Entretien inédit pour le site de Ballast
Et si les intellectuels se suicidaient, tous et d’un coup d’un seul ? C’est l’idée, a priori étonnante, que lance cet essayiste pourtant partisan de la non-violence. Derrière la formule évidemment provocatrice, Cervera-Marzal esquisse une nouvelle manière d’appréhender les rapports entre nos têtes et nos corps. Pourquoi faudrait-il que les travaux « manuels » soient le lot des déshérités et les délices de la « pensée » le privilège d’une poignée de citoyens ? Pourquoi un psychanalyste est-il mieux considéré, en société, qu’un conducteur d’engins de travaux publics ? Pour en finir avec cette division artificielle, l’auteur de Pour un suicide des intellectuels (éditions Textuel) appelle à creuser la tombe de la caste intellectuelle professionnelle au profit d’une intelligence collective et démocratique, où le « penseur » et le « travailleur » n’existeraient plus puisque chacun serait à la fois l’un et l’autre.
Vous définissez l’intellectuel comme « une personne payée pour lire, étudier, réfléchir et enquêter ». Nous sommes une revue de bénévoles : devons-nous nous suicider avec vous ?
Se poser la question – « Suis-je un intellectuel ? » –, c’est déjà y répondre… La plupart des gens ne se la sont jamais posée. Cette question est tout simplement au-delà de ce qu’ils peuvent penser. Pour eux, c’est une question inconcevable, pour une raison simple : la théorie, les livres, la philo, ce n’est « pas leur monde ». C’est « l’autre monde », celui de la ville, de la télé, des bobos, des intellos. Ils n’ont jamais été conviés dans ce monde et, si certains s’y sont aventurés, s’ils ont tenté d’y entrer par effraction, on leur a probablement fait comprendre qu’ils étaient des intrus, qu’ils n’avaient rien à faire là. Il y a des frontières sociales, aussi efficaces qu’humiliantes. Il faudrait faire un sondage dans lequel on demanderait : « Vous êtes-vous déjà demandé si vous étiez un intellectuel ? » Je mets ma main à couper que moins de 20 % des gens répondraient par l’affirmative et que ces 20 % correspondraient grosso modo à des profs, des pigistes, des intermittents du spectacle, des psychologues, des diplômés de l’université, etc. Ce sont souvent ces gens-là qui font tourner les revues comme la vôtre. Après, et c’est heureux, il y a toujours des exceptions, parfois nombreuses, des autodidactes, qui se sont formés eux-mêmes, avec des amis, ou en militant. Prôner le suicide des intellectuels, c’est lutter pour un monde dans lequel les revues comme la vôtre seraient animées par autant de caissières et d’électriciens que de sociologues et d’écrivains. Mais en fait, dans ce monde, il n’y aurait plus de caissières et d’écrivains, parce que la plupart des gens seraient à la caisse le lundi matin et écriraient des poèmes l’après-midi. Oui, c’est très utopique… Mais on manque cruellement d’utopies !
Vous en appelez donc à une « intellectualité démocratique » et à la constitution d’un « intellectuel collectif ». C’est l’inverse de ce à quoi nous assistons : médiatisation des seules individualités, combats de coqs (« clash », « buzz »), course à qui sera le plus radical ou le plus lu, chamailleries entre diplômés parisiens… Vous êtes donc optimiste ?
