Luttes animales et luttes sociales


Série « Luttes animales, luttes sociales »

La ques­tion ani­male s’est impo­sée dans le débat fran­çais : simple constat. Des vidéos clan­des­tines explosent au grand jour, des éle­vages sont condam­nés pour mau­vais trai­te­ment, des marches sont orga­ni­sées pour récla­mer la fer­me­ture des abat­toirs, les livres sur le sujet ne se comptent plus. Un grand quo­ti­dien le notait : les ani­maux étaient pré­sents « dans la qua­si-tota­li­té des pro­grammes des can­di­dats » de la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle. Un par­ti dit « ani­ma­liste » a même vu le jour en 2016, atti­rant à lui un demi-mil­lion de voix seule­ment trois ans plus tard. Le gou­ver­ne­ment met­tait alors en place une cel­lule de gen­dar­me­rie entiè­re­ment dédiée à la répres­sion des lan­ceurs d’alerte. Cet inté­rêt n’est pour­tant pas nou­veau. Du moins pour qui suit l’histoire du mou­ve­ment socia­liste, qu’il s’avance sous les cou­leurs de l’anarchisme, de la social-démo­cra­tie ou du com­mu­nisme. Depuis ses ori­gines, la ques­tion ani­male irrigue — certes à la marge — ses réflexions et même ses pra­tiques. « Que la jus­tice ne puisse plus se for­mu­ler sans faire cas des ani­maux » : c’est à quoi invite cet article, pre­mier volet intro­duc­tif d’une série tout entière consa­crée aux luttes ani­males et sociales. ☰ Par Roméo Bondon


La parole est à Angela Davis. Elle l’assure : la cause ani­male sera « l’une des com­po­santes de la pers­pec­tive révo­lu­tion­naire » à venir. L’assertion, enten­due dans la cap­ta­tion qui a été faite d’une confé­rence don­née voi­ci dix ans, a pu sur­prendre alors. Celle qui fut et reste une figure du mou­ve­ment de libé­ra­tion noir aux États-Unis fai­sait géné­ra­le­ment peu cas de son régime ali­men­taire ou de ses posi­tions ani­ma­listes : pour­tant, ce jour, les ani­maux s’insèrent dans un dis­cours por­tant sur la révo­lu­tion. C’est un fatras de sabots et de palmes et de pattes que l’on entend. On serait tou­te­fois en droit d’apporter une nuance : la cause ani­male est déjà l’une des com­po­santes de la pers­pec­tive révo­lu­tion­naire. Bien plus, elle l’est depuis long­temps — quoique de façon mino­ri­taire. Des mots d’Angela Davis et de leur actua­li­sa­tion his­to­rique dérivent deux pro­po­si­tions. La pre­mière est qu’il n’est plus pos­sible d’envisager l’histoire de la cause ani­male sans faire une place pour la pen­sée socia­liste. La seconde, que cette même pen­sée socia­liste ne peut plus s’envisager sans qu’elle prenne en compte ce qu’il est désor­mais com­mun d’appeler « le vivant ».

Nous enten­dons par socia­lisme cet idéal d’organisation social qui s’est consti­tué au XIXe siècle en oppo­si­tion au mode de pro­duc­tion capi­ta­liste. Communisme (mar­xiste ou non), anar­chisme (et ses divers cou­rants) et réfor­misme social (social-démo­cra­tie) en sont tous trois issus. Allons jusqu’à l’os et gar­dons-en ses termes cen­traux : éga­li­té et jus­tice. Comment nier aux ani­maux ces prin­cipes qui nous animent ? Nous ne sommes pas les pre­miers à poser la ques­tion. Ainsi ne se lasse-t-on pas de rap­por­ter les mots du géo­graphe Élisée Reclus, les mieux à même, sûre­ment, de des­si­ner une ligne de conduite que l’on se doit de tenir pour avan­cer l’hypothèse d’un socia­lisme fai­sant la part belle aux ani­maux. « Si nous devions réa­li­ser le bon­heur de tous ceux qui portent figure humaine et des­ti­ner à la mort tous nos sem­blables qui portent museau et ne dif­fèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions cer­tai­ne­ment pas réa­li­sé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aus­si les ani­maux dans mon affec­tion de soli­da­ri­té socia­liste1. » Un socia­lisme pour tout ce qui vit et sent, donc, à rebours d’un mar­xisme pro­duc­ti­viste — entiè­re­ment tour­né vers l’humain et ses réa­li­sa­tions — comme d’un ani­ma­lisme volon­tiers libé­ral, par­fois misan­thrope et sou­vent bour­geois. Cette posi­tion tierce, de plus en plus bruyante, n’est, on l’a dit, pas nou­velle. Voici près de cent cin­quante années qu’elle est développée.

