Texte inédit pour le site de Ballast
Le 5 juin 2015, la cinéaste kurde Lisa Çalan est grièvement blessée dans un double attentat à la bombe à Diyarbakır, au sud-est de la Turquie, lors d’un meeting du HDP — le Parti démocratique des peuples. La coalition de gauche, écologiste, féministe et défenseuse des minorités, a été fondée près de trois ans auparavant : elle fera bientôt l’objet d’une répression étatique féroce. On compte deux morts et une centaine de blessés ; un suspect lié à Daech est arrêté. La jeune femme va être amputée des deux jambes. Commence alors pour elle un long combat, en tant que personne « désavantagée » : c’est le terme qu’elle choisit d’utiliser plutôt que celui de « handicapée ». Six ans après ce drame, nous avons rencontré Lisa Çalan sur le tournage d’un court métrage — quant au HDP, la Cour constitutionnelle validait le 21 juin dernier l’acte d’accusation du procureur réclamant sa dissolution pour atteinte à l’unité de la nation.
[lire en anglais et en espagnol]
J’ai toujours lutté. Avant, quand j’avais encore mes deux jambes, c’était en tant que femme kurde. Maintenant, je lutte aussi en tant que personne désavantagée. Mais je ne suis pas encore fatiguée. Je ne sais pas si je le serai un jour ou si j’ai une force qui tient à ce que je suis née femme, et kurde, ce qui me donne la capacité de me battre sans relâche. Je trouve toujours l’énergie nécessaire pour faire entendre ma propre voix, mais aussi celle de milliers de personnes. Mais il m’est difficile de décrire la situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui. Difficile de décrire la vie que je dois affronter.
« J’ai toujours lutté. Avant, quand j’avais encore mes deux jambes, je luttais en tant que femme kurde. »
Je suis née à Diyarbakır et j’y ai grandi. J’ai étudié le cinéma au conservatoire municipal Aram Tigran1 pendant deux ans. J’ai ensuite participé à plusieurs projets de façon très active et réalisé mon propre court métrage2. J’ai cherché à orienter ma vie professionnelle vers le cinéma mais, après le meeting du HDP en 2015, ma vie a basculé et pris un tout autre chemin : j’ai dû à la fois lutter pour ma survie et entamer un combat juridique.
La procédure d’indemnisation des familles des victimes de l’attentat du 5 juin est jusqu’ici dans l’impasse. L’État demande aujourd’hui le remboursement des indemnités versées à deux familles3. Les audiences des procès du 5 juin se déroulent de façon chaotique, il y a des problèmes d’avocat… Et un procès pénal, les questions d’indemnisation, ça demande à être suivi de près. Même si ça me pèse, je n’abandonne pas les autres familles. J’ai aussi été licenciée de mon poste à la mairie de Diyarbakır [lors de la vague de répression de 2016, ndlr]. À la suite de quoi j’ai porté plainte, plainte qui a débouché sur un non-lieu, soi-disant pour un problème technique. Alors on fait table rase… et on recommence. On a engagé une nouvelle procédure judiciaire. Certain·es de nos camarades ont été repris·es à la mairie mais j’ai l’impression que mon dossier a un traitement différent. Je ne suis pas de celles qui plient et qui, après un licenciement, attendent sagement dans leur coin la fin de la procédure. Si je subis une injustice, j’élève la voix, quitte à ce que ça me mette dans le pétrin. C’est pour ça que mon combat contre la mairie va probablement durer longtemps. Peut-être que si je me restais tranquille dans mon coin, ce serait plus facile…
Je me dis que je vais devoir passer ma vie dans un tribunal en quête de justice. C’est épuisant. Il y a un moment où ça devient insupportable. Ton corps souffre — tu dois apprendre à vivre avec —, mais tu subis aussi une douleur étrangère à ton corps : celle de l’injustice — et tu essaies d’y faire face. Tu peux apprendre à vivre avec une souffrance corporelle, avec des antidouleurs ou à l’aide d’autres méthodes, mais il est très difficile de guérir une douleur qui n’est pas physique, qui est causée par la vie. Panser, guérir la blessure ouverte des Kurdes, particulièrement ces six dernières années, est une chose douloureuse.
