L’Odyssée diplomatique de Malcolm X


Traduction d’un article de New Lines Magazine

Il y a 60 ans, Malcolm X était assas­si­né. « Une grande tra­gé­die […] pri­vant le monde d’un grand lea­der poten­tiel », com­men­te­ra Martin Luther King, qui n’a­vait jamais ména­gé ses cri­tiques, autant idéo­lo­giques que stra­té­giques, à son endroit. Celui qui était jus­qu’a­lors recon­nu comme un mili­tant de la cause natio­nale noire aux États-Unis venait de quit­ter l’or­ga­ni­sa­tion supré­ma­ciste Nation of Islam. Son des­sein, dès lors : construire une alliance avec les luttes anti­co­lo­niales en Afrique et au Moyen-Orient. Une tour­née l’a­vait ain­si mené, entre autres lieux, à La Mecque, au Ghana, en Égypte, au Kenya. Les pré­misses d’une inter­na­tio­nale anti-impé­ria­liste ou la mise en évi­dence de son impos­si­bi­li­té ? C’est ce qu’a­na­lyse le cher­cheur Alex White dans cet article publié dans New Lines Magazine, que nous traduisons. 


Après l’as­sas­si­nat de Malcolm X en février 1965, le Ghanaian Times écrit que le monde a subi « une très grande perte ». Malcolm X était, selon le jour­nal, l’un des rares diri­geants noirs amé­ri­cains à avoir véri­ta­ble­ment com­pris « que la lutte de l’homme noir en Amérique était inex­tri­ca­ble­ment liée à la révo­lu­tion afri­caine. […] Il était le seul diri­geant de pre­mier plan à voir le poten­tiel d’une Afrique unie à ses mil­lions de des­cen­dants dans le monde occi­den­tal. » De même, en Égypte, une coa­li­tion de neuf orga­ni­sa­tions anti­co­lo­niales signe une décla­ra­tion condam­nant son « assas­si­nat violent » et com­mé­mo­rant les ten­ta­tives de Malcolm X de « res­ser­rer les liens entre l’homme noir d’Amérique et nous-mêmes dans le com­bat pour la liber­té ». En Tanzanie, The Nationalist pré­sente le meurtre comme un « sinistre rap­pel du cli­mat poli­tique qui per­siste aux États-Unis d’Amérique » et exprime sa soli­da­ri­té avec « la lutte des Noirs amé­ri­cains qui sont tou­jours consi­dé­rés comme des citoyens de seconde zone ».

Aujourd’hui, on se sou­vient sur­tout de Malcolm X pour les luttes qu’il a menées aux États-Unis. Alors que le mou­ve­ment pour les droits civiques se divise au début des années 1960, il s’im­pose comme un cri­tique intran­si­geant de la supré­ma­tie blanche et comme le cham­pion du mili­tan­tisme noir. Dans ses prêches reli­gieux cha­ris­ma­tiques, il exhorte les Noirs amé­ri­cains à reje­ter le chris­tia­nisme, consi­dé­ré comme une « reli­gion de colo­ni­sa­teur », et à reve­nir à l’is­lam de leurs ancêtres afri­cains. Dans son tra­vail d’or­ga­ni­sa­tion poli­tique à Harlem, la « Mecque noire » de New York, il rejette les com­pro­mis du mou­ve­ment pour les droits civiques et affirme que les com­mu­nau­tés noires doivent se libé­rer par « tous les moyens néces­saires », de la déso­béis­sance civile à la résis­tance violente. 

