en déesse créatrice de la société néolithique et promeut le lien de la femme avec la vie — un lien plus exhaustif que celui de l’homme, qui lui confèrerait des compétences et des pouvoirs propres. Si je n’adhère pas à ce différentialisme, leur construction politique, qui vise à articuler étroitement l’auto-organisation et l’autodéfense (tant physique qu’intellectuelle) des femmes contre la domination patriarcale et l’incitation à l’auto-rééducation des hommes contre la reproduction de ladite domination à l’enjeu démocratique d’une société émancipée, m’inspire fortement. « La démocratisation de la femme est déterminante pour l’établissement permanent de la démocratie et de la laïcité. Pour une nation démocratique, la liberté de la femme est également d’une importance capitale, car la femme libérée constitue une société libérée », note ainsi Öcalan dans Libérer la vie : la révolution de la femme.
Dans le projet du Rojava comme au sein du HDP, toutes les instances sont paritaires. Or il n’y a pas, loin s’en faut, de loi sur la parité en Turquie — le vice-Premier ministre d’Erdoğan avait même déclaré vouloir imposer l’interdiction aux femmes de « rire fort » dans l’espace public ! Fièrement, le HDP et le Rojava revendiquent de devancer la loi qu’ils souhaitent promouvoir. La bataille féministe se mène par la volonté déterminée de l’incarner, de réaliser l’égalité au quotidien. Au nord de la Syrie, les femmes ont leur armée et partent au combat, kalachnikov en bandoulière, comme les hommes — reconnues en tant que combattantes, elles ont pu l’être plus facilement comme maires de leur commune. Mettre la bataille féministe au cœur du processus révolutionnaire a facilité la fédération des groupes appartenant à différentes cultures, ethnies et religions, et à mettre à distance les réflexes les plus traditionalistes ou réactionnaires qui peuvent exister dans toute communauté culturelle et religieuse. Le féminisme sert de ferment à la sécularisation de leur politique, incarnée par le communalisme pluraliste ; il est également l’étendard symbolique de leur combat contre tous les obscurantismes islamistes mortifères de Daech, d’Al-Nosra ou de l’AKP d’Erdoğan. Cette dirigeante fondatrice du TJA m’avait fortement impressionnée ; quelle joie de la revoir. Je lui demande comment elle va, « şöyle böyle » me répond-elle — « Comme ci, comme ça. » J’apprends qu’entre notre précédente rencontre de juin et aujourd’hui, elle a fait six mois de prison. Une femme nous rejoint dans le restaurant, jeune et souriante ; elle est sortie de trois mois de prison il y a trois jours. Son procès n’a pas encore eu lieu. Elle dit d’une voix sereine et sans s’arrêter de sourire qu’elle sait bien que 10 années de prison l’attendent.
On se sépare non sans émotion. Je ne sais encore si je pourrai retourner en Turquie pour les élections municipales du 31 mars, comme elles le souhaitent. Et si j’y retourne, seront-elles en liberté ? « Jin, Jihan, Azadi ! », tel est le plus beau slogan du mouvement féministe kurde : « Les femmes, la lutte, la liberté ! » Il prend à mes yeux tout son sens ce soir-là. Nous avons beau être épuisés de fatigue et savoir qu’il nous faudra nous lever à l’aube le lendemain, comment aller dormir après une telle journée ? On se retrouve au bar de l’hôtel avec un militant de la délégation internationale, du parti Rouge de Norvège ; autour d’un, deux ou trois rakis, nous échangeons sur nos parcours politiques respectifs…
Samedi, 6 heures
On quitte l’hôtel, direction l’aéroport. Nous passons les contrôles des bagages et des passeports (dans ce sens-là, aucune appréhension n’est justifiée). Diyarbakir, Istanbul, Paris. Sa grisaille. Et, comme tous les samedis, c’est la manif’ des gilets jaunes. J’entends bien continuer de relayer la bataille de mes camarades turcs et/ou kurdes au sein du Conseil de Paris des 4, 5 et 6 février en proposant, à travers ce vœu, que la ville place Leyla Güven sous sa protection symbolique en la faisant citoyenne d’honneur, et que la maire demande au chef de l’État et au gouvernement français d’intervenir auprès de la Turquie pour soutenir la libération de tous les prisonniers politiques.
Lundi 4 février
Mon vœu a été adopté !
Photographie de bannière : Danielle Simonnet
- Dans les faits, le contexte de grande précarité ne permet pas d’évaluer les mesures écologistes prises.[↩]
- Younous Omarjee et Emmanuel Maurel.[↩]
- Manon Aubry.[↩]
- Sophie Rauszer.[↩]
- À l’issue de la manifestation de janvier 2018 contre le triple féminicide, nous avions déjà pas mal échangé, puis elles m’avaient conviée au Tribunal permanent des peuples à Paris en mars et, avec ma camarade Corinne Morel Darleux, nous étions allées à la séance de présentation du verdict du Tribunal permanent des peuples sur la Turquie et les Kurdes, en mai, à Bruxelles. De quoi prendre conscience des crimes commis par Erdoğan, ses services secrets, son armée, en Turquie comme au Rojava. J’avais par la suite invité Nursel et Anim au festival d’Avignon afin qu’elles interviennent dans le débat de la dernière représentation théâtrale, de Gérald Dumont, de la lecture du dernier livre de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes : elles y exposèrent l’enjeu de la bataille féministe dans le combat face aux islamistes.[↩]
- Trois fois auparavant, les militants Jean-Christophe Sellin et Corinne Morel-Darleux avaient fait le voyage pour les procès de Demirtas et Yüksekdag, anciens dirigeants du HDP, sans pouvoir y assister.[↩]
- 11, 70 %, soit 67 sièges.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Guillaume Perrier : « Erdoğan, un rêve de présidence omnipotente », juin 2018
☰ Lire notre reportage « Carnet du Rojava », Corinne Morel Darleux, mai 2018
☰ Lire notre entretien avec le Conseil démocratique kurde en France, janvier 2018
☰ Lire notre entretien avec Olivier Grojean : « Le PKK n’est pas une institution monolithique », décembre 2017
☰ Lire notre rencontre avec la Représentation du Rojava, juillet 2017
☰ Lire notre traduction « La démocratie radicale contre Daech », Dilar Dirik, mai 2017