Manuel Cervera-Marzal : « Travail manuel et réflexion vont de pair »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Et si les intel­lec­tuels se sui­ci­daient, tous et d’un coup d’un seul ? C’est l’idée, a prio­ri éton­nante, que lance cet essayiste pour­tant par­ti­san de la non-vio­lence. Derrière la for­mule évi­dem­ment pro­vo­ca­trice, Cervera-Marzal esquisse une nou­velle manière d’appréhender les rap­ports entre nos têtes et nos corps. Pourquoi fau­drait-il que les tra­vaux « manuels » soient le lot des déshé­ri­tés et les délices de la « pen­sée » le pri­vi­lège d’une poi­gnée de citoyens ? Pourquoi un psy­cha­na­lyste est-il mieux consi­dé­ré, en socié­té, qu’un conduc­teur d’engins de tra­vaux publics ? Pour en finir avec cette divi­sion arti­fi­cielle, l’auteur de Pour un sui­cide des intel­lec­tuels (édi­tions Textuel) appelle à creu­ser la tombe de la caste intel­lec­tuelle pro­fes­sion­nelle au pro­fit d’une intel­li­gence col­lec­tive et démo­cra­tique, où le « pen­seur » et le « tra­vailleur » n’existeraient plus puisque cha­cun serait à la fois l’un et l’autre. 


intell Vous défi­nis­sez l’intellectuel comme « une per­sonne payée pour lire, étu­dier, réflé­chir et enquê­ter ». Nous sommes une revue de béné­voles : devons-nous nous sui­ci­der avec vous ?

Se poser la ques­tion – « Suis-je un intel­lec­tuel ? » –, c’est déjà y répondre… La plu­part des gens ne se la sont jamais posée. Cette ques­tion est tout sim­ple­ment au-delà de ce qu’ils peuvent pen­ser. Pour eux, c’est une ques­tion incon­ce­vable, pour une rai­son simple : la théo­rie, les livres, la phi­lo, ce n’est « pas leur monde ». C’est « l’autre monde », celui de la ville, de la télé, des bobos, des intel­los. Ils n’ont jamais été conviés dans ce monde et, si cer­tains s’y sont aven­tu­rés, s’ils ont ten­té d’y entrer par effrac­tion, on leur a pro­ba­ble­ment fait com­prendre qu’ils étaient des intrus, qu’ils n’avaient rien à faire là. Il y a des fron­tières sociales, aus­si effi­caces qu’humiliantes. Il fau­drait faire un son­dage dans lequel on deman­de­rait : « Vous êtes-vous déjà deman­dé si vous étiez un intel­lec­tuel ? » Je mets ma main à cou­per que moins de 20 % des gens répon­draient par l’affirmative et que ces 20 % cor­res­pon­draient gros­so modo à des profs, des pigistes, des inter­mit­tents du spec­tacle, des psy­cho­logues, des diplô­més de l’université, etc. Ce sont sou­vent ces gens-là qui font tour­ner les revues comme la vôtre. Après, et c’est heu­reux, il y a tou­jours des excep­tions, par­fois nom­breuses, des auto­di­dactes, qui se sont for­més eux-mêmes, avec des amis, ou en mili­tant. Prôner le sui­cide des intel­lec­tuels, c’est lut­ter pour un monde dans lequel les revues comme la vôtre seraient ani­mées par autant de cais­sières et d’électriciens que de socio­logues et d’écrivains. Mais en fait, dans ce monde, il n’y aurait plus de cais­sières et d’écrivains, parce que la plu­part des gens seraient à la caisse le lun­di matin et écri­raient des poèmes l’après-midi. Oui, c’est très uto­pique… Mais on manque cruel­le­ment d’utopies !

Vous en appe­lez donc à une « intel­lec­tua­li­té démo­cra­tique » et à la consti­tu­tion d’un « intel­lec­tuel col­lec­tif ». C’est l’inverse de ce à quoi nous assis­tons : média­ti­sa­tion des seules indi­vi­dua­li­tés, com­bats de coqs (« clash », « buzz »), course à qui sera le plus radi­cal ou le plus lu, cha­maille­ries entre diplô­més pari­siens… Vous êtes donc optimiste ?

