Entretien inédit pour le site de Ballast
Au Gabon, pays posé sur l’équateur et constitué à 80 % de forêts, se prépare la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) qui débutera en janvier. Une célébration du football — sponsorisée par l’entreprise française Total — contestée par une partie de la population au point d’avoir entraînée une importante campagne de boycott. Pour quelles raisons refuser un tel « honneur » ? C’est qu’en août dernier, l’élection du nouveau président pris une ampleur tragique : Jean Ping, l’ancien ministre incarnant aujourd’hui l’opposition, remporta les élections dans les urnes. Et Ali Bongo, à l’instar de son père Omar Bongo (42 ans de règne à la tête du pays) frauda aux yeux de son peuple et des commissions internationales en présence. Une fraude qui, à l’ère des réseaux sociaux, laissa le roi nu mais ne le désarma pas. Ne lui restait alors que la possibilité de couper Internet (au lendemain des élections) et de tirer sur les réfractaires, à balles réelles. Des milliers d’arrestations eurent lieu les semaines qui suivirent. La France, liée par une vieille amitié économique, fit le choix de ne froisser personne. De passage à Paris, nous avons rencontré l’écologiste Marc Ona Essangui, figure de la société civile gabonaise (à l’initiative du mouvement citoyen Ça suffit comme ça) et fondateur de Brainforest, ONG de sauvegarde de la forêt. Un homme qui, loin des corruptions rituelles, s’acharne depuis de nombreuses années à viser droit dans les rouages de son gouvernement.
Ali Bongo Ondimba n’en était qu’à son premier mandat. Il aurait pu accepter les résultats et partir avec son héritage et les honneurs du vaincu, sans forcément rester dans le sillon de son père. Pourquoi se maintenir au pouvoir ?
Ali Bongo se pense comme un monarque et il est d’ailleurs très ami avec le roi du Maroc. Il voit le pays comme si c’était un « Bongoland ». Cette terre est son héritage, il a donc hérité des biens [l’héritage familial est estimé à hauteur de 450 millions d’euros, ndlr], comme il a hérité du pays. Ici la terre appartient à l’État. Alors le Gabon lui appartient. Les institutions également : l’Assemblée nationale, la Cour constitutionnelle, etc. Mais en s’accrochant ainsi, ces dirigeants creusent leur propre tombe. La famille Bongo risque de disparaître à terme, car le désamour — la haine — est en train de s’installer. Les gens se sentent pris en otage. C’est dangereux ! Pas pour le peuple, mais pour eux : ils l’oublient.
« La violence, c’est quand un Président refuse le suffrage universel, falsifie les procès verbaux et sort l’armée pour tirer sur son peuple. »
Mais qui sont les marionnettistes ?
Ceux qui tirent les ficelles, ce sont ceux qui exploitent le pays comme une vache à lait : ce sont les lobbies américains, français… Et le Maroc qui pompe l’or du Gabon frauduleusement. C’est Mohamed VI qui possède des terres de manière illégale et qui tient tout le réseau banquier avec son fond d’investissement personnel et royal. Lui fait un lobbying fort ! Mais nous ne nous laisserons pas faire ! Ceux qui tiennent le pays, ce sont aussi les hommes d’affaires. Le bien-être des populations n’intéresse pas ces gens-là. Regardez l’éducation : il n’y a plus d’écoles, plus d’universités et on préférera organiser la Coupe d’Afrique pour faire jouer et danser la population. Or les CAN sont acceptées par tout le continent, mais les Gabonais sont conscients que c’est le jouet du seul Ali Bongo. Mettre tout l’argent du pays dans un tel événement pour une affaire d’image et de communication, alors que ça ne profite à personne… Un génocide culturel se passe : on tue l’école. Il n’y a pas d’écoles ! Et quand il y en a, on peut voir jusqu’à 150 élèves dans une salle de classe ! L’école n’a pas eu sa rentrée et il y a une grève générale illimitée des syndicats de l’éducation nationale. Tout est KO debout.
Il y a eu une vaste campagne pour le passage au biométrique avant les élections. Technique qui fut parfaitement inutile au processus électoral. Pourquoi ?
