Texte inédit pour le site de Ballast
Commandant polonais et juif de l’insurrection du ghetto de Varsovie, cardiologue de profession et socialiste de conviction, il tenait le sionisme pour une « cause perdue » et n’entendait pas condamner la lutte palestinienne : portrait d’une figure de l’émancipation. ☰ Par Émile Carme
L’Allemagne a mis la Pologne au pas. Le 16 novembre 1940, l’occupant érige à Varsovie dix-huit kilomètres de murs afin d’enfermer la population juive de la ville. Ils sont entre 3 et 400 000, dans 3 kilomètres carrés. Marek Edelman a 21 ans. Orphelin (son père disparaît lorsqu’il a cinq ans ; sa mère lorsqu’il en a quinze1 : tous deux, socialistes, avaient fui le pouvoir autoritaire instauré par la révolution bolchevik), piètre élève, déjà antifasciste. Dans son ouvrage La Vie malgré le ghetto2, Edelman se décrit comme « un gamin culotté et mal élevé ». Le jeune Polonais milite au sein du Bund, l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie — une organisation fondée en 1897 par des marxistes dont la langue écrite est le yiddish. Ils sont socialistes et juifs : des Juifs œuvrant pour le socialisme universel, en somme, sans volonté aucune de créer un pouvoir juif mais nourrissant l’espoir de rallier le prolétariat juif à la lutte révolutionnaire.
« Ni Dieu ni fuite vers une terre qu’ils refusaient d’annexer au détriment de ceux qui y vivaient. »
Le Bund, comme mouvement de masse, s’oppose à deux courants au sein du judaïsme : le traditionalisme religieux et le sionisme — le premier car ses militants sont laïcs et hostiles à la mainmise des textes sacrés sur le quotidien des hommes ; le second car ils estiment que la « question juive » doit se régler en Europe, sur place, et non dans quelque émigration pilotée par la bourgeoisie juive. Edelman l’expliquera en ces termes : « Les bundistes n’attendaient pas le Messie, pas plus qu’ils n’envisageaient de partir pour la Palestine. Ils pensaient que la Pologne était leur pays et ils se battaient pour une Pologne juste, socialiste, dans laquelle chaque nationalité aurait sa propre autonomie culturelle, dans laquelle les droits de chaque minorité seraient garantis3. » Ni Dieu ni fuite vers une terre qu’ils refusaient d’annexer au détriment de ceux qui y vivaient — rappelons qu’en 1922, les juifs ne constituaient que 11 % des habitants de la Palestine (pour 78 % de musulmans)4. La lutte pour l’égalité, en tant que citoyen polonais, quand bien même une partie de la Pologne les rejetait.
Dans ses Mémoires du ghetto de Varsovie5, rédigées la guerre achevée, Edelman retrace sa vie de reclus et de résistant. La tutelle allemande, c’est « d’être moins qu’un homme — un Juif battu et maltraité ». Les individus, à qui l’on refuse justement le statut d’individu, sont broyés, affaiblis, effacés. Ils ne songent pas, raconte-t-il, à se soulever contre ceux qui les oppriment. Du moins pas immédiatement. « Vaincre sa propre apathie et son désespoir, se forcer à agir, aller à contre-courant de la panique générale exige un effort surhumain. » Des murs, on l’a dit, sont bâtis pour enfermer les Juifs et les couper du monde ; il faut à présent survivre au jour le jour. Si certains, possédants, magouilleurs et autres traîtres, peuvent s’en sortir, voire vivre dans le faste et le plaisir des bars dansants, d’autres, les honnêtes ou les nécessiteux, mènent une « existence végétative