« Ce qui compte, c’est que l’intelligence col­lec­tive four­mille déjà un peu par­tout, dans les engueu­lades fami­liales, les dis­cus­sions de bis­trot, les salles de fac, les débats entre amis. »

Je ne sais pas si l’opposition optimisme/pessimisme est la meilleure façon d’aborder le pro­blème du chan­ge­ment social. Il y a des gens très opti­mistes qui pensent que les choses s’amélioreront d’elles-mêmes et qui, par consé­quent, ne font rien pour chan­ger le monde. Dans ce cas, l’optimisme peut mener à la pas­si­vi­té et donc au conser­va­tisme. À l’inverse, le pes­si­misme peut nour­rir les sen­ti­ments de révolte, d’indignation, et pous­ser à l’action, à l’engagement. On peut être très pes­si­miste concer­nant la pos­si­bi­li­té qu’une révo­lu­tion ren­verse un jour le capi­ta­lisme, on peut même pen­ser que cela n’arrivera jamais et, pour­tant, mili­ter vingt heures par semaine pour une telle révo­lu­tion. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce qu’au fond, ce qui compte, c’est de se bou­ger pour quelque chose, davan­tage que de voir cette chose adve­nir. Et du coup, oui, actuel­le­ment, le « débat d’idées » – deux mots, deux men­songes, aux­quels nous fai­sons mine de croire – est mono­po­li­sé par des hommes, blancs, télé­gé­niques, ger­ma­no­pra­tins qui, le matin, en se rasant, voient Sartre, ou plus pro­ba­ble­ment Raymond Aron, dans leur miroir. Mais cela ne doit pas rete­nir trop long­temps notre atten­tion. Ce qui compte, c’est que l’intelligence col­lec­tive four­mille déjà un peu par­tout, dans les engueu­lades fami­liales, les dis­cus­sions de bis­trot, les salles de fac, les débats entre amis. Le vrai défi, c’est : com­ment trans­for­mer cette intel­li­gence col­lec­tive en intel­lec­tua­li­té démo­cra­tique ? Autrement dit : com­ment rendre audible toute cette intel­li­gence col­lec­tive, com­ment la faire peser sur le cours du monde ? Une bonne piste, c’est que les gens créent des revues, des asso­cia­tions, des col­lec­tifs, puis qu’avec ces outils ils com­mencent à inter­ve­nir dans le débat public, à inter­pel­ler les poli­ti­ciens, à dénon­cer les impos­teurs puis, sur­tout, à agir, à reprendre en main leurs affaires, en créant des zones à défendre, des AMAP, des sys­tèmes d’échanges locaux, des jar­dins par­ta­gés et, aus­si, des col­lec­tifs de lutte, voire des syn­di­cats et des par­tis poli­tiques, qui auraient bien besoin de sang neuf.

Contre l’homme mor­ce­lé, vous louez « l’homme com­plet » cher à Marx : celui qui ne sera plus scin­dé entre ses mains et son cer­veau, le tra­vail manuel et la réflexion. De quelle façon pour­rait se pro­duire le « ren­ver­se­ment » que vous espérez ?

Je constate que la socié­té capi­ta­liste tend à façon­ner deux types d’individualité : des « têtes sans corps » et des « corps sans tête ». La situa­tion des pre­miers est géné­ra­le­ment plus enviable, mais ces deux formes de vie sont pro­fon­dé­ment alié­nantes. L’humanité des êtres humains réside dans leur capa­ci­té à pen­ser et à agir. Ces deux facul­tés sont indis­so­ciables. Or, de mille et une façons, notre socié­té tente de les dis­so­cier. Il existe pour­tant des formes d’organisation sociale où le tra­vail manuel et la réflexion vont de pair. Dans l’artisanat, par exemple, on réflé­chit, on pla­ni­fie, puis on exé­cute, on fabrique, on constate cer­tains défauts, aux­quels on réflé­chit à nou­veau, puis on refait, dif­fé­rem­ment. Action et réflexion sont constam­ment mêlées. Les micro­so­cié­tés anar­chi­santes et/ou non-vio­lentes four­nissent un autre exemple inté­res­sant, puisqu’on y pra­tique sou­vent la rota­tion des tâches, de sorte que cha­cun est tour à tour ensei­gnant, cui­si­nier, comé­dien et méca­ni­cien. Vient ensuite la ques­tion stra­té­gique : com­ment géné­ra­li­ser ce modèle, qui se can­tonne pour l’instant à quelques petits groupes, à la socié­té dans son ensemble ? Le cou­rant socia­liste – au sens large – est depuis long­temps divi­sé à ce sujet. Certains pro­posent de pas­ser par l’éducation (édu­ca­tion popu­laire, péda­go­gies actives), d’autres par la conta­gion pro­gres­sive et l’exemplarité (créer de petits îlots de socia­lisme) et d’autres, enfin, prônent la voie révo­lu­tion­naire. Entre ces trois options stra­té­giques, il existe de nom­breuses passerelles.

