Entretien inédit pour le site de Ballast
Chacun le sait : l’agriculture française, 1er producteur et 2e exportateur agricole de l’Union européenne, est « en crise ». L’an passé, un tiers des travailleurs de ce secteur ont gagné moins de 350 euros par mois ; un certain nombre de jeunes — et moins jeunes — choisissent pourtant de quitter vie et ville pour se reconvertir dans le maraîchage, l’élevage ou la culture de la terre. Jusqu’à représenter 30 à 40 % des installations agricoles du pays. Lucie Leclair, moins de trente ans, a travaillé pour la Fédération nationale d’agriculture biologique ; elle a aussi, le temps d’une année et aux côtés de Gaspard d’Allens, sillonné la France afin de rencontrer ces « néo-paysans », pour un livre du même nom. Qui sont-ils, quels idéaux portent-ils et qu’espèrent-ils construire, à terme ?
« Un retour à l’essentiel », chante Keny Arkana dans son morceau « Retour à la Terre ». Une association que l’on retrouve dans vos pages, comme un motif…
Les néo-paysans rompent avec un mode de vie urbain et aseptisé qui ne leur correspond plus. Ils ont grandi en ville, ont exercé le métier d’infirmier, informaticien, ouvrier ou juriste. Ils deviennent paysans pour retrouver les savoir-faire dont ils se sentent dépossédés. « Nous sommes dans une société dite parmi les plus modernes, pourtant personne autour de moi ne sait semer des graines, élever des bêtes, greffer un arbre », témoignait une jeune femme en reconversion vers l’agriculture. La brise au visage, l’odeur de la terre, ce que Jean Giono décrit dans Les Vraies richesses, consiste en une relation vécue du cycle saisonnier et des joies naturelles. Les néo-paysans partent à la campagne, mais pour vivre de la campagne et non pas y vivre comme à la ville. Ce qui se joue dans leurs trajectoires : une revalorisation certaine des savoir-faire manuels disqualifiés par la marche toute tracée vers la modernité.
Vous parlez, contre le « folklore » ou la « lubie écolo », d’un « mouvement de fond » : mieux, vous pensez que le XXIe siècle sera paysan. Quels sont les signes qui vous permettent de saisir cet essor à long-terme ?
« La trajectoire des néo-paysans : une revalorisation des savoir-faire manuels disqualifiés par la marche toute tracée vers la modernité. »
Aujourd’hui, les néo-paysans représentent 40 % des installations agricoles1, soit deux fois plus qu’il y a dix ans. Épaulés par des structures comme Terre de Liens — qui réunit de l’épargne citoyenne pour créer une réserve foncière agricole —, les néo-paysans contemporains sont moins isolés du reste de la société que ne l’étaient les vagues précédentes du retour à la terre : leurs reconversions rejoignent les mobilisations de nombreux citoyens qui cherchent à endiguer la bétonnisation des terres agricoles. En clair : si on ne deviendra pas tous paysans, chacun peut agir à son échelle, en rejoignant des associations existantes comme les Amap2.
On ne sait pas ce que les paysans « classiques » pensent de ces néo-paysans…
La guéguerre entre les « anciens » et les « nouveaux » du village a toujours existé, avec les regards obliques, les mauvais coups sans pitié. Du temps pour s’intégrer, aujourd’hui, il en faut toujours — bien que le tissu rural soit beaucoup moins dense en population qu’il ne l’était voici quarante ans, au moment du retour à la terre des années 1970. Les néo-paysans apportent une relève indispensable à la profession car les enfants d’agriculteurs ne sont pas suffisamment nombreux à reprendre les fermes. La tendance démographique du milieu agricole est à la baisse : les agriculteurs représentaient un tiers de la population active à la fin de la Seconde Guerre mondiale ; ils ne sont plus que 2 % à travailler la terre… « C’est le seul groupe professionnel à être passé, en un siècle, de la situation de majorité absolue dans la population française à simple minorité parmi d’autres », selon les mots des sociologues Bertrand Hervieu et Jean Viard3. Si les agriculteurs du sérail en ont conscience, il reste des freins culturels à lever pour accueillir véritablement les nouveaux venus. Je vais vous donner l’exemple d’un céréalier en Haute-Marne, qui tient le propos suivant : « Si je transmets ma ferme à une personne de ma famille et que cette personne échoue, je ne m’en voudrais pas. Mais si je transmets à une personne non issue du milieu agricole et qu’elle échoue, je m’en voudrais d’avoir commis une faute. » La relation à la terre rend la transmission d’une ferme très particulière, tant l’affect est présent.
