Article — légèrement modifié — paru dans le n° 8 de la revue papier Ballast (automne 2019)
À Marseille, ce 5 novembre 2018, la ville s’éveille, assommée. Deux immeubles de la rue d’Aubagne viennent de s’effondrer et huit personnes périssent sous les décombres. Les centaines d’édifices en péril (ou en voie de l’être) et l’insalubrité de la cité portuaire : chacun savait. Parmi ses élus, on comptait des propriétaires : eux plus encore, ils savaient. Mais la mairie de Jean-Claude Gaudin (UMP/LR) va plutôt accuser… la pluie. Les semaines qui vont suivre le drame, des milliers de personnes, dans toute la ville, vont toutefois se voir relogées à la hâte dans des hôtels. Des habitants, en nombre et en deuil, vont descendre dans la rue pour faire entendre leur voix. Nous avions alors rencontré Laura, membre active du Collectif du 5 novembre : elle nous avait raconté le bras de fer avec la municipalité et la solidarité avec les délogés. En 2020, la mairie de la deuxième ville de France a changé de visage : en lieu et place du dispositif sécuritaire qui encerclait l’Hôtel de Ville, le travail du photographe Anthony Micallef s’affiche désormais en grand. Le bailleur propriétaire de l’un des deux bâtiments a été mis en examen. Le défi n’en reste pas moins entier : nombre de locataires ou de propriétaires occupants, près de 5 000 à ce jour, attendent de retrouver un toit décent. ☰ Par Maya Mihindou
Noailles. C’est un quartier du centre de Marseille, l’un des plus pauvres du pays, à quelques pas du port. La cité y fait son marché aux épices, fruits, légumes, viandes et poissons : un carrefour culturel, commercial, familial. En ses rues la langue arabe résonne bien volontiers ; d’un angle à l’autre, des façades sans âge chaussent des paniers en osier. Non loin, le siège de Force ouvrière, syndicat central de la ville qui abrite son « membre d’honneur » Jean-Claude Gaudin, maire de droite depuis 1995. Plus loin, le conservatoire, un terrain de pétanque, les couloirs tentaculaires du cours Julien et la place de La Plaine, emmurée et en lutte. « Dès le petit matin, dans ma rue, le bruit est constant : celui de la ferraille des bouteilles de gaz, les bagarres des femmes, celles des hommes, les livraisons alimentaires, les oiseaux, les fous qui hurlent des Heil Hitler
», nous dit Laura, riveraine de 33 ans et anthropologue de formation. Le 5 novembre 2018, elle travaillait sur son ordinateur, chez elle, dans l’étroite rue Jean Roque, perpendiculaire à celle d’Aubagne. « Ce matin-là, il y a eu un bruit que je ne connaissais pas. Les bruits de mon quartier sont tous rangés et triés dans mes tiroirs, mais celui-là, j’ai eu l’impression d’entendre un semi-remorque laissant interminablement tomber sa cargaison de volets, de bois et de métal enchevêtrés. » Un grand bruit qui laissa place, précise la trentenaire, à cette sorte de silence qui entoure les catastrophes. Alors Laura attrapa son téléphone, sortit et filma — un réflexe qui lui est inhabituel.
« Je filme ça en tremblant et en jurant
bordel de merde. Là, je réalise que des immeubles se sont écroulés. »
Dehors, l’air était blanc ; on ne distinguait presque rien. Elle croisa d’autres voisins, dans le même état qu’elle, riant nerveusement. « Y a que chez nous que ça arrive ! », fit une voix. Puis cela se dissipa un peu. « Je vois un trou, et l’intérieur d’une maison de poupée. Un miroir était encore accroché. Je filme ça en tremblant et en jurant bordel de merde
. Là, je réalise que des immeubles se sont écroulés. » Les pompiers arrivèrent en une poignée de minutes ; Laura filma les premières images, qui circuleraient bientôt dans la presse et sur les réseaux sociaux. D’autres s’y ajouteraient. Le périmètre fut évacué — on appela les habitants à la hâte, les portes se virent défoncées à la hache. La chute du 63, un immeuble muré depuis 2008, a entraîné celle du 65, habité par douze familles. On redouta l’effet domino. Un troisième immeuble allait être détruit par les marins-pompiers afin de ne pas prendre de risques lors de la fouille des gravats.