« Malcolm X exhorte les Noirs amé­ri­cains à reje­ter le chris­tia­nisme, consi­dé­ré comme une reli­gion de colo­ni­sa­teur, et à reve­nir à l’is­lam de leurs ancêtres africains. »

Au cours de la der­nière année de sa vie, Malcolm X délaisse tou­te­fois les États-Unis pour s’in­té­res­ser aux luttes anti­co­lo­niales à tra­vers le monde. Entre avril et novembre 1964, il s’en­gage dans un voyage de vingt-trois semaines en Afrique et au Moyen-Orient — une tour­née qui le mène de l’Algérie au Koweït, du Sénégal au Kenya. Cette expé­rience s’a­vé­re­ra déter­mi­nante. À La Mecque, il effec­tue le Hajj [pèle­ri­nage, ndlr] et se conver­tit à l’is­lam sun­nite. À tra­vers l’Afrique, il côtoie des pré­di­ca­teurs, des pré­si­dents et des mili­tants anti­co­lo­nia­listes dans le cadre d’une grande cam­pagne de diplo­ma­tie per­son­nelle visant à sen­si­bi­li­ser sur la ques­tion du racisme aux États-Unis. Toutefois, les pro­jets ambi­tieux de Malcolm X visant à créer un front uni entre Africains et Noirs amé­ri­cains n’ont bien sou­vent pas tenu compte des inté­rêts poli­tiques de ses hôtes. Sa parole radi­cale s’est par­fois avé­rée contro­ver­sée dans les pays qui l’invitaient. Son manque d’ex­pé­rience en matière de poli­tique inter­na­tio­nale l’a par moments plon­gé, sans le vou­loir, dans une lutte d’in­fluence com­plexe au sein même du mou­ve­ment postcolonial.

L’intérêt de Malcolm X pour les luttes anti­co­lo­niales ne date pas de 1964. Dans les années 1920, ses parents avaient tous deux tra­vaillé pour l’Universal Negro Improvement Association de Marcus Garvey, une orga­ni­sa­tion poli­tique radi­cale qui exhor­tait ses membres à « retour­ner en Afrique » et à libé­rer le conti­nent de la domi­na­tion colo­niale. En 1952, il pour­suit cette tra­di­tion sépa­ra­tiste noire en rejoi­gnant Nation of Islam, un mou­ve­ment poli­tique et reli­gieux qui enseigne que les Blancs sont des « démons » et encou­rage ses adeptes à créer une répu­blique noire indé­pen­dante au sein des États-Unis. Il est éga­le­ment pro­fon­dé­ment influen­cé par la confé­rence de Bandung d’a­vril 1955, qui ras­semble des repré­sen­tants de 29 États afri­cains et asia­tiques. Lors de cette confé­rence, des délé­gués radi­caux tels que le pré­sident égyp­tien Gamal Abdel Nasser et le pré­sident indo­né­sien Sukarno plaident en faveur d’un front uni contre le colo­nia­lisme et la domi­na­tion éco­no­mique, dont Malcolm X pense qu’il pour­rait ser­vir de modèle aux luttes anti­ra­cistes menées aux États-Unis. À Harlem, il com­mence donc à uti­li­ser son sta­tut de pré­di­ca­teur de la Nation of Islam pour infor­mer ses dis­ciples des luttes anti-impé­ria­listes menées du Ghana jusqu’au Congo. « Si les Africains obtiennent leur liber­té, déclare-il en avril 1959, alors vingt mil­lions de Noirs ici, aux États-Unis, devraient étu­dier les méthodes uti­li­sées par nos frères plus noirs. »

[U Nu, Nehru et Ali Sastroamidjojo durant la conférence de Bandung | Howard Sochurek]

En réa­li­té, la struc­ture auto­ri­taire de la Nation of Islam empêche Malcolm X de pour­suivre ses échanges. Lors de son pre­mier voyage en Afrique et au Moyen-Orient, en juillet 1959, il doit décli­ner une invi­ta­tion à ren­con­trer Nasser et à accom­plir le Hajj à La Mecque — il aurait été mal vu de le faire avant le lea­der de la Nation of Islam, Elijah Muhammad. Mais au fur et à mesure que Malcolm X devient une figure publique impor­tante au début des années 1960, sa rela­tion étroite avec Muhammad se trans­forme en une riva­li­té per­son­nelle acerbe. En novembre 1963, Malcolm X fait une série de com­men­taires déso­bli­geants sur l’as­sas­si­nat de John F. Kennedy, affir­mant que le pré­sident a « récol­té ce qu’il a semé » en par­ti­ci­pant à désta­bi­li­ser le tiers-monde. Elijah Muhammad sai­sit alors l’oc­ca­sion pour sanc­tion­ner son ancien dis­ciple, lui inter­di­sant toute appa­ri­tion publique et le chas­sant qua­si­ment de la Nation of Islam. Frustré, iso­lé de sa com­mu­nau­té, Malcolm X se met à la recherche d’une nou­velle orien­ta­tion poli­tique et reli­gieuse. Ce fai­sant, il se tourne à nou­veau vers la lutte contre l’Empire en Asie et en Afrique.