« Panser, guérir la blessure ouverte des Kurdes, particulièrement ces six dernières années, est une chose douloureuse. »
J’ai des blessures ouvertes, et je mène continûment des recherches pour savoir comment elles peuvent guérir et cicatriser. Il y a des découvertes sans arrêt. Chaque médecin dit une chose différente. Puis je me retrouve tout d’un coup toute seule. En Turquie, la technique des implants est quasi inexistante : je suis l’unique patiente. Les médecins ne savent pas quelle solution proposer et les moyens sont très limités — je n’ai d’ailleurs pas été opérée en Turquie. Il y a beaucoup de questions à résoudre, alors je cherche, j’expérimente sans cesse de nouvelles choses. Je ne sais toujours pas quand mes blessures seront cicatrisées, quand je n’aurai plus à subir d’interventions chirurgicales… Des complications surgissent et ma jambe s’infecte. Ces infections ne sont jamais complètement terminées car il s’agit de blessures ouvertes. Elles s’atténuent seulement par périodes puis reviennent, et ainsi de suite. Les douleurs, c’est pareil. Il n’ y a pas de calendrier prévisible ni de cause spécifique. Ça arrive tout à coup. Aucun médecin ne parvient à l’expliquer, pas plus que moi.
J’ai donc repris le cinéma en tant que personne désavantagée sans avoir la moindre idée des difficultés qui se présenteraient à moi. Par exemple, lors du dernier projet sur lequel j’ai travaillé, et plus particulièrement pendant les tournages dans un village, je ne pouvais pas trouver de WC partout. Si la société prenait conscience de telles difficultés, les personnes désavantagées n’auraient pas à les subir. Ces six dernières années, je n’ai jamais laissé tomber le cinéma, même si je n’y ai pas travaillé activement, au sens pratique du terme… J’ai fait des lectures de scénarios, participé à des festivals. J’ai soutenu les projets d’ami·es, proposé des idées, échangé, essayé de regarder de bons films. Tout ça m’a beaucoup apporté. Je m’en suis rendu compte au cours des projets sur lesquels j’ai travaillé cette année. Lorsque tu es à distance de la pratique, tu penses qu’il te manque quelque chose : bien sûr que dans le cinéma, les aspects pratiques sont cruciaux, mais réaliser un film, ça passe aussi par un travail cérébral, d’ordre intime. Tu imagines d’abord l’histoire dans ta tête, tu en définis les grandes lignes, tu précises l’esthétique du film. C’est comme ça que la notion de cinéma s’est élargie dans ma vie.
J’ai essayé de redevenir active. Je ne dis pas « j’ai décidé », parce que ce n’était pas une décision de mon seul ressort. J’ai toujours eu le désir d’être active. Mais ce qui ne constitue pas un obstacle en soi peut l’être pour une personne désavantagée. C’est aussi la question du regard porté par mes ami·es du milieu du cinéma, mon entourage et la société d’une manière générale. C’est un point de vue critique que j’ai, là. Dans des lieux variés, on considère en effet une personne désavantagée comme quelqu’un à qui il manque quelque chose. Je ne pense pas que ce soit conscient. Je ne mets pas en cause les intentions mais je critique le manque de conscience. La société perçoit réellement la perte d’une jambe, d’un membre, comme un manque. Et tu es discriminée. Inconsciemment discriminée. Lorsque la discrimination est exercée consciemment, tu peux discuter, mais lorsqu’elle est inconsciente, ce n’est pas facile. J’ai tenté de le faire un peu partout, dans la rue… C’est encore plus difficile avec l’entourage proche. Je comprends que mes ami·es aient attendu que je guérisse : ils et elles n’ont pas voulu, en me confiant des responsabilités, rendre ma vie encore plus compliquée qu’elle ne l’était. Mais peut-être que, justement, j’aurais pu récupérer plus facilement avec ces responsabilités en mains, être plus active et apporter quelque chose à la vie, au cinéma. Pour ça aussi, encore une fois, j’ai été obligée de faire les premiers pas, de lutter. Ça devient quelque chose d’étrange : les personnes désavantagées sont contraintes de faire des efforts pour prouver à tout le monde le contraire de ce qu’on imagine les concernant. C’est triste, d’une certaine façon.