Êtes-vous au courant que j’ai porté plainte contre l’entreprise GEMALTO [« Leader mondial de la sécurité numérique », ndlr] ? Le juge d’instruction vient d’être désigné. Avec d’autres associations, nous estimons qu’on ne peut pas avoir dépensé 40 milliards de francs CFA pour la biométrie, et qu’il n’y ait eu aucune authentification le jour du vote. C’est le véritable scandale de ces élections ! Qui est derrière cette arnaque ? C’est aussi un lobby français ! Mais Ali Bongo a perdu, avec ou sans biométrie. On n’a pas pu comptabiliser les votes avec le biométrique, alors nous avons compté à l’ancienne. Et il a échoué. Les observateurs internationaux l’ont attesté, mais il les a menacés et accusés… de mensonge.
La violence a fait partie du quotidien des Gabonais, suite aux résultats des élections…
Il ne faut pas tant s’attarder sur les conséquences que sur les causes de la violence : comment est-il possible de l’éviter avec toutes les frustrations qui s’accumulent ? La violence, que l’on soit clair, est du côté du pouvoir en place, qui l’utilise à tous les niveaux. En premier lieu, quand on refuse le suffrage universel, quand on falsifie les procès verbaux et quand on sort l’armée pour tirer sur son peuple. Les militaires eux-mêmes ont pillé les magasins. Les manifestations, elles, étaient non-violentes ; les gens n’étaient pas armés et on leur a tiré dessus ! Manifester est pourtant une expression démocratique. Ces morts se comptent par centaines.
Internet a été coupé (ainsi qu’une partie de l’accès aux services de téléphonie) au lendemain des élections, afin de fragiliser la communication entre les gabonais et ceux de la diaspora, laissant libre cours à la circulation d’informations imprécises et invérifiables, notamment sur le nombre de morts et de disparus. Quel est-il, finalement ?
Selon nos enquêtes, il y a eu 27 morts lors de l’assaut au quartier général de Ping. Sans compter les disparus et les blessés par centaines. À l’échelle du pays, on parle de 200 morts dans le mois qui a suivi la proclamation de la fraude.
Comment le président du Parti démocratique gabonais (PDG) a‑t-il justifié cet assaut militaire dans le quartier général de son principal rival ?
Le président a justifié l’assaut en affirmant que des armes circulaient au QG et que c’était un repaire de bandits.
Vous diriez-vous encore « acteur de la société civile » ?
Bien sûr. Je n’ai jamais été encarté, je ne me suis présenté à aucune élection. Je suis en lien avec d’autres acteurs des sociétés civiles africaines. Nous avons créé « Tournons la page » pour mettre fin aux dictatures en Afrique : c’est un mouvement panafricain.
Observez-vous une plus grande conscience de ces enjeux parmi la jeune génération ?
« Au Gabon, les jeunes sont des
cabris morts: on fabrique des gens qui n’ont plus peur du couteau. »
Ceux qui défendent leurs intérêts coûte que coûte sans tenir compte de la démocratisation de l’Afrique finiront par tout perdre. Il y a une lutte contre le terrorisme, mais le terrorisme ne naît que de frustrations. Maintenir ces frustrations et ces inégalités signifie qu’on ne cherche pas à libérer les esprits, mais à les contenir. La France et les autres puissances doivent actualiser leur logiciel. Ils sont restés bloqués sur la vision d’une Afrique des années 1960. Mais les générations actuelles balayent tout ça. Au Gabon, les jeunes (c’est à dire 75 % de la population) sont des « cabris morts » : on fabrique des gens qui n’ont plus peur du couteau.
La France devrait actualiser son logiciel… Mais il y a par ailleurs une tradition très patriarcale et clanique du pouvoir au Gabon, dans laquelle le citoyen est éternellement maintenu au second plan.
Ce ne sont pas les Africains qui ont instauré cette vision ! Il est évident que tout cela est entretenu par les puissances occidentales. Ce sont ceux que nous évoquions : pour des affaires d’intérêts, ils maintiennent et appuient cet ancien système. Qui a manipulé Bokassa pour qu’il devienne empereur ? Tournons-nous du côté d’une ancienne colonie belge : le génocide rwandais, et plus largement la guerre entre ethnies Tutsis et Hutus, furent initiés par qui ? Chez nous, les Français ont présenté l’ethnie Myènè, à la peau claire, comme étant plus proche des Blancs, mais ça n’a pas pris. Mais pour ces raisons, ils estimaient être supérieurs aux autres ! Il y a eu une résistance pour que les Myènès ne prennent pas la grosse tête, et heureusement ! Il y a des stéréotypes qu’on a mis dans la tête des peuples africains. Ce qui est arrivé aux Tutsis et aux Hutus aurait pu nous arriver. Ouvrons un autre débat, celui des langues. On parle de « dialectes » pour évoquer les langues africaines, mais il n’y a pas de « dialectes », il y a seulement des langues ! À partir du moment où l’on s’exprime dans une langue, elle existe. Je parle le fang couramment. À présent, le fang peut s’écrire et on en fait des dictionnaires. Donc c’est une langue ! Les Européens tiennent à tout catégoriser de leur point de vue.