La prio­ri­té de Malcolm X est alors d’ac­com­plir le Hajj. Empruntant de l’argent à sa sœur Ella Collins, il s’en­vole pour l’Égypte puis l’Arabie saou­dite en avril 1964. Il était depuis long­temps curieux des com­mu­nau­tés musul­manes tra­di­tion­nelles, ayant été ini­tié à l’is­lam sun­nite par sa sœur Ella et par l’u­ni­ver­si­taire égyp­tien Mohamed Shawarbi. Sa cor­res­pon­dance avec des amis musul­mans indique qu’il com­men­çait déjà à avoir des doutes sur la théo­lo­gie de la Nation of Islam. Comme l’ont sou­li­gné des juristes sun­nites, la croyance de la Nation of Islam en la supé­rio­ri­té inhé­rente des Noirs et son affir­ma­tion selon laquelle son fon­da­teur Wallace Fard Muhammad était une incar­na­tion d’Allah étaient par­ti­cu­liè­re­ment cho­quantes pour les com­mu­nau­tés musul­manes du monde entier.

« Au cours de ce pèle­ri­nage, ce que j’ai vu et vécu m’a for­cé à réor­ga­ni­ser une grande par­tie de mes sché­mas de pen­sée et à mettre de côté cer­taines de mes convic­tions pas­sées. »

C’est au cours du Hajj que Malcolm X aban­donne fina­le­ment ses croyances radi­cales pour se conver­tir à l’is­lam sun­nite. « Jamais aupa­ra­vant je n’ai vu de fra­ter­ni­té sin­cère et véri­table pra­ti­quée ensemble par toutes les races, quelle que soit leur ori­gine », explique-t-il dans une lettre depuis La Mecque. « Vous serez peut-être cho­qués par ces mots venant de moi. Mais au cours de ce pèle­ri­nage, ce que j’ai vu et vécu m’a for­cé à réor­ga­ni­ser une grande par­tie de mes sché­mas de pen­sée et à mettre de côté cer­taines de mes convic­tions pas­sées. »

Fort de cette nou­velle vision reli­gieuse, Malcolm X se met à la recherche de nou­veaux modèles d’ac­tion poli­tique radi­cale. Il se rend d’a­bord au Liban, où il est impres­sion­né par les isla­mistes des Frères musul­mans. Il retourne ensuite en Égypte, où il est ins­pi­ré par le sou­tien du gou­ver­ne­ment à l’in­dus­tria­li­sa­tion du pays et par son sys­tème de par­ti unique. « Aucune nation afri­caine, note-t-il dans son jour­nal, n’a besoin d’un sys­tème poli­tique qui auto­rise la divi­sion et les que­relles alors qu’elle tente de se déco­lo­ni­ser. » Il s’en­vole ensuite pour le Nigeria et le Ghana, où il passe du temps avec des poli­ti­ciens natio­na­listes et se pas­sionne pour leurs luttes mémo­rables contre l’im­pé­ria­lisme britannique.

[Arrivée à New York après son voyage au Moten-Orient, 1964 | New Lines Magazine]

Au fil du temps, cette tour­née infor­ma­tive per­met éga­le­ment à Malcolm X de s’a­dres­ser direc­te­ment à de nou­veaux publics afri­cains. Il accorde de nom­breuses inter­views à la presse du Nigeria et du Ghana, et ses cours à l’u­ni­ver­si­té sont dif­fu­sés par les radios natio­nales. Sa prio­ri­té est de saper la pro­pa­gande de l’U.S. Information Agency qui, selon lui, aurait uti­li­sé la popu­la­ri­té de Kennedy en Afrique et la pro­messe de la loi sur les droits civiques pour pré­sen­ter les États-Unis comme une puis­sance mon­diale pro­gres­siste et res­pon­sable. Avec l’hu­mour noir qui le carac­té­rise, Malcolm X affirme que ses dis­cours et ses inter­views ont « cri­blé de balles l’i­mage de JFK » à tra­vers tout le conti­nent. Il déclare que les Africains appren­dront bien­tôt à se méfier des « agents d’in­for­ma­tion » qui pré­tendent que les États-Unis ont aban­don­né leur pas­sé raciste.