« La société voit réellement la perte d’une jambe, d’un membre, comme un manque. Et tu es discriminée. »
À la suite d’un atelier, j’ai réalisé un film avec la technique 360° VR [réalité virtuelle]. C’est un court métrage qui traite précisément des personnes désavantagées. Puis j’ai été assistante-réalisatrice sur un autre projet. Avec des ami·es nous travaillons en ce moment sur des projets de films dans le cadre d’ateliers, qui devraient être réalisés. Bien sûr, de temps en temps, mes douleurs et les soucis que je traverse, les problèmes que je rencontre dans la rue ou au tribunal, font dérailler le cours de ma vie. Mais comme tout le monde, je tâche de le reprendre à partir de là où je me m’étais arrêtée. Sans doute un peu plus difficilement.
Dans mon film, je me suis efforcée d’expliquer ce que je vis. Que les personnes désavantagées sont seules et que l’existence n’est pas uniquement portée par deux jambes, mais par un esprit. Lorsque je regarde autour de moi, je constate que les personnes qui n’ont pas réussi à se définir sur le plan intellectuel, et celles qui n’ont pas assez vécu d’expériences ont en elles un grand vide, une part manquante. Elles ont pourtant leurs jambes, leur bras, leurs yeux… Elles sont valides et douées de la capacité de réfléchir, mais il leur arrive d’être inertes face à la vie. Ça fait partie des choses qui me mettent en colère. Entre un corps en bonne santé et un corps qui ne l’est pas, il y a réellement une grande différence. L’absence d’un membre ou d’un organe peut certes empêcher de se mouvoir, mais ce ne sont pas eux qui font la vie et la transforment. Ce sont les idées, ce qu’on crée et produit, ce qu’on apporte. C’est ainsi que j’ai essayé de pallier l’absence de mes deux jambes. J’ai tenté de mettre en action mes idées, mes réflexions. Peut-être n’ai-je pas pu atteindre un grand nombre de personnes, mais avoir pu changer la vision ne serait-ce que de quelques-unes autour de moi, c’est déjà une révolution.
Mon intérêt pour le cinéma remonte à un désir d’enfant : créer ce qui n’existe pas, même ce qui n’est pas possible. Formuler ce dont tu rêves, tout ce que tu souhaites voir se réaliser, et le proposer aux gens. Peut-être que j’ai choisi le cinéma pour une raison très enfantine : l’imagination. Bien sûr, ça peut être aussi dangereux, car les États savent très bien utiliser les médias pour donner de la société une vision qui les arrange. Désormais, en tant que personne désavantagée, je me sens responsable. Nous ne sommes pas très visibles dans la société. Le cinéma revêt ainsi à mes yeux une nouvelle importance : peut-être puis-je exprimer, transmettre ce souci, mon souci, plus facilement et de façon plus claire à travers le cinéma. Je peux changer certaines choses, les transformer… Je ne parle pas du cinéma comme d’un outil de propagande. Tous les arts sont importants pour changer le monde. Les livres que nous avons lus, les musiques que nous avons écoutées nous ont transformés. Mais, au XXIe siècle, le domaine qui se développe le plus, et le plus vite, c’est le cinéma. Il permet de faire passer tes idées, ton regard, tes goûts musicaux. Un peu comme s’il était la résultante de tous les arts — à mes yeux, en tout cas. En face de toi, il n’y a pas qu’un rectangle avec une image dedans, il y a un ressenti, une idée… Voilà pourquoi le cinéma est très important. Plus encore pour nous, les Kurdes.