d’affamé ». Abcès, ventres gonflés, purulences, typhus, tuberculose, moisissures : Edelman liste ce qu’il voit autour de lui. Les gosses mendient en nombre et l’on ramasse, chaque jour, les cadavres des malades et des misérables — certains attendent, nus, dos au sol des rues, d’être transportés par charrettes. Les corps débordent, les fosses communes crient. Des enfants franchissent par des trous le mur afin de ramener des provisions de la ville. Les autorités allemandes ont chargé des policiers, polonais et juifs, d’assurer l’ordre au sein du ghetto ; vient, pour Edelman et ses camarades, l’heure de s’organiser et de tenir tête aux bourreaux — une organisation de combat, fédérant les divers courants politiques du ghetto, voit le jour dans la nuit polonaise : l’OJC, l’Organisation juive de combat. Edelman en est l’un des trois sous-commandants (il deviendra commandant à la mort de son supérieur hiérarchique). Des cours sont donnés et des journaux distribués ; ils s’intitulent L’éveilleur, Question du temps, Pour notre liberté et la vôtre ou encore La voix des jeunes. Edelman a alors vingt-trois ans. Ils les tirent à trois ou cinq cents exemplaires (chaque acheteur le faisait en moyenne lire à vingt personnes). En plus de l’enfermement, la crainte et la terreur : ceux qui sont pris à se rendre clandestinement du « côté aryen » sont sitôt exécutés. « Sans cesse, sans la moindre raison, les Allemands tirent sur les passants. Les gens redoutent de sortir de chez eux, mais les balles entrent dans les logements par les fenêtres. »
Chacun entend parler, en ces murs, des déportations, des exécutions de masse et des camps d’extermination, mais, rapporte Edelman, les Juifs du ghetto peinent à y croire : tout de même, on ne tue pas les gens pour rien, comme ça, juste à cause d’une religion, d’une race… « Nous prêchons dans le désert » : leurs écrits annoncent dès 1942 les projets allemands d’extermination des Juifs — rien n’y fait. Les militants ne dorment pas chez eux. Il faut être aux aguets à chaque instant. Un jour, trois enfants, assis en bas d’un hôpital, sont abattus par un gendarme allemand. La rumeur enfle et commence à déniaiser les plus optimistes : le ghetto risque d’être liquidé et ses habitants déportés ou massacrés. Et le présage de prendre corps lorsqu’une première rafle est organisée. Par manque d’armes, les résistants parviennent seulement, parfois, bon an mal an, à sauver quelques vies. Ils cheminent contre le vent. « L’opinion publique entière est contre nous » : on leur demande de ne pas faire de vagues — peut-être que les Allemands vont arrêter, peut-être que leur mettre des bâtons dans les roues accélérera les arrestations… Chacun, c’est bien humain, craint pour sa peau ; mieux vaut se tapir en priant que le temps passe que de tenter le pire. « Défendez-vous bec et ongles », exhorte l’un de ses camarades dans l’une des pages de leurs journaux ; des activistes de l’OJC parviennent à provoquer des incendies et à abattre le commandant de la police juive. La répression et les déportations « ordinaires », par milliers chaque jour à certaines périodes, frappent la résistance de front : « Nous voyons fondre notre organisation. Tout ce que nous avons mis sur pied pendant de longues et dures années de guerre disparaît dans le cataclysme général. » 300 000 Juifs du ghetto seront déportés le temps de l’occupation.
