Texte inédit pour le site de Ballast
Margarete Buber-Neumann traverse le XXe siècle avec un bien triste privilège : elle est la seule à avoir publiquement témoigné par écrit de sa double expérience des camps soviétiques et nazis. La jeune et fervente communiste, accusée de « déviationnisme » par le pouvoir stalinien, survit à trois ans de Goulag sibérien pour se retrouver déportée à Ravensbrück après le pacte germano-soviétique, pendant cinq ans. Elle survivra pour raconter, inlassablement, sans amertume et sans illusions, ce que le pouvoir fait de ceux qui le détiennent et à ceux qu’il détient. ☰ Par Adeline Baldacchino
Dans le plus célèbre poème de Paul Celan, Fugue de mort, on trouve une « Margarete » aux cheveux d’or. Après avoir perdu son père mort du typhus dans un camp, sa mère exécutée d’une balle dans la nuque, après avoir traversé lui-même la nuit la plus profonde dans le brouillard le plus opaque, Celan deviendra poète et traducteur avant de se jeter dans la Seine depuis le pont Mirabeau, dans la nuit du 19 au 20 avril 1970. Celan pensait peut-être à Apollinaire, ce soir-là, à moins que ce ne fût à toutes les Margarete aux cheveux d’or qui avaient comme lui bu « le lait noir de l’aube1 » sans en réchapper. Certains penseront que la mystérieuse figure de Margarete symbolise la grande Allemagne goethéenne des Lumières, en référence à Faust — et que les cheveux d’or sont destinés à devenir des cheveux de cendre dans le crépuscule de la Raison.
« Margarete, sur le pont de Brest-Litowsk. La silhouette est frêle, progresse dans la lumière grisâtre vers le revers de son destin. »
Mais comment lire la Fugue de mort sans penser à l’autre Margarete ? Dont rien ne nous dit qu’il la croisa jamais, certes, et pourtant l’on voudrait imaginer une nuit d’amour, une seule, entre le poète épris de la contre-langue qu’on doit bien inventer pour parler d’Auschwitz et le témoin capital de ce que furent les camps, cette Margarete qui pénètre dans notre imaginaire au matin du 7 ou 8 février 1940. Elle a « des yeux bleus d’une extraordinaire intensité et d’une grande beauté2 ». Les images d’après-guerre en noir et blanc nous la montrent plutôt brune, mais qui sait ce que deviennent les cheveux d’or exposés à la terreur ? Et ne se pourrait-il qu’ils s’assombrissent, eux aussi, devant tant de malheurs ? En ce matin de février 1940, elle descend d’un wagon. « Les grilles furent ouvertes et nous nous extirpâmes du train, dégringolâmes les hautes marches, et nous retrouvâmes sur la voie, grelottants dans le vent glacé de l’hiver. Au loin, nous aperçûmes une gare et nous déchiffrâmes la pancarte : Brest-Litowsk3 ». Margarete Buber-Neumann s’avance sur le pont de chemin de fer vers la casquette SS à la tête de mort et aux deux tibias croisés. Dans son dos, des officiers russes poussent de force les hommes et les femmes qui ne veulent pas marcher. Tous devront traverser. Certains s’imaginent que cela ne pourra pas être pire, et se jettent dans la gueule du loup. D’autres reculent, en devinant son haleine fétide. Tous ont froid.
Des cent cinquante prisonniers livrés par la Russie à l’Allemagne en ce printemps malade, quarante-et-un furent directement dirigés vers Berlin à la direction de la Police, sous la garde de la Gestapo. Margarete, avec ou sans cheveux d’or, n’en avait pas fini de creuser plus profond jusqu’à vérifier que « la mort est un maître venu d’Allemagne4 ». Margarete, sur le pont de Brest-Litowsk. La silhouette est frêle, progresse dans la lumière grisâtre vers le revers de son destin. « Partir. / De toute façon partir. / Le long couteau du flot de l’eau arrêtera la parole5. » Mais il n’est pas temps pour elle d’arrêter de parler. Celle qui s’avance ne sait pas encore qu’elle écrira plusieurs livres ; qu’elle livrera le seul témoignage « parallèle » d’une expérience du Goulag soviétique et du camp de concentration nazi ; qu’elle rédigera le portrait de Milena, l’amante de Kafka, journaliste et résistante tchèque qui lui avait demandé de dire un jour aux hommes qui elle fut : « Grâce à toi, je peux continuer à vivre. Tu diras aux hommes qui j’étais, et auras pour moi la clémence du juge6. » En attendant, ce matin de février 1940, celle qui va vers Ravensbrück se souvient de Karaganda.
