Texte inédit pour le site de Ballast
La philosophe Isabelle Garo, autrice, notamment, de Marx et l’invention historique, se prête ici à quelque exercice de funambule : parler du penseur Michel Foucault sans le statufier ni le bannir. Si elle loue nombre de ses contributions atypiques et apports à la lutte d’émancipation, elle n’en estime pas moins que ses propositions, sur le terrain politique, ne « sont à l’évidence pas au niveau des enjeux et des urgences » de notre époque. Explications.
La question n’est pas, bien évidemment : « Faut-il lire Foucault ? », mais : « Comment le lire aujourd’hui ? » Il semble que Michel Foucault fasse partie, comme nombre de ses contemporains, des philosophes qu’il est impossible de discuter, du moins en France, et qu’il faut ou bien rejeter ou bien suivre, dans les deux cas sans nuances. Cette particularité de la philosophie contemporaine la distingue nettement de ses autres moments historiques : Descartes donna naissance non seulement à des disciples et à des adversaires, mais à des cartésiens, qui furent aussi ses plus vigoureux et féconds critiques. On peut en dire autant de Kant. Ou de Hegel. Ce trait singularisant, qui concerne Michel Foucault, mais aussi Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, et bien d’autres, renvoie à une caractéristique forte de la pensée française des années 1970, par-delà ce qui semble à première vue relever de ses conséquences extérieures et des aléas d’une descendance. Le propre de cette séquence historique et intellectuelle, sans équivalent depuis lors, est d’avoir vu soudain fleurir des écritures et des œuvres toutes aux prises avec leur temps et toutes aux prises avec l’histoire de la philosophie. Cette insertion dans leur présent explique paradoxalement la permanence de ces philosophies dans la vie intellectuelle contemporaine, dès lors qu’elle s’inscrit dans le sillage des hypothèses politiques d’alors. Et pourtant on peut, depuis aujourd’hui et les tentatives de reconstruction d’une gauche radicale, juger que cette séquence a surtout refermé derrière elle la période des espoirs de troisième voie et d’issue micropolitique. Ce paradoxe éclaire la difficulté de la lecture de Foucault aujourd’hui, si l’on veut échapper à l’hagiographie autant qu’à la condamnation. Ce qui revient à dire que les attendus d’une telle lecture sont forcément politiques.
« Ce paradoxe éclaire la difficulté de la lecture de Foucault aujourd’hui, si l’on veut échapper à l’hagiographie autant qu’à la condamnation. »
C’est donc à leur conjoncture qu’il faut relier les œuvres philosophiques les plus marquantes des années 1960 — dont celle de Foucault — et depuis la nôtre qu’il faut les lire. Non pas qu’elles se réduisent à un contexte, qu’il est classique de supposer être un cadre extérieur, un paysage du travail philosophique, mais précisément parce que ces pensées sont traversées par les enjeux du moment, qu’elles puisent dans un présent en pleine mutation qu’elles contribuent à définir et à mettre en forme théorique. De ce point de vue, le cas de Michel Foucault est sans doute le plus intéressant : intellectuel de premier plan, philosophe original, écrivain puissant, militant d’un genre nouveau, il condense dans ses textes les coordonnées et les questionnements d’une époque idéologique et politique sur laquelle il entend agir. Cette dimension profondément stratégique de sa pensée lui confère toute sa cohérence inventive, alors même que le lecteur d’aujourd’hui se trouve dépourvu d’une partie des éléments de compréhension de cette démarche, de part en part militante, mais à sa façon. Il en reste une œuvre en forme de météore, offerte à l’admiration et dont les innovations sont en effet nombreuses, souvent éblouissantes. On peut cependant l’approcher selon un angle qui combine justement les dimensions théorique et politique, en suivant ce qui est l’un des axes porteurs de l’œuvre foucaldienne, l’une de ses poutres maîtresses, même : la confrontation avec Marx et le marxisme. Cette confrontation, jamais directe chez Foucault, est un des traits communs des théoriciens du temps. Mais on peut considérer que Foucault parvient à en faire un moteur de ses recherches, sans jamais sombrer dans la simple dénonciation du marxisme, dont les « nouveaux philosophes », parmi tant d’autres, feront profession : si les critiques foucaldiennes sont souvent virulentes, elles sont élaborées, et les emprunts de Foucault à Marx sont nombreux, dessinant au bout du compte la longue courbe d’une trajectoire concurrente, délibérément conçue comme telle. Il est impossible de présenter ici cette trajectoire dans le détail. On se contentera de proposer quelques éléments d’analyse permettant d’étayer cette hypothèse1.