Le fait d’avoir une telle diversité linguistique ne constitue-t-il pas, dans une certaine mesure, un facteur de divisions ?
Non ! Nous ne sommes pas le seul pays qui soit plurilingue. Pourquoi ce problème ne se pose pas dans l’Afrique anglo-saxonne ? Au Nigéria, combien y a‑t-il de langues ? Peu de gens parlent l’anglais mais tous parlent leur langue, et ça n’a jamais été une source de division ou de sous-développement, mais une richesse. Ceux qui se marient épousent aussi la langue de l’autre. Pourtant, ma femme est mpongwè et je suis fang et aucun de nos enfants ne parlent ces langues. À cause de ce complexe — martelé depuis l’époque coloniale — qui suppose qu’il ne faudrait pas les transmettre à nos enfants. Il y a une honte là-dessus. Nous sommes aussi responsables de cette situation : on a cédé aux caprices du colon, qui nous a chosifiés. Un Sénégalais n’aurait jamais honte de parler le wolof au Sénégal. Au Mali, on parle le bambara à l’université !
« Les chefs d’Etat français se succèdent et se ressemblent concernant les politiques africaines », avez-vous dit dans un entretien. Nous observons qu’aucun des « gros » candidats n’a remis en cause les liens complexes entretenus par la France avec le Gabon. Après les résultats, de nombreux gabonais ont sommé la France d’ « intervenir ». D’autres se sont invités dans des meeting de Nicolas Sarkozy. L’association française SURVIE dénonce, quant à elle, les intérêts économiques qui, à ses yeux, étouffent le développement du pays. Comment gérez-vous ces questions ?
« Je ne suis pas indépendant. Je dépends de la conscience populaire. »
Nous l’avons vu, la France a une part de responsabilité dans ce que nous vivons au Gabon. 80 % de l’économie du Gabon est entre les mains d’entreprises françaises ! La France prélève encore un pourcentage sur le franc CFA (et prélève tous les ans, dans chaque banque centrale africaine, un pourcentage à verser au Trésor français). Ce n’est pas le cas partout ; tous les pays n’ont pas leur ancienne monnaie coloniale : le Nigéria, le Ghana… La France maintient des relations « putatives » avec ses anciennes colonies africaines. Si Bongo n’avait pas été soutenu, il n’aurait pas été 42 ans au pouvoir. « Delta synergy » (une holding financière appartenant à la famille Bongo qui détient une part importante de l’activité économique du pays, comme l’a révélé Médiapart) ne serait pas devenue une telle pieuvre sans l’aide de gros groupes français. Les accords de coopération entre la France et le Gabon, c’est avant tout pour défendre une famille au pouvoir. Et ce n’est pas un hasard si la maison de Bongo est mitoyenne du Camp de Gaulle ! Il est ainsi tout près de l’armée française. Quand les Gabonais demandent à ce que les choses changent et que la France se mette aussi face à ses responsabilités, ce n’est pas de la mendicité.
Avec votre organisme Ça suffit comme ça, vous, ainsi que d’autres acteurs de la société civile gabonaise (à l’instar de la chercheuse Laurence N’dong) avez soutenu Jean Ping. Vous rallier ouvertement à un parti n’est-il pas fragilisant pour votre indépendance ?
Mais je ne suis pas indépendant. Je dépends de la conscience populaire. Je dépends de la volonté du peuple. J’ai la place de leader d’opinion. Cela signifie que je dois sculpter l’opinion publique, interroger ce que pense l’opinion générale. La seule influence que j’ai ne vient pas d’hommes politiques, mais de la masse populaire.
Donc si demain Bongo est adoubé, vous adhérerez ?