« Les civils se réfugient dans leurs caches ; les résistants se placent à leurs postes de combat. Les rues sont vides. L’ennemi entre par petits groupes. »
Fin 1942. L’Armia Krajowa — le mouvement de résistance polonais à l’extérieur du ghetto — parvient à leur faire parvenir des armes. Une poignée, seulement. Dix revolvers. Une première bataille de rue se solde par un désastre (« Nous y perdons les meilleurs ») ; il faut changer de stratégie. L’OJC ne dispose pas de l’équipement suffisant pour affronter l’ennemi ainsi, au corps à corps, dans un tel dispositif ; l’escarmouche est désormais privilégiée. Leurs actions, fussent-elles marginales, marquent une rupture dans les mentalités du ghetto : « Pour la première fois, les Juifs se convainquent que l’on peut faire quelque chose contre la volonté et la force allemandes. » L’ennemi n’est pas invincible, en tout cas pas intouchable. Plus que le nombre de cadavres allemands prime l’impact psychologique. Ce moment, dans l’air du temps collectif, où plus rien ne sera plus comme avant. Dehors, dans tout le pays, on gonfle les exploits et les victoires de l’OJC. Edelman et les siens s’entraînent : le moral et le corps astreints à une discipline militaire ; ils collent des affiches aux murs et sur les façades des habitations afin de transmettre leur message à la population emmurée — de jour en jour, l’organisation s’impose comme la seule force constituée du ghetto, la seule autorité respectée (ou redoutée). Les Juifs sont de moins en moins nombreux à se rendre, de façon volontaire, aux rassemblements décrétés par les Allemands — ceux-là mêmes qui permettent le transport, en wagon de marchandises, vers Treblinka —, et l’OJC poursuit ses actions de guérilla urbaine, incendiant locaux et trains. « Les Allemands sont de plus en plus mal à l’aise dans le ghetto. Ils éprouvent non seulement l’hostilité ouverte des francs-tireurs, mais aussi celle de toute la population qui, sans hésiter, obéit aux ordres du commandement de l’OJC. »
Un impôt est instauré pour l’achat d’armes — l’argent est emmené « côté aryen » et les passeurs reviennent avec armes à feu et explosifs. Un atelier de grenades et de cocktail Molotov est mis en place et les collaborateurs juifs abattus sans ménagement (ces « âmes damnées vendues aux Allemands », note Edelman dans ses Mémoires). Les Allemands ont de plus en plus de mal à vider le ghetto. Le 19 avril 1943, ce dernier est encerclé. Les civils se réfugient dans leurs caches ; les résistants se placent à leurs postes de combat. Les rues sont vides. L’ennemi entre par petits groupes. Puis pénètrent les tanks et les véhicules. Le silence, partout, et puis, d’un coup, un feu concentré. Grenades, rafales, balles de fusil. « La rue est jonchée de cadavres allemands. » Un tank en flammes, barricades, ambulances, des avions survolent les zones de combats. Un autre tank est incendié. La bataille a duré du petit matin jusqu’au début de l’après-midi : c’est une victoire absolue pour l’OJC. Nouvel assaut, le lendemain ; nouvelle victoire pour l’OJC. Les combats se poursuivent au fil des jours mais l’effet de surprise — les Allemands n’avaient pas imaginé que les Juifs pussent opposer une telle résistance — tend à disparaître, au profit des seuls rapports de force numérique. Le 1er mai, ils chantent L’Internationale. La « lutte finale » pour la délivrance du « genre humain », parmi les déblais, les camarades crevés, le sang qui tarde à sécher. « Ces mots et ce chant, écrit Edelman, dont les ruines enfumées renvoient l’écho témoignent que la jeunesse socialiste se bat dans le ghetto. » Mais les munitions manquent, en plus des denrées. Edelman et ses compagnons trouvent de l’eau et du sucre dans les logements des familles déportées. L’OJC possède vingt fusils, 500 pistolets, 600 grenades et cocktails Molotov6 pour affronter les deux mille soldats de l’armée du Reich. Les chiens de cette dernière traquent les planques ; le commandement de l’OJC finit par être encerclé, sept jours plus tard.