L’itinéraire de Michel Foucault, alors jeune et brillant normalien, débute par des travaux situés sur la terrain de la psychologie et de la psychiatrie. Il importe de signaler que c’est à cette époque également qu’il se rapproche du Parti communiste, auquel il adhérera en 1950. Il se trouve que, sur le terrain de la culture marxiste communiste, Georges Politzer a entrepris de frayer la voie d’une psychologie concrète, à laquelle Foucault va d’abord emprunter son orientation, puis, très rapidement, se confronter. L’inflexion critique coïncide avec sa sortie du Parti communiste, alors que la guerre froide fait rage et tandis que Staline réprime le soi-disant « complot des blouses blanches ». On peut considérer que c’est à ce moment que se nouent de façon singulière pour Foucault le théorique et le politique, son but étant désormais d’explorer des voies nouvelles et de s’éloigner du marxisme, sans plus distinguer sa version dogmatisée d’un marxisme vivant et critique. Ainsi Foucault corrige-t-il substantiellement son premier livre, Maladie mentale et personnalité, paru en 1954 ; il rédige en 1962 une nouvelle version, Maladie mentale et psychologie, pour réorienter radicalement son approche initiale en supprimant les références initiales à Politzer et à Pavlov2.
À bien des égards, ce travail ouvre le champ d’une recherche inédite et inaugure un nouage singulier du politique et du philosophique, qui va caractériser toute l’œuvre de Foucault par la suite. La première préoccupation de Foucault est ici à la fois de se décaler du marxisme et de contester la légitimité de ce savoir surplombant que sont la psychiatrie et ses pratiques : tandis que le savoir médical est porteur de la vérité de la folie, c’est la maladie mentale comme expérience qui permet en retour d’interroger la science qui prétend la définir. Si la maladie mentale est une construction de la médecine et non l’inverse, il faut ajouter que la définition même du savoir se trouve par la même occasion bouleversée, sa dimension de pouvoir, et de pouvoir normatif et répressif, étant soulignée. Une telle orientation, critique sur plusieurs plans à la fois, est riche de développements futurs sur les terrains de l’analyse de la clinique et de la critique de la psychanalyse. Mais elle est tout aussi féconde philosophiquement, bouleversant l’anthropologie sous-jacente à la médecine en même temps que la perspective d’une émancipation sociale de l’homme, portée par le marxisme. Dès ses premiers textes, Foucault se révèle donc novateur et ambitieux, incroyablement apte à saisir les crises en cours et à prendre position sur des questions saturées d’enjeux politiques, tout en restant lui-même inclassable. Ce sera le cas jusqu’à la fin de sa vie. On ne mentionnera ici que deux étapes marquantes de son œuvre qui permettent de mettre en évidence la singularité politique et théorique de cette philosophie, qui ne se construit qu’en se démarquant. La première correspond à celle qui précède et qui correspond à la rédaction des Mots et les Choses, alors que Foucault déploie les enjeux critiques, mais aussi épistémologiques, d’une histoire des idées radicalement repensée. La seconde correspond aux cours présentés au Collège de France, les séances de l’année 1978–1979 consacrées au néolibéralisme conduisant Foucault à s’intéresser à des élaborations plus directement politiques, sans cesser pour autant d’en proposer une approche philosophique originale.
Les Mots et les Choses, ou les savoirs meurent aussi
« Pour Foucault, l’attention portée à ces formes d’exclusion, jusque-là restées dans l’ombre, contrebalance l’analyse marxienne des classes. »
Lors de la rédaction de sa thèse, Histoire de la folie à l’âge classique, Foucault avait abordé la question de la raison et de son histoire. Au lieu de penser l’homme occidental comme porteur d’une rationalité universelle, il le conçoit comme produit combiné d’une histoire concrète et de savoirs qui s’élaborent et se « vérifient » dans des institutions répressives. C’est alors la mise à l’écart de populations fort diverses qui en résulte, toutes rassemblées au sein de l’hôpital général, qui en organise l’exclusion sociale et la répression : pauvres, vagabonds, débauchés, homosexuels, fous, etc. Pour Foucault, l’attention portée à ces formes d’exclusion, jusque-là restées dans l’ombre, contrebalance l’analyse marxienne des classes. La question du pouvoir comme souci de l’ordre, en tant qu’il n’est pas nécessairement ou pas directement relié à des enjeux économiques, l’amène à une redéfinition des luttes et des résistances qu’il suscite. En somme, la recherche d’une alternative politique à l’option communiste passe par la réélaboration des conceptions marxiste et/ou marxienne — devenues indiscernables sous sa plume —, et qui se focalisent, selon lui, sur des conceptions désuètes du prolétariat et de la classe ouvrière et se transposent dans des formes répressives d’organisation.