« Ce qui compte, c’est que l’intelligence collective fourmille déjà un peu partout, dans les engueulades familiales, les discussions de bistrot, les salles de fac, les débats entre amis. »
Je ne sais pas si l’opposition optimisme/pessimisme est la meilleure façon d’aborder le problème du changement social. Il y a des gens très optimistes qui pensent que les choses s’amélioreront d’elles-mêmes et qui, par conséquent, ne font rien pour changer le monde. Dans ce cas, l’optimisme peut mener à la passivité et donc au conservatisme. À l’inverse, le pessimisme peut nourrir les sentiments de révolte, d’indignation, et pousser à l’action, à l’engagement. On peut être très pessimiste concernant la possibilité qu’une révolution renverse un jour le capitalisme, on peut même penser que cela n’arrivera jamais et, pourtant, militer vingt heures par semaine pour une telle révolution. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce qu’au fond, ce qui compte, c’est de se bouger pour quelque chose, davantage que de voir cette chose advenir. Et du coup, oui, actuellement, le « débat d’idées » – deux mots, deux mensonges, auxquels nous faisons mine de croire – est monopolisé par des hommes, blancs, télégéniques, germanopratins qui, le matin, en se rasant, voient Sartre, ou plus probablement Raymond Aron, dans leur miroir. Mais cela ne doit pas retenir trop longtemps notre attention. Ce qui compte, c’est que l’intelligence collective fourmille déjà un peu partout, dans les engueulades familiales, les discussions de bistrot, les salles de fac, les débats entre amis. Le vrai défi, c’est : comment transformer cette intelligence collective en intellectualité démocratique ? Autrement dit : comment rendre audible toute cette intelligence collective, comment la faire peser sur le cours du monde ? Une bonne piste, c’est que les gens créent des revues, des associations, des collectifs, puis qu’avec ces outils ils commencent à intervenir dans le débat public, à interpeller les politiciens, à dénoncer les imposteurs puis, surtout, à agir, à reprendre en main leurs affaires, en créant des zones à défendre, des AMAP, des systèmes d’échanges locaux, des jardins partagés et, aussi, des collectifs de lutte, voire des syndicats et des partis politiques, qui auraient bien besoin de sang neuf.
Contre l’homme morcelé, vous louez « l’homme complet » cher à Marx : celui qui ne sera plus scindé entre ses mains et son cerveau, le travail manuel et la réflexion. De quelle façon pourrait se produire le « renversement » que vous espérez ?
Je constate que la société capitaliste tend à façonner deux types d’individualité : des « têtes sans corps » et des « corps sans tête ». La situation des premiers est généralement plus enviable, mais ces deux formes de vie sont profondément aliénantes. L’humanité des êtres humains réside dans leur capacité à penser et à agir. Ces deux facultés sont indissociables. Or, de mille et une façons, notre société tente de les dissocier. Il existe pourtant des formes d’organisation sociale où le travail manuel et la réflexion vont de pair. Dans l’artisanat, par exemple, on réfléchit, on planifie, puis on exécute, on fabrique, on constate certains défauts, auxquels on réfléchit à nouveau, puis on refait, différemment. Action et réflexion sont constamment mêlées. Les microsociétés anarchisantes et/ou non-violentes fournissent un autre exemple intéressant, puisqu’on y pratique souvent la rotation des tâches, de sorte que chacun est tour à tour enseignant, cuisinier, comédien et mécanicien. Vient ensuite la question stratégique : comment généraliser ce modèle, qui se cantonne pour l’instant à quelques petits groupes, à la société dans son ensemble ? Le courant socialiste – au sens large – est depuis longtemps divisé à ce sujet. Certains proposent de passer par l’éducation (éducation populaire, pédagogies actives), d’autres par la contagion progressive et l’exemplarité (créer de petits îlots de socialisme) et d’autres, enfin, prônent la voie révolutionnaire. Entre ces trois options stratégiques, il existe de nombreuses passerelles.
Anne et Marine Rambach ont fait connaître la figure de « l’intello précaire » (que Clémentine Autain utilise régulièrement dans son discours politique) : quelle place occupent-ils dans « la caste » que vous dénoncez ?
Anne et Marine Rambach considèrent qu’en France environ 100 000 précaires travaillent actuellement en intérim, CDD, temps partiel, etc., dans le domaine de l’édition, de la culture, de la danse, du journalisme, de l’enseignement, de la recherche ou de la presse. Ils subissent des formes d’exploitation inacceptables. On estime qu’un tiers des cours de sciences sociales délivrés dans les universités françaises sont assurés par des vacataires, sous-payés, voire, parfois, jamais rémunérés. Les vacataires de Lyon 2 et de Paris 8 se sont mis en grève l’an dernier. L’existence massive d’intellos précaires montre bien que la catégorie des intellectuels n’est pas homogène. Elle englobe des gens dont les conditions de vie et de travail sont sans comparaison. Zemmour, Finkielkraut et compagnie n’ont aucun intérêt au suicide des intellectuels. Les intellectuels précaires, au contraire, ont beaucoup à y gagner, puisque ce suicide signifie, entre autres, aller chercher les milliards là où ils se trouvent (en Suisse, dans les paradis fiscaux, les caisses du patronat, le budget de l’armée) et le réinvestir dans l’éducation, la culture, la recherche, etc.