« Quand on aura bousillé l’environnement, on aura bousillé notre métier par la même occasion », nous confiait Laurent Pinatel, de la Confédération paysanne. Quels sont les liens entre ces expériences alternatives et la forme syndicale ?
Pour certains des néo-paysans, migrer vers la profession agricole quand on n’est pas né à la ferme, c’est révolutionnaire : « En devenant éleveur bio, je contribue au changement que je veux voir advenir dans la société », nous dit Nicolas, ancien caméraman qui « est passé de l’autre côté de la caméra, pour ne plus filmer passivement le monde mais être acteur de son évolution ». Faire de la politique autrement, en incarnant personnellement un idéal, pose malgré tout la question de la liaison entre ces trajectoires personnelles : comment faire pour qu’elles ne soient pas isolées les unes des autres et qu’elles puissent constituer une force capable de défendre le métier de paysan à long terme ? Chez ces gens qui retournent à la terre, il y a une part de repli sur soi. Partir à la campagne pour s’éloigner d’un modèle de vie que l’on fuit. Et se créer son oasis. Un accompagnateur, dans une ADEAR4 de l’est de la France, interprète ainsi ce phénomène : « Les néo-paysans ont des difficultés à se confronter ouvertement au monde qu’ils décident de quitter. » Son jugement est sévère : « Ils vivent leur condition paysanne au singulier. Ils se bricolent individuellement un statut, jonglent entre les contraintes, cherchent une niche. » Ainsi, beaucoup de ces personnes que nous avons rencontrées ne s’impliquent pas forcément dans les syndicats, ne sont pas forcément représentées politiquement. En ce sens, le retour à la terre contemporain comporte une dimension certainement plus individualiste que le retour à la terre plus communautaire des années 1970. Mais « nous ne renverserons pas la tyrannie industrielle en bichonnant une petite oasis bio sous les pluies nucléaires, mais en transformant radicalement les rapports sociaux », rappellent des syndicalistes de Via Campesina5. Aujourd’hui, les projets d’autoroutes ou d’aéroports menacent les terres agricoles, les projets d’enfouissement de déchets nucléaires également, comme à Bure — sans mobilisation collective, il n’y aura pas d’installations agricoles nombreuses.
La notion de « résistance » au système, voire de « révolution » revient dans les témoignages que vous avez recueillis : la paysannerie n’a, souvent, pas eu bonne presse au sein des mouvements marxistes6…
« Le retour à la terre contemporain comporte une dimension plus individualiste que celui plus communautaire des années 1970. »
À la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou au squat maraîcher des Lentillères à Dijon, la gauche radicale s’engage dans une agriculture qui est d’abord un outil au service d’une cause : ici, lutter contre un aéroport, là, freiner l’étalement urbain et l’embourgeoisement des centres-villes. L’occupation des terrains par des militants souvent d’origine urbaine ne vise pas uniquement à produire de l’alimentation mais à porter un combat politique, un projet de société. Dans d’autres lieux, moins médiatisés, comme à Caracoles de Suc en Ardèche, on pense que la meilleure arme pour résister au capitalisme, c’est une ferme. Une dizaine d’hommes et de femmes s’y est réunie « sans dogme, ni culte, ni hiérarchie ». Un peu plus au sud, à Longo Maï, dans les hauteurs de Forcalquier, plus de 150 personnes, la plupart venues de la ville, travaillent, cultivent et mettent leurs ressources en commun : « Ne pas s’enfermer, ne pas s’isoler » demeure leur credo. Dès que les mouvements sociaux grondent, ils descendent dans la vallée, nourrissent les piquets de grève et accueillent les réfugiés.
Vous évoquez les difficultés en matière administrative, du fait de leur situation « hors cadres » : qu’en est-il, en clair ?