Je m’alignerai, oui. C’est le message que je passe : celui de la démocratie, donc celui de la volonté du peuple. Et je dis ça sans être pro-Ping. Pendant la campagne, je m’opposais à lui. Mais quand la majorité a voulu un candidat unique pour renforcer l’opposition, je me suis aligné sur sa logique. Aux États-Unis, on vient d’élire Donald Trump, et qu’on le veuille ou non, c’est un choix du peuple américain : il a voté, point barre. L’amour n’a rien à voir là-dedans. Nicolas Sarkozy vient d’être balayé par les Français ! Malgré sa fonction de président des Républicains, ce sont ces mêmes Français qui l’avaient choisi qui l’ont mis dehors. Et il est sorti, point. Pourquoi, en Afrique, on n’accepte pas ce genre de posture ?
Avec votre coalition « Publiez ce que vous payez », vous réclamez depuis des années la publication des salaires des dirigeants. On peine en effet à mettre la main sur des chiffres tangibles…
Tout processus qui va dans le sens de la transparence ne profite pas au pouvoir. Nos dirigeants sont à l’aise dans un système mafieux où tout est opaque. Ils peuvent ainsi facilement violer la loi. Ils ont été virés du ITIE, du processus de Kimberley, et dans le cadre du FLEGT de l’Union européenne, ils n’arrivent pas à franchir l’étape supplémentaire. Ils savent que l’exploitation du bois mise en place avec un système de traçabilité ne leur profiterait pas.
En tant que fondateur de l’ONG Brainforest, la première question que nous aurions dû vous poser est : quelles nouvelles de la forêt de votre pays ?
« Le Gabon va emboîter le pas de ces pays et suivre ceux qui ont bradés leur forêt au profit du palmier à huile et de l’hévéa ! Oui, la forêt se porte mal. »
La forêt gabonaise se porte très mal, les chiffres le confirment. On a l’impression qu’elle a été bradée comme le pétrole. Quand vous sortez les cartes forestières et minières et que vous faites la même chose pour les permis agricoles, vous pouvez constater la part attribuée à leurs exploitations respectives et vous rendre compte qu’il ne nous reste que 10 % du territoire. Ces 10 % sont recouverts par des parcs nationaux. Il n’y a plus d’espace pour faire autre chose. Le choix ne profite pas à la population gabonaise car il s’agit d’agrobusiness qui a été préféré à l’agriculture d’auto-subsistance. Cela signifie que nos consommations dépendent à plus de 80 % de notre voisin camerounais. Le pays n’est pas capable de développer une agriculture qui puisse nourrir sa population ! Les choix des autorités en matière d’exploitation forestière sont portés vers l’extérieur, et non pour la consommation locale. Même si, depuis 2009, Ali Bongo communique sur la transformation de nos produits forestiers, en réalité ce n’est pas faisable. Il est effarant de voir les terres attribuées à la compagnie OLAM (un rapport sur les activités d’OLAM au Gabon, qui montre que la déforestation dépasse le seuil autorisé, vient d’être publié)… Dans sa politique avec les autorités gabonaises, cette entreprise vise à être le premier producteur africain d’huile de palme. On connaît l’huile de palme, on a vu les expériences mises en place en Malaisie et en Indonésie : la déforestation y est considérable. Le Gabon va emboîter le pas de ces pays et suivre l’exemple de ceux qui ont bradé leur forêt au profit du palmier à huile et de l’hévéa ! Oui, la forêt se porte mal. Il faut aussi évoquer le braconnage terrible. Les éléphants, les buffles, les chimpanzés, etc., disparaissent. Ces espèces rares sont menacées, non pas par des braconniers, mais par les choix de nos politiques qui ne privilégient pas la conservation de ces espèces.
Dans les années 1950, il y avait des éléphants et des buffles par centaines de milliers…
Tous ces animaux sont des « espèces protégées » mais à présent menacées par cette folie de l’exploitation de nos ressources.
Mais alors, quelles solutions ? Faudrait-il passer par des techniques d’agro-foresterie pour permettre une agriculture locale ?