Écoutons l’écho qui résonne d’un siècle à l’autre.

« Un socia­lisme pour tout ce qui vit et sent, donc, à rebours d’un mar­xisme pro­duc­ti­viste — entiè­re­ment tour­né vers l’humain et ses réa­li­sa­tions — comme d’un ani­ma­lisme volon­tiers libéral. »

Il y a d’abord un inves­tis­se­ment dans la cause socia­liste qui trans­cende les bar­rières d’espèces, ou du moins les ques­tionne ; il y a, aus­si, des argu­ments proches, où les intui­tions se sont vues ren­for­cées par les concepts ; il y a, enfin, des stra­té­gies com­munes, qui vont se géné­ra­li­sant. Ainsi, mal­gré l’écart des années, des pra­tiques simi­laires éma­nant de la pra­tique anar­chiste, réfor­miste ou col­lec­ti­viste ont été mises en œuvre pour défendre les ani­maux d’un siècle à un autre. D’une facul­té pari­sienne à quelque abat­toir de Russie, des forêts picardes aux « por­co­po­lis2 » éta­su­niennes, explo­rons quelques-unes de ces correspondances.

Rendre visible l’insupportable

En ce jour de l’année 1892, celui qui règne sur les lettres russes depuis les œuvres que l’on sait n’écrit plus que de longues nou­velles. Son bas­cu­le­ment cer­tain vers les prin­cipes de pre­miers chré­tiens l’a emme­né loin de l’intelligentsia de son pays. Seul, il médite. Ses réflexions morales le conduisent à reje­ter la vio­lence, celle envers les humains, d’abord, mais aus­si celle envers les bêtes. Il sem­ble­rait que ces­ser de tuer ces der­nières rédui­raient les risques de s’en prendre aux pre­miers. Ce jour de l’année 1892, Tolstoï veut voir.

[William Hawkins]

Voir ce que les ani­maux subissent chaque jour dans les tous proches abat­toirs, eux qui sont construits « de façon à ce que les ani­maux abat­tus souffrent le moins pos­sible3 ». Voir, donc, pour ensuite dire — aus­si­tôt écrit, une revue accueille­ra son témoi­gnage. Ce désir pro­cède chez l’écrivain d’un rai­son­ne­ment éthique l’ayant conduit à adop­ter un régime végé­ta­rien. Toutefois, l’abstinence lui paraît encore trop abs­traite. Il convient de se figu­rer : « si on mange de la viande, il faut voir aus­si com­ment on l’abat », explique-t-il à un ami. Et tant que d’autres conti­nuent de le faire, il importe de ne pas fer­mer les yeux.

La scène se déroule dans la ville de Toula, située à 200 kilo­mètres à l’est de Moscou. Tolstoï gagne seul les abat­toirs, par deux fois. Il décrit les bâti­ments, les hommes qui y offi­cient et, sur­tout, l’« odeur fade de sang chaud » qui imprègne les lieux. Il y a des che­vaux qui tirent des char­rettes pleines de bœufs, qu’ils soient morts ou bien vivants. Autour, on dis­cute des prix sans se sou­cier des ani­maux ni de cet étrange obser­va­teur. Tolstoï entre dans le bâti­ment et dépeint minu­tieu­se­ment la tue­rie, le sang recueilli dans une bas­sine, la découpe de la peau et des chairs mises à nu. Les des­crip­tions se suc­cèdent jusqu’à la nau­sée. À l’issue de cette jour­née, l’écrivain com­mente : « [on] ne peut pas ne pas cau­ser de souf­france aux ani­maux, par ce simple fait qu'[on] les mange ». Néanmoins, il ne dénonce pas ; c’est le che­min vers une vie bonne qu’il pour­suit. Et, pour que celle-ci advienne, c’est « la sobrié­té » qui doit s’imposer.

