Marina, sur la route du rugby


Texte inédit pour Ballast | Série « Au quotidien le sport »

À l’occasion de ren­contres fémi­nistes qui s’étaient tenues à Gijón, dans les Asturies (Espagne), nous avions ren­contré Marina, une jeune Argentine venue en Europe, pous­sée par son désir de voyage et de per­fec­tion­ne­ment dans sa dis­ci­pline — Marina est joueuse de rug­by. Et, en Argentine, c’est « une affaire d’hommes ». Elle joue aujourd’hui aux Pays-Bas, au RUS, un club entiè­re­ment fémi­nin et mili­tant, en paral­lèle de petits bou­lots et de ses études. Du rug­by à sept au rug­by à quinze, de son club de quartier à des clubs ama­teurs, tou­jours, mais mieux dotés, de l’apprentissage des pla­quages à celui des matchs plu­vieux du nord de l’Europe, Marina a connu, ces der­nières années, de nom­breux pays et de nom­breux ter­rains. Blessée à la main, elle pro­fite de ce repos impo­sé pour nous confier ce témoi­gnage : elle revient sur ce qu’elle doit à ce sport d’équipe, et sur ce qu’elle en a tiré d’un point de vue plus per­son­nel. « Au quo­ti­dien le sport », troi­sième volet de notre série.


[lire en espagnol]


[lire le deuxième volet | ren­contre entre Béatrice Barbusse et Amina Tounkara : « Sport et fémi­nisme, ren­contre entre une socio­logue et une hand­bal­leuse »]


Quand on me demande, avec curio­si­té et par­fois éton­ne­ment : « Comment t’es-tu mise à jouer au rug­by ? », je prends tou­jours un peu de temps pour répondre. Cette ques­tion me ren­voie bien loin en arrière, avant même que j’aie vou­lu com­men­cer à jouer. Je ne peux pas m’empêcher de pen­ser à toutes ces fois où j’ai zap­pé inci­dem­ment sur une chaîne de sport à la télé­vi­sion où appa­rais­saient d’énormes hommes cis­genres s’écrasant les uns contre les autres de façon à la fois tel­le­ment agres­sive et si hyp­no­tique. Et puis, pour être hon­nête, le défi­lé de leurs jambes sous les shorts courts sus­ci­tait toute mon admi­ra­tion. Dans cette Argentine où je suis née, jouer au rug­by est une affaire d’hommes, d’hommes de la classe moyenne et éli­tiste, en phase avec les mas­cu­li­ni­tés hégé­mo­niques. La pre­mière fois que j’ai enten­du qu’une fille pra­ti­quait ce sport, c’était à la pis­cine où nous nous entraî­nions pour deve­nir maître-nageuse. Cette fille-là disait de manière très déten­due qu’elle s’était bles­sée lors d’un match de rug­by. Je me suis arrê­tée pour prendre le temps de trai­ter cette infor­ma­tion : rug­by ? Soudain, je vou­lais tout savoir à ce sujet. Comment se fai­sait-il qu’une fille le pra­ti­quait ? Je vou­lais essayer moi aussi !

Nous étions beau­coup de filles à n’avoir jamais joué quand les entraî­ne­ments ont com­men­cé. Il a fal­lu reprendre depuis le début : les règles du jeu, les tech­niques de passe, les pla­quages… Ah, les pla­quages ! Comment dire ? Il faut cou­rir der­rière (ou devant) la joueuse de l’équipe adverse qui tient le bal­lon, et la faire tom­ber au sol pour le récu­pé­rer. C’était l’essence de ce qu’il man­quait, alors, dans ma vie : un mélange d’émotion, d’adrénaline et d’incertitude. Je me sou­viens que nous avons fait le pre­mier entraî­ne­ment au pla­quage un jour de pluie, sur un ter­rain entiè­re­ment recou­vert d’une boue rouge – ce rouge pro­fond des sols de la pro­vince de Misiones1 où j’ai gran­di. J’avais déjà une cer­taine expé­rience de la confron­ta­tion phy­sique avec d’autres corps grâce à la pra­tique des arts mar­tiaux. On m’avait appris, dans des cours de jujit­su bré­si­lien et d’autodéfense, à mettre les autres à terre. Les équipes mas­cu­lines du club Centro de Cazadores de Misiones, où je m’entraînais, étaient connues pour leur bonne défense et leur maî­trise des pla­quages. Les entraî­neurs2 insis­taient beau­coup sur ces der­niers : viser la taille de son adver­saire, avan­cer vers elle sans attendre qu’elle ne vienne à soi (une bonne leçon de vie, cela dit en pas­sant), s’appuyer sur elle avec l’épaule et tirer avec les bras, conti­nuer de cou­rir pour aller au bout de l’action, cein­tu­rer l’adversaire jusqu’à tom­ber ensemble au sol.

