Texte inédit pour le site de Ballast
L’extrême droite fait son grand retour sur la scène politique de l’État espagnol : une première depuis la fin de la dictature franquiste. Jusque-là très marginal, le parti Vox bénéficie à présent d’une place dans les institutions et d’une importante couverture médiatique. Les propos discriminants du parti marquent l’actualité de la presse nationale. L’homophobie devient un enjeu de bataille entre les différentes tendances de la droite, et les conséquences ne se font pas attendre : on assiste à une libération de la parole et des actes homophobes dans la péninsule. ☰ Par Arthur Brault Moreau
Vox est un parti très jeune. Fondé en 2013, il n’a ni implantation locale, ni réel poids institutionnel. Jusqu’en décembre 2018, le parti n’avait obtenu que quelques postes dans des municipalités, ainsi qu’un siège de sénateur. Cette situation faisait de l’État espagnol une exception au niveau européen : l’extrême droite, en tant que force politique, n’y existait quasiment pas — et ce, depuis la fin de la dictature franquiste. L’extrême droite « manquait d’une expression politique et se trouvait diluée jusqu’à aujourd’hui à l’intérieur d’un Parti Populaire hôte
», écrivait en janvier l’eurodéputé Miguel Urban Crespo (Podemos) dans la revue Viento Sur. À la surprise générale, le parti remporte 12 sièges aux élections andalouses de décembre 2018, avec 10 % des voix, et participe, par une alliance avec la droite conservatrice (Parti populaire, PP) et néolibérale (Ciudadanos), à y renverser le très implanté Parti socialiste (PSOE). Selon Miguel Urban, c’est la crise à l’intérieur du Parti populaire, principalement en matière de corruption, et la concurrence entre les différentes droites (PP et Ciudadanos) qui ont ouvert la voie à Vox. La vague mondiale de l’extrême droite et les politiques austéritaires menées par les gouvernements successifs ont, en outre, favorisé l’émergence de ce mouvement. Miguel Urban relève par ailleurs que c’est dans l’électorat du PP et de Ciudadanos que la formation d’extrême droite a puisé ses voix, tandis que la gauche a souffert de l’abstention. Quoiqu’il en soit, la très discrète voire absente extrême droite a fait son entrée dans le jeu électoral en commençant par la région la plus peuplée de l’État espagnol.
L’homophobie : un marqueur
« C’est la stratégie de la provocation qui prévaut : la succession des propos discriminants génère une polémique qui assure aux cadres du parti une place dans les médias. »
Encore assez fragile, Vox parie sur son récent (et très surprenant) élan électoral pour s’imposer sur l’échiquier politique du pays. L’organisation table également sur une forte présence dans les médias. Pour elle, c’est la stratégie de la provocation qui prévaut : la succession des propos discriminants génère une polémique qui assure aux cadres du parti une place dans les médias les plus importants. Ces derniers finissent, malgré une volonté affichée de dénoncer, par relayer chaque phrase insultante issue des rangs de l’organisation. Le cas de Fernando Paz, numéro 1 de la liste de Vox à Albacete (Castille), est parlant : il développe des théories nationalistes, racistes et homophobes au cours de conférences tenues par la Phalange ou l’Alliance nationale — des organisations franquistes ; il est ensuite invité sur des plateaux de télévision pour s’expliquer. Face aux caméras de la populaire chaîne politique La Sexta, Paz se déverse volontiers : « La famille naturelle, c’est l’union d’un homme et d’une femme », « Si j’avais un fils gay, je l’aiderais, il y a des thérapies pour rétablir sa psychologie », « Aujourd’hui, il est possible de changer de sexe mais pas d’avoir une thérapie de réversion ».
Le créneau homophobe est également repris par le sénateur de Vox, Francisco José Alcaraz. Ce dernier s’est récemment fait remarquer en empêchant l’approbation d’une mesure pour favoriser la diversité dans le sport et la lutte contre l’homophobie. Malgré l’accord de l’ensemble des sénateurs, la mesure1 est rejetée faute d’unanimité totale. De son côté, le fondateur et dirigeant de Vox, Santiago Abascal Conde, s’oppose sans détour au mariage égalitaire et fait de son abrogation une promesse électorale2. L’homophobie affichée est devenue un marqueur de l’organisation. Dans un communiqué, le parti dénonce la Gay Pride comme une « imposition idéologique, nuisant aux droits des habitants, aux normes municipales et profitant des biens et fonds publics » — l’écrivain Modesto Garcia a recensé sur son compte Twitter pas moins de 22 prises de position homophobe de la part de personnalités ou de proches de Vox.