Ordre a été donné par les autorités nazies d’incendier la totalité du ghetto. Les habitants de Varsovie aperçoivent les flammes par-dessus l’enceinte — certains Juifs, pris à leur piège, se défenestrent. L’asphalte fond sous les pieds et les vitres implosent. Nombre de résistants se suicident plutôt que de tomber dans les mains allemandes ; l’un d’eux abat mère et sœur, avant de retourner l’arme contre lui ; Edelman et quelques autres parviennent à se diriger dans les égouts — des grenades ont été disposées par l’ennemi, à chaque sortie, et des gaz sont déversés dans les galeries. Ils y passent deux jours : « Les secondes durent des mois. » Le 10 mai, à dix heures du matin, ils soulèvent une plaque d’égout ouvrant sur la ville : des camarades, qu’ils avaient pu prévenir, les y attendaient. Bernard Goldstein racontera, dans L’Ultime combat : « La foule assista avec stupéfaction et terreur à une scène extraordinaire. Blones et quelques autres bondirent près du camion, la mitraillette braquée sur les passants attroupés. Malgré leur aspect d’épuisement, la flamme qui brillait dans leurs yeux indiquait clairement leur résolution farouche de tirer sur quiconque oserait s’approcher. Leurs compagnons, squelettiques, pareils à des revenants, la mitraillette accrochée au cou, sortirent un à un de l’égout. Ils avaient perdu tout aspect humain. Une fois monté dans le camion, chacun mettait son arme en position, prêt à défendre chèrement sa vie. Quand tous furent embarqués, le camion démarra en trombe et gagna le bois de Lomianki près de Varsovie, où nous avions préparé des cachettes provisoires7. » Certains ne parviennent pas à sortir de l’égout. La plaque retombe… « Nous qui avons survécu, note Edelman, nous vous laissons le soin d’en conserver toujours la mémoire vivante. » Ainsi s’achèvent ses Mémoires.
« L’homme est modeste mais la réalité dément ses dires : à peine sorti du ghetto, il rejoint la résistance polonaise et participe aux combats. »
Les rescapés sont au nombre de 40, sur les quelques centaines qui se soulevèrent du 19 avril au 16 mai 1943 — c’est-à-dire vingt-huit jours (les chiffres varient : 220 insurgés, entre treize et vingt-deux ans, selon Edelman ; 700, selon l’historien Henri Michel dans son essai Et Varsovie fut détruite ; certaines sources vont jusqu’à 1 000). Au terme de ce mois de combats, le ghetto compte 13 000 morts juifs et l’Allemagne revendiquera, officiellement, 17 soldats morts et 93 blessés. Un héros, Marek Edelman ? Le commandant de l’insurrection refuse le qualificatif. Les membres de l’OJC, racontera-t-il, savaient tous que le combat était perdu d’avance mais ils préféraient mourir les armes à la main que nus dans une chambre à gaz. Le vrai courage, dira-t-il, c’était eux : « Leur mort était beaucoup plus héroïque8. » L’homme est modeste mais la réalité dément ses dires : à peine sorti du ghetto, il rejoint la résistance polonaise et participe aux combats. L’armée allemande, mieux équipée et en surnombre, les contraint à capituler après de violents affrontements. Varsovie sera détruite à 90 % pour punir les Polonais. La guerre prend fin et le pays se mue en République populaire, dirigée par un gouvernement sous l’égide de Staline.
Contre le « communisme » de caserne
Edelman est devenu un cardiologue, des plus réputés, à l’hôpital Sterling de la ville de Łódź. Il y restera — malgré un renvoi, à la fin des années 1960, occasionné par une campagne antisémite — jusqu’en 2007, alors âgé de 88 ans. Dans une postface à ses Mémoires, écrite en 1993, il fait entendre que « le génocide marque l’échec de vingt siècles de progrès de la civilisation ». Et conclut sur ces lignes : « Puisse l’homme ne pas détruire son espèce. Puisse le meurtre ne pas devenir titre de gloire. » En 2008, dans les pages d’un autre ouvrage, La Vie malgré le ghetto, il se confie (chose rare : sa plume, de coutume, est sèche, lapidaire, peu expansive) : « Jusqu’à aujourd’hui, j’ai gardé tout ça dans mes tripes. » Après s’être opposé à l’intégration du Bund au sein du Parti communiste, l’ancien résistant se met en travers du régime en place au nom des idéaux émancipateurs qui l’animent depuis sa jeunesse : il milite, en 1976, au sein du Comité de défense des ouvriers, qui s’oppose à la répression des travailleurs en grève et imprime, clandestinement, des textes du socialiste britannique George Orwell. Quatre ans plus tard, Edelman milite au sein de Solidarność, une fédération de syndicats née en 1980 et menée par Lech Wałęsa. Un an après, le médecin est mis aux arrêts — cinq jours durant. Il refuse par ailleurs de célébrer les quarante ans de l’insurrection du ghetto de Varsovie aux côtés du pouvoir : on ne peut, dira-t-il, louanger la liberté sous un régime de coercition. Le mur de Berlin s’écroule et la IIIe République de Pologne est proclamée, au premier jour de l’an 1990, marquant la fin du régime pro-soviétique. « N’est pas seulement ennemi celui qui te tue, mais aussi celui qui est indifférent. […] Ne pas aider et tuer, c’est la même chose9 », pense Edelman : ne reste que l’action comme éthique de vie.