Ces préoccupations sont dans l’air du temps, bien entendu, notamment du côté de la deuxième gauche, héritière du mendésisme, dont le projet est notamment porté par le courant minoritaire du Parti socialiste, le PSU, et par la CFDT. Si Foucault, après son passage par le Parti communiste, ne sera plus adhérent d’aucune organisation, il reste en relation avec des responsables politiques et des animateurs de courants novateurs à gauche. Il dira lui-même à ce sujet : « Je crois avoir été localisé tour à tour et parfois simultanément sur la plupart des cases de l’échiquier politique […]. Aucune de ces caractérisations n’est par elle-même importante ; leur ensemble, en revanche, fait sens. Et je dois reconnaître que cette signification ne me convient pas trop mal3. » Sollicité par le pouvoir gaulliste pour participer à la mise au point de la réforme de l’université, on le retrouve à la fin des années 1960 fréquentant la CFDT, puis participant activement au Groupe information prison, le GIP, dans la mouvance de la Gauche prolétarienne, d’orientation maoïste. Auparavant, il a été conseiller culturel en Suède, en Pologne et en Allemagne. Foucault dispose aussi d’un solide réseau, qui l’aidera notamment à accéder au Collège de France. Cette position privilégiée, au carrefour de la vie institutionnelle et politique, se complète d’une acuité sans équivalent, l’amenant à percevoir les thématiques montantes et les questions cruciales, au moment où s’affaiblit le Parti communiste et où le marxisme perd rapidement la notoriété relative qui fut la sienne au cours des années 1960.
Ainsi, ne s’inscrivant dans aucune des options idéologiques qui s’élaborent au même moment, mais captant les idées nouvelles, sans cesser d’être philosophe et archiviste, Foucault produit une œuvre à la fois érudite et polémique, diverse et cohérente, mordante et novatrice. Son impact sera considérable et les conditions sont réunies pour qu’elle résiste paradoxalement à la disparition des circonstances qui l’ont vu naître, en dépit du terreau qu’elles lui fournissent. Tel est le privilège du philosophe et la croix des épigones et des commentateurs : ce qui nourrit l’œuvre se trouve souvent masqué par elle, dans une discipline fortement institutionnalisée, où les enjeux politiques sont aussi omniprésents qu’informulables. C’est le cas du premier grand succès de Foucault, Les Mots et les Choses, qui paraît en 1966 : livre ambitieux et classique, il propose une autre conception de l’histoire des idées en même temps qu’il renouvelle les questions de la science, de la vérité, du rapport des textes et des œuvres à l’Histoire. On y rencontre une confrontation à Marx exemplaire de ce qu’est la démarche foucaldienne, parvenant ici à combiner au mieux considérations savantes, préoccupations politiques et réélaboration originale de ses deux dimensions dans le sens de l’innovation théorique.