Jardin partagé (association Les Peupliers)

Anne et Marine Rambach ont fait connaître la figure de « l’intello pré­caire » (que Clémentine Autain uti­lise régu­liè­re­ment dans son dis­cours poli­tique) : quelle place occupent-ils dans « la caste » que vous dénoncez ?

Anne et Marine Rambach consi­dèrent qu’en France envi­ron 100 000 pré­caires tra­vaillent actuel­le­ment en inté­rim, CDD, temps par­tiel, etc., dans le domaine de l’édition, de la culture, de la danse, du jour­na­lisme, de l’enseignement, de la recherche ou de la presse. Ils subissent des formes d’exploitation inac­cep­tables. On estime qu’un tiers des cours de sciences sociales déli­vrés dans les uni­ver­si­tés fran­çaises sont assu­rés par des vaca­taires, sous-payés, voire, par­fois, jamais rému­né­rés. Les vaca­taires de Lyon 2 et de Paris 8 se sont mis en grève l’an der­nier. L’existence mas­sive d’intellos pré­caires montre bien que la caté­go­rie des intel­lec­tuels n’est pas homo­gène. Elle englobe des gens dont les condi­tions de vie et de tra­vail sont sans com­pa­rai­son. Zemmour, Finkielkraut et com­pa­gnie n’ont aucun inté­rêt au sui­cide des intel­lec­tuels. Les intel­lec­tuels pré­caires, au contraire, ont beau­coup à y gagner, puisque ce sui­cide signi­fie, entre autres, aller cher­cher les mil­liards là où ils se trouvent (en Suisse, dans les para­dis fis­caux, les caisses du patro­nat, le bud­get de l’armée) et le réin­ves­tir dans l’éducation, la culture, la recherche, etc.

Vous employez régu­liè­re­ment les termes « conser­va­teur », « réac­tion­naire » et « pro­gres­siste » afin de loca­li­ser les idées. Sauf à croire à un sché­ma his­to­rique linéaire (le Progrès), sont-ce encore des caté­go­ries opé­rantes ? La droite est la pre­mière à taxer la gauche de n’être pas assez « moderne ». Et il est, après tout, « conser­va­teur » de défendre des « acquis », fussent-ils sociaux !

« L’existence mas­sive d’intellos pré­caires montre bien que la caté­go­rie des intel­lec­tuels n’est pas homogène. »

« Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change », dit un repré­sen­tant de l’aristocratie sici­lienne, dans le film Le Guépard, sor­ti en 1963. C’est effec­ti­ve­ment le leit­mo­tiv de la droite, qui a beau jeu de ren­voyer la « gauche » (ou ce qu’il en reste) du côté de « l’archaïsme », de « l’inertie », du « blo­cage ». Ceci étant dit, que faire de la notion de « Progrès » ? C’est com­pli­qué. Il est désor­mais évident qu’il n’existe aucune loi de l’Histoire, aucun pro­grès néces­saire, aucune Terre pro­mise. Le Progrès avec un grand « P » est une croyance des XVIIIe et XIXe siècles, par­ta­gée à l’époque par les mar­xistes, les libé­raux, et même les contre-révo­lu­tion­naires. Cette croyance a fait beau­coup de dégâts, mais il me semble qu’elle a lar­ge­ment dis­pa­ru depuis la Seconde Guerre mon­diale. On peut donc à nou­veau par­ler de pro­grès, d’un pro­grès déta­ché de ses conno­ta­tions téléo­lo­giques et méta­phy­siques d’autrefois. Quand je dis « pro­grès », il faut entendre « amé­lio­ra­tion de la condi­tion humaine », c’est tout. À l’inverse, quand je parle des « conser­va­teurs » ou des « réac­tion­naires », je désigne les défen­seurs de l’ordre éta­bli et de son cor­tège de souf­frances humaines, les adver­saires de la liber­té et de l’égalité.