« Dans cette Argentine où je suis née, jouer au rug­by est une affaire d’hommes, d’hommes de la classe moyenne et élitiste. »

Les pre­miers matchs ont été autant de défaites. Nous étions les nou­velles, les plus inex­pé­ri­men­tées de toute la ligue de la pro­vince de Misiones. Toutefois, si le score n’était pas en notre faveur, l’amusement, l’adrénaline et l’invraisemblance de notre par­ti­ci­pa­tion à ce jeu étaient de la par­tie. À chaque ren­contre nous nous amé­lio­rions, aus­si bien col­lec­ti­ve­ment qu’individuellement. J’étais douée pour les courses rapides, les pla­quages, la récep­tion des bal­lons aériens, les passes. D’un même élan, je me suis atta­chée à ce sport et aux per­sonnes qui le pra­ti­quaient avec moi. C’était un espace dif­fé­rent de ceux que j’avais fré­quen­tés jusqu’alors : un espace où mon agres­si­vi­té n’était pas jugée, mais célé­brée ; un espace où tous les corps, toutes les men­ta­li­tés non-hégé­mo­niques étaient bien­ve­nues et néces­saires ; un espace où il était pos­sible, en même temps, de par­ta­ger avec d’autres per­sonnes, de jouer, de s’amuser et de se dépen­ser. Certains jours d’entraînement plu­vieux et froid, épui­sée d’avoir cou­ru les sept minutes3 les plus longues et intenses de ma vie, je me deman­dais : pour­quoi faire tout ça ? Est-il néces­saire de s’exposer ain­si ? Est-ce que je sou­haite vrai­ment conti­nuer à me cas­ser les doigts ? Autant de ques­tions qu’il est impor­tant de se poser, mais aux­quelles j’apportais sou­vent une réponse simple.

Jouer au rug­by me rend plus heu­reuse. Mais il importe, face au tableau géné­ral, de se confron­ter aus­si à des logiques moins joyeuses. Car ce qui pro­cure de la joie ou adou­cit le goût de la vie peut nous bles­ser plus encore. Chercher à évi­ter à tout prix les souf­frances phy­siques, émo­tion­nelles ou spi­ri­tuelles est une voie lente et triste vers une indif­fé­rence plus coû­teuse que les obs­tacles qu’on ren­contre. Comme lorsque, pour arrê­ter de me battre, je cherche à m’envelopper dans une sorte de papier-bulle qui m’immobilise et me plonge dans des limbes plus pro­fondes, bien plus pro­fondes que n’importe quel doigt cas­sé ou héma­tomes — plus pro­fonde, oui, que n’importe quelle dou­leur mêlée de plai­sir à l’issue d’un match. Avec le temps, l’engagement au sein de l’équipe s’est inten­si­fié et les résul­tats sur le ter­rain ont com­men­cé à s’améliorer. J’étais une bonne joueuse, je me suis mise à me per­fec­tion­ner à chaque occa­sion. J’aimais com­men­cer plus tôt ou res­ter après l’entraînement pour jouer avec le bal­lon. Passes, coups de pied, récep­tion de bal­lons lan­cés très haut. Quel plai­sir c’était que d’assister aux trans­for­ma­tions et aux appren­tis­sages du corps ! À l’image d’un drop4, qui me parais­sait la tâche la plus impos­sible qui soit et qui a com­men­cé à deve­nir possible.