Aux côtés des partisans de Palestine
Le général Ariel Sharon déclara un jour : « Personne n’a le droit — personne ! — de traduire Israël en justice devant le tribunal du monde10. » L’énoncé a le mérite de la franchise. Edelman, fumée de gauloises et whisky, ignore lui aussi comment tourner autour du pot : il parle dru, cru. Une journaliste venue d’Israël l’interroge un jour de 200611. N’est-ce pas légitime de se « défendre », même brutalement, et de contenir la violence palestinienne ? « Ça, c’est votre philosophie d’Israélienne, celle qui consiste à penser qu’on peut tuer vingt Arabes pourvu qu’un Juif reste en vie. Chez moi, il n’y a de place ni pour un peuple élu ni pour une Terre promise. » Mais n’était-il pas pertinent de créer un foyer juif en Palestine ? « Il eût mieux valu créer un État juif en Bavière ! » La journaliste lui rétorque que Mahmoud Ahmadinejad tient le même discours ; Edelman pouffe, caustique : « Il a raison, le climat y est excellent ! » Mais Israël n’a-t-il pas été fondé pour panser les plaies béantes du génocide juif ? « Si Israël a été créé, c’est grâce à un accord passé entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’URSS. Pas pour expier les 6 millions de Juifs assassinés en Europe, mais pour se partager des comptoirs au Moyen-Orient. » Et le bundiste d’accuser Israël d’avoir anéanti l’illustre mémoire juive et yiddish : « Israël s’est créé sur la destruction de cette immense culture juive multiséculaire ». Aux Israéliens d’assumer leur environnement géographique, plutôt que de se voir en citadelle occidentale assiégée : « Quand on a voulu vivre au milieu de millions d’Arabes, poursuit-il, on doit laisser le métissage faire son œuvre. » Edelman envoie le coup final : « En Israël, je me sens comme un touriste en terre étrangère. » Auprès des journalistes Anka Grupinska et Wlodzimierz Filipek, il avait déjà confié en 1985, pour le journal CZAS, que le sionisme était et resterait « une cause perdue » et que « les Arabes » avaient entièrement « raison » d’estimer que c’était à l’Allemagne de payer les pots cassés et non à la Palestine — et Edelman de prédire que l’État d’Israël, artificiel dans sa construction même, n’a que de peu de chances de perdurer de la sorte.