« Notre culture est menacée de disparition, notre langue anéantie, mais nous pouvons les faire vivre à travers les arts. »
Le cinéma kurde est assez récent, mais plusieurs d’entre nous avons fait un pas en vue de nous rassembler. Notre culture est menacée de disparition, notre langue anéantie, mais nous pouvons les faire vivre à travers l’art. Le cinéma permet d’atteindre le monde entier. Je vois ça, en tant que femme kurde, comme une responsabilité. Parce que nous sommes un peuple qui n’a pas cessé de lutter et que notre histoire disparaît. Le cinéma est un excellent moyen de transmettre nos récits, notre vécu, de toucher les gens. Et les films, ça s’archive. Le principal problème des sociétés est celui de la mémoire. Nous perdons la mémoire. La maintenir vive est très important.
J’ai des projets de films, même si je ne sais pas quand je les réaliserai. Je veux raconter des histoires inédites, faire s’élever des voix qu’on n’a jamais entendues à travers le cinéma. J’ai un projet sur les féminicides, qui fasse à nouveau appel à la technique 360° VR. Je voudrais aussi réaliser un documentaire sur les explosions du 5 juin, de Suruç et d’Ankara. Ce que nous avons vécu n’a pas été suffisamment compris. Je pense que personne mieux que moi n’est à même de comprendre les gens qui ont été affectés par ces attentats : j’ai traversé les mêmes épreuves. Nous avons ressenti les mêmes douleurs, les mêmes souffrances. Je suis obligée de raconter au monde ce que nous avons vécu, nos luttes. Car nous ne sommes pas des gens qui avons seulement souffert, nous luttons aussi. Nous nous sommes beaucoup racontés à travers nos manques : continuellement, on énumère celles et ceux qui ont perdu la vie. Mais les étapes successives de la survie sont difficiles. Dans mon documentaire, je voudrais justement parler de ça. Comment nous, les survivant·es, nous continuons à vivre avec cette réalité.
Ce qu’on nomme « handicap » n’est pas celui qui affecte notre corps. Ce sont les obstacles et les handicaps créés par les autres qui font qu’on nous appelle des « handicapé·es ». C’est pour ça qu’il faut sensibiliser la société. Ni en Turquie, ni en Europe, ni ailleurs dans le monde, la vie n’est organisée en prenant en compte les personnes désavantagées. Voilà pourquoi nous sommes obligé·es de lutter encore plus fort que les autres. J’entends beaucoup de gens dire que les personnes désavantagées sont agressives. Nous nous rendons quelque part, il n’y a pas de toilettes, il n’y a pas d’accès… Nous sommes obligé·es de choisir les lieux où nous allons selon leurs dispositions. Pourquoi devrions-nous nous limiter à deux ou trois endroits ? Pourquoi ne pouvons-nous pas voyager seul·es ?
Tout ça est dû non à nos propres handicaps, mais, encore une fois, à ceux qui sont construits par les sociétés, les États. Si ces derniers n’existaient pas, nous ne serions pas confronté·es à autant de difficultés, y compris sociales. Tous les espaces de la vie se révèlent sources de difficultés. Une personne quelconque lutte ; nous luttons dix fois plus, cent fois plus, pour avancer. Les préjudices sont graves, mais la lutte continue : les gens doivent voir ça. Parce que c’est très facile, de renoncer à lutter. Il n’y a pas que les drames qui doivent être transmis aux générations futures, elles doivent aussi connaître l’existence de la lutte que nous menons.
Photographies de bannière et de vignette : Loez
Traduit du turc par Naz Oke, pour Ballast.
- Fermé suite au limogeage des co-maires HDP et leur remplacement par un administrateur d’État, au cours de la vague de répression menée après la tentative de coup d’État de juillet 2016 par le gouvernement turc pour affaiblir un mouvement civil kurde devenu trop puissant à son goût.[↩]
- Zimanê çiya, « La Langue de la montagne » : il traite des politiques d’assimilation mises en place contre la langue kurde.[↩]
- L’État turc cherche à se dédouaner de sa responsabilité dans l’attentat en s’appuyant sur une nouvelle loi antiterroriste, et il refuse d’indemniser les familles des deux victimes.[↩]
REBONDS
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