*

« La camé­ra a lar­ge­ment rem­pla­cé la plume et s’infiltre à son tour der­rière les murs opaques des abat­toirs comme pour mieux en per­cer la coque. »

Rendre visible n’implique plus seule­ment de décrire, mais sur­tout de dévoi­ler. Littéralement, d’expo­ser à la vue. Tolstoï, comme un peu plus tard le liber­taire Reclus ou le roman­cier socia­liste Upton Sinclair, ont usé des moyens de leur temps — le récit, la polé­mique jour­na­lis­tique, le feuille­ton. Les mots devaient sug­gé­rer les odeurs et les sons pour que des images soient figu­rées. Aujourd’hui, la camé­ra a lar­ge­ment rem­pla­cé la plume et s’infiltre à son tour der­rière les murs opaques des abat­toirs comme pour mieux en per­cer la coque.

Viennent sans doute à l’esprit quelques séquences qui s’y ont impré­gnées : le refus répé­té d’un veau, pris en étau entre deux murs pour qu’il marche avec allant vers la tue­rie ; des cochons en nombre, gisant les uns sur les autres, hale­tant, le regard inerte ; des oies entas­sées, dont les palmes ne fou­le­ront que des grilles dans l’attente du gavage puis de l’abattage. Ces extraits ont pour la plu­part été enre­gis­trés clan­des­ti­ne­ment au sein d’abattoirs dont le fonc­tion­ne­ment ne res­pec­tait pas les règles édic­tées pour garan­tir un introu­vable « bien-être ani­mal ». L214, la prin­ci­pale asso­cia­tion qui mène ces actions et dif­fuse les images récu­pé­rées, entend sen­si­bi­li­ser le plus grand nombre et ain­si faire pres­sion sur les déci­sions poli­tiques à même de régle­men­ter de manière plus dras­tique les acti­vi­tés exploi­tant des ani­maux. En somme, mon­trer l’invisible et faire entendre l’inaudible pour contraindre la réac­tion. Toutefois, si les motifs étaient dif­fé­rents, l’intrusion de camé­ras au sein d’abattoirs a une his­toire. Il y a eu des pré­cé­dents — Le Sang des bêtes (1949) de Georges Franju est l’un d’eux — et, si on les connaît moins, des épi­gones méritent atten­tion. Parmi ces der­niers, un essai, entre docu­men­taire et fic­tion : Gorge cœur ventre (2016), de Maud Alpi.

Sans détour, la réa­li­sa­trice affir­mait dans un entre­tien : « La bou­ve­rie d’un abat­toir est un défi­lé de condam­nés » – condam­nés dont il convient de prendre la défense. Son film nous montre un employé inté­ri­maire, un chien qui le suit en tous lieux et, sur­tout, des cen­taines de vaches de réforme conduites jusqu’au mata­dor à coups de décharge dans les flancs. Le jeune homme s’arrose d’une eau qu’il a d’abord appor­té aux bêtes, elles qu’il sait pour­tant sur le point d’être abat­tues ; le chien jappe en rythme des chaînes qui cli­quettent ; les vaches rechignent, renâclent, mais finissent par pas­ser le por­tique final. Les images donnent à voir une rési­gna­tion par­ta­gée par les humains et les ani­maux qu’ils élèvent, rési­gna­tion qui, par­fois, est secouée à deux mains ou deux pattes pour que le cours des choses s’infléchisse.

Entraver et combattre

Quittons la bour­gade indus­trieuse de Toula et ses abat­toirs pour un cos­su café pari­sien. Assis à une table, un homme se gausse à la lec­ture des pre­mières pages du Gaulois, feuille concur­rente du Figaro et fidè­le­ment bona­par­tiste. L’homme se gausse, oui, car il vient de ter­mi­ner l’entrefilet qui s’y est glis­sé à pro­pos d’un « scan­dale au Collège de France ». Lisons par-des­sus son épaule avant qu’il ne froisse puis jette son journal.