Les intel­lec­tuels les plus en vue ne tra­vaillent plus à l’émancipation. Ils sont pour­tant « cri­tiques » : Zemmour et Finkielkraut jurent dénon­cer les tra­vers de notre temps. En quoi le geste cri­tique (un terme omni­pré­sent dans la gauche radi­cale) aurait-il par­tie liée avec l’idéal d’émancipation ? 

L’idéal d’émancipation inclut d’emblée un geste cri­tique, mais la réci­proque n’est pas vraie. Le geste cri­tique n’est pas néces­sai­re­ment lié à l’idéal d’émancipation, loin de là. Zemmour peut tout à fait repro­cher à Manuel Valls d’être trop laxiste, trop mou, trop tolé­rant, quand bien même Valls prô­ne­rait des mesures répres­sives direc­te­ment ins­pi­rées de l’extrême droite, comme la déchéance de natio­na­li­té. La gauche radi­cale accorde beau­coup de valeur à la pen­sée cri­tique, mais elle n’en a pas le mono­pole. Nous vivons une époque domi­née par le libé­ra­lisme (terme ô com­bien poly­sé­mique). Il existe une cri­tique démo­cra­tique, une cri­tique fémi­niste et une cri­tique éco­lo­giste du libé­ra­lisme. Mais il existe aus­si une cri­tique auto­ri­taire, une cri­tique machiste et une cri­tique pro­duc­ti­viste du libé­ra­lisme. Spontanément, on a plus de sym­pa­thie pour un esprit cri­tique que pour un esprit mou­ton­nier. Cependant, le vrai pro­blème est de savoir au nom de quoi est menée la critique.

Alain Finkielkraut à l’Académie française (© Jacques Demarthon, AFP)

Vous appe­lez à repen­ser en termes de « camp » : l’oppresseur et l’opprimé. N’est-ce pas plus dif­fi­cile, aujourd’hui, de pro­po­ser une frac­ture aus­si radi­cale ? L’opposition mar­xiste bourgeoisie/prolétariat n’évoque plus grand-chose : la bour­geoi­sie ne porte plus le cha­peau haut de forme et l’ouvrier d’usine n’est plus la figure mobi­li­sa­trice cen­trale du socia­lisme… Comment retrou­ver ce tran­chant, quand tout est fait pour nous ame­ner à croire que les rap­ports de force sont dif­fus et entrelacés ?