Vous employez régulièrement les termes « conservateur », « réactionnaire » et « progressiste » afin de localiser les idées. Sauf à croire à un schéma historique linéaire (le Progrès), sont-ce encore des catégories opérantes ? La droite est la première à taxer la gauche de n’être pas assez « moderne ». Et il est, après tout, « conservateur » de défendre des « acquis », fussent-ils sociaux !
« L’existence massive d’intellos précaires montre bien que la catégorie des intellectuels n’est pas homogène. »
« Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change », dit un représentant de l’aristocratie sicilienne, dans le film Le Guépard, sorti en 1963. C’est effectivement le leitmotiv de la droite, qui a beau jeu de renvoyer la « gauche » (ou ce qu’il en reste) du côté de « l’archaïsme », de « l’inertie », du « blocage ». Ceci étant dit, que faire de la notion de « Progrès » ? C’est compliqué. Il est désormais évident qu’il n’existe aucune loi de l’Histoire, aucun progrès nécessaire, aucune Terre promise. Le Progrès avec un grand « P » est une croyance des XVIIIe et XIXe siècles, partagée à l’époque par les marxistes, les libéraux, et même les contre-révolutionnaires. Cette croyance a fait beaucoup de dégâts, mais il me semble qu’elle a largement disparu depuis la Seconde Guerre mondiale. On peut donc à nouveau parler de progrès, d’un progrès détaché de ses connotations téléologiques et métaphysiques d’autrefois. Quand je dis « progrès », il faut entendre « amélioration de la condition humaine », c’est tout. À l’inverse, quand je parle des « conservateurs » ou des « réactionnaires », je désigne les défenseurs de l’ordre établi et de son cortège de souffrances humaines, les adversaires de la liberté et de l’égalité.
Les intellectuels les plus en vue ne travaillent plus à l’émancipation. Ils sont pourtant « critiques » : Zemmour et Finkielkraut jurent dénoncer les travers de notre temps. En quoi le geste critique (un terme omniprésent dans la gauche radicale) aurait-il partie liée avec l’idéal d’émancipation ?
L’idéal d’émancipation inclut d’emblée un geste critique, mais la réciproque n’est pas vraie. Le geste critique n’est pas nécessairement lié à l’idéal d’émancipation, loin de là. Zemmour peut tout à fait reprocher à Manuel Valls d’être trop laxiste, trop mou, trop tolérant, quand bien même Valls prônerait des mesures répressives directement inspirées de l’extrême droite, comme la déchéance de nationalité. La gauche radicale accorde beaucoup de valeur à la pensée critique, mais elle n’en a pas le monopole. Nous vivons une époque dominée par le libéralisme (terme ô combien polysémique). Il existe une critique démocratique, une critique féministe et une critique écologiste du libéralisme. Mais il existe aussi une critique autoritaire, une critique machiste et une critique productiviste du libéralisme. Spontanément, on a plus de sympathie pour un esprit critique que pour un esprit moutonnier. Cependant, le vrai problème est de savoir au nom de quoi est menée la critique.
Vous appelez à repenser en termes de « camp » : l’oppresseur et l’opprimé. N’est-ce pas plus difficile, aujourd’hui, de proposer une fracture aussi radicale ? L’opposition marxiste bourgeoisie/prolétariat n’évoque plus grand-chose : la bourgeoisie ne porte plus le chapeau haut de forme et l’ouvrier d’usine n’est plus la figure mobilisatrice centrale du socialisme… Comment retrouver ce tranchant, quand tout est fait pour nous amener à croire que les rapports de force sont diffus et entrelacés ?
Votre question en comporte au moins trois, et chacune ouvre un dossier volumineux ! D’abord, je crois qu’il existe toujours des classes sociales, au sens de Marx, c’est-à-dire au sens où certains possèdent les moyens de production tandis que la majorité ne dispose que de sa force de travail. Malgré ses limites, Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty a rappelé ce fait fondamental. Ensuite, si les classes sociales existent toujours, vous avez raison de dire que leur morphologie n’est plus celle de la révolution industrielle. Pour s’en tenir à la France, les ouvriers de l’industrie ont en partie laissé place à des travailleurs du tertiaire, du nettoyage, à des ouvriers du bâtiment, etc. Le prolétariat décrit dans les romans de Zola a cédé sa place au précariat. Et la conscience de classe s’est considérablement affaissée. Cette perte de conscience résulte de multiples facteurs, parmi lesquels le fait que, depuis trente ans, le discours en vogue soutient que les classes sociales ont disparu, qu’il n’existe plus qu’une grande classe moyenne à laquelle nous appartiendrions toutes et tous. Ce sont des balivernes, mais des balivernes efficaces, auxquelles nous croyons, et qui affectent le niveau de combativité. Nous voyons trop souvent le monde en deux dimensions, comme s’il s’agissait d’une surface plane, sur laquelle régnerait l’égalité, où les rapports entre individus seraient des rapports d’égal à égal. Or, il faut réapprendre à voir le monde en trois dimensions, c’est-à-dire à y déceler les multiples rapports de domination, d’exploitation et d’oppression qui le traversent. Le couple, l’entreprise, la politique, etc., ne sont pas des espaces neutres, plats, où règne l’égalité. Ils sont façonnés par la domination patriarcale, l’exploitation capitaliste, la dépossession politique, etc.