Instrumentaliser la lutte LGBTQI+
Les principales forces de la droite espagnole (Parti Populaire, Ciudadanos et, à présent, Vox) ont trouvé dans la lutte contre le gouvernement du « socialiste » Pedro Sanchez un terrain d’union et d’entente. Le dimanche 10 février 2019, elles ont appelé à « prendre la rue » pour s’opposer au gouvernement en place : l’événement donnera lieu à une photo réunissant les trois pans de la droite nationale. Mais, en dépit de cette image unitaire, les médias font état du malaise de Ciudadanos : un rapprochement trop fort risque en effet de brouiller les frontières entre les différentes formations. Qu’à cela ne tienne, Albert Rivera, dirigeant de Ciudadanos, profite de la manifestation pour s’afficher avec des drapeaux LGBTQI+ et trans ; encore récemment, il s’est déclaré en faveur de la gestation pour autrui3. Le recours est assez grossier : pour tenter de donner une image plus « progressiste » que son allié d’extrême droite, le parti de Rivera joue la carte du LGBT-friendly.
« Pour tenter de donner une image plus
progressisteque son allié d’extrême droite, Ciudadanos joue la carte du LGBT-friendly. »
La manœuvre du 10 février sera vite dénoncée par la gauche et notamment par le député de l’Assemblée de Madrid, Eduardo Fernández Rubiño (Podemos). « Vous avez insulté un symbole qui signifie la mémoire et la lutte de tout un collectif qui a laissé sueur et sang pour ses droits […]. Vous faites ça pour vous blanchir des pactes que vous faites avec l’extrême droite […]. Si réellement vous vous engagez pour les droits LGBTI, dites ici et maintenant que vous ne ferez pas d’alliance avec Vox aux prochaines législatives ! », lance le jeune député aux élus de Ciudadanos. Avant de rappeler cette prise de position de leur leader, Albert Rivera, qui affirmait que « parler de mariage pour une union homosexuelle génère des tensions non nécessaires et évitables ». Si Ciudadanos tente de préserver une image plus progressiste que le reste de la droite, la concorde entre ces différentes formations promet d’autres accords pour les élections générales du 28 avril et les élections européennes, municipales et régionales du 26 mai prochain.
De la parole aux agressions
Le regain des discours homophobes s’accompagne d’attaques claires envers les minorités, enjeux de véritables promesses électorales. Sur son site, Vox défend un programme ouvertement sexiste, en s’opposant au droit à l’avortement, et franchement raciste, en stigmatisant très fortement des personnes musulmanes. À l’instar du président américain, le dirigeant de Vox appelle à construire un mur à la frontière de Ceuta et Melilla, financé par le Maroc, pour empêcher des « vagues d’immigrés clandestins4 ». Le nouveau dirigeant du Parti populaire, le très conservateur Pablo Casado5, marche sur les pas de Vox et parle de remettre en cause le droit à l’avortement, de réduire les dépenses des programmes de lutte contre les violences sexuelles et sexistes, tout en condamnant le mariage égalitaire et en tenant un discours hostile6 à l’endroit les personnes migrantes. Diffusés sur les chaînes d’information en continu et dans la presse nationale, ces discours génèrent un climat favorable aux prises de positions discriminantes et aux violences au sein de la société civile. Si les principales études s’arrêtent à 2017, les chiffres attestent que les actes homophobes sont en hausse ces dernières années ; selon les données de l’Observatoire des violences homophobes, la Catalogne a connu une augmentation de 30 % des actes homophobes ; de son côté, l’Observatoire madrilène contre l’homophobie compte une augmentation de 34 % des actes homophobes en 2017, avec 321 agressions. Plus récemment, différentes agressions ont marqué l’actualité, avec notamment l’agression7 d’un jeune gay début janvier 2019 ou l’attaque8, quelques semaines plus tard, du nouveau local LGBTI de Barcelone.