Cette tour­née se révèle aus­si source de divi­sions. Au Ghana, la rhé­to­rique anti-impé­ria­liste de Malcolm X s’a­ligne étroi­te­ment avec la pro­pa­gande du régime en place. Le Ghana a été le pre­mier pays au sud du Sahara à obte­nir son indé­pen­dance et son pré­sident cha­ris­ma­tique, Kwame Nkrumah, a long­temps plai­dé pour que les Africains s’u­nissent contre la domi­na­tion euro­péenne. À Accra, Malcolm X découvre que ses notes d’hô­tel ont été payées à l’a­vance par les rédac­teurs en chef de jour­naux G.T. Amin, T.D. Baffoe et Kofi Batsa — un signe clair de sa valeur aux yeux de la presse natio­na­liste. La visite est éga­le­ment très appré­ciée par la petite com­mu­nau­té noire de la gauche amé­ri­caine au Ghana, qui avait aban­don­né les États-Unis pour avoir une chance d’é­chap­per au régime raciste et de contri­buer au déve­lop­pe­ment d’un état d’Afrique noire. En 1964, cette com­mu­nau­té com­prend notam­ment l’é­cri­vain Julian Mayfield, la socio­logue Sylvia Boone et la poé­tesse Maya Angelou. Cependant, au Ghana, des fac­teurs poli­tiques moins évi­dents conduisent à ce que la poli­tique incen­diaire de Malcolm X ne soit pas accueillie favo­ra­ble­ment par tout le monde. Nkrumah refuse d’a­bord de ren­con­trer Malcolm X, ayant été aver­ti que tout sou­tien poli­tique aux radi­caux noirs amé­ri­cains pour­rait com­pro­mettre la pro­messe des États-Unis de finan­cer son ambi­tieux pro­jet de bar­rage sur la Volta. Il finit par lui accor­der une entre­vue, mais celle-ci est de courte durée, et Mayfield rap­porte que ce n’é­tait « pas le grand amour » entre les deux hommes.

« Au Ghana, la rhé­to­rique anti-impé­ria­liste de Malcolm X s’a­ligne étroi­te­ment avec la pro­pa­gande du régime en place. »

Après le départ de Malcolm X pour le Sénégal, le jour­na­liste mar­xiste et conseiller pré­si­den­tiel Hyman Basner écrit une chro­nique dans le Ghanaian Times qui cri­tique vive­ment l’ob­ses­sion de Malcolm X pour la race, affir­mant qu’il ignore « les moti­va­tions éco­no­miques et la fonc­tion de classe de toute oppres­sion raciale ». Julian Mayfield s’empresse de prendre la défense de Malcolm X, écri­vant que ces cri­tiques ne recon­naissent pas la por­tée unique de la race aux États-Unis et sug­gé­rant que Basner est « tel­le­ment à côté de la plaque qu’il ne pour­rait pas atteindre la porte d’une grange avec un fusil de chasse ». Basner répond que Malcolm X lui-même a récem­ment aban­don­né ses idées intran­si­geantes sur la race, mais la contro­verse est rapi­de­ment étouf­fée à la demande de Nkrumah.