[William Hawkins]

Coincée entre un article sur les rela­tions entre l’Allemagne et le Vatican et un autre reve­nant sur les der­nières nou­velles par­le­men­taires en France, l’affaire est expé­diée en quelques lignes. Il s’agit d’une expé­rience à but médi­cal menée dans l’amphithéâtre d’une ins­ti­tu­tion de la capi­tale devant un par­terre d’étudiants et de badauds. Un pro­fes­seur s’est pro­po­sé de dis­sé­quer un ani­mal pour le bien de la science. L’animal est bruyant ; le pro­fes­seur se met en tête de lui cou­per les cordes vocales — c’est qu’il entend le dépe­cer bien tran­quille­ment. « Alors, une jeune femme très élé­gante, que la gen­tillesse du pauvre singe avait sans doute gagné à sa cause, se leva et appli­qua un coup d’ombrelle très éner­gi­que­ment sur le nez de l’honorable M. Brown-Séquard4. »

Un scan­dale, donc.

Le pro­fes­seur est outré — « vieille folle » lance-t-il à son assaillante — et la jeune femme, elle, est emme­née au com­mis­sa­riat du quar­tier. On lui demande d’expliquer son geste : il s’agit sim­ple­ment de l’application de la loi, répond-elle. Il est vrai que la loi com­mence à s’emparer de ce sujet. Quelques années plus tôt, une pro­po­si­tion a été adop­tée pour limi­ter la mal­trai­tance à l’égard des ani­maux domes­tiques. Quelques années plus tard, un de ses textes nous éclaire sur l’argumentaire de l’assaillante et le contexte dans lequel elle a opé­ré : « Au nom des prin­cipes que le XIXe siècle s’honorera d’avoir sou­te­nus et affir­més, on doit comp­ter le droit des ani­maux5 ». 

« Au nom des prin­cipes que le XIXe siècle s’honorera d’avoir sou­te­nus et affir­més, on doit comp­ter le droit des ani­maux. »

Le XIXe siècle est celui qui consacre la méthode expé­ri­men­tale dans la conduite de la science et qui légi­time les expé­riences sur les corps morts ou vivants des ani­maux, oui, mais c’est aus­si celui des pre­mières actions directes au nom de ces der­niers. Les coups d’ombrelle de Marie Huot ne doivent pas cacher les rai­sons pro­fondes de son geste ni son impor­tance his­to­rique : la créa­tion de la Ligue contre la vivi­sec­tion qu’elle dirige et dans le cadre de laquelle elle inter­vient signe ain­si « le pas­sage d’une pro­tec­tion léga­liste des ani­maux à une défense plus active6 ». Dans le texte pré­cé­dem­ment cité, elle déplore que la légis­la­tion de son temps ne consi­dère l’animal que comme « une chose en pro­prié­té et non comme un indi­vi­du et un être sen­tant7 ».

Si l’homme der­rière lequel on se tient, dans ce café pari­sien, lais­sait son Gaulois pour lui pré­fé­rer La Revue socia­liste, pas de doute qu’il rirait plus fort encore — et avec lui non seule­ment le camp des conser­va­teurs, mais aus­si des pro­gres­sistes de tous bords. Et pour cause : si les mots de Marie Huot trouvent aujourd’hui une actua­li­té éton­nante, l’époque qui fut la sienne était bien loin de pou­voir les accueillir. Un peu de patience, néan­moins. Les décen­nies sui­vantes seront plus à même de faire une place à l’action directe en faveur des animaux.

*

Montons dans une voi­ture, non plus mue par la vapeur mais par l’électricité, et gagnons les forêts doma­niales qui entourent la ville de Compiègne. Un siècle et demi nous sépare des coups d’ombrelle et, pour­tant, on conti­nue de s’interposer pour inter­rompre une acti­vi­té que l’on dénonce au nom du res­pect des ani­maux. On le fait même avec plus d’organisation et d’énergie que jamais.

Si la chasse mobi­lise contre elle depuis des décen­nies, les années 2010 ont été l’objet d’un reflux de la contes­ta­tion, notam­ment la véne­rie, sa forme la plus spec­ta­cu­laire mais aus­si celle qui paraît la plus archaïque à beau­coup. À Compiègne, bas­tion de l’association Abolissons la véne­rie aujourd’hui (AVA), cela fait plu­sieurs années que chaque chasse à courre est sur­veillée, fil­mée puis dif­fu­sée sur Internet. En ce jour de novembre 2021, des coups de trompe se font entendre dans les bois ; un cerf a été levé et les mili­tants et les mili­tantes pré­sents entendent bien ne pas le lais­ser aux chas­seurs et à leurs chiens. Là, comme un siècle aupa­ra­vant, on oppose son corps à une pra­tique que l’on dénonce. On le fait pour des rai­sons diverses : il y en a qui ne sup­portent pas de consta­ter l’accaparement des forêts de leur com­mune ; d’autres qui contestent cette chasse-ci ou bien toutes les chasses ; d’autres encore pour qui la pra­tique, hau­te­ment hié­rar­chi­sée, est une résur­gence aris­to­cra­tique ou une relique bour­geoise qu’il convient de défaire au nom de la lutte des classes.