Votre ques­tion en com­porte au moins trois, et cha­cune ouvre un dos­sier volu­mi­neux ! D’abord, je crois qu’il existe tou­jours des classes sociales, au sens de Marx, c’est-à-dire au sens où cer­tains pos­sèdent les moyens de pro­duc­tion tan­dis que la majo­ri­té ne dis­pose que de sa force de tra­vail. Malgré ses limites, Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty a rap­pe­lé ce fait fon­da­men­tal. Ensuite, si les classes sociales existent tou­jours, vous avez rai­son de dire que leur mor­pho­lo­gie n’est plus celle de la révo­lu­tion indus­trielle. Pour s’en tenir à la France, les ouvriers de l’industrie ont en par­tie lais­sé place à des tra­vailleurs du ter­tiaire, du net­toyage, à des ouvriers du bâti­ment, etc. Le pro­lé­ta­riat décrit dans les romans de Zola a cédé sa place au pré­ca­riat. Et la conscience de classe s’est consi­dé­ra­ble­ment affais­sée. Cette perte de conscience résulte de mul­tiples fac­teurs, par­mi les­quels le fait que, depuis trente ans, le dis­cours en vogue sou­tient que les classes sociales ont dis­pa­ru, qu’il n’existe plus qu’une grande classe moyenne à laquelle nous appar­tien­drions toutes et tous. Ce sont des bali­vernes, mais des bali­vernes effi­caces, aux­quelles nous croyons, et qui affectent le niveau de com­ba­ti­vi­té. Nous voyons trop sou­vent le monde en deux dimen­sions, comme s’il s’agissait d’une sur­face plane, sur laquelle régne­rait l’égalité, où les rap­ports entre indi­vi­dus seraient des rap­ports d’égal à égal. Or, il faut réap­prendre à voir le monde en trois dimen­sions, c’est-à-dire à y déce­ler les mul­tiples rap­ports de domi­na­tion, d’exploitation et d’oppression qui le tra­versent. Le couple, l’entreprise, la poli­tique, etc., ne sont pas des espaces neutres, plats, où règne l’égalité. Ils sont façon­nés par la domi­na­tion patriar­cale, l’exploitation capi­ta­liste, la dépos­ses­sion poli­tique, etc.

Les pro­duc­tions théo­riques ne touchent qu’une poi­gnée de citoyens — sou­vent mili­tants, uni­ver­si­taires, dotés d’un cer­tain « capi­tal cultu­rel » et du temps qu’il faut pour lire… Le livre demeure un objet de « dis­tinc­tion », auquel on n’accède pas si aisé­ment. Comment gérez-vous ce para­doxe : les textes cri­tiques sont lus par ceux qui n’ont pas besoin d’être prio­ri­tai­re­ment « affranchis » ? 

« L’essentiel se joue au niveau col­lec­tif. S’il y a un salut, un sou­la­ge­ment, il ne peut que pas­ser par le niveau politique. »

J’écris des livres en défense des domi­nés, en sachant que très peu les liront et qu’ils seront lus par les domi­nants, aux­quels je m’oppose — et dont je fais par­tie. Le para­doxe est donc double. D’abord, j’écris à des­ti­na­tion de ceux qui, selon toute pro­ba­bi­li­té, n’auront même pas connais­sance de l’existence de mes livres. Par ailleurs, en tant qu’homme, blanc, hété­ro­sexuel, diplô­mé d’une grande école, fils de cadres supé­rieurs, je me consi­dère comme un domi­nant qui tra­hit les siens, puisque j’écris pour dénon­cer la domi­na­tion. Mais suis-je un domi­nant qui tra­hit les siens ou, plus modes­te­ment, qui « tente » de les tra­hir ? Car la radi­ca­li­té de mes idées est une chose, celle de mes pra­tiques quo­ti­diennes, de mon com­por­te­ment, de mon mode de vie, en est une autre. Je fais mon pos­sible pour ne pas ali­men­ter les pro­ces­sus que je dénonce mais, en même temps, j’ai conscience des limites de tout ça (parce que je par­tage une par­tie des inté­rêts et des valeurs des domi­nants, parce que le fait de domi­ner est ins­crit dans mon corps depuis l’enfance et qu’on ne s’en défait pas si faci­le­ment). Tout cela, ce sont mes contra­dic­tions per­son­nelles. On en a tous, plus ou moins fortes, plus ou moins dou­lou­reuses. Je vis avec. J’essaie d’atténuer ces contra­dic­tions, en gar­dant à l’esprit qu’elles sont inéli­mi­nables. En tout cas, on ne les éli­mine jamais seul. L’essentiel se joue au niveau col­lec­tif. S’il y a un salut, un sou­la­ge­ment, il ne peut que pas­ser par le niveau politique.

Vous écri­vez que si l’on consi­dère mieux un chi­rur­gien qu’un éboueur, c’est parce que le pre­mier est mieux payé que l’autre et non pour son uti­li­té sociale. Il n’empêche : un sou­deur aura beau être mieux payé qu’un jour­na­liste, un agent de pro­pre­té qu’un écri­vain, il sera mieux vu « en socié­té » de dire qu’on est le second. N’est-ce pas la preuve de la domi­na­tion de la figure de l’intellectuel dans l’imaginaire, hors de toute déter­mi­na­tion économique ? 