« Regardez autour de vous. Regardez l’Irlande. Après cinquante ans d’une guerre sanglante, la paix est arrivée. »
Le cardiologue pestait contre « les professionnels de la mémoire » qui instrumentalisaient le ghetto de Varsovie et avait suscité, quatre ans auparavant, les foudres de nombre d’Israéliens en adressant, le 1er août 2002, une lettre ouverte, via Haaretz, à « tous les chefs d’organisations palestiniennes militaires, paramilitaires ou de guérilla, à tous les soldats de groupes militants palestiniens ». En pleine seconde Intifada, donc — les attentats-suicides palestiniens frappaient alors de plein fouet la population civile. Après s’être présenté et avoir rappelé que l’OJC n’avait jamais, par respect des principes et des valeurs humaines, attenté à la vie d’un seul civil allemand, l’ancien résistant lançait : « Regardez autour de vous. Regardez l’Irlande. Après cinquante ans d’une guerre sanglante, la paix est arrivée. D’anciens ennemis mortels se sont assis à la même table. Regardez la Pologne, Wałęsa et Kuron. Sans coup férir, le système criminel communiste a été défait. À la fois vous et l’État d’Israël devez changer radicalement d’attitude. Vous devez vouloir la paix pour sauver des centaines et peut-être des milliers de gens, pour créer un meilleur avenir pour ceux que vous aimez, pour vos enfants. Je sais de ma propre expérience que l’actuel déroulement des événements dépend de vous, les chefs militaires. L’influence des acteurs politiques et civils est beaucoup plus petite. […] Peut-être cette guerre, la guerre qui ne peut être gagnée, peut-elle être stoppée et remplacée par des pourparlers qui mènent à un accord. Peut-être devrions-nous chercher un médiateur, qui n’a pas besoin d’être un politique, mais plutôt une personnalité d’autorité morale irréfragable, quelqu’un qui place la vie dans la dignité et la paix pour tout le monde au-dessus de tout objectif politique. » Son nom et son prénom, en guise de conclusion.
Un choc, oui, pour Israël : Edelman, bien que condamnant les actions kamikazes, parle d’égal à égal avec les unités de combat palestiniennes et, usant du terme combien précis et connoté de « partisans », induit l’idée que les combattants palestiniens sont des résistants et non, selon le vocable en usage, des « terroristes ». Partisan, comme lui le fut contre le nazisme. Edelman — que le philosophe Edgar Morin présente, dans son indispensable Le Monde moderne et la question juive, comme un « judéo-gentil rétif à l’israélo-centrisme12 » — n’a « pas bonne presse13 » dans l’État hébreu, déclare un ancien ambassadeur d’Israël en France. Il est à noter que le documentaire L’Énergie du désespoir. La révolte du ghetto de Varsovie ne mentionne jamais le nom d’Edelman, au profit de la mémoire des seuls insurgés sionistes.
« Ironie de l’histoire, écrit dans Sur la frontière le militant pacifiste israélien Michel Warschawski, le sionisme, qui voulait faire tomber les murailles du ghetto, a créé le plus grand ghetto de l’histoire juive, un ghetto surarmé14 ». Et Warschawski de s’inscrire en faux, à plusieurs reprises, contre l’embrigadement israélien de la mémoire du ghetto de Varsovie — ainsi, ce jour de 2009 dans les colonnes de L’Humanité : « Comme à Varsovie, où les faibles se battaient contre les puissants, de petits groupes contre une immense armée, des innocents contre des barbares
(hymne aux combattants du ghetto que, dans ma famille, on lisait chaque année, le soir de Pâque), et comme à Varsovie, dans le ghetto Gaza, les damnés de la terre sont en train d’infliger des pertes douloureuses aux forces occupantes15. »
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Sur son cercueil, en octobre 2009, le drapeau rouge du Bund. Une chorale entonne l’hymne du mouvement, Di Shvue… « Di fon, di royte, iz hoykh », « Le drapeau rouge est haut »… Lorsqu’on lui demanda naguère ce qui était le plus important dans la vie, Edelman répondit « la vie elle-même ». Et « la liberté16 ». Triste impair, que l’on ne saurait passer sous silence : en 2003, Edelman approuva la guerre contre l’Irak, persuadé que cela pouvait mettre un terme au régime « dictatorial » et « fasciste » de Saddam Hussein. Il expliqua dans un entretien accordé à la chaîne polonaise TVN24, puis publié dans l’hebdomadaire Przekroj, que la non-intervention des Alliés, en Pologne, l’avait à ce point marqué qu’il n’entendait pas que l’on pût rester les bras croisés lorsqu’une nation, de par le monde, se voyait en proie à la terreur d’un régime. De la même façon que les Américains avaient participé à la libération de l’Europe, durant la Seconde Guerre mondiale, Edelman estimait, hanté par la figure d’Hitler, qu’ils pouvaient jouer un rôle positif en Irak. Il disparaîtrait six ans plus tard et l’avenir lui donnerait tort : le 25 octobre 2015, Tony Blair en personne présenterait ses « excuses » et admettrait que l’émergence de Daech n’était, il est vrai, pas sans lien avec ladite guerre « démocratique ».