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Toute ma vie j’ai rêvé de décou­vrir d’autres facettes du monde. Les récits que fai­sait mon père de son voyage avec un sac à dos en Inde au cours de sa jeu­nesse, ou ceux de ma cou­sine qui, à chaque fois que j’entendais par­ler d’elle, habi­tait un nou­veau coin de la pla­nète, étaient autant d’anecdotes qui me rem­plis­saient de désir. Un jour, j’ai vou­lu faire de même : par­cou­rir, décou­vrir, apprendre. Vivre ailleurs. Je devais sim­ple­ment me sen­tir en capa­ci­té d’entreprendre de telles aven­tures — ce qui, je le sup­po­sais du moins, devait se pas­ser une fois mon cur­sus uni­ver­si­taire ter­mi­né. Quand j’aurais mon diplôme, je pour­rais par­tir. Mes études de psy­cho­pé­da­go­gie ter­mi­nées, j’ai can­di­da­té pour être volon­taire dans un centre social en Israël. Si on me demande pour­quoi j’ai choi­si ce pays, c’est qu’une par­tie de ma famille est d’origine juive et Israël fait par­tie de l’imaginaire fami­lial. Plusieurs membres de ma famille y ont rési­dé ou y sont par­tis comme volon­taires : c’est pour­quoi, au moment de quit­ter l’Argentine pour la pre­mière fois, j’ai pen­sé que ce serait un endroit plus stable qu’un autre. 

Partir comme volon­taire était une manière de mieux connaître les gens, de res­ti­tuer en par­tie les pri­vi­lèges dont j’ai béné­fi­cié durant ma vie à la socié­té. Avec le recul de plu­sieurs années, je réa­lise que j’ignorais tout de l’histoire colo­niale de la région. Si je sens la néces­si­té de me jus­ti­fier quant à ce choix d’être allée là-bas, ou de me posi­tion­ner clai­re­ment par rap­port à ce qui se déroule en Israël et en Palestine, je ne crois pas en avoir les capa­ci­tés : des gens dédient leur vie à com­prendre, à faire connaître, à agir poli­ti­que­ment et à sou­te­nir ces ter­ri­toires ! Avant même de savoir si ma demande de volon­ta­riat serait accep­tée, j’ai com­men­cé des recherches sur les équipes de rug­by locales. L’une d’elles m’a par­ti­cu­liè­re­ment atti­rée : les Amazones de Tel Aviv. Je leur ai écrit pour savoir si je pou­vais inté­grer leur équipe ; elles m’ont dit oui. Le volon­ta­riat n’avait pas encore com­men­cé, mais je suis par­tie pour Israël pour faire l’expérience de la vie dans un kib­boutz, une com­mu­nau­té rurale fon­dée sur des idées socia­listes. À Tel Aviv, on m’a don­né une liste des lieux dans les­quels je pou­vais me rendre et j’ai choi­si un kib­boutz en Galilée. À mon arri­vée, on m’a conduite au bureau des volon­taires où j’ai ren­con­tré des per­sonnes venues du monde entier, y com­pris de Abya Yala5. J’ai pu assis­ter à un entraî­ne­ment avec l’équipe locale, mais j’ai arrê­té en rai­son de la dis­tance entre le ter­rain et le kibboutz.

« Cette équipe béné­fi­ciait de res­sources finan­cières et d’une orga­ni­sa­tion d’un tout autre niveau que ce que j’avais connu jusque-là. »

Quelques mois plus tard, je me suis ins­tal­lée à Lod pour com­men­cer un volon­ta­riat social. Mes tâches consis­taient sur­tout à ensei­gner des acti­vi­tés spor­tives. Je me ren­dais toutes les semaines dans une école reli­gieuse pour filles afin de leur apprendre à jouer au rug­by. Si la plu­part ne savaient pas ce qu’était ce sport, elles se sont vite enthou­sias­mées à l’idée d’y jouer avec une Argentine qui ne par­lait pas l’hébreu, et avec laquelle elles allaient devoir redou­bler d’inventivité en mimiques, inter­pré­ta­tions et lan­gage des signes. Des étu­diantes qui par­laient anglais venaient par­fois et m’aidaient dans la tra­duc­tion. Quand on jouait et lorsqu’elles notaient qu’elles pro­gres­saient, la joie des filles était évi­dente. Certaines sou­hai­taient res­ter au-delà des horaires d’entraînement. Je me sou­viens du moment où nous avons com­men­cé à apprendre les pla­quages. Au début, j’ai eu du mal à en expli­quer le prin­cipe, à savoir qu’il fal­lait faire tom­ber quelqu’un. J’attendais de voir com­ment les enfants réagi­raient. Ces jours-là font par­tie de mes sou­ve­nirs les plus gra­ti­fiants, les plus joyeux. Après les pre­miers pla­quages, les visages des enfants affi­chaient un mélange d’étonnement, de bon­heur, d’incrédulité et d’euphorie : ma mis­sion du jour était accom­plie. La plu­part des jeunes filles n’étaient pas habi­tuées à don­ner libre cours à leur agres­si­vi­té. Le contexte sco­laire, fami­lial et social leur avaient fait clai­re­ment com­prendre la manière « cor­recte » de vivre leur genre. 