L’exemple de l’éboueur et du méde­cin vient de l’anarchiste russe Alexandre Berkman. Pourquoi le métier de méde­cin est-il mieux vu que celui d’éboueur ? Pas en rai­son de leur uti­li­té sociale, répond Berkman, puisque celle du second est supé­rieure à celle du pre­mier. La rai­son vient donc du salaire : plus on gagne d’argent, mieux on est consi­dé­ré socia­le­ment. La valeur des indi­vi­dus est glo­ba­le­ment indexée sur leur salaire. Il y a plu­sieurs contre-exemples à cette règle ; par exemple, aujourd’hui, les infir­mières sont mieux vues que les tra­ders et les pom­piers ont meilleure presse que les ministres. On ne peut donc pas tout réduire au fac­teur éco­no­mique ; vous avez rai­son sur ce point, et c’est tant mieux ! Mais l’objectif ultime du capi­ta­lisme, c’est jus­te­ment celui-ci : tout réduire à l’économie, à la valeur mar­chande, tout mesu­rer, quan­ti­fier, ren­ta­bi­li­ser et clas­ser. Pourquoi cet objec­tif n’est-il pas entiè­re­ment rem­pli ? Parce que le capi­ta­lisme n’est pas la seule force en jeu. D’autres dési­rs, d’autres pra­tiques et d’autres pro­jets s’y opposent, en refu­sant que l’on réduise l’être humain à son compte en banque et au sta­tut de salarié-consommateur.

Marx, par Ottmar Hörl

À voir les vies par­fois menées par de nom­breux intel­lec­tuels cri­tiques, on peut se deman­der ce qu’il en est de la pra­tique. Entre un Sartre menant la belle vie à Saint-Germain-des-Prés, un Bourdieu notable aca­dé­mique, ou même un Castoriadis grand cadre à l’OCDE et ama­teur de paris bour­siers, les intel­lec­tuels cri­tiques semblent bien moins radi­caux dans les faits… Faudrait-il contraindre cha­cun, et en par­ti­cu­lier l’intellectuel, à exer­cer des tâches manuelles dans le cadre d’une réor­ga­ni­sa­tion de la socié­té via la répar­ti­tion col­lec­tive des tâches pénibles (Chomsky évoque l’idée d’un roulement) ?

L’idée est plu­tôt de convaincre cha­cun – y com­pris les notables de la pen­sée que vous men­tion­nez – qu’il a tout inté­rêt à prendre sa part des tâches manuelles et/ou ingrates. Il y a de bons argu­ments en ce sens. Si, en défi­ni­tive, cer­tains s’y refusent, que faire ? Les contraindre fait par­tie des pos­si­bi­li­tés. Ce n’est pas for­cé­ment la meilleure. On pour­rait plu­tôt les exclure de la col­lec­ti­vi­té : « Vous ne vou­lez pas rem­plir votre tour de vais­selle ? Vous ne vou­lez pas non plus cou­cher les enfants ? Bref, vous refu­sez le prin­cipe de rota­tion des tâches qui régit notre groupe ? Parfait, c’est votre choix, mais dans ce cas, vous vous excluez du groupe et, par consé­quent, vous ne béné­fi­ciez plus des droits dont jouissent ses membres. » Ceci étant dit, je vou­drais ajou­ter une chose : je pré­fère des bour­geois qui pro­fessent des idées révo­lu­tion­naires à des bour­geois qui pro­fessent des idées bour­geoises. Chez Sartre, Bourdieu et Castoriadis, il y a certes des contra­dic­tions criantes entre leur mode de vie et leurs convic­tions. Mais, au fond, qu’est-ce que cela peut nous faire ? Qu’est-ce qui nous inté­resse le plus chez eux ? Qu’ils aillent vivre en ban­lieue et qu’ils renoncent à leur salaire, ou les pré­cieuses réflexions qu’ils nous ont léguées sur la liber­té humaine et la repro­duc­tion sociale ? Personne n’est par­fait (et sur­tout pas les révolutionnaires).