Les productions théoriques ne touchent qu’une poignée de citoyens — souvent militants, universitaires, dotés d’un certain « capital culturel » et du temps qu’il faut pour lire… Le livre demeure un objet de « distinction », auquel on n’accède pas si aisément. Comment gérez-vous ce paradoxe : les textes critiques sont lus par ceux qui n’ont pas besoin d’être prioritairement « affranchis » ?
« L’essentiel se joue au niveau collectif. S’il y a un salut, un soulagement, il ne peut que passer par le niveau politique. »
J’écris des livres en défense des dominés, en sachant que très peu les liront et qu’ils seront lus par les dominants, auxquels je m’oppose — et dont je fais partie. Le paradoxe est donc double. D’abord, j’écris à destination de ceux qui, selon toute probabilité, n’auront même pas connaissance de l’existence de mes livres. Par ailleurs, en tant qu’homme, blanc, hétérosexuel, diplômé d’une grande école, fils de cadres supérieurs, je me considère comme un dominant qui trahit les siens, puisque j’écris pour dénoncer la domination. Mais suis-je un dominant qui trahit les siens ou, plus modestement, qui « tente » de les trahir ? Car la radicalité de mes idées est une chose, celle de mes pratiques quotidiennes, de mon comportement, de mon mode de vie, en est une autre. Je fais mon possible pour ne pas alimenter les processus que je dénonce mais, en même temps, j’ai conscience des limites de tout ça (parce que je partage une partie des intérêts et des valeurs des dominants, parce que le fait de dominer est inscrit dans mon corps depuis l’enfance et qu’on ne s’en défait pas si facilement). Tout cela, ce sont mes contradictions personnelles. On en a tous, plus ou moins fortes, plus ou moins douloureuses. Je vis avec. J’essaie d’atténuer ces contradictions, en gardant à l’esprit qu’elles sont inéliminables. En tout cas, on ne les élimine jamais seul. L’essentiel se joue au niveau collectif. S’il y a un salut, un soulagement, il ne peut que passer par le niveau politique.
Vous écrivez que si l’on considère mieux un chirurgien qu’un éboueur, c’est parce que le premier est mieux payé que l’autre et non pour son utilité sociale. Il n’empêche : un soudeur aura beau être mieux payé qu’un journaliste, un agent de propreté qu’un écrivain, il sera mieux vu « en société » de dire qu’on est le second. N’est-ce pas la preuve de la domination de la figure de l’intellectuel dans l’imaginaire, hors de toute détermination économique ?
L’exemple de l’éboueur et du médecin vient de l’anarchiste russe Alexandre Berkman. Pourquoi le métier de médecin est-il mieux vu que celui d’éboueur ? Pas en raison de leur utilité sociale, répond Berkman, puisque celle du second est supérieure à celle du premier. La raison vient donc du salaire : plus on gagne d’argent, mieux on est considéré socialement. La valeur des individus est globalement indexée sur leur salaire. Il y a plusieurs contre-exemples à cette règle ; par exemple, aujourd’hui, les infirmières sont mieux vues que les traders et les pompiers ont meilleure presse que les ministres. On ne peut donc pas tout réduire au facteur économique ; vous avez raison sur ce point, et c’est tant mieux ! Mais l’objectif ultime du capitalisme, c’est justement celui-ci : tout réduire à l’économie, à la valeur marchande, tout mesurer, quantifier, rentabiliser et classer. Pourquoi cet objectif n’est-il pas entièrement rempli ? Parce que le capitalisme n’est pas la seule force en jeu. D’autres désirs, d’autres pratiques et d’autres projets s’y opposent, en refusant que l’on réduise l’être humain à son compte en banque et au statut de salarié-consommateur.