En plus de cette grande expé­rience qu’a été l’entraînement de ces filles, j’ai rejoint les Amazones de Tel Aviv. Je devais me rendre en vélo à la gare, prendre le train, puis gagner le ter­rain de nou­veau à vélo — en tout, une heure et demie de voyage dans un sens comme dans l’autre. Pourtant, aucune fatigue phy­sique ou men­tale ne m’a empê­chée de me rendre à l’entraînement pour apprendre de joueuses plus expé­ri­men­tées que moi. D’ailleurs, j’ai appris bien plus qu’à jouer au rug­by. J’ai ren­con­tré des per­sonnes mer­veilleuses, des amies, qui ont contri­bué à faire de ce pre­mier séjour dans un autre pays une expé­rience pas­sion­nante. Les condi­tions de jeu étaient très dif­fé­rentes. Cette équipe béné­fi­ciait de res­sources finan­cières et d’une orga­ni­sa­tion d’un tout autre niveau que ce que j’avais connu jusque-là. Les dépla­ce­ments pour les tour­nois et les dépenses pour l’achat de maté­riel n’étaient pas un défi finan­cier comme ça l’était à Misiones. Nous pou­vions nous foca­li­ser sur le jeu et notre per­fec­tion­ne­ment. Je ne pou­vais m’empêcher de pen­ser com­bien tout était dif­fé­rent quand on dis­po­sait de moyens. Si seule­ment le sport fémi­nin pou­vait comp­ter sur plus de sou­tien à Misiones, afin que toute per­sonne qui le sou­haite puisse avoir accès à un ter­rain et s’entraîner avec du maté­riel bien entretenu !

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Cette nou­velle équipe me tou­chait de bien des manières. Elle avait une ambiance queer-les­bienne-bi qui m’attirait comme une fleur attire un coli­bri. En tant que femme bisexuelle qui a gran­di dans une socié­té excluante pour les per­sonnes LGBTQI+, je n’avais pas l’habitude de me retrou­ver avec ce type de per­sonnes. Pour cette rai­son, être sou­dain pro­je­tée dans un para­dis queer fut une réponse à ce que je cher­chais. Les autres joueuses avaient beau­coup d’expérience. Elles pre­naient le temps de m’expliquer chaque action et d’apporter des pré­ci­sions tech­niques sur leur jeu. Très vite, j’ai atteint un niveau com­pa­rable au leur. Elles m’attribuèrent le poste d’ailière, celui d’une per­sonne rapide qui court sur les côtés du ter­rain. Match après match, il m’était de plus en plus facile de mettre des essais6 et je suis deve­nue une joueuse pré­cieuse pour l’équipe, de la même façon que l’équipe deve­nait un aspect pré­cieux de ma vie. J’avais tou­te­fois un grand besoin d’exploration. J’ai déci­dé de conti­nuer à voya­ger. Je ne savais où aller mais, après ces deux années, la terre de Misiones, mes ami·es et ma famille com­men­çaient à me man­quer. Que je parte ou que je reste, le choix allait être dou­lou­reux. Entre les ami·es du rug­by et du volon­ta­riat, j’avais construit une belle vie. Mais la vie est un spectre infi­ni de gris, où la dou­leur est tou­jours latente.