« Foucault produit une œuvre à la fois érudite et polémique, diverse et cohérente, mordante et novatrice. »
Sans prétendre résumer ce livre très riche, ni même les thèses qui concernent Marx, il importe de rappeler que Foucault inscrit sa confrontation dans le cadre défini par la notion d’épistémè. Si la notion conserve une coloration structuraliste — Foucault se défendant en permanence d’appartenir à cette tradition —, elle intègre aussi la dimension historique : les épistèmai qui sont, non une somme ou une théorie générale, mais un espace de formation et de dispersion des savoirs, se succèdent sans interagir. Il est alors permis de faire subir à Marx un traitement critique qui porte d’abord sur le cadre théorique qui est celui de la modernité, nécessairement révolu. Foucault le définit ironiquement comme un postricardien [de l’économiste David Ricardo, ndlr], reprenant typiquement les orientations d’analyse qui appartiennent à une mouvance qui l’englobe. Nulle rupture ici, Marx se situant dans une continuité qu’il dénie. Mais la rupture est ailleurs : elle tient précisément à la fin de la modernité, qui rend de facto caduques les grilles conceptuelles qui en sont issues. On le voit, l’opération est aussi savante que politique. Foucault le dit dans des lignes demeurées célèbres : « Au niveau profond du savoir occidental, le marxisme n’a introduit aucune coupure réelle ; il s’est logé sans difficulté, comme une figure pleine, tranquille, confortable, et ma foi satisfaisante pour un temps (le sien), à l’intérieur d’une disposition épistémologique qui l’a accueilli avec faveur (puisque c’est elle justement qui lui faisait place) et qu’il n’avait en retour ni le propos de troubler, ni surtout le pouvoir d’altérer, ne fût-ce que d’un pouce, puisqu’il reposait tout entier sur elle. Le marxisme est dans la pensée du XIXe siècle comme un poisson dans l’eau : c’est-à-dire que partout ailleurs, il cesse de respirer4. »
Un tel passage fournit un bon exemple des difficultés qu’il y a à lire Foucault aujourd’hui. D’une élégante simplicité, polémique sans rage, il semble immédiatement compréhensible, voire indiscutable, surtout pour qui a une connaissance minimale de l’histoire des idées. Il faut une relecture attentive et à plusieurs niveaux pour que se déploie sa redoutable structure de machine de guerre. Tout d’abord, son soubassement théorique et épistémologique est celui qui prévaut à cette époque et qui insiste sur le caractère historiquement construit de la connaissance. L’épistémologie française, celle de Bachelard, de Canguilhem et de Koyré notamment, a mis en lumière ce type de construction, dans la filiation d’un kantisme modéré et historicisé, qui ne va pas sans poser la question de la vérité et de la raison, et appeler au renouvellement de ces concepts majeurs. Foucault reprend ici de façon virtuose une telle approche mais en l’appliquant à une séquence longue de l’histoire de la raison, redécoupée en larges pans disciplinaires. Plus généralisante que celle de ses maîtres, une telle démarche conduit à une reconstitution brillante et problématisée de l’histoire des savoirs. En outre, Foucault perçoit bien toute l’opportunité qui consiste à replacer Marx dans une histoire pour mieux interroger son actualité, et fondamentalement la contester, en se préoccupant des effets politiques d’un tel texte. Sous ses dehors expéditifs, cette historicisation pose de vraies questions, qu’il est interdit d’esquiver. Tout d’abord, Foucault ne congédie pas Marx pour autant. Il reconnaît par ailleurs l’actualité persistante de son œuvre et l’aborde alors non comme un bloc, mais comme un ensemble de directions de recherche. Depuis le début de son œuvre, Foucault emprunte sciemment certaines de ces directions tout en récusant une reprise d’ensemble, qui le place loin d’un marxisme parfois doctrinaire et répétitif. Mais c’est ici la question de l’œuvre marxienne comme un tout qu’il pose. Et la deuxième raison tient cette fois à la force réelle de la question qu’il énonce : après tout, Marx appartient à un tout autre monde que celui qui s’esquisse dans les années 1960 en Europe occidentale.
La question de son actualité n’a rien d’une évidence, et elle est peu explorée par les penseurs marxistes d’alors, à de notables exceptions que Foucault décide d’omettre (Jean-Paul Sartre, Henri Lefebvre, pour ne mentionner que deux philosophes français). Or, cette question est bien constitutive du marxisme, Marx s’étant lui-même soucié au plus haut point des conditions historiques de possibilité et d’effectivité de sa théorisation. Pour avoir soulevé ces deux problèmes, et même s’il est permis de récuser ses conclusions, Foucault mérite d’être lu et discuté. Et qui se contente de voir en lui un anticommuniste doublé d’un antimarxiste ne comprend pas grand-chose à son travail et ne saurait expliquer son impact. Il faut y insister : l’œuvre de Foucault est sans doute l’une des plus riches de son époque à cet égard. Réintroduisant une dimension stratégique dans la philosophie, y compris dans une philosophie demeurant à certains égards académique, il renvoie aux marxistes la question de leurs propres insuffisances à cet égard. Pour le dire autrement, le désaccord avec Foucault mérite d’être construit précisément comme désaccord théorico-politique, sur un terrain qu’il sait occuper avec maestria et qui le place au plus près, finalement, de la tradition marxiste dans ce qu’elle a de plus fécond. À l’évidence, cette discussion doit passer par la lecture de ses œuvres, sans les réduire à un contexte ni à des choix politiques préalables, mais sans les couper non plus d’une séquence historique dans laquelle Foucault, à sa manière, était profondément engagé. Et c’est de l’absence d’une telle approche que souffre largement sa réception contemporaine.