Rembobinons un instant le film de la mémoire. Margarete est née en 1901 à Potsdam, pas très loin de Berlin, dans la famille bourgeoise des Thüring. C’est dans les mouvements de jeunesse socialiste qu’elle découvre le sens de l’engagement en s’occupant d’enfants abandonnés et de jeunes délinquants. L’organisation des Wandervögel, créée par des lycéens berlinois à la fin du XIXe siècle, qui allie un certain spontanéisme humanitaire et le goût du retour à la nature, recrute alors dans les classes moyennes et se diversifie en différentes obédiences politiques. Margarete admire les révolutionnaires Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Au sortir de la Première Guerre mondiale, elle rejoint finalement le Parti communiste allemand, comme sa sœur, Babette, devenue la compagne de Willi Münzenberg, l’un des plus fervents militants du Komintern, fondateur de multiples associations à visée sociale et propagandiste. Margarete se marie en 1922 avec Rafaël Buber, fils du philosophe juif Martin Buber, proche des anarchistes — il avait fondé en 1908 la Ligue socialiste7, fédération de groupes d’obédience pacifiste et communiste libertaire prônant la grève générale pour empêcher la Grande Guerre. Avec Rafaël Buber, Margarete aura deux filles, qui ne grandiront pas avec elle mais en Israël, dans la famille de leur grand-père, réfugié à partir de 1938 comme professeur d’anthropologie et de sociologie à Jérusalem. C’est qu’en 1929, elle a divorcé, tombée sous le charme d’un brillant intellectuel communiste avec lequel elle ne se remariera pas — tout en portant son nom : Heinz Neumann.
« Neumann a 29 ans, prend les roses pour des géraniums, séduit la jeune femme alors elle-même collaboratrice à l’Inprekorr, le journal du Komintern. »
Issu d’une famille juive plutôt conservatrice, passionné de littérature, étudiant en philosophie, Neumann écrit dans le journal des spartakistes, Le Drapeau rouge (Die Rote Fahne), dont il deviendra le rédacteur en chef. Arrêté dès le début des années 1920 et en profitant pour apprendre le russe en prison, il rencontre Staline en 1922 pendant le IVe Congrès international communiste et se lance à corps perdu dans l’aventure politique, si bien qu’il se retrouve expulsé vers l’URSS en 1925. Alors membre du Komintern, il le représente en Chine en 1927 et y organise en sous-main le soulèvement de la « Commune de Canton » ; il dure quatre jours et se finit par le massacre de milliers de communistes par les troupes de Tchang Kaï Chek. Fuyant la ville en feu, son portrait affiché sur tous les murs et sa tête mise à prix, il parvient à regagner l’Europe en cargo. Cet échec lui vaudra le surnom de « boucher de Canton ». Pourtant, de retour en Allemagne, encore soutenu par Staline, il se retrouve dans une posture d’affrontement direct avec les nazis, élu député au Reichstag et à la tête d’une branche paramilitaire du parti communiste. C’est à cette époque que Margarete rencontre cette étoile montante du communisme européen, qui habite une chambre meublée dans la maison de sa sœur et de son beau-frère. Neumann a 29 ans, prend les roses pour des géraniums8 et séduit la jeune femme alors elle-même collaboratrice à l’Inprekorr, le journal du Komintern.