Malgré ces dif­fi­cul­tés, Malcolm X rentre aux États-Unis d’hu­meur opti­miste. Fin mai 1964, de retour à New York, il com­mence à réflé­chir à une nou­velle struc­ture poli­tique pour une orga­ni­sa­tion qui pour­rait adop­ter la struc­ture et les tac­tiques des orga­ni­sa­tions anti­co­lo­niales afri­caines. En juin, ces idées se concré­tisent sous la forme de l’Organization of Afro-American Unity (OAAU), un nou­veau mou­ve­ment des­ti­né à créer une « cohé­sion de tra­vail » entre les groupes anti­ra­cistes sous la direc­tion per­son­nelle de Malcolm X. L’influence de son séjour en Afrique et au Moyen-Orient est évi­dente. Le mou­ve­ment tire son nom de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), asso­cia­tion inter­gou­ver­ne­men­tale d’é­tats fon­dée en Éthiopie en 1963. La charte de l’OAAU est en fait une ver­sion légè­re­ment modi­fiée de la charte de l’OUA, rem­pla­çant les réfé­rences aux « États afri­cains » par « les per­sonnes de des­cen­dance afri­caine dans la sphère occi­den­tale » et ajou­tant un enga­ge­ment à créer un « pro­gramme non sec­taire et construc­tif » pour les droits humains aux États-Unis. La charte de l’OUA sti­pule que l’or­ga­ni­sa­tion vise­ra à terme à lut­ter contre les vio­lences poli­cières, à construire des com­mu­nau­tés noires résis­tantes et à mener une « révo­lu­tion cultu­relle » pour rap­pro­cher les Noirs amé­ri­cains de leurs ancêtres africains.

[Rencontre avec Fayçal ben Abdelaziz Al Saoud | DR]

La pre­mière mis­sion de l’OAAU sera tou­te­fois de sou­le­ver, dans les forums inter­na­tio­naux, les ques­tions rela­tives aux Noirs amé­ri­cains — ce qui implique de retour­ner au Caire pour inter­ve­nir lors de la confé­rence au som­met de l’OUA. Arrivé en Égypte en juillet 1964, Malcolm X a l’in­ten­tion d’y pro­non­cer un dis­cours, dont le texte exhorte les diri­geants afri­cains à s’en­ga­ger dans la lutte de leurs « frères et sœurs depuis long­temps dis­pa­rus » et leur demande de sou­te­nir une réso­lu­tion des Nations Unies condam­nant le racisme aux États-Unis. « Puisque les vingt-deux mil­lions [de Noirs amé­ri­cains] étaient à l’o­ri­gine des Africains, écrit-il, nous croyons fer­me­ment que les pro­blèmes afri­cains sont nos pro­blèmes et que nos pro­blèmes sont des pro­blèmes afri­cains. » Cependant, comme au Ghana, Malcolm X ne ne par­vient pas à anti­ci­per la façon dont sa parole radi­cale sera accueillie par les prin­ci­paux lea­ders natio­na­listes. Ses mises en garde contre les dan­gers du « dol­la­risme amé­ri­cain1 » et ses menaces de « repré­sailles maxi­males » contre le racisme se révèlent impo­pu­laires auprès des diri­geants proches des États-Unis ou tri­bu­taires des liens éco­no­miques avec l’Europe. Il n’est fina­le­ment auto­ri­sé à par­ti­ci­per à la confé­rence qu’en tant qu’ob­ser­va­teur et reçoit pour ins­truc­tion de faire cir­cu­ler son dis­cours sous forme de texte plu­tôt que de le pro­non­cer directement.

La confé­rence adopte fina­le­ment une réso­lu­tion dénon­çant « les mani­fes­ta­tions per­sis­tantes d’in­to­lé­rance raciale » aux États-Unis, mais salue éga­le­ment l’a­dop­tion de la loi sur les droits civils et appelle le gou­ver­ne­ment à « inten­si­fier ses efforts pour garan­tir l’é­li­mi­na­tion totale de toutes les formes de dis­cri­mi­na­tion » à l’a­ve­nir. En public, Malcolm X affirme que son ini­tia­tive a été un suc­cès. Mais en pri­vé, il émet des doutes. « La science de la diplo­ma­tie et des manœuvres poli­tiques au niveau inter­na­tio­nal est bien dif­fé­rente et plus déli­cate que de mon­ter sur une caisse de savon à Harlem », écrit-il à sa femme, Betty, à la fin du mois. « J’ai béné­fi­cié d’une expé­rience ines­ti­mable en par­ti­ci­pant à cette confé­rence au som­met. »