La socié­té regorge de blogs cri­tiques, de péti­tions, de publi­ca­tions Facebook radi­cales… Sans que ça ne change quoi que ce soit. L’écrit est-il vrai­ment utile, com­pa­ré à l’action directe et phy­sique (par­ti­ci­per à un jar­din col­lec­tif ou à un pro­jet d’autogestion, à une ZAD ou à une barricade) ? 

« L’écrit pro­duit des effets lents, dif­fus, sou­ter­rains. Il fonc­tionne de manière infra­po­li­tique et s’adresse avant tout aux consciences, aux mentalités. »

L’écrit ne change-t-il vrai­ment rien ? En tout cas, le pou­voir en a peur. C’est pour cela qu’il pra­tique la cen­sure, les auto­da­fés, la mise à l’index, la récu­pé­ra­tion. Ce n’est pas parce que le chan­ge­ment ne se voit pas qu’il n’existe pas. L’écrit pro­duit des effets lents, dif­fus, sou­ter­rains. Il fonc­tionne de manière infra­po­li­tique et s’adresse avant tout aux consciences, aux men­ta­li­tés. Or, par défi­ni­tion, les chan­ge­ments cultu­rels sont moins visibles que des chan­ge­ments phy­siques. Une bar­ri­cade, une ZAD, ça tape-à-l’œil. Mais les ZAD naissent-elles toutes seules ? Ne s’accompagnent-elles pas d’un chan­ge­ment cultu­rel, d’une nou­velle vision du monde, qui nous fait pas­ser de l’acceptation à l’indignation ? L’écrit est l’une des voies du chan­ge­ment cultu­rel. Il y a des livres qui changent des vies. Il y a des témoi­gnages Facebook qui vous bou­le­versent au plus pro­fond de votre être. Il y a des romans qui trans­forment l’idée que vous vous faites de vous-même et du monde. Il ne fau­drait pas sur­es­ti­mer la puis­sance de l’écrit. Mais il ne faut pas non plus la mino­rer. Ceux qui écrivent ont un pou­voir : racon­ter les choses d’une façon inno­vante, mon­trer le réel sous un angle inédit, sti­mu­ler l’imagination, faire rêver et faire réa­li­ser. Cela n’est pas rien.

Le monde se com­plexi­fie et semble créer un envi­ron­ne­ment pro­pice à l’intellectuel, qui, en retour, pro­longe cette com­plexi­fi­ca­tion. Ne fau­drait-il pas sim­pli­fier les enjeux afin que tous puissent s’en empa­rer, au lieu de lais­ser les intel­lec­tuels se gaus­ser de la com­plexi­té du monde pour pou­voir mieux l’expliquer aux sup­po­sées masses ignorantes ?

Je suis d’accord avec vous sur deux points. D’abord, il est vrai que les intel­lec­tuels ont tou­jours mobi­li­sé l’argument de la com­plexi­té pour jus­ti­fier leur mono­pole des choses de la pen­sée : « Tout cela est com­pli­qué, lais­sez-nous nous en occu­per pour vous. » Ensuite, la théo­rie pro­cède tou­jours par sim­pli­fi­ca­tion du réel, par sché­ma­ti­sa­tion, par réduc­tion. Le réel est infi­ni­ment com­plexe. Pour agir sur lui, nous avons besoin de le mettre en ordre. Cet ordon­nan­ce­ment, c’est le tra­vail de la théo­rie. Or, cette mise en ordre n’est pas sans restes. En pas­sant du réel à la théo­rie, on perd tou­jours quelque chose du réel, de son infi­nie com­plexi­té, de sa richesse. Mais on ne peut pas ne pas pas­ser par cette étape. L’être humain est pris dans un dilemme : d’un côté, le sou­ci de res­pec­ter la diver­si­té du réel et, de l’autre, la néces­si­té de sim­pli­fier le réel pour s’y orien­ter. Enfin, je vou­drais sou­li­gner un der­nier point : nous consi­dé­rons sou­vent que notre époque est plus com­plexe que les pré­cé­dentes (en rai­son des pro­grès tech­nos­cien­ti­fiques, des avan­cées de la connais­sance, de la varié­té des régimes poli­tiques, de la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique, etc.). Les his­to­riens médié­vistes, les anti­qui­sants et les anthro­po­logues peuvent faci­le­ment démen­tir cela.