[William Hawkins]

Se retirer pour accueillir

Depuis les bois, mar­chons quelques jours ou bien enfour­chons une bicy­clette pour faire le tra­jet sur deux roues. Non loin de ces forêts picardes qu’agite une « guerre8 » pour que per­dure ou péri­clite la chasse à courre, se trouve la colo­nie végé­ta­lienne et liber­taire de Bascon. Bien sûr, aujourd’hui il n’en est rien ; mais un nou­veau bond tem­po­rel d’une cen­taine d’années nous intro­duit auprès de Georges Butaud, Louis Rimbault et Sophie Zaïkowska au sein d’une sin­gu­lière communauté.

Après quelques ten­ta­tives avor­tées, une mai­son inha­bi­tée avec quelques dépen­dances échoit à un groupe d’une dizaine de cama­rades pour qu’un « milieu libre » puisse s’y déve­lop­per. Quelques années encore seront néces­saire à ce que l’expérience prenne sa forme finale. C’est l’automne 1911 et une annonce paraît dans la presse anar­chiste : « [N]ous sommes simples, végé­ta­riens, abs­ti­nents et nous fon­dons notre espoir de vie com­mu­niste sur le déve­lop­pe­ment de la conscience, du sen­ti­ment, de la volon­té, du cou­rage, de l’initiative indi­vi­duelle et la non-vio­lence entre cama­rades9. » Les moyens de sub­ve­nir aux besoins sont som­maires : du maraî­chage pour se nour­rir et un peu d’artisanat pour com­plé­ter les besoins essen­tiels. La ten­ta­tive, de nou­veau, sera de courte durée. Des répliques tou­te­fois émer­ge­ront les décen­nies sui­vantes, selon des formes dif­fé­rentes, se cen­trant de plus en plus sur le mode de vie — végé­ta­rien et natu­riste — et de moins en moins sur le poten­tiel de libé­ra­tion y résidant.

« Ce ne sont pas les vic­times qu’on dit, non, car les ani­maux résistent. Seulement, on ne peut ou ne veut pas le voir. »

Au-delà des vicis­si­tudes de l’expérience, ce qui doit rete­nir l’attention sont les prin­cipes défen­dus et l’extrême rigueur qui les accom­pagne. Il s’agit, selon les mots de Louis Rimbault, de faire la chasse aux « faux besoins » qui contraignent et assou­pissent les tra­vailleurs et les tra­vailleuses. Parmi eux, et non des moindres, la viande. L’un des traits fré­quem­ment repro­chés aux mili­tants et théo­ri­ciens ani­ma­listes actuels — où sont donc pas­sés les ani­maux ? — était en germe déjà chez ces anar­chistes indi­vi­dua­listes et végé­ta­riens d’avant-guerre. Si le but (réfor­mer les modes de vie) et les moyens pour l’atteindre (se mettre à l’écart ou, pour employer les mots de l’époque, en-dehors de la socié­té capi­ta­liste) sont proches de la mise en œuvre contem­po­raine de sanc­tuaires et refuges anti­spé­cistes, une évo­lu­tion fon­da­men­tale s’est insé­rée entre temps : les ani­maux sont désor­mais au centre de la démarche, là où, aupa­ra­vant, ils étaient absents non seule­ment des repas mais aus­si du quo­ti­dien10.