Le biopouvoir, ou la politique revisitée
« Se détacher de la tradition marxiste et de la dénonciation du capitalisme, tout en élaborant une pensée novatrice, socialement critique mais considérant avec intérêt les options libérales. »
Le second massif de l’œuvre foucaldienne qui nous intéresse ici est bien plus tardif : il s’agit des cours au Collège de France, et en particulier de ceux que Foucault prononce en 1978–1979. On peut considérer qu’ils mettent également à l’épreuve une lecture qui ne relève ni de l’hagiographie ni du procès d’intention et cela, alors même que des cours n’ont pas vocation à être aussi précis et développés que des livres. Prononcés à la fin des années 1970, ces cours ont donc pour contexte la montée des thèses antitotalitaires et le procès du marxisme, mené tambour battant par les « nouveaux philosophes » et quelques autres, de grand poids médiatique. L’hostilité montante au Parti communiste coïncide avec le renforcement de l’Union de la gauche, dont l’éventuel accès au pouvoir lors des futures élections présidentielles attise encore davantage les clivages politiques et intellectuels. Sans être directement impliqué, Foucault suit de près les tentatives de rénovation du Parti socialiste et les activités de la CFDT, alors au centre de la vie idéologique. Le but est clairement de se détacher de la tradition marxiste et de la dénonciation du capitalisme alors portée par une large partie de la gauche, tout en élaborant une pensée novatrice, socialement critique mais considérant avec intérêt les options libérales en matière économique et sociale. Une fois encore, Foucault est au cœur des enjeux de son temps, à un degré qui rend les textes de ces cours difficilement compréhensibles par un lecteur d’aujourd’hui, qui en appréciera néanmoins la haute inventivité philosophique. Dans « Naissance de la biopolitique », intitulé des cours de 1978–1979, Foucault s’arrête en effet sur les conceptions néolibérales, dont il perçoit toute l’importance et tout l’avenir. Recroisant ici encore la question de l’économie politique, dont Les Mots et les Choses avait traité, ce n’est pas sa dimension épistémique qui l’intéresse cette fois, mais ses tenants et aboutissants politiques et, plus précisément, étatiques. Foucault en vient à affirmer des processus historiques objectifs, délaissant leur dimension de construction savante pour accréditer leur nature de construction politique effective. Il écrit : « Chaque État doit s’autolimiter dans ses propres objectifs, assurer son indépendance et un certain état de ses forces qui lui permettent de n’être jamais en état d’infériorité, soit par rapport à l’ensemble des autres pays, soit par rapport à ses voisins5. »
On pourrait aussitôt lui rétorquer que cette thèse de l’autolimitation est précisément l’idéologie politique du libéralisme contemporain et pas nécessairement sa pratique, pas plus que celle des États à partir du XVIIe siècle, Foucault datant de cette période ce souci d’autolimitation. L’absence de la question du marché et des échanges capitalistes dans l’approche foucaldienne explique que tout le poids des transformations historiques soit déplacé et reformulé sur le terrain du discours politique, jugé idoine non à sa pratique d’ailleurs, mais, très habilement, à son objectif. Mais il importe surtout de suivre les méandres d’une argumentation complexe et déroutante, qui place ici Foucault au plus près de la défense de convictions politiques et théoriques, sans jamais pourtant les affirmer comme telles. Cette fois encore, deux options de lecture se présentent. La première est de disqualifier d’emblée cette étrange approche des thèses libérales, qui les désincarne pour mieux leur appliquer leurs propres présupposés. La seconde est de considérer que Foucault pointe là la montée de thématiques qui commencent à structurer effectivement des politiques économiques et sociales, allant ainsi contre la tendance de la philosophie à méconnaître ce qui ne relève pas de son ordre propre et à ne considérer que sa seule histoire. Le type novateur d’engagement dont Foucault fait preuve ici contribue et contribuera à modifier la relation entre philosophie et politique, en son temps du moins.