« La science de la diplo­ma­tie et des manœuvres poli­tiques au niveau inter­na­tio­nal est bien dif­fé­rente et plus déli­cate que de mon­ter sur une caisse de savon à Harlem. »

Sa mécon­nais­sance des poli­tiques afri­caines et asia­tiques le plonge éga­le­ment dans de com­plexes luttes d’in­fluence régio­nales. En août, le gou­ver­ne­ment égyp­tien lui offre vingt bourses pour per­mettre à ses dis­ciples d’é­tu­dier à la pres­ti­gieuse Université Al-Azhar — une manœuvre que le gou­ver­ne­ment Nasser avait déjà uti­li­sée pour s’at­ti­rer les faveurs des groupes anti­co­lo­nia­listes de toute l’Afrique. Malcolm X com­prend l’at­tri­bu­tion de ces bourses comme un atten­tat poli­tique contre la Nation of Islam. Comme il l’ex­plique à Betty, « le fait qu’Elijah Muhammad n’ait pu envoyer qu’un seul étu­diant ici en trente-quatre ans, et que nous puis­sions en envoyer vingt d’un coup, est le meilleur indi­ca­teur pour mesu­rer cette for­mi­dable faveur ».

Cependant, le cadeau attire éga­le­ment l’at­ten­tion de l’Arabie Saoudite, la rivale de longue date de l’Égypte dans la guerre froide arabe. Le prince Fayçal, qui avait accueilli Malcolm X à La Mecque, craint que le gou­ver­ne­ment Nasser n’u­ti­lise le lea­der natio­na­liste noir pour atti­rer les musul­mans amé­ri­cains vers sa propre sphère poli­tique. En réponse, les Saoudiens pré­parent une dota­tion pour assu­rer leur propre influence : quinze bourses d’é­tudes pour l’Université isla­mique de Médine. Lorsque le Conseil suprême des affaires isla­miques d’Égypte décerne à Malcolm X le titre de « daiy » (mis­sion­naire), en recon­nais­sance de ses efforts pour répandre l’is­lam aux États-Unis, le gou­ver­ne­ment saou­dien veille à ce qu’il soit agréé par sa propre Ligue mon­diale musul­mane. Inconscient des aspects poli­tiques et éco­no­miques qui ali­mentent la riva­li­té des deux pays et obsé­dé par l’i­dée d’u­ni­té poli­tique, Malcolm X nour­rit le rêve idéa­liste de pou­voir réunir les deux camps. « Mon cœur est au Caire », pro­met-il à ses contacts au sein du Conseil suprême des affaires isla­miques, mais il pour­rait mieux ser­vir leurs inté­rêts « en me rap­pro­chant éga­le­ment des forces plus modé­rées ou conser­va­trices qui ont leur siège à La Mecque ». Une cam­pagne visant à trou­ver des alliés pro­gres­sistes l’at­tire par mégarde dans l’or­bite d’une dan­ge­reuse riva­li­té politique.

[Betty Shabazz aux funérailles de Malcolm X | Moneta Sleet Jr.]

Malcolm X passe les trois mois sui­vants à voya­ger à tra­vers l’Afrique — un voyage qui lui per­met de faire du tou­risme en Égypte, de se rendre pour la pre­mière fois au Kenya, en Tanzanie, au Liberia, en Éthiopie et en Guinée, et de retour­ner au Nigeria et au Ghana. Comme au cours du pre­mier semestre 1964, l’ob­jec­tif de cette tour­née est une ambi­tieuse cam­pagne de diplo­ma­tie per­son­nelle visant à obte­nir un sou­tien et de la visi­bi­li­té pour ses propres causes poli­tiques. Au cours de ses dépla­ce­ments, il est inter­viewé par l’Arab Observer, l’Egyptian Gazette, Al Gomhuria, le New York Times et Xinhua et passe à la radio à Nairobi, Dar es Salaam, Monrovia et Addis Abeba. Au Ghana, il recrute éga­le­ment Maya Angelou et Sylvia Boone pour l’OAAU en tant que « repré­sen­tantes offi­cielles en Afrique ». Parallèlement, il devient de plus en plus clair que Malcolm X est en fuite. Depuis qu’il a embras­sé l’is­lam sun­nite en avril, il reçoit des menaces de mort qu’il soup­çonne pro­ve­nir de la Nation of Islam. Ses amis et sa famille l’ex­hortent à res­ter en Afrique pour sa propre sécu­ri­té. En novembre, il se voit offrir l’a­sile au Ghana, en Éthiopie et en Arabie saou­dite, et les ser­vices de ren­sei­gne­ment amé­ri­cains font état de rumeurs selon les­quelles il se serait vu pro­po­ser « des emplois de pro­pa­gan­diste de haut niveau au Ghana et en Égypte ».