J’ai déci­dé de retour­ner à Misiones pour pro­fi­ter du nid que j’avais là-bas et réflé­chir à ma pro­chaine des­ti­na­tion. À mon arri­vée, j’ai été cho­quée de décou­vrir à quel point les choses avaient chan­gé en mon absence — pour le meilleur et pour le pire. Il m’a fal­lu du temps, aus­si, pour réap­prendre à être avec mes proches : ça n’a pas mar­ché comme je m’y atten­dais. Mon moral était au plus bas et ma méde­cine verte (pétards, mari­jua­na, can­na­bis), plu­tôt que de me rendre l’existence plus joyeuse, com­men­çait à ter­nir ma per­cep­tion du monde. Mon inca­pa­ci­té à accep­ter le cha­grin qui m’assaillait et l’angoisse que je res­sen­tais m’a pous­sé à vou­loir sup­pri­mer mes émo­tions. On sait très bien, pour­tant, que ça ne marche pas comme ça : les pro­blèmes ne se dis­solvent pas dans la brume.

« Après quelques mois à la ferme, j’ai vou­lu par­tir. Le tra­vail était for­cé, les per­sonnes exploitées. »

Je suis par­tie pour l’Angleterre. Mon frère vivait là-bas. L’hiver était très rude. Il fai­sait nuit à 15 ou 16 heures, l’aube était tar­dive et les jour­nées sombres. Le manque de lumière était l’ingrédient prin­ci­pal de mon déses­poir. Je suis allée faire des essais dans quelques clubs, je suis res­tée dans l’un d’eux et je me suis entraî­née. J’ai rapi­de­ment été accep­tée pour par­ti­ci­per à un match. Je ne me dou­tais pas de ce dans quoi je m’embarquais. On ne jouait pas à sept mais à quinze. C’était un type de rug­by com­plè­te­ment dif­fé­rent. Il ne fal­lait plus cou­rir très vite pen­dant 7 minutes, mais tenir le rythme pen­dant 40 minutes. La plu­part des joueuses atten­daient dans un coin que la balle vienne à elles comme par miracle. Le ter­rain res­sem­blait plus à un ring de boue qu’à une pelouse. C’était comme patau­ger dans de la confi­ture de lait ou du cara­mel. C’était comme cou­rir sur des sables mou­vants en por­tant des tongs. Et pour com­plé­ter le tableau, il pleu­vait et il fai­sait froid. Je dirais que ce pre­mier match s’est avé­ré être une expé­rience pour le moins inté­res­sante. Puis la pan­dé­mie est arri­vée. Ma vie nou­velle à Londres et le tra­vail de ser­veuse que j’avais réus­si à trou­ver ont été mis en péril. Après un cer­tain temps, j’ai déci­dé de m’installer dans une ferme pour y vivre et y tra­vailler. C’était un moyen d’être en contact avec la forêt, d’autres per­sonnes, et d’avoir un tra­vail. Si les clubs spor­tifs n’avaient pas le droit de pro­po­ser des entraî­ne­ments, le rug­by n’a jamais quit­té mon esprit. J’ai conti­nué à m’entraîner, à cou­rir dans les bois, à faire du ren­for­ce­ment mus­cu­laire, tout ce que je pou­vais pour être prête à jouer lorsque les condi­tions le permettraient.

Après quelques mois à la ferme, j’ai vou­lu par­tir. Le tra­vail était for­cé, les per­sonnes exploi­tées. Avec mon com­pa­gnon d’alors, nous sommes allés dans la ville de Birmingham. Et, bien sûr, la pre­mière chose que j’ai faite a été d’aller jouer une fois les clubs rou­verts. Ce n’était pas comme à Misiones ou à Tel Aviv. Au lieu de trans­pi­rer et de prendre des coups de soleil, le froid me brû­lait et mes doigts per­daient leur mobi­li­té. C’était quand même exci­tant d’être de retour sur le ter­rain, de ren­con­trer des filles. Il n’y a pas eu de com­pé­ti­tion en rai­son de cer­taines mesures sani­taires qui étaient encore en place dans le pays. J’ai com­men­cé à me deman­der, une fois de plus, ce que je vou­lais faire de ma vie. À ce moment-là, je tra­vaillais comme femme de ménage dans des sta­tions-ser­vice. Je voya­geais à tra­vers l’Angleterre et le Pays de Galles pour net­toyer les sta­tions. Chaque nuit ou presque, je dor­mais dans une ville dif­fé­rente. Même s’il était amu­sant de voir ces endroits, c’était aus­si très fati­gant. Mon corps, avec les mer­veilleuses mani­fes­ta­tions psy­cho­so­ma­tiques dont il est capable, m’a dit (et je me suis dit avec lui) que quelque chose devait chan­ger. J’ai com­men­cé une thé­ra­pie. Je me suis rap­pe­lée qu’il était impor­tant d’essayer de faire ce que je vou­lais faire, de savoir recon­naître mon désir et d’y répondre. Pendant de nom­breuses années, j’ai eu le rêve, disons le fan­tasme, de faire un mas­ter en études de genre. Mais je ne me croyais pas prête à le faire. Ça me sem­blait hors de por­tée. C’est une réac­tion clas­sique pour les per­sonnes socia­li­sées en tant que femmes. Ça nous rend plus fonc­tion­nelles au sein du sys­tème patriar­cal. Si je ne suis pas sûre de moi, si je pense que je ne serais jamais assez bien, je vais rete­nir mes dési­rs. Enlever notre pos­si­bi­li­té de dési­rer, c’est ce qu’ils veulent. Mais qui donc ? Ceux à qui le patriar­cat pro­fite, idiote !