À voir les vies parfois menées par de nombreux intellectuels critiques, on peut se demander ce qu’il en est de la pratique. Entre un Sartre menant la belle vie à Saint-Germain-des-Prés, un Bourdieu notable académique, ou même un Castoriadis grand cadre à l’OCDE et amateur de paris boursiers, les intellectuels critiques semblent bien moins radicaux dans les faits… Faudrait-il contraindre chacun, et en particulier l’intellectuel, à exercer des tâches manuelles dans le cadre d’une réorganisation de la société via la répartition collective des tâches pénibles (Chomsky évoque l’idée d’un roulement) ?
L’idée est plutôt de convaincre chacun – y compris les notables de la pensée que vous mentionnez – qu’il a tout intérêt à prendre sa part des tâches manuelles et/ou ingrates. Il y a de bons arguments en ce sens. Si, en définitive, certains s’y refusent, que faire ? Les contraindre fait partie des possibilités. Ce n’est pas forcément la meilleure. On pourrait plutôt les exclure de la collectivité : « Vous ne voulez pas remplir votre tour de vaisselle ? Vous ne voulez pas non plus coucher les enfants ? Bref, vous refusez le principe de rotation des tâches qui régit notre groupe ? Parfait, c’est votre choix, mais dans ce cas, vous vous excluez du groupe et, par conséquent, vous ne bénéficiez plus des droits dont jouissent ses membres. » Ceci étant dit, je voudrais ajouter une chose : je préfère des bourgeois qui professent des idées révolutionnaires à des bourgeois qui professent des idées bourgeoises. Chez Sartre, Bourdieu et Castoriadis, il y a certes des contradictions criantes entre leur mode de vie et leurs convictions. Mais, au fond, qu’est-ce que cela peut nous faire ? Qu’est-ce qui nous intéresse le plus chez eux ? Qu’ils aillent vivre en banlieue et qu’ils renoncent à leur salaire, ou les précieuses réflexions qu’ils nous ont léguées sur la liberté humaine et la reproduction sociale ? Personne n’est parfait (et surtout pas les révolutionnaires).
La société regorge de blogs critiques, de pétitions, de publications Facebook radicales… Sans que ça ne change quoi que ce soit. L’écrit est-il vraiment utile, comparé à l’action directe et physique (participer à un jardin collectif ou à un projet d’autogestion, à une ZAD ou à une barricade) ?
« L’écrit produit des effets lents, diffus, souterrains. Il fonctionne de manière infrapolitique et s’adresse avant tout aux consciences, aux mentalités. »
L’écrit ne change-t-il vraiment rien ? En tout cas, le pouvoir en a peur. C’est pour cela qu’il pratique la censure, les autodafés, la mise à l’index, la récupération. Ce n’est pas parce que le changement ne se voit pas qu’il n’existe pas. L’écrit produit des effets lents, diffus, souterrains. Il fonctionne de manière infrapolitique et s’adresse avant tout aux consciences, aux mentalités. Or, par définition, les changements culturels sont moins visibles que des changements physiques. Une barricade, une ZAD, ça tape-à-l’œil. Mais les ZAD naissent-elles toutes seules ? Ne s’accompagnent-elles pas d’un changement culturel, d’une nouvelle vision du monde, qui nous fait passer de l’acceptation à l’indignation ? L’écrit est l’une des voies du changement culturel. Il y a des livres qui changent des vies. Il y a des témoignages Facebook qui vous bouleversent au plus profond de votre être. Il y a des romans qui transforment l’idée que vous vous faites de vous-même et du monde. Il ne faudrait pas surestimer la puissance de l’écrit. Mais il ne faut pas non plus la minorer. Ceux qui écrivent ont un pouvoir : raconter les choses d’une façon innovante, montrer le réel sous un angle inédit, stimuler l’imagination, faire rêver et faire réaliser. Cela n’est pas rien.
Le monde se complexifie et semble créer un environnement propice à l’intellectuel, qui, en retour, prolonge cette complexification. Ne faudrait-il pas simplifier les enjeux afin que tous puissent s’en emparer, au lieu de laisser les intellectuels se gausser de la complexité du monde pour pouvoir mieux l’expliquer aux supposées masses ignorantes ?