On n’a pas le choix ! Le projet « Graine » que les politiques nous vantent, c’est un projet de substitution, un projet d’extension de cette même compagnie OLAM — le projet est d’ailleurs compromis car la contrepartie gabonaise ne vient pas. Toutes leurs coopératives meurent parce qu’il n’y a pas de suivi. Ils proposent des permis attribués exclusivement pour le palmier à huile. Et ils étendent ainsi les plantations sur tout le territoire. Voici leur stratégie : tuer à petit feu les produits de consommation — la banane, le manioc, le cacao —, prétextant que les populations ne les gèrent pas correctement et qu’elles préféreront être payées pour entretenir les plantations d’huile de palme. Ainsi le Gabon sera tout un territoire entièrement couvert par l’huile de palme. Le voici, le fameux projet « Graine ».
Mais un pays comme le Cameroun, pourtant frontalier du Gabon et ayant sensiblement les mêmes conditions climatiques, semble plus autonome concernant la culture vivrière…
« On voudrait transformer les agriculteurs gabonais en ouvriers agricoles qui ne seront pas propriétaires de leur terre ! »
Le Cameroun a mis l’accent sur l’agriculture d’auto-subsistance depuis longtemps et est dans une stratégie de sécurité alimentaire — quand le Gabon est dans le business agricole. Notre pays s’ouvre aux agro-industriels à la recherche de terres, vendues à la criée ! Quand bien même ce qui sera produit dans ces plantations de palmiers à huile ne servira qu’à alimenter les usines de biocarburant en Malaisie. Cette culture conduira à l’appauvrissement des terres. Autrefois, le Nord produisait le cacao, le café. Ma propre famille m’a envoyé à l’école avec ce qu’ils avaient gagné en tant qu’agriculteurs. Le Woleu Nt’em est une province agricole. On n’a jamais utilisé de pesticides chimiques pour pratiquer cette agriculture : le sol y est très fertile. On mange « bio » ! On creuse, on plante, et ça pousse, c’est aussi simple que cela. Mais on voudrait transformer les agriculteurs gabonais en ouvriers agricoles qui ne seront pas propriétaires de leur terre ! Ils n’en perçoivent qu’une part du rendement. Plein d’expériences dans le monde ont montré que ces cultures étaient néfastes pour le sol. On tue le peu d’espace qui reste en dehors de l’exploitation forestière — qui occupe une place considérable. Et on choisit une agriculture destructrice pour le bien commun ! Aujourd’hui, avec l’agriculture chimique, on consomme toutes les pathologies qui circulent dans le monde dans nos fruits et légumes.
La production du pétrole induit la création d’un déchet, le goudron. Dans un pays qui a vécu principalement de ses ressources pétrolières, il y aurait donc de quoi faire des routes pour relier les principales villes. Et pourtant…
Nous sommes producteurs de pétrole depuis 60 ans — voire plus. Le goudron qu’on utilise pour les routes est en effet un déchet du pétrole : c’est la matière visqueuse et noire qui reste une fois le pétrole brut filtré et raffiné. Et pourtant, nous n’avons pas de routes praticables en toutes saisons. C’est encore une preuve du refus politique du développement. Car c’est la base : pour se développer, il faut des routes ! La Banque mondiale avait encouragé la construction de routes en tant que pays pétrolier. Il y a un problème de choix et on est en droit de se demander : que signifie le « développement » dans la tête d’un dirigeant ? Ce mot a‑t-il un sens, ou ne signifie-t-il que plus de « jouissance » ? Les villes qui profitent de l’exploitation forestière sont des bourgades.
Comment le peuple approche-t-il ces questions ?
Le peuple a toujours considéré la forêt comme son habitat. On ne badine pas avec l’héritage foncier. C’est dans la tête des gens. Ce n’est pas par tribalisme : c’est une façon de percevoir le monde. Nos dirigeants aussi viennent de villages, mais ils n’ont pas ces notions, ces liens-là. Alors dans les villages, c’est le Moyen Âge. Il n’y a presque pas de vie. 80 % de la population gabonaise vit en ville ! Si les gens migrent tous vers les zones urbaines, c’est précisément parce qu’il n’y a pas de routes ! D’où la pénurie d’agriculteurs qui en découle. L’arrière pays est abandonné pour venir peupler la ville. Pourtant, si on prenait le temps de développer cet arrière pays, notre pays grandirait.
Comment provoquer une prise de conscience de l’importance des enjeux écologiques ?