En 1929, il passe à Berlin chez le député communiste allemand Willi Münzenberg, où il rencontre sa femme Babette, la sœur de celle-ci, Margarete, et un jeune écrivain roumain qui revient tout juste d’URSS. Il se nomme Panaït Istrati, va écrire l’un des livres les plus courageux de l’entre-deux-guerres, Vers l’autre flamme, et témoigne d’une lucidité qui ne suffit pas à ébranler les convictions des jeunes gens, convaincus que rien ne pourra arrêter l’ascension fulgurante du prolétariat et les progrès de la Révolution. Que savent-ils alors de Victor Serge, ami d’Istrati, déjà placé sous surveillance pour dissidence, ou de Boris Souvarine, fondateur du Cercle communiste démocratique anti-bolchévique ? Mystère. Mais en 1931, Margarete est invitée pour la première fois en URSS dont elle revient plus fascinée que sceptique. Neumann perd son siège de député aux élections allemandes de 1932. Il entre dans le viseur de Staline, qui lui reproche d’avoir voulu diviser le parti allemand et le convoque à Moscou. Un temps expédié en Espagne au nom du Komintern pour expier ses fautes, il y retrouve Margaret elle-même chargée de convoyer des valises d’argent à travers l’Europe. Puis tous deux se cachent en Suisse sur ordre de Staline, encore fidèles au Parti malgré les alertes données par le beau-frère réfugié à Paris. Accusé de meurtre par les nazis, menacé d’extradition vers l’Allemagne, Neumann bénéficie finalement d’une mobilisation des communistes français : une pétition, signée Romain Rolland, André Gide, André Malraux ou encore Henri Barbusse, conjure les Suisses de ne pas le livrer. Il est finalement expulsé en 1934 vers l’URSS, via le port du Havre. Margarete, réfugiée à Paris, y rencontre peut-être Arthur Koestler et Gisèle Freund qui ont travaillé au Livre brun sur l’incendie du Reichstag et la terreur hitlérienne, publié dès 1933 par les éditions du Carrefour de Willi Münzenberg, lequel documente déjà l’existence des camps de concentration et de la persécution des Juifs. Alors qu’elle rejoint Heinz au Havre pour l’accompagner dans son exil et dans ses doutes, croit-elle encore à l’épopée stalinienne comme seule alternative au nazisme ?
Toujours est-il qu’ils s’attendent déjà tous deux à être arrêtés dès leur débarquement. À Leningrad, on leur confisque leurs faux passeports sans leur rendre les vrais. On les expédie en train à Moscou, où ils habiteront quelques mois l’étrange hôtel Lux. Ce haut lieu de formation des élites internationales du communisme est déjà peuplé de rats et d’espions, de dénonciateurs déférents et de fanatiques mal guéris de leur passion. On y arrête la nuit d’anciens amis ; des centaines de familles s’y entassent dans trois cents chambres ; les cuisines y sont communes ; l’eau chaude n’y coule que deux fois par semaine ; les chambres sont sur écoute et le courrier surveillé : c’est par là que passeront la plupart des communistes allemands victimes des grandes purges staliniennes. Bientôt, ce n’est plus que la « cage dorée » du Komintern et l’antichambre de la peur. Le 27 avril 1937, Neumann y est arrêté par trois agents de la NKVD en uniforme. « Heinz marcha vers la porte, se retourna encore une fois, revint sur ses pas en courant et me donna un baiser : Pleure donc, va, il y a bien de quoi pleurer !
» Elle ne le reverra jamais.
« Ce haut lieu de formation des élites internationales du communisme est déjà peuplé de rats et d’espions, de dénonciateurs déférents et de fanatiques mal guéris de leur passion. »
Chaque jour, elle va désormais faire la queue devant une prison différente. La Loubianka, Sokolniki, Boutirki, Lefortovo… La nuit, quand des pas s’approchent des chambres de l’aile réservée aux femmes des « politiques » disparus du Lux, un chant s’élève : celui des Marais, le chant des déportés composé par un Allemand anti-nazi dans les camps de l’Ouest9. Margarete commence, pour survivre, à vendre ses vêtements, livres et effets personnels au marché aux puces. Repérée comme femme d’un « ennemi du peuple », incapable de fuir l’URSS sans papiers, elle est arrêtée le 19 juin 1938 et transportée à la prison de Boutirki. Dans la cellule 31, elle découvre, saisie de stupeur, « une centaine de femmes presque nues, accroupies, couchées, recroquevillées sur les planches, serrées les unes contre les autres10. » L’enfer commence avec la promiscuité, les interrogatoires sans queue ni tête, les privations d’eau et de nourriture. Condamnée à cinq ans de travail et de rééducation comme « élément socialement dangereux », elle ne saura que bien plus tard qu’Heinz a été exécuté sans jugement dans les caves de la Loubianka, dès novembre 1937.