*

L’omniprésence des ani­maux : voi­là ce qui frap­pe­rait tout curieux allant voir ces sanc­tuaires qui recueillent bêtes réfor­mées, de labo­ra­toire ou sim­ple­ment aban­don­nées. C’est, du moins, ce qui sai­sit à l’approche de l’un d’eux, situé en retrait d’un vil­lage de l’Est de la France. Le ter­rain que l’on foule est vaste. Une rivière bor­dée de peu­pliers et de frênes le tra­verse. Vaches, bœufs, chèvres, mou­tons, poules, oies, chiens et cochons se par­tagent l’espace. Il y a quelques humains, aus­si. Un mobile home duquel pend un dra­peau frap­pé d’une étoile paraît esseu­lé au milieu de ces êtres-là. Ils sont deux et ont construit, avec l’aide de béné­voles, des abreu­voirs, des clô­tures, des auvents, des abris, ain­si qu’une infir­me­rie. Il a fal­lu apprendre sur le tas les rela­tions entre les espèces repré­sen­tées, et res­pec­ter les bar­rières que ces dif­fé­rences imposent. Les uns sont crain­tifs, fuyants et sau­vages, tan­dis que d’autres donnent des coups de corne en tour­nant sim­ple­ment la tête — au risque d’empaler ce qui se tient trop près.

Ils sont deux et se disent volon­tiers anar­chistes en même temps qu’antispécistes. Si devant leur abné­ga­tion des mots gran­di­lo­quents vous viennent en tête, ils les balaye­ront d’un revers de la main : la cause mérite un tel inves­tis­se­ment. Au diable les pour­suites, la sur­veillance, la pri­son qui menace. Foin d’héroïsme ou de toute valo­ri­sa­tion per­son­nelle. Ce qui compte, ce sont les ani­maux, ces cama­rades, ces alliés, ces com­pa­gnons et ces com­plices. Ce ne sont pas les vic­times qu’on dit, non, car les ani­maux résistent. Seulement, on ne peut ou ne veut pas le voir.

[William Hawkins]

Les détails théo­riques et judi­ciaires de l’une tranchent avec le franc-par­ler de l’un. Un refuge, c’est un tra­vail immense et quo­ti­dien. L’isolement est grand vis-à-vis du milieu mili­tant comme de la bataille média­tique. Pourtant, pour celle et celui qui agissent en ces lieux, c’est là où il faut être. Avec les ani­maux. Loin d’en faire une cause auto­nome, qui légi­ti­me­rait une com­pro­mis­sion que d’aucuns appellent de leurs vœux avec le sys­tème éco­no­mique domi­nant, ils et elles sont sou­cieux d’intégrer cette lutte avec l’ensemble des causes éman­ci­pa­trice, dans un même élan d’affranchissement géné­ra­li­sé. 269 Libération ani­male s’en explique ain­si dans un entre­tien : « Le socia­lisme, c’est se sou­cier col­lec­ti­ve­ment du sort de cha­cun, orga­ni­ser socia­le­ment la soli­da­ri­té de tous pour cha­cun, deman­der à cha­cun selon ses capa­ci­tés, accor­der à cha­cun selon ses besoins. Bien évi­dem­ment, lier les deux idéo­lo­gies implique d’adopter la vision d’un socia­lisme qui se situe au-delà de la socié­té stric­te­ment humaine ». 

Le socialisme aux vivants

En dehors de toute exploi­ta­tion ou bien en prise directe avec une indus­trie agro-ali­men­taire mor­ti­fère, dans les bois comme au sein des abat­toirs, à l’aide des mots ou des images, quels que soient les argu­ments et les moyens employés, des ponts peuvent être jetés entre notre jeune siècle et les pré­cé­dents quant à la prise en charge poli­tique des ani­maux. Les quelques phrases adres­sées par Reclus à son ami Richard Heath, citée au seuil de cette contri­bu­tion, ont eu une pos­té­ri­té éton­nante. Si l’élargissement de la soli­da­ri­té à ce qui n’est pas humain est une idée déjà ancienne, cer­taines pro­po­si­tions contem­po­raines la déploient et la sys­té­ma­tisent. Parmi celles-ci, comp­tons le pro­jet de pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique et com­mu­niste éla­bo­ré par le géo­graphe Andreas Malm, ou la pers­pec­tive cri­tique qui engage à recon­naître une même condi­tion ter­restre à tout ce qui vit, tra­vaillée, entre autres, par l’agronome Léna Balaud et le phi­lo­sophe Antoine Chopot. Pour mar­gi­nales que soient encore les voix les rejoi­gnant, elles trouvent une place de plus en plus assu­mée au sein des pro­po­si­tions poli­tiques anti­ca­pi­ta­listes actuelles.

