Texte paru dans le n° 1 de la revue Ballast
Il travailla sa vie entière à l’usine : des poussettes et des landaus. Il prit sa carte à la CGT et lutta aux côtés de ses camarades pour améliorer leurs conditions de travail. Il jouait à la pétanque en Meurthe-et-Moselle. Il ? Louis, un prénom comme un récit de vie, conté et illustré par notre « globe-trottoir ». ☰ Par Damien Roudeau
Un message de Marie, sa petite-fille, m’annonce le décès de Lili. Une chute idiote. Surtout pour lui, qui a passé sa vie à usiner des poussettes et landaus résistants aux crash-tests les plus vicieux… Louis Coutant, dit Lili, avait 87 ans. J’avais fait son portrait à Cholet alors qu’il venait de souffler ses quatre-vingt bougies. Le dessin est désormais dans un cadre sur sa tombe, entouré de toutes sortes de galets peinturlurés par ses petits, et arrière-petits-enfants.
Décembre 2006, boulevard du Poitou. La menace, qui couvait depuis septembre, se fait plus précise : après une année de « phase préparatoire pour travailler sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences », c’est l’heure de « descendre de manière significative le nombre d’employés ». Je retrouve Micky, co-organisateur du festival de la bande dessinée de Cholet. Pendant que je croque, il recueille les témoignages des ouvriers, et des anciens, de l’usine de puériculture Dorel. La direction vient d’annoncer la suppression de cent-treize emplois. Pour tenter de rééquilibrer un peu le rapport de force avec cette multinationale basée au Canada, les salariés décident de bloquer les grilles de l’entreprise. La production est maintenue mais plus un camion ne doit sortir. Des tours de garde s’organisent par tranches horaires de trois heures. On les prend sur son repos, sur son sommeil, certains débraient une heure ou deux. On s’inscrit sur un planning. Juste à côté est placardée une réclame de l’entreprise dans les années 1950 : « Rien n’est plus sérieux que de fabriquer des jouets. » Louis vient rendre visite aux grévistes, ses anciens collègues. Quand il y était entré, ça s’appelait encore Morellet Guérineau. Il y restera trente-sept ans et demi. À 13 ans, Louis part travailler dans une ferme. Malgré les conditions difficiles, il aime travailler la terre. Puis il tente de devenir charcutier (d’où la réputation de son fameux pâté, qui fera fureur lors du blocage). Au gré des restructurations, l’entreprise est rebaptisée Ampafrance, Bébéconfort, puis Dorel… Louis, lui, ne bougera pas de poste. « Aux pièces », une vie à usiner, souvent plus de quarante-cinq heures. « C’était pénible, mais je m’y suis fait de bons copains. » Pendant que je le dessine, Louis cause foot avec Bertrand et Louis, un autre, détaillant les derniers exploits du Stade olympique choletais. Le SOC. On sent l’homme droit, intransigeant, mais surtout généreux. Le sourire toujours au bord des lèvres. Un petit air de Pierre Perret… Peut-être de là que lui vient son surnom ?
« Un mois entier sans paie, juste les allocations familiales pour tenir, et rembourser le crédit de la maison… Une cantine est mise en place. »
Dans les années 1960, Louis devient délégué syndical à la CGT. Les débrayages étaient fréquents à l’époque. En 1955, premières grèves inter-professionnelles sur Cholet. Louis milite pour le salaire minimum, la retraite complémentaire… Sept ans plus tard, c’est la grève de solidarité avec les chômeurs mineurs du Nord. « On ne verrait plus ça, aujourd’hui. » En 1963, c’est la création du Conseil syndical, avec obtention d’une réunion mensuelle. Puis la quatrième semaine de congés payés ! Cette précieuse semaine, Louis la consacre à la pêche au bord de la Sèvre, à Saint-Aubin. Il tend des cordes à la tombée de la nuit pour attraper les anguilles. Il pêche aussi les grenouilles (cuisinées à l’ail et au persil), chasse vipères et couleuvres. Plus tard viendront les vacances à Noirmoutier. 1963. Les ouvriers des « Presses » demandent une augmentation de 5 % : refus de la direction. Grève illimitée votée à bulletin secret : 2 % sont finalement lâchés. En 1967, c’est la manifestation contre les ordonnances de la Sécurité sociale… Puis voilà 68 ! Suite à une action collective, la prime de Noël est supprimée aux grévistes. À l’époque, ils sont tout au plus une centaine de syndiqués. Un mois entier sans paie, juste les allocations familiales pour tenir, et rembourser le crédit de la maison… Une cantine est mise en place — où toutes les familles peuvent aller manger. « Notre tête est trop grande pour notre corps », proclame déjà la direction en 1975. « Alors, c’est pour ça qu’on nous coupe les bras ! », s’amuse Louis. Il faut réduire les dépenses non productives (ces difficultés étant justifiées par la baisse de la natalité). Mais, cette fois, la négociation ne porte que sur les modalités du plan social. Le blocage dure depuis cinq jours. Certains avouent pourtant trente ans de travail sans un seul jour de débrayage, jusqu’à cette semaine de grève. Une société d’expertise comptable affirme dans son rapport que « ce plan n’a pas pour objectif la sauvegarde de la compétitivité et ne se justifie pas économiquement ».