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La thé­ra­pie fai­sait effet. J’ai com­men­cé à pen­ser à faire ce mas­ter. J’ai trou­vé un pro­gramme qui sem­blait très inté­res­sant, appe­lé Gemma, qui com­bi­nait suc­ces­si­ve­ment deux uni­ver­si­tés situées dans dif­fé­rents pays euro­péens. J’ai pré­ci­sé que je vou­lais aller en Espagne, pour com­men­cer à étu­dier en espa­gnol, et ensuite aller ailleurs. J’ai été affec­tée à la ville d’Oviedo pour la pre­mière année et à Utrecht aux Pays-Bas pour la deuxième année. À Oviedo, j’ai rejoint une équipe de la ville. J’ai recom­men­cé à m’entraîner pour jouer à quinze. Je me sen­tais tota­le­ment per­due. On m’a appris à jouer de cette manière et, rapi­de­ment, les matchs ont com­men­cé. J’ai tou­jours l’impression que les matchs com­mencent trop tôt. Souvent, je ne me sens pas prête avant de jouer un match. Comment peut-on être pré­pa­ré à une telle expé­rience ? Il n’y a pas beau­coup de choses dans la vie qui s’apparentent au rug­by. Courir après quelqu’un pour faire un pla­quage ou bien vers la ligne d’essai alors que d’autres essaient de vous mettre à terre de toutes leurs forces, mar­quer un essai, sen­tir cette connexion avec vos coéqui­pières qui vous couvrent et vous pro­tègent sur le ter­rain. Ces expé­riences sont uniques, suprêmes !

J’ai joué la majeure par­tie de la sai­son tout en allant à l’université. Je me suis fait un beau groupe d’ami·es et de per­sonnes toutes très spé­ciales. Oviedo est un peu comme l’Angleterre en termes de météo : il y avait sou­vent de la pluie et des nuages, et puis des jours très beaux. La nature et la cou­leur vert abondent. Les Asturies offrent des pay­sages incom­pa­rables. Il y avait aus­si des choses qui me met­taient mal à l’aise, mais je sup­pose que chaque endroit a ses incon­vé­nients. J’ai le sen­ti­ment d’avoir appris beau­coup de choses au cours de la sai­son, tant sur le jeu, sur le sport, que sur moi-même. Nous avons rem­por­té le cham­pion­nat de la région, ça a été très récon­for­tant. Puis j’ai démé­na­gé aux Pays-Bas. J’y ai rejoint un club avec des caté­go­ries fémi­nines et queer, le Rugbyende Utrechtse Studenten (RUS). C’est la pre­mière fois que je joue dans un club entiè­re­ment fémi­nin et mili­tant. Cette fois-ci, nous sommes les pro­ta­go­nistes, les per­son­nages prin­ci­paux, nous n’avons pas à riva­li­ser avec une équipe mas­cu­line au sein du même club qui aurait plus de res­sources, de meilleurs horaires, et béné­fi­cie­rait de plus d’attention. Le club a aus­si une excel­lente orga­ni­sa­tion, je n’ai jamais rien vu de tel. Nous orga­ni­sons aus­si des fêtes et des ren­contres. J’ai eu la joie d’être bien inté­grée dans l’équipe, de m’entraîner deux fois par semaine et de jouer cer­tains week-ends. L’équipe a des valeurs qui me sont chères, que c’est une com­mu­nau­té diver­si­fiée et ouver­te­ment pro-LGBTQI+. Le res­pect pré­vaut dans les rela­tions entre tous et toutes, c’est une chose évi­dem­ment fon­da­men­tale. J’ai eu la chance de jouer avec le RUS à trois reprises. À chaque fois, j’ai été élue « femme du match », ce qui m’a rem­plie de joie et de cha­leur (je n’ai pas pris le temps de leur expli­quer pour­quoi j’essaie de remettre en ques­tion la caté­go­ri­sa­tion impo­sée de « femme »). Les matchs étaient pas­sion­nants et amu­sants, je me sen­tais en phase avec mes coéqui­pières sur le ter­rain. J’ai même mar­qué quelques essais !