L’agriculture est une profession à patrimoine, qui se transmet historiquement par héritage, de père en fils. Les néo-paysans sont exclus de ce patrimoine familial et ils sont donc perçus comme étranger. À la chambre d’agriculture, on les appelle les « Hors Cadre Familial », ce qui est assez révélateur de la façon dont on les perçoit : ils sont d’abord définis comme déviants par rapport à une norme qui est la transmission familiale. En dehors de leur origine, ce qui pose problème en matière administrative concerne le type d’agriculture qu’ils choisissent. Maraîchage diversifié, élevage paysan avec transformation fromagère, arboriculture avec activité apicole, des productions qui n’entrent pas dans les critères de la Dotation Jeunes Agriculteurs (aide publique à l’installation agricole, de 8 000 à 35 000 €) qui se base sur une agriculture très spécialisée et pratiquée sur des surfaces de plus en plus grandes. De nos jours, parmi les installations agricoles, deux tiers ne sont pas financées par la Chambre d’agriculture et n’obtiennent pas la Dotation Jeunes Agriculteurs. Une conseillère à l’installation agricole dans une Chambre de Rhône-Alpes s’interrogeait en off, au détour d’un couloir : « On aide un projet ou un profil ? » Alors même que l’on manque de repreneurs en agriculture, la puissance publique freine l’installation de nouveaux venus : je ne connais pas d’autre profession qui présente un tel paradoxe.
Existe-t-il un profil sociologique homogène, des tendances lourdes, parmi eux ?
Les néo-paysans sont issus de classes sociales très différentes. Des ouvriers aux cadres, des hommes et femmes décident de se reconvertir. L’apport en capital nécessaire pour se lancer est variable, suivant que l’on choisit de faire du maraîchage ou de l’élevage — et suivant la région où l’on s’installe. Selon une enquête des JA et du MRJC7, plus de 60 % d’entre eux souhaitent s’installer en agriculture biologique alors même qu’elle ne représente, en France, que 7 % de l’emploi agricole et 4 % de la surface cultivable. Les néo-paysans optent pour des productions variées, des transformations à la ferme, des circuits courts. Ils se disent « paysans » et pas « chefs d’exploitation agricole ». « Je valorise, je n’exploite pas », a-t-on entendu à plusieurs reprises. Le refus de l’agriculture industrielle est un leitmotiv chez les néo-paysans ; ils ont vu les limites de ce modèle subventionné par l’État depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et sont décidés à ne pas le reproduire.
On saisit, à vous lire, l’importance de la métaphore du colibri : chacun peut contribuer, à son petit niveau, à l’affranchissement général. Peut-on toutefois parler d’un « maillage », d’un « récit commun » ?
« Ils se disent
paysanset paschefs d’exploitation agricole.Je valorise, je n’exploite pas, a-t-on entendu à plusieurs reprises. »
Pour qu’il y ait récit commun, il faudrait d’abord qu’il existe une conscience commune. Or les néo-paysans n’ont pas ce sentiment d’appartenir à un groupe qui serait constitué par des gens comme eux, qui se sont confrontés aux mêmes obstacles qu’eux pour entrer dans le milieu agricole. L’identité de « Hors Cadre Familial » n’est pas revendiquée en tant que telle. Les néo-paysans et néo-paysannes se définissent comme « paysans », « éleveur », « maraîcher », « apiculteur », ils ne cherchent pas forcément à appuyer la spécificité de leur origine. Ce qui compte pour eux, plus que leur origine, c’est le choix d’une agriculture biologique, d’une agriculture paysanne. Or ce type d’agriculture n’est pas réservée aux Hors Cadre Familiaux, bien au contraire : les enfants d’agriculteurs qui ne se sont pas engouffrés dans la brèche de l’agriculture industrielle en sont les pionniers ! Peut-on dire aujourd’hui que l’agriculture bio fait tache d’huile ? Si elle ne fait pas le poids face au conventionnel (7 % des agriculteurs en France pratiquent le bio), elle est en forte progression et agit comme un point d’acupuncture qui fait circuler les idées. Car cette minorité d’agriculteurs remet en cause les pratiques des 93 % qui sont en agriculture conventionnelle : elle interroge très largement, et pas seulement au sein du périmètre de ceux qui la pratiquent.