Car, devenu lui-même un philosophe célèbre, il sera rapatrié par une partie de ses commentateurs tardifs dans le giron d’une histoire de la philosophie qu’il avait voulu radicalement subvertir. Et pourtant, quoi qu’on en pense, une des causes de la gloire contemporaine de Foucault tient à cette volonté de compréhension du monde contemporain mais, dans le même temps, d’intervention. Une autre partie de ses héritiers le prouvent, qui se soucient de pistes politiques et micropolitiques pour aujourd’hui. Pour cette raison, loin de tout jugement expéditif positif ou négatif, ce que dit Foucault mérite d’être entendu, son positionnement demeurant instable, toujours à la recherche de lui-même, mû par un seul souci continu, la recherche d’une alternative aux alternatives politiques classiques, au communisme. On le voit nettement dans les pages nerveuses et neuves des cours : Foucault se situe, jusqu’à un certain point et presque de façon expérimentale, sur le terrain du libéralisme pour en conduire l’analyse, sans jamais pour autant proclamer son adhésion à ses thèses. Si l’on suit cursivement le déroulé de ce cours, c’est d’abord l’art de gouverner qui fait office pour Foucault de voie d’accès politique aux conceptions libérales, et qui lui permet de laisser de côté leur dimension sociale et politique, chère aux marxistes. Par la même occasion, Foucault ne traite pas des politiques libérales réelles mais de « l’art de gouverner, c’est-à-dire la manière réfléchie de gouverner au mieux6 », des principes d’une pratique, donc. Ayant depuis longtemps banni la notion marxiste d’« idéologie », Foucault prend au mot la visée libérale proclamée de rationalisation de la pratique gouvernementale. C’est d’abord la tradition libertarienne qui va retenir son attention, qui met en balance sécurité et liberté, sans substantifier ni l’une ni l’autre. Dans ce cadre, la crise du libéralisme est associée à la période qui va de 1930 aux années 1960, coïncidant avec un interventionnisme étatique qui, pour les libéraux, met à mal les libertés, engendre un excès de gouvernement. On le sait, pour les néolibéraux, le keynésianisme est un totalitarisme, au mieux en gestation. Quant à la lecture qu’en propose Foucault, elle ne consiste pas à adresser des objections à ces thèses radicales, mais à en concevoir la formation et la cohérence, conformément à la grille libérale elle-même. Foucault prolonge cette analyse par l’examen de l’ordolibéralisme allemand.
« Une des causes de la gloire contemporaine de Foucault tient à cette volonté de compréhension du monde contemporain mais, dans le même temps, d’intervention. »
L’effet produit par les tenants et aboutissants est proprement sidérant : « La politique et l’économie ne sont ni des choses qui existent, ni des illusions, ni des idéologies. C’est quelque chose qui n’existe pas et qui pourtant est inscrit dans le réel, relevant d’un régime de vérité qui partage le vrai et le faux7. » Il faut se garder de trop souligner le côté postmoderne, ou tout simplement relativiste, d’un tel énoncé. Car le propos de Foucault est surtout de disqualifier à la fois l’idée que base et superstructure pourraient être distinguées et, dans la foulée, l’idée qu’une perspective politique de rupture avec le libéralisme et de sortie du capitalisme pourrait faire valoir ses raisons, et s’établir de ce fait comme visée vraie. Régime de vérité, certes construit, mais précisément de ce fait inscrit dans des pratiques et des discours, le néolibéralisme fait valoir un art de gouverner dont d’autres traditions sont absolument démunies, n’existant que comme autoritarisme administratif. Ici encore, l’argumentation est subtile et vise — très banalement, en revanche — le socialisme comme étant dépourvu de consistance politique. Foucault distingue, au sein de la tradition socialiste, la voie sociale-démocrate, qui va se rallier à l’ordre libéral, et la voie socialiste, se référant à Marx et incarnée par les pays de l’Est. De ce côté, la fermeture du discours sur lui-même est totale et interdit toute véritable réflexion politique, témoignant simplement d’« un marxisme fonctionnant à partir de sa propre orthodoxie8 ». L’absence d’une gouvernementalité socialiste coïncide avec ce qui est son refus du réel, selon Foucault ; ce qui n’est pas le cas de la branche social-démocrate, le SPD allemand fournissant le parfait exemple d’un ralliement aux thèses libérales, non par trahison, mais comme « acceptation de ce qui était en train de fonctionner déjà comme le consensus économico-politique du libéralisme allemand9 ». La conclusion de ce cours est que le socialisme n’offre aucune perspective politique propre et est conduit, ou bien à se brancher sur la gouvernementalité libérale, ou à s’associer à l’État de police de type « hyperadministratif », dont le socialisme est la « logique interne10 ».