S’ensuit le périple vers la Sibérie : des milliers de kilomètres avalés en train pour rejoindre la gare de Karangada, à l’est du Kazakhstan, la mise à l’écart en quarantaine dans un camp central entouré de barbelés, le sommeil impossible sur les planches détrempées, les grappes de punaises pénétrant jusque dans les narines, le travail interminable quel que soit le temps, la lutte contre la brucellose, le Block disciplinaire, les vols des condamnés de droit commun qui se croient supérieurs — et puis l’apprentissage de la survie par l’amitié qui permet encore de s’intéresser à l’autre pour mieux s’oublier, dans la souffrance des petits matins gelés. Boris Resnik, le camarade lituanien, a fait sept ans de maison de correction pour activité communiste, s’est évadé du sanatorium où il avait été transféré pour cause de tuberculose, a réussi à rallier l’URSS de ses rêves pour travailler comme cordonnier à Odessa. Soupçonné d’espionner pour les Lituaniens, il a été arrêté et transféré à Karanganda. Quand vient l’heure pour lui de partir plus à l’est encore, il sait que c’est la fin. Avoir des amis, c’est aussi devoir les perdre. « Greta, il ne faut jamais m’oublier », crie-t-il en partant. Margarete n’aura de cesse de ressusciter toutes les figures croisées au fil de ses pérégrinations, qui lui livrent leur histoire et lui demandent de la raconter.
Au fil des pages par lesquelles elle relatera l’horreur de ces jours, elle offre des portraits intimistes et doux d’hommes bons, de femmes qui s’arrangent pour fabriquer des robes avec des chiffons, des repas d’anniversaire avec des mets volés, de la joie malgré l’effroi. Tant qu’il leur reste des forces. Et jusqu’à disparaître, une à une, de la danseuse de ballet à la religieuse contre-révolutionnaire, de l’ancienne modiste à la femme du poète assassiné, Zenzl Mühsam11, qui survivra pourtant et sera réhabilitée après la mort de Staline. Des camps soviétiques, on ne s’échappe pas plus que des cachots : le travail y est surveillé, la mort assurée dans les immensités sauvages pour ceux que tenterait l’évasion. Quand elle reçoit son ordre de transfert, Margarete n’ose pas croire à la possibilité de la liberté. Le 23 août 1939, les ministres des affaires étrangères nazis et soviétiques ont signé le pacte Molotov-Ribbentrop. Il prévoit la neutralité de l’URSS en cas de conflit avec les puissances occidentales et un protocole secret répartissant des territoires à annexer respectivement par les deux parties. Il ouvre la voie de l’ouest à Hitler qui n’aura plus à se préoccuper de son voisin russe, jusqu’au déclenchement, en 1941, de l’opération Barbarossa par laquelle il rompt le pacte en agressant l’URSS. C’est dans ce cadre que les communistes allemands réfugiés en URSS vont être livrés aux nazis. L’Histoire se retourne comme un gant contre ceux qu’elle étrangle. La femme d’un des plus grands ennemis du nazisme se retrouve livré aux nazis par ceux-là mêmes dont elle avait cru pouvoir faire triompher l’idéal. Et voici comment, ce matin de févier 1940, sur un pont de chemin de fer, celle qui va vers Ravensbrück se souvient de Karaganda.
« L’Histoire se retourne comme un gant contre ceux qu’elle étrangle. »
Dans le système allemand, on est condamné pour une durée indéterminée : quand elle entre à Ravensbrück, elle sait que c’est pour ne plus en sortir jusqu’à la fin du régime hitlérien. Affectée dans un block « modèle » où sont rassemblés des témoins de Jéhovah, persécutée par les détenues communistes allemandes au zèle sectaire qui, la sachant revenue du Goulag, la qualifient de traître, elle rencontre Milena Jesenska, à qui elle consacrera tout un livre, l’un des plus beaux portraits de femmes détenues qui soit. « Milena faisait partie du petit nombre de celles qui ne peuvent devenir indifférentes ou insensibles12 », écrira-t-elle dans cette ode à la liberté d’âme qui raconte comment la jeune journaliste tchèque, courageuse au point d’avoir porté volontairement l’étoile jaune dans les rues de Prague par solidarité avec ses amis juifs, tentait chaque jour à l’infirmerie d’arracher des victimes aux SS en profitant de son statut de non-juive pour falsifier les dossiers. Margarete raconte les premiers convois qui partent pleins et reviennent vides : le transport des malades qu’on va en fait gazer, puis les opérations expérimentales, les fusillades arbitraires, la transformation en camp d’extermination à l’hiver 1944. Affectée comme secrétaire auprès d’une surveillante-chef, Margarete se risque à lui parler des assassinats nocturnes pratiqués par les médecins SS qui volent les dents en or, noient les nouveaux-nés dans des baquets, s’exercent sur des cobayes. Elle espère ainsi sauver des vies. Mais la surveillante est renvoyée, Margarete mise au cachot. « Quand le corps cède complètement, la force morale cesse d’être une citadelle imprenable10. » Dans son obscure cellule, un dernier sursaut de volonté la sauve : elle s’impose de se raconter des histoires, de se déclamer des poèmes. Bientôt, elle rêve éveillée. Plongée dans un délire sans fin, elle entre dans une nouvelle de Gorki, en devient le personnage principal, en oublie le passage des heures, vit dans le refuge auto-hypnotique qu’elle s’est inventé dans une cabane imaginaire, à l’orée d’une forêt touffue, face à la mer étincelante. Pour Milena, elle veut survivre.