La même année, Dorel distribue seize millions d’euros de dividendes à ses actionnaires. On fait du feu dans des bidons pour se maintenir un peu au chaud. Jean-Marc s’approvisionne en palettes et les coupe sur la route à la tronçonneuse pour le barbecue de fortune. Une cagnotte se constitue afin de faire griller des saucisses. À l’heure de la débauche, les travailleurs de Nicoll ou de Michelin qui passent sur le boulevard du Poitou klaxonnent en signe de solidarité. Depuis son rachat, le 14 février 2003 (jour de toutes les fusions-acquisitions amoureuses), Dorel organise la délocalisation en cascade de sa production. Sur Cholet, il ne subsiste déjà plus que des opérations de sous-traitance, les nouveaux modèles de poussettes étant de plus en plus fabriqués en Chine. Catherine Schorter Le Bret, la directrice, reconnaît avec enthousiasme qu’elle « aime la notion de changement, de diversité culturelle, d’échanges. Ceci vous amène à une remise en cause permanente ». Louis aussi aimait bien l’aventure et la compétition : il organisait avec ses copains les voyages d’entreprise, les concours de belote et de boules à Chaligny. Quand sonne enfin une retraite bien méritée, Louis devient le trésorier des retraités d’Ampafrance. Ce matin de mars, c’est Bruno, régleur sur soudeuse haute fréquence, qui actionne le klaxon du pont-roulant quand la chaîne s’arrête définitivement. Dans les ateliers de production autrefois si bruyants, un silence métallique. Le service peinture s’arrête demain, le chrome dans quelques jours.
« À l’heure de la débauche, les travailleurs de Nicoll ou de Michelin qui passent sur le boulevard du Poitou klaxonnent en signe de solidarité. »
Les dernières propositions portent sur les garanties de salaire et les indemnités de départ pour les 55–56 ans, une prime de départ pour les 57–58 ans, un salaire à 100 % pour les 59 ans jusqu’à leurs 60 ans. À l’indemnité légale de départ sera ajoutée une indemnité complémentaire. Dans les dernières heures, après réexamen des postes, quatre emplois sont sauvés. La récupération des heures de grève est accordée avec la renonciation à des poursuites légales. Une cellule de reclassement interne est constituée. Mercredi 25 avril 2007, les grilles s’ouvrent aux environs de seize heures. « Les salariés partiront la tête haute », affirme l’intersyndicale à sa sortie des négociations. Les salariés acceptent les propositions. Il n’y a plus que dix-neuf personnes encore sur le site de la production. En 2008, le fabricant de produits de puériculture Dorel Industries réalise des résultats records. La division puériculture connaît la meilleure performance, enregistrant un chiffre d’affaires de 963,6 millions de dollars et tout juste un peu plus de 106,2 millions de bénéfices.
Juillet 2014. Sur les quatre-cent-cinquante personnes encore employées sur Cholet, beaucoup sont « cadres et agents de maîtrise en marketing », en « Recherche et Développement design », « innovation », « supply chain », commerciaux… Des « profils à forte valeur ajoutée » concevant des « outils stratégiques pour se démarquer des produits vendus en grande et moyenne surfaces, moins chers, mais moins sûrs ». Dorel Juvenile, société « présente dans plus de quatre-vingts pays à travers le monde », diffuse pourtant une offre d’emploi de travail à la chaîne. Mission : projeter des sièges bébés à plus de 70 km/h contre des habitacles renforcés. En exergue de l’annonce, la devise du groupe : « La vie est précieuse, protégeons-la ! » Par sa pirouette fatale (digne des Pif Gadget qu’il achetait à ses petits-enfants), Louis aura décidément été rebelle jusqu’au bout face aux recommandations de la direction. Une tête trop grande, sans doute.
Damien Roudeau remercie Michel Humbert pour toutes ses notes, prises en 2007.
Toutes les illustrations sont l’œuvre de l’auteur — la photographie de bannière est de John Deere.
REBONDS
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