L’insalubrité de ces bâtiments étaient connue des propriétaires comme de la mairie. 15 jours plus tôt, une nacelle avait même évacué en urgence les locataires du 65, avant de les y reloger. Aux abords de la rue d’Aubagne, on somma ce 5 novembre les habitants de faire leurs valises. Et sous les déblais, on réalisa qu’il y avait des corps. On ne saurait leurs noms que plus tard : Fabien, 52 ans. Marie-Emanuelle, 56 ans. Simona, 30 ans. Niasse, 26 ans. Chérif, 36 ans. Maher, 58 ans. Ouloume, 55 ans. Julien, 30 ans. Ils vivaient au 65 ou étaient des amis de passage : huit nationalités ont perdu la vie sous un plafond.
Habiter dignement
Et la ville tout entière de porter le deuil en même temps que Noailles. Une réunion de crise « pour un habitat digne pour tout·es » fut mise en place le surlendemain. « Il y avait tellement de monde ! Plus de 200 personnes n’ont pas pu entrer », poursuit Laura. « Le Collectif du 5 novembre a démarré comme ça. Tout le monde a dit ce qu’il ressentait, son coup de gueule, ses larmes, ses colères. » Des commissions s’organisèrent et, très vite, une Assemblée des délogé·e·s se constitue toutes les semaines. Parmi la centaine d’habitants sortis de leurs foyers afin d’être placés dans des hôtels du centre-ville, des personnes âgées vivant d’une modeste retraite, de jeunes célibataires, des enfants en bas âge et leurs parents, des sans-papiers et des familles nombreuses. Les signalements « de péril grave ou imminents » seraient désormais pris au sérieux dans tous les arrondissements : 1 500 personnes allaient être évacuées le mois suivant. La mairie se doit, sur le papier, de vérifier les infiltrations, les fissures profondes, la moisissure et le système électrique défaillant : mieux, il lui incombe de poser un « arrêté de péril » contraignant le propriétaire à prendre en charge l’évacuation de ses locataires ainsi que leur relogement temporaire, les travaux d’assainissement ou de sécurisation des lieux. S’il n’honore pas ses devoirs, c’est à la mairie de prendre le relai : tâche sans cesse retardée. On évacue dès lors les gens plus vite que l’on engage les travaux…
« Le collectif réclame la réquisition de logements vacants et dénonce les dysfonctionnements d’une municipalité politicienne qui épargne les propriétaires. »
Un rapport en date de janvier 2018, produit par la Société locale d’équipement et d’aménagement de l’aire marseillaise, évaluait déjà à 48 % l’habitat « indécent » ou « dégradé » de Noailles : la moitié des bâtiments (dont les 63 et 67 de la rue d’Aubagne) présentait des présomptions de péril ou d’insalubrité. En réalité, c’est l’ensemble du centre-ville qui est touché. Les appels au standard se multiplièrent : de 5 à 200, chaque jour. « Il y a eu ce qu’on a appelé une psychose : des personnes téléphonaient à la moindre fissure », se souvient Laura. « Quand on évacue un immeuble, il y a beaucoup de statuts différents selon les types de baux. Propriétaire occupant, locataire, sous-locataire, commerçant, sans-papier : on te loge administrativement à une enseigne différente. Dans un immeuble où tu as dix appartements, c’est dix cas de figures — ce qui empêche parfois qu’ils se regroupent et se solidarisent. Notre travail a été de trouver les meilleures solutions pour chacun, de faire pression sur qui de droit. » Le collectif, bénévole et composé d’une soixantaine de personnes (des habitants délogés, des citoyens solidaires et des avocats), s’est imposé auprès des services municipaux. Il réclame la réquisition de logements vacants et dénonce les dysfonctionnements d’une municipalité politicienne qui épargne les propriétaires. Le cas de la famille et société immobilière Berthoz, qui possède le 67 rue d’Aubagne, est emblématique : l’entreprise avait demandé par deux fois des subventions afin de réparer sa toiture. 