« L’arrière pays est abandonné pour venir peupler la ville. Pourtant, si on prenait le temps de le développer, notre pays grandirait. »
Il y a un manque de conscience nationale sur ces questions. C’est lié à la gestion autiste de nos dirigeants. Les pays qui se développent sont ceux qui appliquent une certaine réglementation et prennent des sanctions contre ceux qui violent la loi. Il y a un code de la forêt au Gabon. Il y a des arrêtés ministériels. Tout est réglementé. Ce même gouvernement qui déclasse compulsivement a choisi de créer la forêt classée de la Mondah : un petit moignon de forêt géré par ceux qui sont au pouvoir. Et puis il y a Akanda, présentée comme ville modèle, et qui fut victime d’importantes inondations en pleine saison des pluies dernièrement : il n’y avait eu aucun plan d’urbanisation à Akanda ! C’est le gouvernement qui manque de vision, de tact. Ils tiennent à leur monde en désordre pour maintenir la corruption. Et comme c’est un gouvernement de corrupteurs… c’est la confusion générale.
Avez-vous évoqué ces sujets avec le « Président élu », Jean Ping ?
Le problème environnemental n’a pas de camp politique. Les dégâts environnementaux n’ont pas de couleur politique non plus. Nous avons fait des propositions aux gouvernements depuis des lustres. Je me suis battu pour préserver une partie de la forêt gabonaise (la forêt de l’Ivindo). Mais nous l’avons dit : nous sommes face à une gestion autiste du pouvoir, donc rien n’est possible. Ils sont dans leur logique de prédation, de vol, de corruption.
Êtes-vous en lien avec d’autres activistes écologistes d’Afrique ?
Il y a écrit dans notre Constitution : « La terre appartient à l’État. » C’est également le cas dans d’autres pays d’Afrique centrale — du Congo au Cameroun. C’est un principe hérité du colon. Cela induit que les présidents ou leurs ministres puissent dire : « C’est moi l’État. » On se retrouve avec des syndicats de prédateurs à la tête des gouvernements ! Pour répondre à votre question, il y a la coalition du bassin du Congo qui travaille avec nous ; il y a l’observatoire de la forêt d’Afrique centrale. Ça ne manque pas, mais il faut encore de la rigueur.
« La terre appartient à l’État »… Un concept à la hauteur de Léopold II de Belgique qui avait nationalisé le Congo pour en faire « son jardin » !
Exactement ! Prenons la Pointe Denis, cette petite île au large de Libreville : on y déguerpit la population en un claquement de doigts pour y installer le roi du Maroc, grand ami d’Ali Bongo. Il y a de nombreux « projets » qui ont été initiés, promettant de grandes réalisations. Mais quand on s’appelle Omar Bongo ou Ali Bongo, on s’installe sur les terres dudit projet. Alors toutes les initiatives des activistes échouent. Il n’y a pas de volonté de faire des choses constructives.
« Les assiettes sont vides, il y a de l’eau partout sauf dans les robinets », dit-on. Mais pourtant, le foot se porte bien. La CAN 2017 a lieu dans quelques semaines…
« Je suis à l’origine de ce boycott. Si Ali persiste à vouloir organiser la Coupe d’Afrique des Nations, nous allons transformer les différents matchs en meetings. Nous irons au stade hurler « Jean Ping Président ». »
Comment concevoir qu’un pays qui n’a pas d’eau courante à l’hôpital général de Libreville — c’est-à-dire qu’il faut soi-même venir à l’hôpital avec des bidons d’eau, transformant littéralement la capitale en « bidonville » — puisse assumer une telle organisation ? Pourtant, il pleut presque tous les jours ici. Il pleut 10 mois sur 12 ! Il y a de l’eau partout au Gabon. Mais c’est encore le syndrome de Peter Pan. Ali Bongo est un grand enfant : il aime les voitures et le football. Il n’hésitera donc pas à assumer deux éditions de la CAN en 2012 puis 2017. 1 000 milliards de francs CFA seront consacrés au football, qui ne rapporte rien. On construit des stades qui tombent en ruine… J’ai été dans le Haut-Ogooué : le stade construit en 2012 y est complètement abandonné. À quoi bon continuer ? Tout ça est initié par des joueurs, des jouisseurs, pas des personnes qui veulent le bien pour leur pays.