Il n’y a pas d’« enne­mi prin­ci­pal », esti­mez-vous. Cela signi­fie qu’il ne faut pas se foca­li­ser sur l’économie au détri­ment de luttes jugées à tort comme « péri­phé­riques » (fémi­nisme, anti­ra­cisme, LGBTQI, etc.) : c’est tout le mérite de l’articulation (ou « inter­sec­tion­na­lisme », diraient les savants). Mais com­ment par­ve­nir à la conver­gence des têtes dures, des agri­cul­teurs aux quar­tiers popu­laires en pas­sant par les chô­meurs et les ouvriers, s’il n’y a pas un socle mini­mal, c’est-à-dire un « nous » et un « eux » ?

Comment être unis dans le res­pect de la diver­si­té ? Comment agir ensemble sans nier nos dif­fé­rences ? En lan­gage plus abs­trait : com­ment arti­cu­ler l’Un et le Multiple ? Cette ques­tion, que se posent les mili­tants, anime les phi­lo­sophes depuis des mil­lé­naires. Elle n’a, à ma connais­sance, aucune réponse satis­fai­sante. On peut, au mieux, poin­ter deux écueils. Le pre­mier, c’est celui que vous avez men­tion­né : iden­ti­fier un « enne­mi prin­ci­pal » et sub­su­mer de force tous les autres enne­mis sous cette figure prin­ci­pale. Concrètement, cela revient à subor­don­ner toutes les luttes à une lutte prio­ri­taire, à écra­ser le Multiple sous le poids de l’Un. L’autre écueil, inverse, se situe du côté de l’émiettement rela­ti­viste : consi­dé­rer que les luttes (contre le racisme, le patriar­cat, le capi­ta­lisme, etc.) sont incom­men­su­rables, que cha­cune doit être menée indé­pen­dam­ment des autres. Toute ten­ta­tive de conver­gence est dénon­cée comme spectre de l’uniformisation auto­ri­taire. Cet écueil conduit à la dis­per­sion des luttes, à une apo­lo­gie du Multiple et à un déni­gre­ment de l’unité, fut-elle res­pec­tueuse de la diver­si­té. Entre ces deux écueils, il faut navi­guer à vue et ten­ter, tant bien que mal, d’avancer. En France, actuel­le­ment, le « Nous » désigne une nation blanche, catho­lique, laïque et le « Eux » désigne tout le reste, un peu trop colo­ré, un peu trop immi­gré, un peu trop musul­man, cela étant mis dans un même sac, à coup d’amalgames outran­ciers. En gros, depuis trente ans, le Front natio­nal dicte la défi­ni­tion du Nous et du Eux. Ensuite, de Sarkozy à Hollande, on accroche son wagon à la loco­mo­tive lepé­niste. La vic­toire de l’extrême droite est d’abord idéo­lo­gique. Le défi qui se pose à nous est d’articuler dif­fé­rem­ment le Eux et le Nous. Pour ce faire, on peut s’inspirer de ce qui se passe en Espagne, où les Indignés, Podemos et les mareas ont réus­si à cris­tal­li­ser le « Nous » autour des « gens », du « peuple », des « citoyens ordi­naires » et à englo­ber dans le « Eux » la « caste », « l’oligarchie », « les poli­ti­ciens » et les « ban­quiers ». Cette dyna­mique est éman­ci­pa­trice. Mais elle ne va pas sans poser cer­tains pro­blèmes puisque, dans ce que font actuel­le­ment les diri­geants de Podemos, le droit à l’avortement – pour ne prendre que cet exemple – passe par­fois au second plan. Les cli­vages de genre et de « race » sont en par­tie gom­més par l’opposition « citoyens/oligarchie », qui ne dit rien du sexe et de la cou­leur de peau des citoyens (citoyennes ?), alors qu’il y aurait beau­coup à en dire.


Portrait de l’auteur : émis­sion Hors-Série


REBONDS

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