Vous soulevez la dimension patriarcale de cette profession : les néo-paysannes peuvent-elles permettre de peser, de bousculer les pesanteurs sociales et culturelles du monde agricole ?
Une conseillère en Chambre d’agriculture nous a dit la phrase suivante : « Les femmes sont reconnues par le milieu agricole une fois qu’elles ont montré qu’elles savent bosser comme des hommes. » Tout est dans cette citation. On accepte que les femmes deviennent agricultrices mais le point de référence reste cependant masculin. Valérie, une néo-vigneronne du Loiret, nous rapporte le propos de ses voisins vignerons, ahuris de la voir s’installer seule : « Et ton mari s’installe quand ? Mais qui va passer le tracteur ? Comment vas-tu décuver ? » J’ignore si les néo-paysannes font réellement changer la mentalité dans le monde agricole, mais elles font avancer le droit vers plus de modernité puisqu’elles rejettent une condition encore beaucoup subie par les femmes du sérail, qui est celle de « conjointe collaboratrice » — un statut bâtard qui réduit les agricultrices à des « femmes d’agriculteurs » et leur ouvre très peu de droits en matière de retraite et de sécurité sociale.
On décèle une critique du « hors-sol », au sens logistique et symbolique du terme, dans votre tour de France : cette remise en cause inscrit-elle forcément les néo-paysans dans la décroissance ?
Les néo-paysans sont décroissants en ce qu’ils militent pour une agriculture qui ne s’enrichit pas de la destruction de l’écosystème mais qui travaille avec elle. Ils ne cherchent pas à s’agrandir indéfiniment contrairement à la tendance actuelle : si la surface agricole moyenne par ferme était de 42 hectares en 1998, en 2005 elle avait atteint 71 hectares. « Je gagne moins bien ma vie, mais je la gagne mieux », explique Florent, maraîcher en AMAP après avoir travaillé dans l’aide humanitaire en Afrique. « Ce n’est pas un gagne-pain, c’est un projet de vie », pour Jean-Loup, éleveur dans les monts du Diois. Il y a là une recherche d’authenticité, avec une vie moins accrochée au matériel mais faite de plus liens, de solidarités locales, de troc, d’échanges. N’est-ce pas là une définition de la simplicité volontaire ? Néanmoins, les néo-paysans ne pourront pas être décroissants tout seuls ! La pérennité de leurs installations dépend aussi des associations et institutions qui les accompagnent, des consommateurs qui achètent leurs produits mais aussi de la vitalité du milieu rural : comment venir vivre plus sobrement à la campagne s’il faut faire 30 kilomètres de voiture pour emmener les enfants à l’école la plus proche ? S’il n’y a plus ni artisans ni commerçants au village ? Si les déserts médicaux s’agrandissent ? « À force d’enlever la poste, l’école, il n’y aura plus personne. Le dernier agriculteur survivant, il ne vivra pas longtemps », entend-on sur la place d’un bourg du nord-Ardèche. Si l’on souhaite que le mouvement se maintienne dans la durée, s’installer ne doit pas rimer avec s’enterrer.
- Selon l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture, chiffres 2015.[↩]
- Association pour le Maintien d’une Agriculture paysanne : abonnement à un panier hebdomadaire.[↩]
- Bertrand Hervieu et Jean Viard, L’Archipel paysan, la fin de la république agricole, éditions de l’Aube, 2001.[↩]
- Association pour le développement de l’emploi agricole et rural. Les ADEAR accueillent les paysans et paysannes en devenir, et leur proposent un accompagnement global où le projet de vie s’intègre pleinement au projet professionnel.[↩]
- Discours lors de la Journée internationale des luttes paysannes le 17 avril 2011 en Suisse.[↩]
- On lui préférait volontiers le prolétariat urbain, l’ouvrier qui n’était pas « rivé » à « sa » terre : « Il en est résulté, chez les paysans, une sorte de haine pour ce qu’on nomme en politique la gauche », écrit Simone Weil dans L’Enracinement.[↩]
- Jeunes agriculteurs et Mouvement rural de la jeunesse chrétienne.[↩]
REBONDS
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