Derrière ces analyses, il est bien sûr aisé d’apercevoir un écho des débats qui agitent alors la deuxième gauche et dont la CFDT, notamment, est le laboratoire intellectuel. La même année, un dialogue sur la situation polonaise rassemble Edmond Maire, Pierre Rosanvallon, Pierre Nora et Michel Foucault. Ce dernier énonce les enjeux d’un syndicalisme modernisé : « Sortir d’une conception frontale de la lutte classe contre classe » et prendre enfin acte du « déclin de l’État providence11 ». De tels énoncés, relevant de considérations directement politiques au sens étroit du terme, sont rares sous la plume de Michel Foucault. En revanche, il est évident que des préoccupations politiques au sens large, par-delà des circonstances électorales, irriguent tout son travail de recherche, sans que ce dernier ne soit jamais réductible à l’illustration de thèses élaborées par ailleurs, dans le champ politique ou syndical. C’est d’ailleurs pour cette raison que Foucault jouera un rôle majeur : il suggère des directions de recherche et d’analyse, précisément parce qu’il reprend des questionnements d’actualité, mais en les retranscrivant tout aussitôt dans ses termes propres et en en faisant des objets de recherche, suggérant à son tour une réflexion politique renouvelée du côté d’organisations alors à l’affût d’idées nouvelles.
Au terme de ce rapide survol, on peut affirmer c’est en ce point — point de croisement du politique et du philosophique sur le terrain de la philosophie —, que la question « comment lire Foucault » prend tout son sens. Surtout si l’on pense que le marxisme d’aujourd’hui peut et doit faire la preuve de sa capacité à investir un tel croisement tout en le redéfinissant. Une attitude facile est d’adopter les procédés de ce que Sartre appelait le « marxisme paresseux12 », qui réduit sommairement un énoncé à un point de vue idéologique, qui n’est rien d’autre que le déguisement d’intérêts de classe. En l’occurrence, l’erreur serait double. D’abord, Foucault n’est pas un libéral convaincu qui se cache derrière la vaine subtilité d’œuvres difficiles. C’est un chercheur, qui veut s’inscrire dans son temps et y échapper, un philosophe attaché à produire une œuvre et décidé à renouveler la philosophie en profondeur. Il est aussi et dans le même temps un individu préoccupé de politique, mais qui refuse de se situer à l’intérieur des organisations existantes. Il est bien plus intéressé par un rapport créatif du théorique et du politique, créatif dans les deux sens, s’efforçant de mettre en cause les théories politiques existantes autant que les pratiques, du côté de la gauche non communiste. Mais, les derniers cours le montrent, involontairement sans doute : cette créativité s’épuise vite et se conclut en retombée sur les voies opposées du libéralisme et du socialisme.