Le troi­sième match a été par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile. Il fai­sait froid, très froid. La pre­mière moi­tié a été com­pli­quée. L’équipe adverse était très bonne. Elle domi­nait le jeu. Certains pla­quages me sont res­tés en mémoire — une mémoire céré­brale autant que mus­cu­laire. C’est ça qui est bien, pra­ti­quer un sport vous apporte de la joie, des expé­riences pleines d’espoir. La seconde mi-temps a été plus dif­fi­cile encore. Il pleu­vait et il devait faire 7 °C. Mes mains et mes pieds étaient gelés, j’avais du mal. J’ai essayé de repous­ser mes limites un peu plus loin. Et quelque chose est arri­vé, qui m’a effrayé : je me suis cas­sé le doigt. Je m’étais déjà cas­sé presque tous les doigts avant ça. Les mains sont vul­né­rables. Mais cette fois c’était dif­fé­rent, c’était com­plè­te­ment cas­sé. On m’a emme­née à l’hôpital et il s’est avé­ré que mon doigt s’était bri­sé en tel­le­ment de mor­ceaux que j’allais devoir être opé­rée. L’opération s’est bien pas­sée, mais elle a été dif­fi­cile émo­tion­nel­le­ment. Les bles­sures le sont tou­jours. Elles nous rap­pellent à quel point la vie est péris­sable. Une entraî­neuse m’a dit un jour que le rug­by n’est pas tout dans la vie. À chaque décep­tion liée à ce sport, ses mots doux-amers refont sur­face. Parfois je suis d’accord avec elle. D’autres fois, je refuse de la croire. Depuis l’incident avec mon annu­laire droit, je n’ai plus été à l’entraînement : je ne peux tou­jours pas m’exposer à cet effort-là. Et puis c’est déjà l’hiver ici. Il fait très froid. J’attends que les condi­tions soient plus clé­mentes pour pou­voir m’entraîner à nou­veau. Car si le rug­by n’est pas tout dans la vie, il la rend meilleure.


[lire le qua­trième volet | Aux ori­gines anti­fas­cistes du foot fémi­nin italien]


Photographies de ban­nière et de vignette : Rugby-shots


  1. Nord-est de l’Argentine[]
  2. J’utilise le mas­cu­lin géné­rique car les per­sonnes qui ont en charge les entraî­ne­ments s’identifient en tant qu’hommes cis­genre.[]
  3. Dans les règles du rug­by à sept joueurs ou sept joueuses, il y a deux mi-temps de 7 minutes cha­cune — un match dure donc 14 minutes.[]
  4. Un drop consiste à tirer dans le bal­lon après qu’il a fait un rebond sur le sol pour l’envoyer en l’air, au début du match à l’occasion du « coup d’envoi ». Au rug­by à sept, c’est un coup de pied éga­le­ment uti­li­sé pour mar­quer des points en tirant entre les deux poteaux des buts de l’équipe adverse.[]
  5. Nom choi­si en 1992 par les nations indi­gènes du conti­nent amé­ri­cain pour dési­gner ce même conti­nent et ser­vir de déno­mi­na­teur com­mun entre les dif­fé­rents groupes, [ndlr].[]
  6. C’est ain­si que se comptent une par­tie des points, lorsque une joueuse apla­tit le bal­lon der­rière la ligne d’essai de l’équipe adverse.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Carnet des Asturies », Roméo Bondon, octobre 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Natacha Lapeyroux : « Boxer contre le genre », février 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Mickaël Correia : « Le foot­ball : un ins­tru­ment d’émancipation », avril 2018


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