180 000 euros lui avaient été accordés ; faute d’engagement de travaux dans l’année 2013, la subvention lui fut retirée. Le propriétaire ? Un « richissime » rentier qui « n’a jamais bossé », résume la jeune marseillaise. Également président de l’Union nationale des syndicats (UNIS). Il attendait de la copropriété de l’immeuble mitoyen qu’elle s’en chargeât. Les infiltrations ne furent pas éconduites vers l’extérieur : par ruissellement, elles gagnèrent la cave du 65, imbibant d’eau les murs de cet immeuble vieux de 200 ans situé en pente à proximité de la mer… « Cette société gère aussi mon immeuble. Elle a essayé de me mettre dehors quand je l’ai pointée du doigt. Berthoz a voulu endormir le collectif alors qu’il est sur une poudrière. Il vit dans un autre monde », soupire cette membre du Collectif du 5 novembre.
Baya, 68 ans, est à la retraite. Une vie de ménages. Indépendante, elle porte un fichu sur la tête et ne dépasse pas le mètre cinquante. Elle nous fait le récit de son évacuation, survenue quelques mois avant ce jour d’hiver meurtrier : « J’avais écrit à la mairie en 2013 car je sentais que l’immeuble allait s’effondrer. Ils sont passés quatre ans après, sans rien faire. Au mois de juin 2018, ils ont entamé des travaux sans papiers officiels, et on vivait encore dans les appartements. Puis ils nous ont mis dehors. Ça faisait 20 ans que j’étais dans ce logement. Depuis, tout a été volé et saccagé. » à présent, elle est épaulée par le Collectif du 5 novembre. Voila bientôt un an qu’elle vit dans une chambre d’hôtel.
Marcher pour la colère
Cinq jours après l’effondrement, une marche blanche se mit en place. « Une manif comme ça, je n’en avais jamais vue à Marseille », s’étonne encore Laura. Plus de 10 000 personnes s’avancèrent en silence vers la mairie. « Pas la pluie ! », pouvait-on lire sur l’une des pancartes brandies, en réponse aux dires du maire accusant les fortes précipitations automnales d’avoir accéléré le drame. « Ce n’est pas une catastrophe naturelle mais une catastrophe politique ! », lançait un membre du Collectif. Une autre organisation était au rendez-vous, née au cœur du quartier voisin de La Plaine : son Assemblée lutte depuis 2015 contre l’aménagement sans concertation ni écoute de la très animée place Jean Jaurès par la société Soleam, bras droit controversé du maire. « Le réaménagement c’est pour faire monter les prix, l’entretien c’est pour mieux vivre ! », tractaient-ils. Les enjeux de ces deux quartiers illustrent la volonté du pouvoir en place de laisser mourir certaines parties de la ville afin d’en rendre d’autres plus « attractives ». Et de chasser, partant, la base populaire qui fait la singularité de Marseille pour mieux en rigidifier les codes urbains. Montant ? La bagatelle de 20 millions d’euros. « La gentrification est le problème. La ville qu’ils veulent fabriquer est une ville où tu dois traverser sans t’arrêter, ou seulement pour boire de la limonade ! Ils conçoivent des espaces avec des budgets faramineux même si ce n’est pas ainsi qu’on les veut. Habiter, ça ne veut pas dire résider », avance Laura. Au terme de violents affrontements avec la police, l’Assemblée de La Plaine verrait un mur de béton, haut de deux mètres, s’élever tout autour du chantier contesté. « Quelle indécence : 400 000 euros pour ce mur alors qu’on nous parle de problèmes de budgets ! »
« Des familles nombreuses, délogées, vivent à présent dans des chambres sans cuisine, démunies et peu informées de leurs droits. »