« Voir aussi en Foucault l’un de ceux qui va efficacement contribuer à discréditer la recherche d’une alternative économique, sociale, politique au capitalisme. »
C’est précisément en vertu de ce qu’on peut juger être une impasse, lecture soigneusement faite de son œuvre, que les questions posées aujourd’hui par Foucault restent d’une grande actualité. Contre une littérature secondaire dominante, cette actualité ne tient pas d’abord à la promotion de questions jusque-là délaissées par la gauche et par le marxisme, même si cette absence fut réelle et eut de lourdes conséquences : le féminisme, le colonialisme et le néocolonialisme, l’exclusion et la domination, distinguées de l’exploitation, sont des thématiques militantes en réalité largement absentes de la réflexion foucaldienne. Même s’il n’en demeure pas moins que l’attention portée par Foucault à la maladie mentale, aux prisons, à l’homosexualité ne saurait être ignorée dorénavant, tant elle a contribué à rendre visible ce qui au même moment émergeait sur le terrain politique. Mais il est frappant que l’avant-garde philosophique de cette époque se voie aujourd’hui créditée d’un rôle pionnier dans le déclenchement de luttes inédites, qui ont pourtant existé avant elle et qu’elle a bien peu portées. Finalement, le type d’intervention théorique très ajustée qui est celui de Foucault, les conséquences concernant l’engagement intellectuel, ainsi que nombre de questions renvoyées au marxisme sont sans doute son legs le plus important. Ceci étant, si l’on adopte cet angle d’approche, il est alors permis de voir aussi en Foucault l’un de ceux qui va efficacement contribuer à discréditer la recherche d’une alternative économique, sociale, politique au capitalisme, en même temps que le marxisme dans son ensemble : si la situation complexe de cette époque trouve aussi ses causes du côté des carences d’une partie du marxisme, d’une dépolitisation de masse et des échecs politiques du « socialisme réel », il ne faut pas l’oublier, on peut alors objecter à Foucault la partialité de sa lecture et lui reprocher d’avoir théorisé un renoncement politique. Que ce renoncement passe d’abord par une redéfinition novatrice de la philosophie et, plus généralement, par une intense créativité culturelle est à la fois logique et paradoxal, expliquant la séduction maintenue des productions intellectuelles et artistiques de cette époque. Mais il faut aussi en prendre acte : les conditions historiques ont profondément changé et la parenthèse fordiste, alors jugée être une stabilisation définitive du capitalisme, discréditant les alternatives radicales, s’est refermée.
Si, face aux idéologies bas de gamme d’aujourd’hui, certaines philosophies des années 1970 présentent le mérite d’une haute tenue théorique et d’une vive attention au réel, leur théorisation politique est à son tour profondément datée, se réjouissant un peu vite de la fin des luttes de classe et d’une croissance économique jugée durable. Le présent chaotique qui est le nôtre, si différent, appelle à nouveau une invention théorique et politique partant des conditions historiques réelles. Et ces conditions sont une crise du capitalisme sans aucune perspective de résolution dans le cadre qui est le sien. Sur le terrain des mobilisations sociales d’aujourd’hui, il est vrai que les thèses de Foucault, mais aussi celles de Deleuze et leur conception commune de la micropolitique, restent parfois revendiquées par certaines mouvances militantes héritières du discrédit et de la dénonciation combinés de toute forme d’organisation des partis et des syndicats, méfiante à l’égard des projets et de programmes. Mais ces mobilisations, aussi importantes que fugaces, et toujours défaites, ne sont à l’évidence pas au niveau des enjeux et des urgences. Et la carence d’une réflexion politique digne de ce nom est patente. Le débat d’aujourd’hui se situe précisément en ce point : il est de nouveau permis de considérer que la reconstruction d’une gauche radicale passe désormais par des structurations neuves, des formes d’organisation résolument démocratiques et offensives, portant de nouveau, mais autrement, un projet collectivement élaboré de dépassement-abolition du capitalisme. Ce gigantesque effort pratique et théorique passe nécessairement par la confrontation critique et informée avec les meilleurs analystes de leur temps et du nôtre. Et c’est pourquoi, entre autres activités porteuses d’avenir, il faut lire Foucault avec des yeux aussi politiques que les siens.
Illustration de bannière : Moshe Kupferman
- Pour une discussion plus précise de la pensée de Foucault, je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Foucault, Deleuze, Althusser et Marx, Démopolis, 2011.[↩]
- Cf. Pierre Macherey, « Aux sources de L’Histoire de la folie, une rectification et ses limites », Critique, n° 471–472, août-septembre 1986.[↩]
- Michel Foucault, Dits et Écrits, t. 2, Gallimard, 2001, p. 1412.[↩]
- Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, p. 274.[↩]
- Michel Foucault, Naissance de la biopolitique — Cours au Collège de France 1978–1979, Gallimard-Seuil, 2004, p. 8.[↩]
- Ibid., p. 4.[↩]
- Ibid., p. 22.[↩]
- Ibid., p. 90.[↩]
- Ibid., p. 92.[↩]
- Ibid., p. 95.[↩]
- Michel Foucault, Dits et Écrits, t. II, éd. cit.,p. 1319 et p. 1334.[↩]
- Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, « Questions de méthode », Gallimard, 1985, p. 51.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Daniel Zamora : « Peut-on critiquer Foucault ? », décembre 2014