*

Repartons près de Toula, pour une der­nière pro­me­nade auprès du vieil écrivain.

Tolstoï savait les raille­ries dont il ferait l’objet après avoir renié ce « plai­sir cruel » qu’est la chasse. Mais, loin de s’en émou­voir, il igno­ra ses détrac­teurs et leur pré­fé­ra les géné­ra­tions sui­vantes. Il dédie ain­si son texte à un public tout autre ses anciens cama­rades de tue­rie : « ce n’est pas aux hommes que je m’adresse, c’est aux jeunes gens dont la conscience parle encore, sus­cep­tible de s’élargir ; aux jeunes gens qui sont assez cou­ra­geux pour juger les opi­nions adop­tées, et au besoin les modi­fiées, même s’il en résul­tait l’obligation d’abandonner une dis­trac­tion favo­rite11 ». La jeu­nesse de son temps n’a, semble-t-il, que peu prê­té l’oreille aux recom­man­da­tions du vieil homme. Gageons que celle d’aujourd’hui sau­ra s’en sai­sir autre­ment plus mas­si­ve­ment : que la jus­tice ne puisse plus se for­mu­ler sans faire cas des animaux.


[lire le deuxième volet | « Les ani­maux avec nous, nous avec les animaux »]


Ce texte, amen­dé, figure dans le livre col­lec­tif coor­don­né par Philippe Boursier et Clémence Gumont, Écologies : le vivant et le social, La Découverte, 2023.
Illustrations de ban­nière et de vignette : William Hawkins. 


  1. Lettre à Richard Heath, 1884.[]
  2. L’expression est uti­li­sée par Élisée Reclus pour décrire les villes nord-amé­ri­caines où l’élevage indus­triel s’impose à la fin du XIXe siècle, notam­ment Chicago et Cincinnati. Pour plus de pré­ci­sions, voir Roméo Bondon, Le Bestiaire liber­taire d’Élisée Reclus, Atelier de créa­tion liber­taire, 2020.[]
  3. Léon Tolstoï, « La pre­mière étape », 1892, repro­duit dans Roméo Bondon et Elias Boisjean (dir.), Cause ani­male, luttes sociales, Le Passager clan­des­tin, 2021.[]
  4. « Un scan­dale au Collège de France », Le Gaulois, 23 mai 1883.[]
  5. Marie Huot, « Le droit des ani­maux », La Revue Socialiste, 1887, repro­duit dans Roméo Bondon et Elias Boisjean (dir.), op. cit.[]
  6. Jérôme Ségal, Animal radi­cal — Histoire et socio­lo­gie de l’antispécisme, Lux, 2020.[]
  7. Marie Huot, art. cit.[]
  8. Selon l’expression de l’anthropologue Charles Stépanoff, « La forêt est en guerre. Enquête sur le conflit autour de la chasse à courre », Terrains, 2020 [en ligne].[]
  9. Cité dans Tony Legendre, Expérience de vie com­mu­nau­taire anar­chiste en France, Les Éditions liber­taires, 2006.[]
  10. Voir par exemple Léonard Perrin, « Vers la libé­ra­tion ani­male », Ballast, n° 7, 2019.[]
  11. « La chasse », Plaisirs cruels, 1895, repro­duit dans Roméo Bondon et Elias Boisjean (dir.), op. cit.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Combattre la chasse à courre », Yanna Rival et Élie Marek, décembre 2021
☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Marc Gancille : « Sixième extinc­tion de masse et inéga­li­tés sociales sont liées », novembre 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Jérôme Segal : « Qui sont les ani­maux ? », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Dalila Awada : « Si la jus­tice exclut les ani­maux, elle demeure par­tielle », décembre 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Pierre Rigaux : « Gagner contre la chasse », sep­tembre 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Sue Donaldson et Will Kymlicka : « Zoopolis — Penser une socié­té sans exploi­ta­tion ani­male », octobre 2018


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Roméo Bondon

Doctorant en géographie. Il a récemment coordonné avec Elias Boisjean Cause animale, luttes sociales (Le Passager clandestin, 2021) et publié avec Raphaël Mathevet Sangliers - Géographies d'un animal politique (Actes Sud, 2022).

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