Une seconde marche, le 14 novembre. Celle de la colère. « Elle a fait flipper tout le monde. Ils l’ont réprimée durement, ils ont voulu tuer le mouvement dans l’œuf », se remémore la jeune femme, attablée dans un café. Pas de blessés graves ni de mains arrachées, mais des attouchements sexuels, des sévices corporels, des chasses à l’homme conduites par la BAC. Et, ajoute Laura, « des scènes de ratonnades dans Noailles ». « Il y a des personnes qui ont voulu intervenir, on les a nassées contre les barrières où se trouvaient les bougies et les fleurs en hommages au morts des effondrements. On leur jetait des grenades dans la tête, c’était une souricière. » Une dame âgée rentrait de ses courses : mains matraquées, oranges roulant sur le sol. Un bar était touché par six grenades lacrymogènes, asphyxiant tout le monde. Les policiers de cette unité ne portaient pas de brassards : nombre de témoins crurent à une descente de quelque groupuscule néonazi. « Ça a radicalisé des gens qui ne l’étaient pas ! Et le 1er décembre, nous étions plus nombreux. »
Une cité solidaire
En plein hiver, les immeubles cadenassés se multiplièrent dans tous les quartiers. Les pompiers débarquaient à toute heure du jour ou de la nuit afin de sommer les habitants de quitter les lieux sous 10 minutes, le temps de faire une ou deux valises. En l’absence de ces derniers, les destructions de biens et les cambriolages ont proliféré. Des familles nombreuses, délogées, vivent à présent dans des chambres sans cuisine, démunies et peu informées de leurs droits ; les enfants se trouvent loin de leur école, les adultes de leur travail et les personnes âgées de leurs repères ordinaires. La mairie et l’entreprise Sodexo ont installé une cantine spéciale sur l’avenue de la Canebière, uniquement accessible au moyen de tickets quotidiens de rationnement. Un « service » interrompu brusquement en avril 2019, troqué contre un repas à 3 euros 80 dans une cantine universitaire.
Un bureau de crise officiellement destiné à sous-traiter les dossiers, l’Espace d’accueil des personnes évacuées (EAPE), a été créé à la mi-novembre 2018 sous la pression du Collectif. B. y travaille. Nous la retrouvons dans un café près de l’église des Réformés. « Les évacuations touchent tout le monde. Mais ceux qui ont plus de 1 400 euros de ressources ont davantage de facilités à rebondir. Les personnes que nous gérons vivaient parfois dans des logements absolument pas adaptés, à six dans un T2, et la seule option de logement temporaire était une chambre d’hôtel sans cuisine. Vous imaginez ? » Parmi elles, nous dit cette salariée, il y a des personnes qui ont construit Marseille. Les évacuations s’effectuent sans tenir compte des baux ni des compositions familiales. « En période estivale, les hôtels vont les mettre à l’extérieur. Si on se met à leur place, ça se comprend : un hôtel n’accueille pas des gens sur de longues durées, qui, en plus, cuisinent. Ce n’est pas une maison. Et puis c’est compliqué d’avoir des populations qui se croisent sur place mais qui n’ont pas l’habitude de se croiser, et n’ont pas les même codes. » Et quid des logement vacants ? « Il y a effectivement des immeubles inoccupés. Mais il y a tellement de barrières légales, notamment sur la gestion des assurances, qu’avant de pouvoir utiliser ces espaces il faudrait remettre de l’eau, remettre à neuf… D’un point de vue protocolaire, c’est tellement lourd ! »
« Ça faisait 15 ans que j’habitais là, et un moment que je sentais venir la chose : depuis plusieurs années, les plafonds commençaient à tomber. »