Je suis d’accord avec vous sur deux points. D’abord, il est vrai que les intellectuels ont toujours mobilisé l’argument de la complexité pour justifier leur monopole des choses de la pensée : « Tout cela est compliqué, laissez-nous nous en occuper pour vous. » Ensuite, la théorie procède toujours par simplification du réel, par schématisation, par réduction. Le réel est infiniment complexe. Pour agir sur lui, nous avons besoin de le mettre en ordre. Cet ordonnancement, c’est le travail de la théorie. Or, cette mise en ordre n’est pas sans restes. En passant du réel à la théorie, on perd toujours quelque chose du réel, de son infinie complexité, de sa richesse. Mais on ne peut pas ne pas passer par cette étape. L’être humain est pris dans un dilemme : d’un côté, le souci de respecter la diversité du réel et, de l’autre, la nécessité de simplifier le réel pour s’y orienter. Enfin, je voudrais souligner un dernier point : nous considérons souvent que notre époque est plus complexe que les précédentes (en raison des progrès technoscientifiques, des avancées de la connaissance, de la variété des régimes politiques, de la mondialisation économique, etc.). Les historiens médiévistes, les antiquisants et les anthropologues peuvent facilement démentir cela.
Il n’y a pas d’« ennemi principal », estimez-vous. Cela signifie qu’il ne faut pas se focaliser sur l’économie au détriment de luttes jugées à tort comme « périphériques » (féminisme, antiracisme, LGBTQI, etc.) : c’est tout le mérite de l’articulation (ou « intersectionnalisme », diraient les savants). Mais comment parvenir à la convergence des têtes dures, des agriculteurs aux quartiers populaires en passant par les chômeurs et les ouvriers, s’il n’y a pas un socle minimal, c’est-à-dire un « nous » et un « eux » ?
Comment être unis dans le respect de la diversité ? Comment agir ensemble sans nier nos différences ? En langage plus abstrait : comment articuler l’Un et le Multiple ? Cette question, que se posent les militants, anime les philosophes depuis des millénaires. Elle n’a, à ma connaissance, aucune réponse satisfaisante. On peut, au mieux, pointer deux écueils. Le premier, c’est celui que vous avez mentionné : identifier un « ennemi principal » et subsumer de force tous les autres ennemis sous cette figure principale. Concrètement, cela revient à subordonner toutes les luttes à une lutte prioritaire, à écraser le Multiple sous le poids de l’Un. L’autre écueil, inverse, se situe du côté de l’émiettement relativiste : considérer que les luttes (contre le racisme, le patriarcat, le capitalisme, etc.) sont incommensurables, que chacune doit être menée indépendamment des autres. Toute tentative de convergence est dénoncée comme spectre de l’uniformisation autoritaire. Cet écueil conduit à la dispersion des luttes, à une apologie du Multiple et à un dénigrement de l’unité, fut-elle respectueuse de la diversité. Entre ces deux écueils, il faut naviguer à vue et tenter, tant bien que mal, d’avancer. En France, actuellement, le « Nous » désigne une nation blanche, catholique, laïque et le « Eux » désigne tout le reste, un peu trop coloré, un peu trop immigré, un peu trop musulman, cela étant mis dans un même sac, à coup d’amalgames outranciers. En gros, depuis trente ans, le Front national dicte la définition du Nous et du Eux. Ensuite, de Sarkozy à Hollande, on accroche son wagon à la locomotive lepéniste. La victoire de l’extrême droite est d’abord idéologique. Le défi qui se pose à nous est d’articuler différemment le Eux et le Nous. Pour ce faire, on peut s’inspirer de ce qui se passe en Espagne, où les Indignés, Podemos et les mareas ont réussi à cristalliser le « Nous » autour des « gens », du « peuple », des « citoyens ordinaires » et à englober dans le « Eux » la « caste », « l’oligarchie », « les politiciens » et les « banquiers ». Cette dynamique est émancipatrice. Mais elle ne va pas sans poser certains problèmes puisque, dans ce que font actuellement les dirigeants de Podemos, le droit à l’avortement – pour ne prendre que cet exemple – passe parfois au second plan. Les clivages de genre et de « race » sont en partie gommés par l’opposition « citoyens/oligarchie », qui ne dit rien du sexe et de la couleur de peau des citoyens (citoyennes ?), alors qu’il y aurait beaucoup à en dire.
Portrait de l’auteur : émission Hors-Série
REBONDS
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