Une fois l’an, Edelman se recueillait devant le monument à la mémoire des combattants du ghetto. Son fichu caractère était légendaire — revêche, âpre, autoritaire, franc jusqu’à la brutalité —, son courage aussi. Il préférait la paix mais estimait que la guerre demeurait parfois nécessaire tant il avait souffert des démissions et des lâchetés que certaines paix entraînent. Et si Edelman n’était pas croyant (il jurait même qu’il n’avait « rien de commun avec Dieu17 »), il n’en était pas moins juif : un Juif de mémoire et de culture. Dans un entretien publié par les éditions L’âge d’homme, à la question de savoir ce que signifiait être juif à ses yeux, le cardiologue répondit : « Il sera toujours contre le pouvoir. Le Juif a toujours un sentiment de communion avec les faibles18. » Mais « malheureusement, jura celui qui passa sa vie à sonder les cœurs, il y a plus de haine, dans l’homme, que d’amour19 ».
Photographie de bannière : Paweł Kula | PAP
- Certaines sources font état de deux dates de naissance différentes : 1919 ou 1922 — nous optons ici pour la première, la plus usuelle.[↩]
- Marek Edelman, La Vie malgré le ghetto, Liana Levi, 2010.[↩]
- Nous traduisons, de l’anglais. « Marek Edelman », The Telegraph, 4 octobre 2009.[↩]
- Source : Esco Foundation, 1947.[↩]
- M. Edelman, Mémoires du ghetto de Varsovie, Liana Levi, 2010.[↩]
- Chiffres fournis par Henri Michel dans Et Varsovie fut détruite, Albin Michel, 1984, p. 167.[↩]
- Bernard Goldstein, L’Ultime combat. Nos années au ghetto de Varsovie, Zones, 2008.[↩]
- Nous traduisons, de l’anglais. « Marek Edelman », The Telegraph, op. cit.[↩]
- « Minorités », L’Autre Europe, L’âge d’homme, 1986, p. 72.[↩]
- Cité par Régis Debray dans À un ami israélien, Flammarion, 2010, p. 101.[↩]
- Pour le Yediot Aharonot, traduit et publié par Courrier international le 12 avril 2006.[↩]
- Gentil au sens de « goy ». Voir Edgar Morin, Le Monde moderne et la question juive, Seuil, 2007, p. 180.[↩]
- Voir « Marek Edelman, le révolté du ghetto », Le Monde, 19 avril 2008.[↩]
- Michel Warschawski, Sur la frontière, Pluriel, 2009, p. 297.[↩]
- Michel Warschawski, « Ghetto Gaza – L’appel », L’Humanité, 8 janvier 2009.[↩]
- « Marek Edelman nie żyje », www.dziennik.pl, 2 octobre 2009.[↩]
- Entretien pour CZAS, mené par Anka Grupinska et Wlodzimierz Filipek, 1985.[↩]
- « Minorités », L’Autre Europe, op. cit., p. 72.[↩]
- Entretien à la chaîne polonaise TVN24.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Israël : la mort vue du ciel », Shimrit Lee, juillet 2015
☰ Lire notre série « Palestine-Israël, voix de femmes », Shimrit Lee, janvier 2015
☰ Lire notre entretien avec Frank Barat : « François Hollande a décidé de soutenir l’oppresseur », novembre 2014
☰ Lire l’entretien avec Georges Habache [Memento]
☰ Lire la lettre du poète Breyten Breytenbach à Ariel Sharon [Memento]