La solidarité, les personnes délogées en reçoivent de toute la ville : le Collectif du 5 novembre, associé à Emmaüs, récolte de nombreux dons — meubles, vêtements, argent, temps. Et redistribue. Des commerçants de Noailles offrent des fruits, des légumes ou de la viande ; des bénévoles prennent leur voiture pour distribuer des repas chauds dans les hôtels et aident aux démarchent administratives. C’est le cas de Mathilde1, que nous avons retrouvé lors d’un rassemblement organisé à l’occasion du passage du Secrétaire d’État au logement — Julien Denormandie — au mois d’avril 2019 : « Il y a des gens qui reviennent chez eux une fois les travaux effectués, mais d’autres à qui on demande de revenir sans que le travail ne soit fait : il ne faut pas qu’ils rentrent, il faut les aider car ils ont peur. D’autres sont relogés dans des appartement temporaires conformes. On vérifie qu’ils soient dignes, décents, et on les accompagne petit à petit pour s’équiper. » Et cette soixantenaire aux cheveux gris épais d’ajouter : « Deux femmes font une grève de la faim depuis plus d’une semaine parce qu’on leur demande de réintégrer un immeuble complètement insalubre. C’est pathétique. »
Le temps passant, force est de constater, pour le Collectif du 5 novembre, l’abattement qui saisit plusieurs d’entre les personnes délogées. Le bras de fer avec la mairie a de quoi décourager. Dominique, l’une des plumes et voix de Radio Galère, tâche toutefois de tenir bon : « Ça faisait 15 ans que j’habitais là, et un moment que je sentais venir la chose : depuis plusieurs années, les plafonds commençaient à tomber. Il y avait une fissure où je pouvais mettre la main. Les poutres en bois étaient pourries par l’eau. Je payais 450 euros, c’était un studio que je partageais avec mon fils. »
Au mois de juillet 2019, le Collectif et son Assemblée des délogé·e·s ont mis en place une « charte de relogement pour les personnes évacuées », validée, au terme de plusieurs semaines de concertations et d’échanges, par le maire et quantité d’autres associations. Une charte commune pour faire respecter les droits, pour informer et accompagner convenablement les personnes forcées de quitter leur domicile. Ne reste, pour la mairie, qu’à s’en saisir. Sont validés la « gratuité des services municipaux (crèche, cantine) » et des chèques de service à hauteur de 10 euros, par personne et par jour, pour ceux qui n’ont pas de cuisine. « Vous avez droit à un relogement qui ne rallonge pas vos trajets de plus de 15 minutes » ; « propriétaires occupants délogés, la mairie et l’État doivent vous prendre en charge. » ; « vous êtes hébergés en hôtel ? la mairie a un mois pour vous proposer un relogement adapté ».
Zineb Redouane, la neuvième victime
Aux côtés de quelques camarades, Laura avait institué, 10 jours après le drame de la rue d’Aubagne, une commission « Violences policières » au sein du Collectif. « Les flics avaient décidé de nous dérouiller quelques jours à peine après les effondrements, on n’allait pas tenir sur la longueur. » Un communiqué était publié, stipulant que « l’ordre public a pour mission de protéger, d’accompagner et de conforter l’expression populaire dans l’espace public ». Non de réprimer. Lors de la mobilisation du 1er décembre 2018, la police se trouvait en sous-effectif à Marseille — « sûrement parce qu’elle avait été envoyée massivement à Paris pour les manifestations des gilets jaunes », nous dit-elle en souriant. « Ils ont donc beaucoup utilisé les grenades pour nous maintenir à distance. » Le peuple insurgé occupait alors les ronds-points du pays et dressait force barricades dans le Paris nanti. Mais à Marseille, l’habit fluorescent des invisibles demeurait encore « assez exotique ». La marche tourna à l’émeute. « La police faisait rebondir les grenades sur les murs pour que ça nous tombe dessus. D’habitude, la lacrymo, tu as le temps de la voir car tu as l’avertissement sonore et la cloche est lente : tu peux l’esquiver. Là, ça fusait, ça ricochait sur les immeubles et ça arrivait de côté », se rappelle Laura.