Il y a un mouvement qui prend de l’ampleur, qui invite à boycotter la CAN 2017…
Je suis à l’origine de ce boycott — et ça prend. Si Ali persiste à vouloir organiser la CAN, nous allons transformer les différents matchs en meetings. Nous irons au stade hurler « Jean Ping Président ». Nous allons la lui faire dure ! Qu’il maintienne la CAN et chaque jour, nous y ferons de grands meetings pro-Ping. On ira tous au stade vêtus de jaune pour hurler son mensonge. Ou alors, personne ne devra s’y rendre. C’est le choix du peuple ! Je n’étais pas pro-Ping à la base. Mais la volonté du peuple doit être respectée.
« Le passé n’est jamais fermé. C’est un élément en perpétuelle refondation » nous disait il y a peu l’Argentin Miguel Benasayag. En d’autres termes : le passé est un levier. Quel rapport les Gabonais entretiennent-ils à leur histoire ? Et notamment à l’histoire de leur dissidence ?
Les noms de dissidents circulent, oui. Mais le pouvoir en place est constitué d’hommes et de femmes qui n’ont pas de mémoire, et qui veulent absolument faire oublier ces grands hommes. René Paul Soussate, Jean-Jacques Boucavel, Jean Hilaire Obame, Nyonda Makita… Leur histoire n’existe pas. Leur patronyme ne seront jamais enseigné dans les écoles. Les noms de ceux qui se sont battus contre les colons n’existent pas. La seule histoire qu’on raconte, inlassablement, est celle du Roi Denis Rapontchombo, le premier à avoir été en contact avec les Français. Mais l’histoire de ceux qui les ont combattus, on l’a retiré des mémoires. Pourquoi l’histoire du Roi Denis est plus ventilée que celle de Nyonda Makita et des autres ? Pour vous répondre, le passé n’est pas un levier chez nous, il ne permet pas d’aller en avant. Mais il faudra écrire cette histoire.
Tout porte à croire que le Gabon a, dans son système familial, des valeurs fortes de partage et de « vivre ensemble ». Pourtant, il semble que ces valeurs fondent comme neige au soleil dès que l’on se rapproche du politique. Pourquoi un tel fossé, d’après vous ?
« S’ils veulent s’imposer par la force, qu’ils viennent, nous leur montrerons que nous sommes là. »
Avec un peuple instruit, les dirigeants frauduleux seraient balayés. Il est préférable de fabriquer une population de mendiants obligés de se soumettre au chef. Le principe de la politique consiste, chez nous, à tout faire pour que la conscience collective ne soit pas éveillée. Il n’y a plus de partage. Il faut que l’homme de pouvoir soit le seul centre d’intérêt. Et si je partage, je valorise l’autre — or l’égoïsme s’est terriblement installé. L’Africain est plus égoïste que l’on pense ! Cet égoïsme est, à mon sens, à l’origine du sous-développement de notre continent. Même au sein de la solidarité traditionnelle qui nous caractérise, à un certain niveau, ces valeurs sont oubliées. Les gens n’ont pas d’utopies, ils ne rêvent pas : tout se fait au jour le jour. C’est pour ça que les religions ont une telle prise chez nous. Tout le monde va à l’église ! « Dieu va aider, le Seigneur va aider ! » Les gens ne vont pas à l’église pour « l’âme »… mais pour que Dieu accorde des biens matériels ! D’où tous les excès. Ce sont de mauvais signes que de croire que tout tombera du ciel : ça peut empêcher de se battre vraiment. Si l’Afrique ne se développe pas — je suis catégorique là-dessus —, c’est à cause du fatalisme. Il faut en sortir.
Comment croire qu’on pourra faire sortir le Président par la voie légale ?
En effet, les dernières élections furent une nouvelle démonstration que cette idée est un mythe. On a tout fait « légalement », et ce dès la candidature d’Ali Bongo, qui s’est présenté avec pas moins de cinq actes de naissance… Mais il y a une résistance présente et forte. C’est à présent le peuple qui va imposer le changement dans notre pays, et non par les voies légales. Et il passera, pourquoi pas, par l’insurrection. J’ai vu des gens, au Gabon, qui n’avaient plus peur des fusils. J’ai vu les jeunes avancer dans les manifestations vers les forces armées — les uns tombent, les autres avancent. S’ils veulent s’imposer par la force, qu’ils viennent, nous leur montrerons que nous sommes là.
Portrait et bannière : © Maya Mihindou
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