Toutefois, il craint de plus en plus que le fait de pas­ser autant de temps à l’é­tran­ger ne l’é­loigne de la lutte aux États-Unis et de toute chance d’y créer un chan­ge­ment poli­tique signi­fi­ca­tif. L’installation défi­ni­tive de sa famille en Afrique serait « béné­fique sur le plan per­son­nel », résume-t-il dans son jour­nal, « mais néfaste sur le plan poli­tique ». Cela est d’au­tant plus vrai que la vio­lence s’in­ten­si­fie à New York. « Je me rends compte que beau­coup de gens aux États-Unis peuvent pen­ser que je me sous­trais à mes devoirs de diri­geant », écrit-il à Betty depuis Le Caire en juillet, « en res­tant ici alors qu’il y a tant de pro­blèmes là-bas ». En novembre 1964, Malcolm X quitte l’Afrique à contre­cœur, à la pour­suite d’un ave­nir poli­tique incertain.

*

Après l’as­sas­si­nat de Malcolm en février 1965, l’OAAU tombe dans l’ou­bli. « Avant la mort [de Malcolm], il nous sem­blait que nous avions tout notre temps », écrit Sylvia Boone depuis Accra. « Sa mort nous a mon­tré que nous en dis­po­sions de peu ; sa dis­pa­ri­tion nous a mon­tré à quel point nous étions mal pré­pa­rés. » En fin de compte, la vision de Malcolm X d’un front uni entre les radi­caux afri­cains et noirs amé­ri­cains ne s’est jamais réa­li­sée. Après sa rup­ture avec la Nation of Islam, il s’est tour­né vers les nou­velles com­mu­nau­tés d’Asie et d’Afrique dans une ten­ta­tive ambi­tieuse de recon­fi­gu­rer la poli­tique inter­na­tio­nale. S’inspirant de vic­toires contre l’im­pé­ria­lisme, il a ima­gi­né une vaste stra­té­gie com­bi­nant des poli­tiques élec­to­rales et révo­lu­tion­naires avec une cam­pagne auda­cieuse de diplo­ma­tie inter­na­tio­nale. Cependant, il s’est vite ren­du compte que la scène poli­tique dans laquelle il était entré était bien plus com­plexe qu’il ne l’a­vait ima­gi­née. En réa­li­té, son mili­tan­tisme radi­cal se heur­tait à une poli­tique prag­ma­tique. Il a éga­le­ment dû navi­guer dans un monde mou­vant d’in­fluence et de clien­té­lisme dans lequel il était utile tant qu’il pou­vait ser­vir les grands inté­rêts des états post­co­lo­niaux. En défi­ni­tive, l’o­dys­sée de Malcolm X à tra­vers l’Afrique et le Moyen-Orient a mon­tré les vastes pers­pec­tives de soli­da­ri­té qui exis­taient dans le monde post­co­lo­nial, mais aus­si ses limites concrètes et politiques.


Traduit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast | Alex White, « Malcolm X and the Difficulties of Diplomacy », New Lines Magazine, 19 juillet 2024
Photographie de vignette : Malcolm X à New-York, 1963 | Richard Avedon
Photographie de ban­nière : Malcolm X durant son pèle­ri­nage à La Mecque | DR


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  1. C’est-à-dire de l’a­chat d’in­fluence [ndlr].[]

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