« Les gaz atteignirent son appartement ; elle se dirigea vers sa fenêtre afin de fermer les volets ; elle reçut l’un de ces projectiles en plein visage. »
Rue des Feuillants, une octogénaire était au téléphone avec sa fille, restée en Algérie. Parlant de tout et de rien, riant ensemble. Les gaz atteignirent son appartement ; elle se dirigea vers sa fenêtre afin de fermer les volets ; elle reçut l’un de ces projectiles en plein visage. « Elle a croisé le regard de deux policiers armés — ça, elle me l’a raconté après. Et l’un d’eux a tiré vers elle », nous dit sa fille, Milfet, lors d’un séjour à Marseille. Haute de taille, solide dans sa présence, un regard pastel. Sa mère, gravement blessée au visage, prévint aussitôt une amie, qui appela les secours. Elle perdit beaucoup de sang. Les pompiers tardèrent à arriver. Elle fut conduite à l’hôpital dans l’attente d’une opération au visage ; son palais n’étant plus accroché, elle allait s’étouffer. Laura se souvient : « La manifestation se passe avec beaucoup de violence, inédite à Marseille dans ce type de rassemblements. Zineb Redouane est touchée, mais à ce moment-là on ne sait rien. Elle meurt le lendemain soir. » Son cœur s’arrêta et personne ne s’en est excusa. C’est plus tard que Laura rencontrera Milfet Redouane, et l’aidera, au nom du Collectif, dans ses démarches judiciaires ; elles saisiront l’avocat parisien Yassine Bouzrou avec la volonté de dépayser l’enquête. Sur France Inter, un auditeur interpella à ce propos le ministre de l’Intérieur un jour de mars 2019 ; l’intéressé répondit : « Je ne voudrais pas qu’on laisse penser que les forces de l’ordre ont tué Zineb Redouane, parce que c’est faux. Elle est morte d’un choc opératoire après […] avoir, semble-t-il, reçu une bombe lacrymogène qui avait été envoyée, qui arrivait sur son balcon. » Puis conclut : « Il faut arrêter de parler des violences policières. » Milfet Redouane, quant à elle, nous confie : « Ils n’ont aucune empathie, aucune honte. Ils continuent de dire que la police ne touche personne. Quand j’entends ça, j’ai envie de monter sur la tour Eiffel et de lui dire : Castaner, ma mère est morte à cause de vos armes ! Vous faites semblant !2 »
Pour les Marseillais du quartier de Noailles, il ne fait aucun doute : Zineb Redouane est bien la neuvième victime des effondrements de la rue d’Aubagne.
Photographies de l’article : Anthony Micallef
Photographie de vignette : Laura S.
- Certains prénoms ont été modifiés[↩]
- À ce jour, la famille de Zineb Redouane prépare une contre enquête et une reconstitution des faits, l’IGPN n’ayant pu remettre la main sur les caméras de surveillance. Les CRS impliqués ont refusé de faire expertiser leurs armes, mais le tir qui a touché l’octogénaire a été admis comme « règlementaire ».[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien « Castaner, ma mère est morte à cause de vos armes ! », avril 2019
☰ Lire notre reportage « Contre le mal-vivre : quand la Meuse se rebiffe », Djibril Maïga et Elias Boisjean, février 2019
☰ Lire notre entretien avec le DAL : « Encadrer à la baisse les loyers sur tout le territoire », novembre 2017
☰ Lire notre entretien avec Chahr Hadji : « Remettre en question ce que peut supporter une société », février 2017