Grâce à une courageuse intervention de la jeune tchèque auprès d’un homme de la Gestapo, à qui elle va dénoncer les exactions commises à l’infirmerie et obtenir que Margarete soit relâchée du bunker. Celle-ci en ressort en effet, affaiblie mais vivante. Elle entre dans une compagnie de Polonaises affectées à la coupe du bois, puis à l’atelier de couture. Il meurt désormais plus de cinquante femmes par jour à Ravensbrück, en sus des colonnes de Juives conduites vers les installations de Bernburg, anciennes chambres à gaz pour handicapés mentaux réaffectées à partir de 1942 — parmi celles qui disparaîtront là, Irma Eckler, la femme qui aimait l’homme qui avait dit non à Hitler, un jour de juin 1936 sur le quai de Hambourg13, August Landmesser… On ne sait pas si Margarete ou Milena la croisèrent un jour. Elles prennent en tous cas la mesure du massacre définitif auquel sont voués les Juives en trouvant dans la poche d’un vêtement revenu dans les camions vides : « Ils nous ont emmenées à Dessau. Nous devons nous déshabiller. Adieu14 ! » Celles qui restent n’ont plus qu’un objectif : tenir pour témoigner. Milena tombe finalement malade au début de 1944. Opérée d’un abcès au rein, elle ne s’en remettra jamais. Margarete participe au convoi qui porte la dépouille au crématoire en mai 1944. Elle veut survivre pour exécuter le testament de Milena : raconter, tout raconter du camp. Dans les couloirs de l’infirmerie, elle parvient aussi à cacher deux femmes promises à la mort, « Danielle et Kouri » : l’une est Anise Postel-Vinay, résistante française arrêtée pour avoir aidé les services secrets britanniques, qui deviendra plus tard sa traductrice ; l’autre est Germaine Tillion, ethnologue et résistante. Toutes trois survivront.
Dans le chaos de la Libération, juste avant que des troupes n’atteignent le camp, le 21 avril 1945, soixante Allemandes et Tchèques munies d’un « certificat de liberté » sont relâchées, dotées de leurs seuls vêtements sur lesquels ont été peintes de grandes croix rouges sur le dos et la poitrine. Désemparées, elles arrivent à la gare de Fürstenberg où Margarete s’informe auprès de soldats de l’avancée des Russes. Une chose lui importe : ne pas retomber entre leurs mains. Se mêlant aux réfugiés en déroute, elle croise des communistes éperdus qui refusent de la croire quand elle raconte le Goulag, rejoint enfin le front de l’ouest et les Américains, atteint Hanovre d’où elle télégraphie en Palestine où sont ses deux filles et retrouve enfin, pouvant à peine croire à sa chance, le village de ses grands-parents, sa mère et sa sœur — Willi Münzenberg, lui, est mort en 1940, suicidé ou assassiné par les agents de Staline. Dès lors, elle écrit et raconte, fidèle à sa promesse faite aux morts ; elle témoigne au procès de Victor Kravtchenko, l’ingénieur russe qui a demandé l’asile politique aux Américains, lorsqu’il porte plainte en diffamation contre Les Lettres françaises communistes l’accusant d’espionnage et de mensonge ; à celui de David Rousset qui avait créé une commission d’enquête internationale sur les camps.