Présente au rassemblement de soutien au local, la maire de Barcelone, Ada Colau, lance un message clair : « L’attaque du Centre LGBTI n’est pas une agression anodine. C’est une attaque lâche d’une minorité, c’est une attaque contre les droits de tous et toutes, de celles et ceux qui défendent une Barcelone libre, diverse et féministe. La mairie de Barcelone mènera la bataille pour que les responsables répondent devant la justice9. » Plus récemment, c’est un bar LGBT de Badajoz (Estrémadure), El Silencio, qui a été la cible de tags indiquant le mot… « Vox » — ceci en écho à l’événement lancé à Badajoz par Abascal, le dirigeant du parti d’extrême droite. En réponse, la communauté LGBT a manifesté samedi 16 mars devant El Silencio. C’est à cette occasion que Pablo Iglesias Fernandez, une figure de l’activisme LGBT local, a été agressé par des insultes et des cris « ¡Viva España ! ». Dans un communiqué, le collectif LGBT Commission du 19 Mars condamne ces faits et dénonce que « cette situation est la conséquence d’un climat de crispation généré par la légitimation des discours de haine issus des droites, sans oublier les tags en faveur de Vox et l’événement à Badajoz avec le Secrétaire général de ce parti ». Le phénomène ne se limite pas aux partis politiques. Très récemment, la presse espagnole a révélé l’existence au sein de l’Église catholique de cours de « purification spirituelle » pour « soigner l’homosexualité10 », délivrés par l’évêque Juan Antonio Reig Plá ; les jours suivants, des militants LGBTQI+ ont protesté en s’embrassant devant et à l’intérieur de l’église11. Pour sa part, la Conférence épiscopale espagnole a réaffirmé son soutien à l’évêque comme à ses « cours »…
À chaque nouvelle agression homophobe, la réponse des forces de la gauche espagnole est immédiate, mais ponctuelle. Les questions LGBTQI+ ne constituent pas un axe central en période de campagne, bien qu’elles apparaissent explicitement dans les programmes et les revendications des différentes formations12. Face à la remise en cause de droits tenus pour acquis et au recours à l’homophobie comme marqueur identitaire et outil médiatique, reste à voir si les questions féministes, LGBTQI+ et antiracistes se déplaceront vers le centre des revendications de la gauche espagnole.
Photographie de bannière : octobre 2018 (DR)
- « El senador de Vox se estrena vetando una declaración contra la homofobia en el deporte », El País, 21 février 2019.[↩]
- « Santiago Abascal, sin máscaras :
Vox dice no al matrimonio gay
», Shangay, 5 décembre 2018.[↩] - « Albert Rivera vuelve a defender la gestacion subrogada », La Sexta, 30 mars 2019.[↩]
- « Santiago Abascal propone que marruecos pague el muro que Vox pide en las fronteras de Ceuta y Melilla », La Sexta, 29 mars 2019.[↩]
- « Las ideas de Vox sobre aborto, homosexualidad y violencia de género : la vuelta de tuerca a lo que ya intentó el PP », El Diario, 4 décembre 2018.[↩]
- « Los inmigrantes responden a la soflama racista de Casado », El Plural, 26 novembre 2018.[↩]
- « Salvaje agresión homófoba en el metro de Barcelona :
Había gente en el vagón y nadie hizo nada
», La Sexta, 12 janvier 2019.[↩] - « Atacan la sede del centro LGTBI de Barcelona, inaugurado hace una semana », El Diario, 27 janvier 2019.[↩]
- Intervention d’Ada Colau, 28 janvier 2019.[↩]
- « La Conferencia Episcopal apoya los cursos del obispo para « curar » a los homosexuales », El mundo, 5 avril 2019.[↩]
- « Manifestantes LGTBI irrumpen con gritos y besos en la catedral de alcala de henares para protestar contra el obispado », La Sexta, 2 avril.[↩]
- Voir notamment la position de Podemos en faveur d’un « plan de lutte contre l’homophobie ».[↩]
REBONDS
☰ Lire notre traduction « La police contre Pasolini, Pasolini contre la police », Wu Ming, mars 2019
☰ Lire notre abécédaire de Daniel Guérin, novembre 2018
☰ Lire notre entretien : « Guerre d’Espagne : la parole aux femmes », juillet 2018
☰ Lire notre entretien avec Anna Gabriel : « Combattre la cartographie du pouvoir », juillet 2017
☰ Lire notre entretien avec Couleurs Gaies : « Nos droits ne sont jamais acquis », mars 2017
☰ Lire notre traduction « Antiracisme et lutte contre l’homophobie : retour aux convergences », Noel Halifax, juillet 2015