« La possibilité d’une révolution qui ne céderait rien à la violence, et à la terreur qu’exercent les faibles devenus puissants sur ceux qui sont restés faibles ou devenus impuissants… »
Son livre sur la Sibérie paraît en français en 1949, celui sur Ravensbrück en 1988, un an à peine avant sa disparition. Dans la belle postface que son éditeur consacre au premier volume de mémoires, il y réfléchit à la notion d’univers concentrationnaire, établissant parallèles et différences entre les camps soviétiques et nazis sans pour autant les renvoyer dos à dos. Il y admet qu’à Ravensbrück, la mort avait le visage plus direct et plus nu de la chambre à gaz, des expériences médicales, de la sélection raciale ; qu’on y mit au point des « méthodes de déshumanisation » sans analogue — on y affichait clairement la couleur de la mort, de l’humiliation à l’extermination. Il rappelle aussi qu’au Goulag, on mourait par millions, au nom d’une logique d’esclavage de tous ceux que le système rejetait par ses purges ; il explicite la mécanique par laquelle les juges soviétiques s’acharnaient à obtenir l’aveu de fautes imaginaires, comme s’il fallait toujours que l’injustice passe par une parodie de justice. Il y dit enfin ce qui frappe à la lecture de Margarete Buber-Neumann : sa capacité à décrire les êtres qu’elle a croisés sans les juger, dans leur faiblesse et leur grandeur, à dire les ressorts de la tendresse jusqu’au cœur de l’inhumain, ce qu’il nomme « l’esprit, sinon du communisme, du moins de la communion. » Car il l’affirme non sans fermeté : « on n’aura rien compris à un tel témoignage, si on en conclut qu’il faut conserver et défendre les sociétés établies dont la révolution marxiste attaque les bases. » Le calvaire de Buber-Neumann ne constitue pas pour lui, ni probablement pour elle, un plaidoyer pour le statu quo ni une condamnation de toute action politique fondée sur un idéal révolutionnaire15. L’interrogation fondamentale qui demeure, loin d’avoir été réglée par la double conversion totalitaire du XXe siècle, est au contraire celle de la possibilité d’une révolution qui ne céderait rien à la violence, et à la terreur qu’exercent les faibles devenus puissants sur ceux qui sont restés faibles ou devenus impuissants.
On ne cherchera pas chez Margarete Buber-Neumann de réponse à cette éternelle question, de réflexion sur la révolution comme chez Hannah Arendt, ni même de vraies raisons d’espérer, pas plus qu’une leçon de modération — car elle aima et vécut passionnément : on ne cherchera, et ne trouvera, que la vérité dans sa nudité. Telle qu’il faut apprendre à la reconnaître pour retrouver le droit de penser, sans illusions ni renoncement, sans déni ni désespoir, ce que pourrait encore signifier une révolution « assez soucieuse du sort des créatures humaines, assez respectueuse de ce qui en elle est sacré, pour ne pas les sacrifier à l’idole d’une doctrine et à la monstrueuse chimère d’un avenir meilleur, préparé par l’extermination d’innombrables victimes et par la formation d’un monde de bourreaux16. »
Illustration de bannière : Anselm Kiefer
- Paul Celan, Fugue de mort, 1945.[↩]
- Pierre Rigoulot, directeur de l’Institut d’histoire sociale, dans un portrait du n° 40 d’Histoire & Liberté.[↩]
- Margarete Buber-Neumann, Déportée en Sibérie : Prisonnière de Staline et d’Hitler, Seuil, 2004.[↩]
- Paul Celan, Fugue de mort, op. cit.[↩]
- Henri Michaux, « Le jour, les jours, la fin des jours (Méditation sur la fin de Paul Celan) », Moments, traversées du temps, 1973.[↩]
- Margarete Buber-Neumann, Milena, Points, 1997.[↩]
- Avec Gustav Landauer, Erich Mühsam et Margarethe Faas-Hardeger.[↩]
- René Lévy, Margarete Buber-Neumann : Du Goulag à Ravensbrück, L’Harmattan, 2015.[↩]
- Margarete Buber-Neumann, Déportée en Sibérie, op. cit.[↩]
- Ibid.[↩][↩]
- Zenzl Mühsam est la femme d’Erich Mühsam, assassiné en 1934 à Oranienburg.[↩]
- Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit.[↩]
- Cf. Adeline Baldacchino, Celui qui disait non, Fayard, 2018.[↩]
- Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit.[↩]
- Elle deviendra membre, en 1975, de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, une formation de centre droit.[↩]
- Albert Béguin, postface à Margarete Buber-Neumann, Déportée en Sibérie, op. cit.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Hannah Arendt — les joies de l’action, le trésor des révolutions », Lora Mariat, mars 2018
☰ Lire notre article « Piotr Archinov — devenir une force organisée », Winston, octobre 2017
☰ Lire notre article « Erich Mühsam — la liberté de chacun par la liberté de tous », Émile Carme, mars 2017
☰ Lire notre article « Iaroslavskaïa, l’insurgée », Adeline Baldacchino, juillet 2016
☰ Lire notre abécédaire de Rosa Luxemburg, octobre 2016
☰ Lire notre entretien de Jacques Baujard : « Maintenir vivante la mémoire des vaincus », mars 2016